Jean-Bon Saint-André, sa vie et ses écrits
par M. Michel Nicolas.
(suite et
fin.)
La vérité est difficile à bien établir et à fixer en tout, et particulièrement en histoire. On y recommence sans cesse des procès vidés ; on y refait des objections réfutées déjà et qu’on exhume ; si l’on y répond, ce n’est qu’imparfaitement et sans user de tous les moyens de démonstration qu’on pourrait avoir : on n’a presque jamais toutes les pièces sous la main à la fois. Rarement le même esprit a présenté au même instant toutes les circonstances et les preuves relatives au fait débattu. Rarement il se rencontre un rapporteur complètement informé et définitif.
Je faisais ces réflexions en repassant depuis lundi dernier quelques-unes des versions qui ont été données de la glorieuse bataille du 1er juin 1794, et je me prenais à désirer que parmi les compatriotes montalbanais de Jean-Bon qui ont déjà tant fait pour sa biographie, il y en eût un qui prit soin de former et de réimprimer un dossier complet des pièces qui peuvent mettre en pleine lumière ce point éclatant dans l’histoire de la Révolution et capital dans la vie du vaillant conventionnel. L’excellente discussion de M. Michel Nicolas ne me suffit pas, et je voudrais voir rassemblées les pièces mêmes qui sont éparses, et dont quelques-unes peuvent se perdre. Aucune analyse ne supplée aux originaux.
M. Louis Blanc qui, vivant à Londres, se trouvait à la source pour contrôler les rapports français par ceux de la marine anglaise, et qui a pour habitude d’user de tous ses moyens d’information en historien consciencieux, a raconté ce grand combat naval et l’a discuté dans le tome XI de son Histoire de la Révolution française : il a fait justice du récit qui se lit dans le recueil de Victoires et Conquêtes et qui, plein d’emphase sur tout le reste, est empreint d’une malveillance outrageuse à l’égard du délégué de la Convention. M. Louis Blanc a également relevé l’invraisemblance et le peu d’authenticité d’un propos attribué à l’amiral Villaret-Joyeuse sur son collègue, et qu’il aurait tenu à un capitaine anglais. Quelque chose manque toutefois à ces réfutations partielles, même aux plus solides ; elles n’embrassent pas tout l’ensemble des preuves, et, si attentif que soit l’historien, il lui arrive presque inévitablement d’en négliger quelques-unes. J’aimerais donc que dans un travail spécial, à la suite d’une dissertation sur cette journée ou cette suite de journées sanglantes et glorieuses, on recueillît, pour ne parler que de ce qui compte, le récit de Jomini (1820), celui de M. Thiers, celui de Louis Blanc, et les rapports mêmes à la Convention, soit de Jean-Bon, soit de Barère, mais surtout une pièce qui est plus simple, moins officielle et dès lors plus probante, le Journal sommaire de la croisière de la flotte de la République commandée par le contre-amiral Villaret, tenu jour par jour par le représentant du peuple Jean-Bon Saint-André, embarqué sur le vaisseau la Montagne . C’est là le document français capital et qui émane de Jean-Bon lui-même. On n’y remarque aucune jactance, ni l’envie de se faire valoir, ni le besoin de s’excuser. C’est, comme le titre l’indique, un journal, une espèce de livre de bord, exactement tenu par un homme du métier (Jean-Bon avait été marin), par un homme de bon sens, et qui rend compte jour par jour de tous les mouvements, des ordres donnés et plus ou moins bien — et souvent fort mal — exécutés, depuis la sortie de la flotte de la rade de Brest le 16 mai au soir, jusqu’à sa rentrée dans cette rade le 11 juin suivant. On ferait ressortir, d’après les simples faits et dates relatés dans ce Journal, les inexactitudes matérielles des autres récits ; on n’oublierait pas d’y joindre la lettre écrite par Jean-Bon à sa femme, qui était à Montauban et qui partageait avec ardeur ses sentiments patriotiques. Cette lettre qu’on lit dans une emphatique proclamation de la Société populaire de Montauban, mais qui s’en distingue par le ton, est datée du 25 prairial (13 juin), peu après l’arrivée du grand convoi de grains devant la rade de Brest :
« Ce jour, ma chère amie, est pour moi un jour de joie, et je me hâte de te la faire partager. Nous nous sommes battus pour sauver le convoi chargé de subsistances pour la République, et nous l’avons sauvé ; il est mouillé en dehors de la rade de Brest, composé de cent seize navires chargés à couler bas ; il a passé à vingt-cinq lieues de nous, le jour même où nous nous battions, et c’est la précaution que nous avons eue d’attirer l’ennemi loin de la route qu’il devait suivre, qui lui a permis de la parcourir en sûreté. Ainsi notre combat est une victoire, et la plus belle que nous puissions remporter, puisqu’elle assure la subsistance du peuple… »
Ce n’était une victoire que dans ce sens-là : autrement la défaite, bien que des plus disputées, était trop réelle ; mais il s’agissait de maintenir le moral de la nation à la hauteur nécessaire. — Dans la Réponse qu’il fit à la dénonciation venue de Brest en mai 1795, et où on l’accusait d’en avoir imposé à la France dans son Rapport sur le combat du 13 prairial, Jean-Bon n’opposait sur ce point que deux mots dignes et nets qui sentent l’homme vrai, sûr de lui-même ; on ne devrait pas omettre non plus cette partie de la Réponse dans les pièces du procès. — Le petit recueil que nous réclamons, avec un résumé sensé et simple, sans exagération ni faveur, aurait pour avantage, toutes dépositions entendues, de clore le débat sur une question déjà bien avancée ; le fait de la glorieuse bataille du 1er juin et de la part honorable qu’y prit Jean-Bon se présenterait désormais aussi entouré d’explications et aussi appuyé de témoignages qu’un fait de guerre peut l’être32. C’est le devoir de quiconque touche sur quelque point à l’histoire de s’appliquer à dégager des mauvais actes, des mauvaises paroles, des emportements et des égarements de passion ou des erreurs de système, les services rendus à cette chose durable et sacrée qui s’appelle la Patrie ou l’État. S’il y a un jour du Jugement dernier dans l’histoire, voilà ce qui rachète et ce qui compte. — Je reviens à la biographie curieuse qui nous occupe.
I.
Jean-Bon, nommé par le Directoire commissaire ou consul de France à Alger (novembre
1795), y resta deux ans et demi, et de là il fut envoyé au même titre à Smyrne (1798).
Il venait à peine de prendre possession de ce nouveau poste plus avantageux, lorsque la
Porte, rompant avec la France et nous déclarant la guerre, le fit arrêter comme otage.
C’était le temps de l’expédition d’Égypte ; il en payait pour sa part les frais et la
rançon. Sa captivité à Kérasonde, sur les bords de la mer Noire, ne dura pas moins de
trois ans, et il en a fait le récit. « Je fus trois ans prisonnier ou plutôt
esclave en Turquie »
, disait-il. Il ne fut rendu à la liberté que le 15
septembre 1801. En débarquant à Marseille, il trouva une tout autre France que celle
qu’il avait laissée six ans auparavant : on était aux plus beaux jours du Consulat.
Présenté au premier Consul, il lui agréa aussitôt : sa captivité, les souvenirs de ses
services militaires et maritimes parlaient pour lui et lui créaient des titres ; sa
personne les justifia, et le 20 décembre 1801 il fut nommé commissaire général dans les
quatre départements de la rive gauche du Rhin. Ces fonctions extraordinaires ayant cessé
l’année suivante par l’organisation régulière et l’entière annexion de ces nouveaux
départements, il fut et resta préfet de l’un d’eux, de celui du Mont-Tonnerre, qu’il
administra jusqu’à sa mort. Le premier Consul retrouvant l’homme de Toulon, de Brest, le
délégué énergique de la Convention, l’estima plus propre qu’un autre à faire un préfet
d’avant-garde et de frontière.
Jean-Bon, dans sa carrière publique, entre tous les hommes de son temps et de sa
génération, présente cette singularité unique : il fut toujours d’un régime franc, et il
ne trempa dans aucun des régimes bâtards et douteux, intermédiaires. Il arriva à la
Convention tout neuf, je l’ai dit, tout chaud et sincère, sans avoir passé par les
épreuves et les manœuvres de la Législative. Sorti de cette Convention dont il avait
respiré le feu d’enfer et dont il exhalait avec exaltation l’esprit et la flamme, il se
vit transplanté tout aussitôt hors de France, en Orient, et il ne prit aucune part aux
intrigues et à la dissolution du Directoire. Soustrait aux influences diverses et
contraires, les miasmes de cette époque malsaine ne l’atteignirent pas. Il eut tout le
temps de se refroidir sans altérer son caractère33. Au
sortir de la crise violente, son tempérament se rassit de lui-même et se rectifia. Il
rentra en France neuf encore, sous un régime déjà tranché, et il le servit loyalement,
sans arrière-pensée, sans retour en arrière, et avec un dévouement sans réserve ; il
mourut avant la chute de ce régime, en plein exercice de son activité, en pleine
pratique de ses devoirs. Son intégrité, dans les deux temps de sa vie publique, est
parfaite et au-dessus du soupçon. Son portrait à mes yeux, c’est un médaillon à double
face, à double effigie, le conventionnel d’une part, le préfet de l’autre, des deux
côtés un profil net, taillé dans le bronze, sans bavure. L’inscription qu’on y pourrait
graver et qui se rapporte bien aux deux moitiés de sa carrière, qui les rejoint et les
relie entre elles, c’est ce mot qu’il prononçait à la Convention dans les derniers
temps : « Le mal en France, — un mal contagieux, — c’est que tout le monde veut
gouverner et que personne ne veut obéir. »
Quand on a si fort le sentiment de
cette vérité sous la République, on est fait pour être un homme de gouvernement sous le
Consulat et sous l’Empire.
Que se passa-t-il pour lui de 1795 à la fin de 1801, et surtout dans les trois dernières années de séquestration et de captivité ? À quelles pensées et à quelles réflexions fut-il livré dans cet intervalle, durant cette solution de continuité de son existence politique ? Nous l’apprenons en détail par son récit. Chose singulière ! Si en lisant la Relation de Jean-Bon on ne savait d’avance qui l’a écrite et qu’elle est de l’ancien conventionnel, on ne s’en douterait pas, tant les souvenirs et le ton de cette époque antérieure y sont étrangers et y ont laissé peu de trace ! Il semble qu’un rideau y soit tiré sur tout le passé. J’en juge du moins d’après ce qui a été publié par M. Michel Nicolas. On suit le captif depuis le moment de son arrestation à Smyrne, où on l’envoya prendre pour l’amener à Constantinople et l’enfermer d’abord aux Sept-Tours, où il se flattait de rester. Le consul de France avait compté qu’on le traiterait sur le pied des anciens ambassadeurs en disgrâce ; il se méprenait de beaucoup. Le ton du récit est naturel et conforme aux divers moments de la situation ; le narrateur, comme ne prévoyant pas l’avenir, se permet d’abord une sorte d’enjouement au début, à la sortie de Smyrne :
« Il était cinq heures du soir, le 25 fructidor (11 septembre 1798), lorsque nous montâmes à cheval. On m’assura que l’aga avait fort bien fait les choses et que, d’après la manière des Turcs, il y avait quelque dignité dans notre caravane. Eh bien ! j’avais été obligé d’acheter une mauvaise selle et une bride à l’européenne ; j’étais monté sur un triste bidet gris qui n’avait ni jambes, ni allure, ni figure. Tous mes compagnons étaient plus mal montés encore : des chevaux accoutumés à porter le bât, de mauvaises bardes recouvertes de tapis qui tombaient en lambeaux, des licols dont la corde était passée dans la bouche de l’animal pour tenir lieu de bride, tel était le noble appareil avec lequel la Sublime-Porte me faisait voyager. Une escorte de vingt-cinq Turcs nous accompagnait, et la beauté de leurs montures et de leurs harnais n’effaçait sûrement pas celle des nôtres.
Nous traversâmes toute la ville de Smyrne au milieu d’une foule immense de peuple, qui ne se permit aucune espèce d’injures ni d’apostrophes contre nous. Quelques femmes françaises nous regardaient à travers leurs croisées entr’ouvertes et pleuraient… »
Arrivé à Constantinople, les illusions du prisonnier continuent : il persiste à se croire en pays civilisé ou du moins non entièrement barbare ; une captivité politique ne l’effrayait pas :
« Quelque fâcheux qu’il fût pour moi de me voir prisonnier, je regardais d’abord comme très-consolant d’être réuni à d’autres Français dont la société pouvait me procurer quelques douceurs. Parler ensemble de la pairie, faire des vœux pour la prospérité de ses armes, se pénétrer réciproquement de l’honneur qu’il y a d’être martyr du zèle qu’on a mis à la servir, devancer par la pensée ses triomphes et sa gloire, telles étaient les idées que je me formais des moments que j’allais passer aux Sept-Tours jusqu’à l’époque de notre délivrance commune. »
Il arrangeait sa persécution à souhait et se faisait en idée un martyre commode. Le mécompte est grand lorsqu’à quelques jours de là il apprend qu’il va être retiré des Sept-Tours. Il ne l’est pas seul : lui et d’autres compagnons d’infortune sont transportés par mer et déposés successivement sur certains points et en de misérables châteaux distants d’espace en espace le long de la mer Noire. Les détails pénibles, les circonstances odieuses ou dégoûtantes de la traversée et des diverses stations nous sont exposés avec vérité, sans exagération comme sans voile. Lui-même, Jean-Bon, est destiné avec quelques-uns de ses compagnons désignés au hasard pour être relégué au dernier et au plus éloigné de ces lieux de détention et d’exil, à Kérasonde, l’ancienne Cérasus, d’où Lucullus envoya en Europe l’arbre du cerisier, mais qui, malgré ce souvenir aimable, n’était plus qu’une résidence misérable, et pour tout dire, immonde.
Jean-Bon raconte simplement ce que lui et ses compagnons ont souffert et ce dont il a été témoin ou victime pendant près de trois années. Soumis à des vexations et des avanies journalières, il eut tout le temps de rapprendre l’humanité, la justice, s’il avait pu précédemment les oublier. Il y voit à nu et y éprouve la bassesse, la cupidité humaine, les plus viles passions, telles qu’elles se montrent sans pudeur et sans honte lorsqu’elles ne sont corrigées et averties par rien, ni par l’honneur, ni par les lois. Le fanatisme le plus hostile et le plus stupide trouvait moyen de se diversifier encore à ses yeux et de lui permettre d’y mesurer des degrés :
« Nous nous trouvions transplantés dans un pays barbare ; et par la bizarrerie de notre destinée, ce pays, habité par deux espèces d’hommes animés les uns contre les autres d’une haine mortelle, ne nous offrait dans tous que des ennemis également furieux contre nous. Les Turcs nous voyaient de mauvais œil, parce que nous étions en guerre avec eux, et surtout parce qu’ils nous confondaient avec les Busses qu’ils détestent. Les Grecs nous haïssaient comme ennemis de ces mêmes Busses qu’ils vénèrent presque jusqu’à l’idolâtrie ; d’ailleurs ils étaient révoltés de ce que nous ne fréquentions pas leur église, que nous n’observions pas leurs fêtes et leurs jeûnes ; ils nous traitaient à cause de cela d’excommuniés, ce qui est parmi eux le comble de toutes les insultes.
Les effets de l’antipathie qu’on avait pour nous se firent sentir par les outrages de la soldatesque, les criailleries des femmes, les poursuites des enfants. Sortions-nous pour aller au marché ou en quelque autre lieu où nos besoins nous appelaient, nous étions assaillis d’une grêle de pierres, ordinairement précédée d’un torrent d’injures. Les femmes, même celles de l’aga, se mettaient aux fenêtres pour nous lapider à notre passage. Plusieurs de nous furent blessés plus ou moins grièvement. Nous portions nos plaintes ; on ne nous répondait point. Nous faisions entendre qu’en notre qualité d’otages l’aga devait veiller à notre sûreté et qu’il était responsable de notre conservation ; ces représentations produisaient si peu d’effet qu’un jour que le citoyen Majastre se présenta à lui la tète ensanglantée d’une pierre qu’il venait de recevoir à côté de l’œil et qui lui avait fait une blessure large et profonde, il n’en obtint pas un signe d’intérêt.
La circonspection et la prudence nous devenaient de plus en plus indispensables. Nous crûmes qu’en nous renfermant dans notre triste cimetière, nous pourrions être à l’abri de tant d’outrages ; nous nous trompâmes. Les soldats turcs venaient nous relancer jusque dans notre humble cabane et nous effrayer par leurs menaces. Des enfants grecs nous lapidaient chez nous comme dans la rue. Partout le préjugé, la brutalité, la rage, nous poursuivaient. Je dois dire néanmoins que parmi les Turcs quelques hommes paisibles, propriétaires ou marins, désapprouvaient ces indignités. Parmi les Grecs, à peine ai-je trouvé un homme qui en fût révolté, et les prêtres, dont le fanatisme égale l’ignorance, se montraient nos plus grands ennemis. »
À un moment où l’on apprend qu’ils ont reçu de leurs amis de Constantinople quelque somme d’argent, on semble changer de procédés à leur égard, ou plutôt la vexation se déplace ; les croyant riches, au lieu de les charger de pierres on les poursuit, on les agonise de demandes exigeantes ; c’est à qui mendiera près d’eux et leur arrachera quelques pièces de monnaie. L’aga du lieu s’en mêle et les pressure ouvertement ; à son exemple, les insultes du peuple, les outrages et les menaces recommencent. L’homme est naturellement cruel à l’homme tant que la civilisation ne l’a pas adouci : Jean-Bon le sentait par une dure et cruelle expérience.
Dans ce simple récit, il se montre, sans y songer, tout à son avantage. Il pense aux misères des autres et s’en préoccupe ; tout malheureux qu’il est, il se souvient qu’il en est de plus maltraités encore que lui. Écrivant pour se distraire ces pages mêmes que nous lisons, se livrant à la culture d’un petit jardin, il regrette de ne pouvoir observer le pays, les côtes, et il recueille tout ce qu’il peut apprendre en fait d’informations positives. Il garde, sans faste aucun, de sa dignité d’homme public et se refuse pour son compte à toucher et à réclamer la somme de cinq parats par jour (quatre sous environ) que la Porte avait alloués à chaque prisonnier et qu’elle ne payait pas.
Dans un fort bon livre, écrit avec beaucoup de soin et de science par MM. Haag,
la France protestante, à l’article Jean-Bon
Saint-André, je trouve cette remarque sur la Relation qu’il a donnée de sa
captivité : « Elle n’est pas sans intérêt, y est-il dit ; elle renferme des
détails curieux sur le caractère et les mœurs des Turcs ; mais il nous semble qu’un
homme tel que Jean-Bon, qui avait traversé sans sourciller le règne de la Terreur,
aurait dû être plus endurci aux contrariétés et aux privations. Combien d’autres par
son ordre avaient dû supporter des fers plus lourds ! »
Je suis étonné
moi-même de cette remarque. Eh bien ! non ; la misère est toujours la misère ; l’homme,
même celui qui fut violent ou impérieux un jour, s’il a du bon et du naturel, redevient
homme aisément, c’est-à-dire faible et sensible dès qu’il souffre. Mettez-le dans le
malheur, et il aura la plainte. Ne la lui contestez pas ! c’est par là qu’il rentre en
lui-même et qu’il se bonifie, qu’il redevient compatissant : Non ignara
mali… Très certainement l’ancien Jacobin, sans le dire, dut faire quelques
retours sur lui-même et sur son passé, et je ne doute pas qu’il n’en ait fait. Je ne
réponds point toutefois qu’il soit allé jusqu’au bout dans cet examen de conscience, car
rien ne l’indique, et le cœur humain est bizarre et peu logique en soi ; il a des
habiletés et des adresses sans pareilles pour oublier ou pour sembler ignorer ce qui
l’importune. Je ne répondrais donc point que Jean-Bon soit allé, par exemple, jusqu’à se
demander, au milieu de ces détentions atroces et immondes qu’il nous décrit et qui le
révoltent, si la Convention dont il était solidaire avait bien eu le droit elle-même
d’infliger, — je ne dis plus à Louis XVI, ni à la reine, — mais à leur malheureux fils,
mourant au Temple, une telle peine à mauvaise fin et de lui faire subir une détention
également horrible, la plus pourrissante et la plus dégradante de toutes… Je m’arrête,
nous sommes ici au seuil le plus secret des consciences. Le mieux est de les laisser
parler tout bas et toutes seules. Le fait est que Jean-Bon sortit de cette rude et
longue épreuve non énervé, non détrempé, mais certainement sage, modéré, humain, juste.
Si je pouvais, à l’égard d’un homme si peu mystique et qui, même sous sa forme
religieuse première, acceptait si peu la chose, si j’osais pourtant employer le terme
qui s’offre le plus naturellement, je dirais qu’il avait fait là son purgatoire.
II.
Il est rare, et heureusement il n’est pas nécessaire qu’il faille tant de préparations et d’épreuves pour devenir un bon préfet. Quoique j’aie pris soin de faire dépouiller, comme je l’ai dit, la Correspondance administrative de Jean-Bon, préfet de Mayence, on n’attend pas que j’en donne ici des extraits bien nombreux. Je mécontenterai de définir l’esprit et le caractère de son administration. Ces départements d’annexion nouvelle demandaient des ménagements tout particuliers et une conduite appropriée, ferme et prudente. Jean-Bon sut remplir toutes les conditions de ce poste difficile. Il écrivait au ministre de l’intérieur, Chaptal, le 26 fructidor an X (12 septembre 1802), déterminant lui-même le sens dans lequel il entendait ¡’accomplissement de ses devoirs :
« Citoyen ministre,
Votre lettre du 19 de ce mois me rappelle l’époque fixée par les Consuls pour la cessation des fonctions du commissaire général dans ces départements, et me trace la marche que je devrai suivre dans l’exercice de celles de préfet du Mont-Tonnerre.
Obéir aux ordres du Gouvernement est le premier devoir des fonctionnaires auxquels il a confié une portion quelconque de son autorité. Vos vues, Citoyen ministre, seront remplies, vos instructions seront suivies avec toute l’exactitude de la bonne volonté, et dans la place de préfet, comme dans celle de commissaire, je n’aurai qu’un but, celui de coopérer au bonheur de mes administrés et de mériter, avec le suffrage des chefs de l’État, l’approbation d’une conscience sans reproche.
La promesse que vous daignez me faire, Citoyen ministre, du concours de votre autorité et de vos lumières pour aplanir la route où je dois marcher, excite toute ma reconnaissance. Je compterai sur votre indulgence, je la réclamerai souvent, parce que j’en aurai souvent besoin ; mais je me flatte que, dans les erreurs même qui m’échapperont, vous distinguerez facilement un homme dont le caractère n’est peut-être pas indigne de quelque estime, et qui s’applaudira quand vous ne la lui refuserez pas. »
Quelques jours après (19 septembre 1802), le ministre Chaptal lui écrivait :
« L’exécution de l’arrêté des Consuls du 11 messidor dernier va faire cesser, Citoyen commissaire général, les rapports qu’en cette qualité vous avez entretenus jusqu’ici avec l’administration générale, et je ne laisserai point échapper cette nouvelle occasion de vous faire connaître ma satisfaction de la sagesse qui a dirigé votre surveillance et vos actes dans cette importante partie de la République.
Je me félicite de pouvoir conserver avec vous à un autre titre des relations que votre zèle et vos lumières me rendent précieuses, et je ne doute point que lorsque je vais mettre sous les yeux des Consuls le compte rendu de votre gestion jusqu’au 1er vendémiaire prochain, je ne doute point qu’ils ne m’autorisent à confirmer ce témoignage de confiance et d’estime. »
Tel fut le point de départ des nouveaux services que Jean-Bon était appelé à rendre et des approbations qu’il allait continuer de mériter dans un exercice de plus de dix années. Les ministres qui se succédèrent à l’intérieur, M. Cretet, M. de Montalivet, auraient certainement rendu de lui le même témoignage.
Pendant tout ce temps, on ne le voit demander que deux congés, le premier en septembre 1802, et une seconde fois en août 1807 pour revoir sa ville natale et sa famille, et pour vaquer à ses affaires domestiques en souffrance34. Dans ce poste de Mayence si capital et si central pour les opérations de guerre, il se serait fait une délicatesse de demander à s’absenter pendant toute la durée des grands mouvements militaires qui donnaient à l’administration civile des devoirs extraordinaires à remplir.
Il avait gardé sous sa forme de préfet quelque chose du commissaire général, et il eut à sortir plus d’une fois de sa circonscription de territoire. D’effrayantes dégradations tolérées par les autorités locales, et sur lesquelles elles fermaient l’œil, étaient commises dans de grandes forêts communales au nombre de cinq, dites les Gèraïdes, dans la partie surtout voisine de Landau. C’était le pillage organisé sur la plus vaste échelle et régulièrement exploité. Les habitants de Landau ne pouvant aller chercher eux-mêmes le bois dans la forêt dont leur commune était copropriétaire, trouvaient commode que ce bois fût coupé en tout temps et fût apporté dans leur ville par les maraudeurs qui le vendaient à vil prix, au grand bénéfice des acheteurs. En une seule semaine, par exemple, on comptait jusqu’à 220 voitures de bois vert de cette provenance, vendues en plein marché. Jean-Bon, qui n’était pas préfet de Landau, ne put que constater dans ses tournées l’état des choses, l’étendue des ravages, et en bien indiquer la cause qui tenait à la connivence entre les maires, les uns intéressés et les autres intimidés. Il concerta, là où il put, des mesures de vigueur qui réussirent à arrêter les dégâts.
Une grande difficulté pour administrer dans ces départements de population allemande était le choix des maires. Personne ne voulait l’être ; il en fallait qui ne fussent pas hostiles à la France ; il en fallait qui sussent le français. Les employés les plus capables s’étaient retirés devant la conquête. Pour trouver un maire qui réunît les conditions voulues, il était indispensable de faire des infractions aux règlements administratifs et de réunir, contrairement à ce qui se pratique ailleurs, plusieurs communes rurales sous un seul maire. On n’en trouvait pas pour les villes elles-mêmes :
« La mairie de Worms, écrivait confidentiellement Jean-Bon (23 septembre 1812), est celle qui me donne le plus d’inquiétude. Personne n’en veut, et pourtant cette ville, la seconde du département, est en elle-même très importante. La difficulté d’y trouver un maire tient à plusieurs causes : d’abord à ce qu’ici comme partout ailleurs les anciens fonctionnaires capables d’administrer ont passé en Allemagne, à la suite de la conquête ; — en second lieu, parce que Worms est une ville de plaisir, où, hors les affaires personnelles de commerce ou de propriété, on se soucie fort peu de se donner d’autres occupations ; — en troisième lieu, parce que les idées et même les prétentions de l’ancienne ville libre et impériale y existent encore, avec plus ou moins de force, dans l’esprit et le cœur de ses habitants ; — 4°, parce que les soins d’un maire sur cette frontière sont pénibles et même dispendieux pour un homme qui a de l’honnêteté, et qui pourtant a un peu de cette avarice, laquelle est aussi un des principaux traits du caractère des habitants… »
À Spire, c’était bien pis ; en 1813, le maire qu’on avait cru bon était décidément hostile à la France ; ses sentiments équivoques commencèrent à se démasquer avec nos revers :
« Un reste de pudeur, écrivait Jean-Bon (28 mars 1843), lui fait sans doute garder encore une sorte de réserve, mais seulement ce qu’il en faut pour ne pouvoir pas être convaincu légalement de son aversion pour le gouvernement qui l’a cru digne de sa confiance. Mais ce voile est trop léger pour que, moralement, on puisse se méprendre sur ses dispositions secrètes. La manière dont il traite les soldats blessés ou infirmes rentrant d’Allemagne suffit d’ailleurs pour le juger. Malgré les ordres réitérés du sous-préfet, au lieu de les séparer par petit nombre dans divers locaux convenables où ils jouiraient d’un peu d’aisance, comme leur état l’exige et l’humanité le commande, il les entasse dans un seul et même local comme des prisonniers de guerre, leur faisant fournir par les particuliers la soupe et la paille. »
On entrevoit quel genre de difficultés Jean-Bon rencontra en tout temps, difficultés inhérentes à la nature même des choses, mais qui depuis la fin de 1812 s’accroissaient à proportion des chances défavorables et sous la menace des événements. Il se montre dans toute cette Correspondance prudent, avisé, vigilant, mais sans vouloir hâter la marche des réformes et demandant le secours du temps. Il indique surtout la langue comme le grand et perpétuel obstacle ; répandre et propager dans ces contrées la langue du Gouvernement est, à ses yeux, le premier et l’essentiel moyen d’assimilation. Soumettant au ministre, M. de Montalivet, en septembre 1812, c’est-à-dire à l’apogée de la domination française, un travail sur le renouvellement quinquennal des maires, il disait modestement :
« J’ai fait beaucoup de changements. Cela prouve que je n’étais pas bien. Serai-je mieux ? Je l’espère, et surtout je le désire. Mais encore une fois le grand instrument nous manque, la langue ; et le vrai moyen de perfectionner l’administration municipale, c’est de travailler à la rendre populaire. Ceci, Monseigneur, rattache la question aux grandes vues de l’enseignement public, et nul doute que Votre Excellence, qui sûrement sait mieux que moi toute l’importance de ce rapprochement, ne trouve dans ses lumières les moyens de l’opérer. »
Oh ! quelle différence il y a du ton et de l’esprit du préfet de Mayence à celui du délégué de la Convention ! Le niveleur a disparu : il n’est plus de ceux qui fauchent, il est de ceux qui essayent de fonder et qui sentent combien toute fondation est difficile !
La vigueur, pourtant, de l’ancien membre et délégué de la Convention se trahissait-elle
encore parfois et se laissait-elle deviner ? Si je m’en rapporte au récit de M. Michel
Nicolas, d’ordinaire bien informé, Jean-Bon, dans les premiers temps qu’il était
commissaire général, aurait pris sur lui de faire commencer sans ordres la route
riveraine de Mayence à Coblentz et d’y appliquer un reliquat de fonds disponibles qui
était dans les caisses et qu’on voulait enlever au département. Pour cela il fit
diligence ; il fallait tailler en partie la route dans le roc : le commissaire général
ordonna les travaux, mit lui-même le feu à la première mine, amorça la route et ne
prévint qu’alors le ministre, qui fut deux jours sans oser en parler au premier Consul.
Après une première explosion de mécontentement, le premier Consul aurait dit :
« Jean-Bon Saint-André a voulu faire son petit Simplon. »
Le récit est piquant, mais je dois dire que ce mode de procédé sommaire et d’initiative
dictatoriale, emprunté à d’autres temps, ne paraît en rien conforme à tout ce que j’ai
vu de la Correspondance administrative de Jean-Bon : il n’y a pas trace de coup de tête.
M. Michel Nicolas ajoute que le Gouvernement trouva moyen de le punir de ce trop de zèle
en le réduisant de commissaire général de quatre départements à n’être que préfet d’un
seul. La lettre du ministre Chaptal que j’ai citée, et qui annonce à Jean-Bon
Saint-André cette mutation, ne contient pourtant rien de tel, et n’implique, on l’a vu,
aucun mécontentement : tout au contraire, il n’y est question que de lumières et de
sagesse ; aussi j’incline à croire qu’il y a quelque exagération dans le récit. Il est
certain d’ailleurs que, plus d’une fois, en présence de l’autorité militaire, impérieuse
et volontiers sans gêne envers le civil, Jean-Bon sut maintenir avec fermeté les droits
et la dignité du magistrat. On raconte (et feu le chancelier Pasquier faisait ce récit
fort vivement) qu’un jour, à une entrée de troupes, vers 1808, il y eut dans un faubourg
de Mayence un grave désordre ; le préfet envoya aussitôt au maréchal Victor, commandant
le corps d’armée, pour se plaindre et demander justice des soldats qui avaient vexé et
violenté les habitants. La plainte fut reçue plus que légèrement. La journée se passa ;
le préfet ne vit pas le maréchal. Mais le soir au théâtre, le rencontrant et l’allant
saluer dans sa loge, il n’y resta qu’un instant et parut vouloir sortir ; le maréchal
lui demandant pourquoi il partait si tôt : « J’ai mon rapport à faire et à
envoyer cette nuit même à Paris »
, répondit Jean-Bon. Le maréchal comprit et
changea de ton. — J’ai suivi en ceci la version de M. Pasquier. Ces sortes d’anecdotes
sont pleines de variantes.
Au point de vue administratif, je signalerai dans la Correspondance deux lettres, entre
autres, contenant la substance et le résumé de conversations avec l’Empereur, lequel,
passant par Mayence, s’entretint avec le préfet de divers projets importants ; l’une de
ces lettres est du 16 octobre 1808 ; l’autre, du 2 août 1813. La première se rapporte à
l’époque la plus florissante de l’Empire, peu après le moment où Napoléon écrivait à
M. Cretet, en lui développant son programme de travaux et d’améliorations de tout genre
à l’intérieur : « J’ai fait consister la gloire de mon règne à changer la face du
territoire de mon Empire. L’exécution de ces grands travaux est aussi nécessaire à
l’intérêt de mes peuples qu’à ma propre satisfaction… Les fonds ne manquent pas ; mais
il me semble que tout cela marche lentement, et cependant les années se passent. Il ne
faut point passer sur cette terre sans y laisser des traces qui recommandent notre
mémoire à la postérité… »
La seconde lettre se rapporte à un court intervalle
entre des événements déjà bien sombres ; elle est écrite pendant l’armistice qui
interrompit la campagne de 1813. On y voit pourtant, par le détail même dans lequel il
entre sur les travaux et les embellissements de Mayence, à quel point Napoléon, à ce
milieu d’une année qui devait se terminer si fatalement, croyait encore gagner la partie
et comptait sur un lendemain prospère.
La campagne recommençant, les événements se précipitèrent. : on eut la retraite de Leipsick presque aussi désastreuse que celle de Moscou ; le typhus éclata et atteignit nombre de ceux que la bataille avait épargnés. Mayence, une des bouches par lesquelles défilaient nécessairement cet immense amas de troupes en partie désorganisées et cette multitude de blessés ou de traînards, était encombrée, engorgée, et l’infection s’y déclara. Une lettre de Jean-Bon au ministre de l’intérieur exprime au vrai sa situation de premier magistrat civil en présence de tant de difficultés accumulées et d’embarras insurmontables. Cette lettre est à joindre aux pages du maréchal Marmont, qui commandait les troupes sur ce point et qui rend compte des mêmes misères la voici :
« 10 novembre 1813.
Monseigneur,
L’ennemi a forcé hier la position de Hochheim. Il a attaqué à trois heures, et à cinq heures nos troupes se repliaient sur Costheim ( ?). L’artillerie a parfaitement fait son devoir. On m’a dit que l’infanterie s’était faiblement battue.
Nous nous trouvons resserrés de plus en plus. Les approvisionnements que je comptais tirer de l’arrondissement de Spire et dont partie était déjà chargée sur le Rhin auront de la peine à passer. La consommation journalière dans les cantonnements est énorme. M. le duc de Raguse annonce l’intention d’y mettre de l’ordre : avant qu’il n’ait effectué son projet, il y aura bien eu du gaspillage.
Ma position devient de pins en plus critique et embarrassante. Des maladies contagieuses commencent à se manifester dans les villages ; Votre Excellence en aura les rapports détaillés. Mes moyens sont insuffisants ou même nuls. Moi-même personnellement je me trouve, avec des dépenses exagérées, sans fonds. Mon abonnement est épuisé pour les mois antérieurs, et je n’ai pas de crédit pour le mois courant. Je ne sais comment faire face aux besoins généraux et particuliers.
Je supplie Votre Excellence de me donner d’ailleurs vos instructions sur la question de savoir jusqu’à quel point ma présence dans la place sera nécessaire. Je ne quitterai point mon poste tant que j’y serai utile, et je redouble chaque jour d’efforts, parce que chaque jour les demandes qu’on me fait s’accumulent et deviennent plus urgentes. Son Exc. le ministre directeur aurait facilité les mesures si les crédits qu’il annonce chaque jour arrivaient ou étaient disponibles.
Je prie Votre Excellence d’agréer, etc. »
C’est dans ces circonstances, sous le poids de ces fatigues et de ces anxiétés, aggravées encore par un conflit avec un sot commissaire des guerres, que le préfet fut atteint, à son tour, de la maladie régnante, dans les derniers jours de novembre. Le chiffre de la mortalité à Mayence en ce mois de novembre avait été de 465 habitants et de 3,514 militaires, en tout près de 4,000 personnes. Le conseiller de préfecture Mossdorff écrivait le 4 décembre au ministre de l’intérieur :
« Monseigneur,
Par ma lettre du 30 du mois passé, j’ai eu l’honneur d’informer Votre Excellence de la maladie de M. le baron de Saint-André35, préfet de ce département. C’est décidément la fièvre épidémique qui règne en ville, dont il est attaqué. Son état a empiré aujourd’hui ; hier au soir il avait perdu les esprits, et dans ce moment il n’est point encore revenu à lui. Cependant les médecins ne désespèrent pas encore de le sauver. La maladie de ce digne magistrat affecte on ne peut pas plus péniblement tous ses administrés, qui le chérissent comme un père et oublient un moment leurs propres malheurs dans la crainte de perdre un préfet qui s’est tout entier consacré au bonheur du département… »
Jean-Bon Saint-André rendit le dernier soupir le 10 décembre 1813. Ce fut le premier et le dernier préfet de Mayence, qui allait cesser d’être française ; en redevenant allemande, la vieille cité a gardé de lui un bon souvenir.
Jean-Bon est mort à la peine, à soixante-quatre ans, en vaillant et dévoué serviteur du pays. En mourant, il a échappé au sentiment prolongé des malheurs publics et aux douleurs patriotiques qu’il ressentait si vivement déjà ; il n’a pas moins échappé à la persécution individuelle, à la proscription par catégorie qui l’aurait immanquablement atteint sous les Bourbons, à des tentations peut-être aussi de fautes ou de faiblesses en 1815, avant et depuis. S’il avait vécu quelques années encore, il eût été très probablement amené, par les attaques et les dénonciations dont il se serait vu l’objet, à écrire son apologie, sa défense, et, comme la plupart des hommes de la Révolution qui étaient dans le même cas, à rédiger ses Mémoires. Le temps, l’occasion, lui ont manqué. Il n’a laissé que des actes, dont quelques-uns énormes, d’autres controversés, d’autres enfin d’un mérite et d’une utilité incontestables. J’ai essayé de les apprécier équitablement, d’y saisir et de faire toucher le lien qui les unit à distance, de dégager l’unité de l’homme à travers les disparates de la vie, et, bien que sans aucun goût (tant s’en faut !) pour le groupe montagnard auquel il appartint, de faire en lui la part de l’exaltation et celle de l’honnêteté ; car Jean-Bon, pour parler sans rhétorique, m’a semblé, malgré ses erreurs, malgré son emportement révolutionnaire, constituer un bon Français et, en définitive, ce qu’on peut appeler un brave homme dans sa nature foncière, dans son intime et dernière forme. Cette justice que nous lui rendons, qu’on ne la refuse pas, en revanche, à de plus irréprochables et à de plus modérés que lui ! C’est notre vœu36.