(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 22, quelques remarques sur la poësie pastorale et sur les bergers des églogues » pp. 171-178
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(1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 22, quelques remarques sur la poësie pastorale et sur les bergers des églogues » pp. 171-178

Section 22, quelques remarques sur la poësie pastorale et sur les bergers des églogues

La scene des poëmes bucoliques doit toujours être à la campagne, du moins elle ne doit être ailleurs que pour quelques momens : en voici la raison.

L’essence des poëmes bucoliques consiste à emprunter des prez, des bois, des arbres, des animaux ; en un mot de tous les objets qui parent nos campagnes, les métaphores, les comparaisons et les autres figures dont le stile de ces poëmes est specialement formé. Il faut donc supposer que les interlocuteurs des poësies pastorales aïent ces objets devant leurs yeux. Le fonds de ces especes de tableaux doit toujours, pour ainsi dire, être un païsage. Ainsi les actions violentes et sanguinaires ne sçauroient être le sujet d’une églogue. Des personnages agitez par des passions furieuses et tragiques doivent être sans sentiment pour les beautez rustiques. Il seroit entierement contre la vrai-semblance qu’ils fissent assez d’attention sur les objets qui se présentent à la campagne pour en tirer leurs figures. Un general qui donne une bataille fait-il reflexion si le terrain qu’il fait occuper par son corps de reserve seroit propre pour y asseoir une maison de campagne ?

Je ne crois pas qu’il soit de l’essence de l’églogue de ne faire parler que des amoureux ?

Puisque les bergers d’égypte et d’Assyrie sont les premiers astronomes, pourquoi ce qui se trouve de plus facile et de plus curieux dans l’astronomie ne seroit-il pas un sujet propre pour la poësie bucolique ? Nous avons vû des auteurs qui ont traité cette matiere en forme d’églogue avec un succès auquel toute l’Europe a donné son applaudissement.

Le premier livre de la pluralité des mondes traduite en tant de langues, est la meilleure églogue qu’on nous ait donnée depuis cinquante ans. Les descriptions et les images que font ses interlocuteurs sont très-convenables au caractere de la poësie pastorale, et il y a plusieurs de ces images que Virgile auroit emploïées volontiers.

J’ai dit que les personnages tragiques nous interessent toujours par le caractere de leurs passions et par l’importance de leurs avantures ; mais il n’en est pas de même des avantures des églogues ni de leurs personnages. Ces personnages, qui ne doivent point être exposez à de grands dangers, ni tomber dans des malheurs veritablement tragiques et capables par leur nature de nous émouvoir beaucoup, veulent, suivant mon sentiment, être copiez d’après ce que nous voïons dans notre païs. La scene des églogues, ainsi que celle des comedies, doit être placée dans nos campagnes, et leur sujet doit être une imitation des évenemens qui peuvent y arriver.

Il est vrai que nos bergers et nos païsans sont si grossiers, qu’on ne sçauroit peindre d’après eux les personnages des églogues ; mais nos païsans ne sont pas les seuls qui puissent emprunter des agrémens de la campagne les figures de leurs discours. Un jeune prince qui s’égare à la chasse, et qui seul, ou bien avec un confident, parle de sa passion, et qui emprunte ses images et ses comparaisons des beautez rustiques, est un excellent personnage pour une idille. La fiction ne se soutient que par sa vrai-semblance, et la vrai-semblance ne sçauroit subsister dans un ouvrage où l’on n’introduit que des personnages dont le caractere est entierement opposé au naturel que nous avons toujours devant les yeux. Ainsi je ne sçaurois approuver ces porte-houlettes doucereux qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse et sublimes en fadeur dans quelques-unes de nos églogues. Ces prétendus pasteurs ne sont point copiez, ni même imitez d’après nature, mais ils sont des êtres chimeriques inventez à plaisir par des poëtes qui ne consulterent jamais que leur imagination pour les forger. Ils ne ressemblent en rien aux habitans de nos campagnes et à nos bergers d’aujourd’hui : malheureux païsans, occupez uniquement à se procurer par les travaux penibles d’une vie laborieuse, de quoi subvenir aux besoins les plus pressans d’une famille toujours indigente ?

L’âpreté du climat sous lequel nous vivons les rend grossiers, et les injures de ce climat multiplient encore leurs besoins. Ainsi les bergers langoureux de nos églogues ne sont point d’après nature ; leur genre de vie dans lequel ils font entrer les plaisirs les plus delicats entremêlez des soins de la vie champêtre, et sur tout de l’attention à bien faire paître leur cher troupeau, n’est pas le genre de vie d’aucun de nos concitoïens.

Ce n’est point avec de pareils phantômes que Virgile et les autres poëtes de l’antiquité ont peuplé leurs aimables païsages ; ils n’ont fait qu’introduire dans leurs églogues les bergers et les païsans de leur païs et de leur tems un peu annoblis. Les bergers et les pasteurs d’alors étoient libres de ces soins qui devorent les nôtres.

La plûpart de ces habitans de la campagne étoient des esclaves que leurs maîtres avoient autant d’attention à bien nourrir, qu’un laboureur en a du moins pour bien nourrir ses chevaux. Le soin des enfans de ces esclaves regardoit leur maître dont ils faisoient la richesse. D’autres enfin étoient chargez de l’embarras de pourvoir aux necessitez de ces bergers.

Aussi tranquilles donc sur leur subsistance que le religieux d’une riche abbaïe, ils avoient la liberté d’esprit necessaire pour se livrer aux goûts que la douceur du climat dans les contrées qu’ils habitoient faisoit naître en eux. L’air vif et presque toujours serain de ces regions subtilisoit leur sang, et les disposoit à la musique, à la poësie et aux plaisirs les moins grossiers. Beaucoup d’entre eux étoient encore nez ou élevez dans les maisons que leur maître avoit dans les villes, et ce maître ne leur avoit pas plaint une éducation qui tournoit toujours à son profit, soit qu’il voulut vendre ou garder ces esclaves.

Aujourd’hui même, quoique l’état politique de ces contrées n’y laisse point les habitans de la campagne dans la même aisance où ils étoient autrefois ; quoiqu’ils n’y reçoivent plus la même éducation, on les voit encore néanmoins sensibles à des plaisirs fort au-dessus de la portée de nos païsans. C’est avec la guitare sur le dos que les païsans d’une partie de l’Italie gardent leurs troupeaux et qu’ils vont travailler à la terre : ils sçavent encore chanter leurs amours dans des vers qu’ils composent sur le champ, et qu’ils accompagnent du son de leurs instrumens. Ils les touchent, sinon avec delicatesse, du moins avec assez de justesse ; c’est ce qui s’appelle improviser. Vida évêque d’Alba dans le seiziéme siecle, et poëte si connu par l’élegance de ses vers latins, nous dépeint les païsans ses compatriotes et ses contemporains tels à peu près que ceux sur lesquels il dit que Virgile avoit moulé les personnages de ses églogues.

Quoique nos païsans soïent infiniment plus grossiers que ceux de la Sicile et d’une partie du roïaume de Naples ; quoiqu’ils ne connoissent ni vers, ni guitare, nos poëtes font néanmoins de leurs bergers des chantres plus sçavans et plus délicats, ils en font des personnages bien plus subtils en tendresse que ceux de Gallus et de Virgile. Nos galans porte-houlettes sont paîtris de métaphisique amoureuse ; ils ne parlent d’autre chose, et les moins délicats se montrent capables de faire un commentaire sur l’art qu’Ovide professoit à Rome sous Auguste. Plusieurs de nos chansons faites il y a soixante ans, et quand le goût dont je parle ici regnoit avec plus d’empire, sont infectées des mêmes niaiseries. S’il en est quelques-unes où la passion parle toute pure, et dont les auteurs n’invoquerent Apollon que pour trouver la rime, combien d’autres sont remplies d’un amour sophistiqué qui ne ressemble en rien à la nature. Les auteurs de ces chansons, en voulant feindre des sentimens qui n’étoient pas les leurs, ni peut-être ceux de leur âge, se sont encore metamorphosez en bergers imaginaires dans leurs froids delires. On sent dans tous leurs vers un poëte plus glacé qu’un vieil eunuque.