Jean-Bon Saint-André, sa vie et ses écrits
par M. Michel Nicolas28.
L’idée que je voudrais développer ici sous forme historique et biographique est une idée
plutôt morale que littéraire. Elle m’est venue, il y a quelques années déjà, en lisant le
volume de M. Michel Nicolas sur Jean-Bon Saint-André, d’abord pasteur protestant, puis
conventionnel montagnard, membre du Comité de salut public, en mission auprès des armées
navales ; puis dénoncé, mis en arrestation ; puis consul de France à l’étranger, captif en
Orient, éprouvé par la persécution et le malheur ; puis enfin, à sa rentrée en France et
pendant douze années, excellent préfet de Mayence sous le Consulat et sous l’Empire, un
administrateur modèle, mort à son poste, au champ d’honneur, en décembre 1813, sous le
coup de nos désastres, cerné par la guerre, les maladies, par tous les fléaux qu’amènent
avec elles les défaites, et lui-même atteint et frappé du typhus qui sévissait dans ces
contrées des bords du Rhin. Nul exemple ne me paraît plus propre à montrer à quel point
des hommes, même énergiques de trempe et de volonté, sont assujettis et soumis au milieu
où ils vivent, dépendant des circonstances, changeant de face sans changer de caractère ;
combien il est juste, même après des excès et des torts, de ne pas désespérer de ceux qui
ont une valeur réelle et un vertueux principe d’énergie ; comment le malheur éprouve et
épure, même à leur insu, certaines natures restées saines au fond ; et ce que peuvent
devenir d’honorable et d’utile pour la société et pour la patrie ceux qui, hors des cadres
réguliers et durant l’orage des interrègnes, dans la convulsion des mouvements
révolutionnaires, cherchaient vainement leur niveau et leur emploi. Insuffisants et
impuissants aux premiers rôles où le hasard des événements les avait portés, on les
retrouve, à peu d’années d’intervalle, aux seconds rangs, devenus de bons, de fermes,
d’intègres et infatigables serviteurs du pays. Le premier Consul, avec son coup d’œil et
sa parfaite connaissance des hommes, sut démêler dès le premier jour, dans les débris des
anciens partis, tous les matériaux vivants, toutes les pierres ouvrières, si j’ose dire,
qui pouvaient servir à l’œuvre de reconstruction sociale qu’il entreprenait. Il s’adressa
dans sa haute et froide impartialité à toutes les nuances, à toutes les couleurs
d’opinions qui s’étaient dessinées depuis 1789 jusqu’au 18 brumaire, sans en exclure
aucune, au côté droit comme au côté gauche des diverses Assemblées qui s’étaient succédé :
il convenait pourtant que les Constituants lui donnaient plus de mal que d’autres à
réduire et à employer ; les Conventionnels lui en donnèrent moins : ils avaient été amenés
à comprendre mieux que les premiers que la liberté n’est pas tout, que le salut public
doit passer même avant les principes, et que dans la vie des nations il y a telle chose
qu’on ne saurait supprimer, le gouvernement avec ses nécessités à certaines heures. Il
prit donc parmi eux des ministres, des préfets surtout ; et dans les choix qu’il fit il
n’en est pas un peut-être qui ait mieux répondu à ses vues que Jean-Bon, celui que désigna
bientôt l’inévitable calembour populaire « Jean-Bon de Mayence »
. Cette
figure sévère et probe m’a paru à moi-même pouvoir offrir, dans son entière précision, le
type de cette race d’hommes violents, emportés, chimériques, incomplets du moins,
foncièrement honnêtes toutefois à l’état révolutionnaire, et devenus à la fin des
instruments exacts, sûrs et pratiques sous une main habile, dans un Empire organisé. Il a
cela de tout à fait honorable et de particulier, d’avoir été dans ses divers rôles sans
arrière-pensée ni calcul et avec une entière franchise.
Je ne me suis pas contenté de lire le volume fort bien fait de M. Michel Nicolas, je me suis adressé à lui-même pour avoir les moyens, à mon tour, de remonter directement aux sources ; j’ai questionné par lettres des membres de la famille de Jean-Bon qui avaient gardé des récits de tradition orale ; j’ai reçu, de Montauban, la communication de pièces originales et rares, difficiles à retrouver29. J’ai obtenu enfin du savant et aimable directeur des Archives de l’Empire, M. le comte de Laborde, l’autorisation de faire dépouiller la correspondance administrative du préfet du Mont-Tonnerre (c’était le titre de la préfecture de Jean-Bon). Voilà, va-t-on dire, bien de l’appareil et des préparations pour de simples articles ; mais quand une idée nous a une fois saisis, nous autres gens de pensée et de caprice, elle nous mène plus loin souvent que nous ne voudrions ; elle nous tient et nous obsède jusqu’à ce que nous l’ayons conduite à bonne fin et mise au jour.
I.
Jean-Bon, né à Montauban le 25 février 1749, était d’une bonne famille de foulonniers
ou fabricants de draps, protestante de religion. Son père, tenant à lui donner une
éducation libérale, le mit bien jeune au collège des Jésuites ; mais l’enfant ne voulait
pas apprendre. Un jour, le père le prit par la main, et le conduisit au chef de son
atelier auquel il dit : « Je t’amène mon fils ; tu lui feras carder la laine
comme un simple ouvrier, et, s’il ne travaille pas comme il faut, voici un fouet avec
lequel tu le châtieras. »
On dit que depuis ce moment l’enfant ne se plaignit
plus du travail du collège. Il fit de bonnes études, et au sortir de là son inclination
eût été d’embrasser la profession d’avocat. Mais, pour avoir droit de l’exercer, il
aurait fallu dissimuler sa qualité, de protestant ; car les odieux Édits étaient encore
en vigueur. Il se tourna alors vers le commerce et pensa à entrer dans la marine
marchande. Il étudia le pilotage à Bordeaux et fit quelques voyages sur mer, d’abord
comme lieutenant, ensuite comme capitaine. Mais ayant fait deux fois naufrage et ayant
perdu en dernier lieu, à son retour de Saint-Domingue, tout le fruit de ses économies,
il se dégoûta de la mer et conçut l’idée de se consacrer au ministère évangélique.
C’était s’embarquer sur une autre mer encore périlleuse. Le temps, bien que les
rigueurs se fussent un peu adoucies, n’était pas bon pour les Églises protestantes. On
peut voir dans le livre éloquent de M. Napoléon Peyrat et dans l’Histoire des
Protestants de France de M. de Félice quelle était alors la condition de ceux
qu’on appelait les Pasteurs du Désert. Aussi le père de Jean-Bon
s’opposa-t-il au désir de son fils ; mais celui-ci, doué d’une grande volonté, persévéra
dans son projet, et, après avoir mis sa mère dans le secret, il partit, laissant sur le
bureau de son père une lettre dans laquelle il lui ouvrait son cœur et lui expliquait
ses sentiments. Une telle lettre, si on l’avait conservée, donnerait la clef de cette
âme ardente et droite à son point de départ. Jean-Bon se rendit à Lausanne pour étudier
dans le séminaire qu’y avait fondé Antoine Court, père du célèbre Gébelin ; c’est de là
que sont sortis tous les pasteurs protestants de France jusqu’au règne de Napoléon. En
vingt-six mois ses études furent terminées, et il reçut la consécration. Il fut d’abord
nommé pasteur à Castres où il se maria. C’est alors qu’il prit le nom de Saint-André sous lequel il resta connu. Les pasteurs protestants français
prenaient ainsi,à leur entrée en fonction ; un nom nouveau qui déguisait celui de
famille ; c’était leur nom du désert. Jean-Bon se fit une réputation de prédicateur ; il
fut appelé comme pasteur à Montauban, en 1788. « Une personne qui l’avait entendu
me disait, il y a vingt-cinq ans (je cite un des témoins que j’ai interrogés), qu’il
avait un genre différent de M. Adolphe Monod, mais qu’il était aussi éloquent que
lui. »
C’eût été dans ce cas un grand orateur, ce qui ne s’est pas vérifié
plus tard à la Convention, où il se montra un homme d’action plutôt encore que de
tribune. Ce qui paraît vrai, c’est qu’il avait surtout une facilité étonnante. Un jour
son collègue s’étant trouvé mal en chaire après son exorde, Jean-Bon prit sa place
immédiatement, et sur le plan même que le collègue venait de tracer, il fit un discours
des mieux accueillis. On raconte le même tour de force de l’archevêque M. de Harlay.
On a de lui quelques sermons imprimés ; cela avait besoin du débit ; son expression
manque d’originalité et de caractère. Il serait puéril aujourd’hui de venir rechercher
minutieusement, dans ces discours de profession ou de circonstance, des contrastes ou de
lointains rapports avec le langage qu’il tint depuis lors comme conventionnel et
représentant du peuple. On voit bien percer çà et là quelques-unes des idées radicales
qui sortirent plus tard à la chaleur de la fournaise ; mais ce ne sont que de faibles
indices et qui, à eux seuls, ne prouveraient rien. Jean-Bon fut comme la plupart des
hommes de cette époque : son esprit qui était ferme et net, et non supérieur, s’excitant
et s’enflammant au foyer du cœur et au souffle de la passion, marcha avec les événements
sans les devancer de beaucoup, et il est de ceux qui auraient pu dire en toute vérité
avec le moraliste : « Les occasions nous font connaître aux autres, et encore
plus à nous-mêmes. »
Le 30 avril 1789, à l’occasion de l’Édit de Louis XVI en faveur des Protestants et en
vertu duquel il leur était permis de s’avouer tels désormais sans péril et sans crainte,
de pratiquer leur culte, de contracter mariage selon les lois et de jouir des avantages
et des droits de citoyens, Jean-Bon prononçait à titre et en qualité de pasteur,
« devant quelques vrais serviteurs de Dieu et divers citoyens amis de la religion, de
la tolérance, de la patrie et de l’humanité »
, un discours ou sermon où il se
montrait pénétré de reconnaissance envers « le bienfaisant monarque »
, et
d’une sensibilité autant que d’une modération qu’il n’a que trop tôt démenties :
« Mais peut-on se le dissimuler ? disait-il en prévenant les objections ; quelque précieux que soit à nos yeux l’état civil que nous venons d’obtenir et qui influe à divers égards sur notre état religieux, nos temples restent encore ensevelis sous leurs ruines. Pleins de confiance en la bonté paternelle de notre monarque et rassurés par sa parole royale, nous devons attendre avec soumission l’abrogation de ces lois rigoureuses qui nous menacent encore… Ah ! ne soyons pas injustes ! si les circonstances n’ont pas permis au Gouvernement de guérir entièrement les plaies de la nation qui saignent encore, bien loin de l’en blâmer, c’est à nous de louer sa profonde sagesse qui ne met des bornes à ses bienfaits que pour nous en assurer la jouissance. Pour nous placer où nous sommes, que de préjugés n’a-t-il pas fallu dissiper ! que d’obstacles n’a-t-il pas fallu surmonter ! La prudence est encore plus nécessaire aux princes qu’aux simples particuliers… »
Et il parlait avec sensibilité de la prochaine réunion des États Généraux, exhortant
chacun de ceux qui y étalent appelés à faire effort pour le bien dans sa ligne et dans
sa mesure, à concourir au règlement de la chose publique, au rétablissement de l’ordre
dans les diverses parties de l’administration, « afin de redonner à notre bon
roi, disait-il, la tranquillité et le bonheur qu’il a perdus et dont il est si
digne. »
Celui qui lui aurait prédit alors, et ce jour-là, que trois ans et
demi après, nommé membre d’une Convention avec mandat de juger ce même roi, il aurait
hâte d’en finir au plus tôt avec lui et de faire le plus sommairement tomber sa tête,
— celui qui lui aurait prédit que son premier discours à cette Convention nationale
serait non plus pour louer ce bon roi, mais pour célébrer « le bon
peuple »
qui l’y avait porté et qui venait de lui conférer à ses collègues et
à lui une mission terrible, souveraine, une mission de nivellement estimée par lui
légitime, irrésistible et régénératrice, l’aurait certainement bien étonné.
Un second discours ou sermon « sur la vocation à la liberté et sur les
obligations qu’elle impose »
, prononcé à Montauban le dimanche 9 octobre 1791,
jour où la Constitution y fut proclamée, un vrai sermon encore, commençant par Mes frères, et finissant par Amen, nous le montre
également dans l’exercice de son ministère pastoral ; et il serait difficile de deviner,
en le lisant, ce qui devait éclater le lendemain, ce qui s’était déjà passé la
veille.
Bien des violences avaient déjà eu lieu en effet, desquelles il paraît par ce discours avoir sincèrement désiré l’effacement et l’oubli. Pour se rendre compte des sentiments qui bouillonnaient alors dans son âme et dans bien des âmes autour de lui, il faut se reporter à sa situation particulière, à celle de ses compatriotes et coreligionnaires du Midi.
Jean-Bon n’avait pas été de ceux que les électeurs envoyèrent tout d’abord à l’Assemblée constituante ; il est possible que s’il avait été membre de cette première Assemblée comme le fut son collègue dans le ministère pastoral, l’estimable Rabaut Saint-Étienne, et s’il avait vu les choses de plus près, il se fût mûri, assagi, et que, son premier feu jeté, il eût bientôt jugé les événements d’un autre œil. Au lieu de cela, il resta dans sa province, à la tête du parti du mouvement, le chef de la Société populaire de Montauban, qu’il chauffait en se chauffant lui-même, et se maintenant dans un état d’incandescence que tout, à l’entour, favorisait. Le conflit au sein d’une seule ville était extrême, la lutte incessante et comme forcenée. Notez que les adversaires étaient violents et les plus forts ; les protestants à peine émancipés, les patriotes eurent d’abord le dessous. Une conspiration royaliste et religieuse organisée contre les décrets de la Constituante embrassait ces ardentes contrées du Midi, de Montauban à Toulouse, de Toulouse à Nîmes. Le principal foyer était à Montauban même, où plusieurs patriotes, et surtout des protestants, avaient été massacrés dans une émeute ; quarante autres, presque tous négociants et de la religion réformée, étaient emprisonnés et menacés d’être sacrifiés aux fureurs du parti contre-révolutionnaire. Cet événement avait soulevé d’indignation la ville de Bordeaux dont la garde nationale avait pris les armes et s’était portée sur Montauban.
Qui dit cela ? C’est Mathieu Dumas qui, à l’occasion d’une mission militaire dont il
fut chargé en 1790, a exposé dans ses Mémoires l’état de ces villes du Midi, les haines
civiles, religieuses, partout aux prises et exaspérées. Après cela, peut-on s’étonner
que Jean-Bon Saint-André, menacé à cette date par la rage des réactionnaires, forcé de
quitter Montauban et se trouvant à Toulouse, nous soit signalé comme agitateur, comme
excitant par ses prédications les gardes nationaux de cette ville, et qu’il lui soit
échappé de dire à Mathieu Dumas, en le sommant de prendre quelques mesures dans un
intérêt patriotique : « C’est le jour de la vengeance, et nous l’attendons depuis
plus de cent ans ? »
Paroles malheureuses, s’il les a prononcées telles en
effet, deux fois malheureuses dans la bouche d’un pasteur qui avait dû prononcer si
souvent des paroles contraires de conciliation et de charité ! Le révolutionnaire tuait
en lui le chrétien. Mais il y avait en effet des siècles de persécution amassés dans ces
âmes-là. Elles faisaient tout pour se contraindre et se tenaient à quatre aux heures de
trêve, en répétant les conseils du divin Maître ; le lendemain, la lutte se rengageant
de plus belle, elles ne pouvaient s’empêcher d’éclater. Le vieux levain remuait,
remontait à la surface et aigrissait tout. C’était une double et triple guerre de
religion, de classe et de caste, le tout mêlé et confondu. Ces out-law
de la veille arrivaient à leur délivrance triomphante avec une force de détente et
d’impulsion dont ils n’étaient pas maîtres, et proportionnée à la résistance, à la
longue oppression qui avait pesé sur eux. Encore une fois, peut-on s’en étonner ?
Le récit émoussé et assez vague de l’honnête Mathieu Dumas nous a ouvert un jour sur les circonstances locales qui enflammaient et attisaient les passions. La suite des événements, de 1789 à 1792, dans ces villes du Midi, nous échappe et s’est déjà effacée. Les biographes du pays sont forcés eux-mêmes de glisser là-dessus. On en sait assez du moins pour voir qu’il entrait nécessairement bien du salpêtre et de la colère dans la composition de ces âmes.
Ce n’est point avec la froideur des années apaisées et régulières qu’il convient de juger les hommes et les produits d’une époque toute volcanique. La mesure qu’on voudrait leur appliquer serait fausse autant qu’injuste. Il ne s’agit ni de les grandir et de les diviniser, ni de les dégrader et de les démolir ; un de ces excès appelle l’autre : il est mieux de se les bien expliquer et de les comprendre. Je m’y efforce dans cet exemple nettement circonscrit et défini, qui me paraît prêter à une démonstration parfaite. Jean-Bon Saint-André, quinze ans après environ, et déjà préfet de Mayence, ayant à prononcer un discours pour la première séance publique de la Société des Sciences et Arts dont on l’avait nommé membre (1804), y disait dans un sentiment de vérité et de modestie qu’il nous faut tout d’abord invoquer à sa décharge :
« Citoyens, en paraissant pour la première fois au milieu de vous, étonné de la place que vos bontés m’ont assignée, je me demande à moi-même quels sont mes titres pour l’occuper. Homme obscur, ignoré dans la république des lettres ; jeté, par cette force invisible qui maîtrise nos destinées, dans les agitations d’une vie errante et toujours malheureuse ; appelé, par un concours de circonstances extraordinaires, à des emplois redoutables, où le moment de la réflexion était sans cesse absorbé par la nécessité d’agir ; remplissant encore aujourd’hui des fonctions administratives, bien plus par l’amour de la justice et l’instinct du devoir que par la connaissance approfondie des principes sur lesquels nos grands maîtres ont établi l’art si difficile de l’administration publique ; demeuré, par une captivité longue et douloureuse, presque entièrement étranger aux nouveaux progrès que des savants recommandables ont fait faire à la science, mon premier devoir, Citoyens, est de faire ici l’aveu public de mon insuffisance, et de vous déclarer que tout ce que je puis offrir à cette Société respectable est l’hommage sincère, mais sans doute impuissant, de ma bonne volonté… »
Et se voyant amené, par l’ordre des idées qu’il développait dans ce discours, à parler
de la Révolution française, explosion et couronnement du xviiie
siècle, de « cette Révolution à jamais étonnante qui, déplaçant
tout, renversant tout, après des essais pénibles, souvent infructueux, quelquefois
opposés, avait fini par tout remettre à sa véritable place »
, il s’écriait,
cette fois avec le plein sentiment de son sujet et avec une véritable éloquence :
« La Révolution ! quel mot ai-je prononcé ? Qui peut se flatter d’avoir une idée nette et précise de la série de ces événements tour à tour glorieux et déplorables, fruits du génie et de l’audace, des vertus les plus sublimes et des vices les plus bas, de la droiture la plus respectable et de l’iniquité la plus perverse, qui ont ébranlé le globe entier ? Assez d’écrivains, pressés de donner, comme les récits de la vérité, les rêveries de leur esprit ou les préventions de leur cœur, ont publié des ouvrages, prétendus historiques, de cette grande crise politique. Mais que celui qui, pendant la durée de l’orage, n’a été froissé par aucune secousse douloureuse, qui n’a sacrifié à aucune passion, n’a épousé aucun parti, n’a éprouvé aucun sentiment de haine ou de ressentiment, dont l’opinion a toujours été calme, l’esprit toujours froid, le jugement toujours impartial ; que celui qui peut dire avec Tacite, non dans une épigraphe pompeusement inscrite sur le frontispice de son livre, mais dans l’intérieur de sa conscience : Mihi Galba, Otho, Vitellius, nec amicitia, nec odio cogniti, que celui-là écrive pour nos contemporains l’histoire de la Révolution. Cette histoire appartient à nos neveux… »
Nous sommes de ces neveux ; répondons à son appel : soyons justes enfin, tâchons, s’il
est possible, de nous montrer impartiaux et équitables, sans revenir à notre tour
passionner et renflammer l’histoire à l’égal de la réalité. Jean-Bon Saint-André, porté
et véritablement bombardé à la Convention par un parti longtemps combattu et qui avait
comme enlevé sa nomination de vive force en demandant et en obligeant de faire
l’élection à haute voix, y arrivait plein d’idées absolues, de rêves
de progrès et d’amélioration immédiate. Il s’étonna bientôt de se trouver au milieu de
partis divisés, irrités et aux prises sur des questions personnelles. Les Girondins,
avec lesquels il était lié au début, ne le satisfirent pas. Ces hommes de talent et
d’ambition qui, la plupart, depuis l’Assemblée législative avaient déjà tâté de la vie
politique et étaient chaque jour en scène, avaient des engagements pris, des liaisons,
des antipathies vives, des amis et des ennemis déclarés : lui, il arrivait sur le grand
théâtre, à l’état abstrait, pour ainsi dire, neuf, pur du moins de toute prévention
personnelle, et l’on peut dire qu’à cet égard il offrait table rase. Les souvenirs et
les antécédents de la Constituante et de la Législative ne l’embarrassaient pas. C’était
et ça allait être un franc conventionnel, ayant purement et simplement l’esprit qu’il
croyait devoir être celui de cette grande Assemblée. Il se considérait comme nommé par
le peuple pour faire des choses radicales, extraordinaires, égalitaires, et pour les
faire vite en fauchant les résistances. Retenant quelque chose de son ancien langage de
prédicateur, il eût été homme à dire : « Il nous faut un nouveau Ciel, un nouveau
peuple, une nouvelle terre. »
Cela le conduisit tout d’abord à siéger à la
Montagne.
II.
Les illusions théoriques dont il était nourri se montrent et s’étalent avec naïveté
dans une Opinion sur l’Éducation nationale qui fut imprimée par ordre de
la Convention. Il s’attache à y faire une distinction continuelle entre l’instruction et l’éducation, ajournant l’une et la dépréciant
même, tandis qu’il insiste sur la nécessité absolue et la priorité naturelle de l’autre.
Comme la plupart des régénérateurs de son temps, il paraissait croire, moyennant
méthode, à une refonte complète possible de la constitution morale, intellectuelle et
physique de l’homme : « La société a besoin, disait-il, que chacun de ses membres
ait une constitution vigoureuse, un esprit éclairé et un cœur droit. »
Prêchant l’excellence de l’éducation, il est en garde à tout instant contre
l’instruction proprement dite, et semble demander qu’il n’y en ait pas trop, absolument
comme Jean Reynaud parut le dire un jour dans sa fameuse circulaire. « Il est à
remarquer, disait Jean-Bon, que les deux hommes qui ont le moins estimé les sciences
soient précisément ceux qui ont le mieux senti le prix de l’éducation, Socrate et
Jean-Jacques Rousseau. »
Et, s’emparant de l’exemple de Socrate, dont la
méthode était celle de la nature ; qui favorisait le développement des facultés morales
et ne le forçait pas, et qui n’était, selon sa propre définition, qu’un accoucheur des
esprits :
« Eh bien ! s’écriait Jean-Bon, ce sont des écoles formées sur ce modèle qu’il nous faut. Il nous faut des maîtres plus sensibles qu’instruits, plus raisonnables que savants, qui dans un lieu vaste et commode, hors des villes, hors de l’infection de l’air qu’on y respire et de la dépravation des mœurs qui s’introduit par tous les pores, soient les égaux, les amis, les compagnons de leurs élèves ; que toute la peine, que tout le travail de l’instruction soit pour le maître, et que les enfants ne se doutent même pas qu’ils sont à l’école ; que dans des conversations familières, en présence de la nature et sous cette voûte sacrée dont le brillant éclat excite l’étonnement et l’admiration, leur âme s’ouvre aux sentiments les plus purs ; qu’ils ne fassent pas un seul pas qui ne soit une leçon ; que le jour, la nuit, aux heures qui seront jugées les plus convenables, des courses plus ou moins longues dans les bois, sur les montagnes, sur les bords des rivières, des ruisseaux ou de la mer, leur fournissent l’occasion et les moyens de recevoir des instructions aussi variées que la nature elle-même, et qu’on s’attache moins à classer les idées dans leur tête qu’à les y faire arriver sans mélange d’erreur ou de confusion. »
Vous voyez d’ici le tableau idéal et enchanteur de toutes ces écoles primaires et rurales de la République française, où chaque enfant serait traité comme Montaigne, Rabelais ou Jean-Jacques ont rêvé de former et de cultiver leur unique élève.
On raconte que dans les premiers mois où il siégeait à la Convention, Jean-Bon, au milieu de tous les soins et soucis que lui donnait la chose publique, trouvait encore le temps de diriger de loin l’instruction du fils de sa sœur, le jeune Belluc30, et que chaque courrier apportait à l’enfant ses devoirs corrigés. Quelle que fût sa théorie, en pratique il ne négligeait donc pas l’instruction, tout en donnant le pas à l’éducation.
Sa spécialité, son titre, comme membre de la Convention, n’est pas dans ces exposés de
théories : il fut un homme de vigueur et d’action. Et d’abord, nous n’avons nulle envie
de le dissimuler, il se montra sans pitié, sans scrupule dans le procès de Louis XVI, et
se prononça contre tout délai et atermoiement. Il souffrait (ce qui vaut mieux) des
débats irritants, des récriminations violentes qui remettaient toujours en avant les
noms de Marat et de Robespierre ; il accusait les Girondins et surtout le ministre
Roland d’avoir perdu bien du temps à des querelles jalouses : il avait hâte qu’on prît
les grandes et décisives mesures pour la défense du territoire. Nommé du Comité de Salut
public lors du renouvellement en juillet 1793, il en devint aussitôt un des membres les
plus actifs et les plus employés. Ayant navigué autrefois, il prit pour son département
la marine et s’en tira, somme toute, avec honneur. La question de guerre primait tout à
ses yeux ; il la voulait active, brûlante, offensive, conforme au génie français. Chargé
avec Prieur (de la Marne) d’une mission aux armées du Nord en août 1793, après la
capitulation de Valenciennes, il se prononça vivement contre Custine et ce qu’il
appelait le Custinisme, c’est-à-dire le système prudent et défensif.
Jean-Bon a l’instinct d’un autre système de guerre, mais il n’en indique pas les moyens.
Il se confiait aux bruits populaires, à la voix du soldat. Il en est aux déclamations du
temps : « J’ai vu les braves gardes nationaux, disait-il, et je l’atteste parce
que je l’ai vu, chacun de ces volontaires est un héros. »
Pendant vingt-deux
mois de Convention il vécut dans une fièvre ardente.
Envoyé bientôt à Brest avec le même Prieur (septembre 1793), il y prend le rôle qu’il ne quittera plus qu’à de rares instants, celui de délégué de la Convention auprès des armées navales, et chargé par elle de les réorganiser. La marine traversait alors sa crise la plus périlleuse et qui en compromettait toute l’existence. Le port et l’escadre même de Toulon venaient d’être livrés aux Anglais ; la flotte de l’Océan était en proie à de séditieux désordres. La plupart des officiers, ou nobles ou partisans de l’aristocratie, avaient émigré ou quitté le service ; plusieurs de ceux qui restaient étaient suspects. Si on n’improvise pas des généraux et des officiers pour les armées de terre, à plus forte raison cela est-il vrai pour le service naval qui exige tant de connaissances et une si longue pratique. Jean-Bon, malgré sa méthode expéditive de suppléer à l’instruction par le patriotisme, s’en aperçut assez. Il essaya plus tard de subvenir aux vides des cadres de la ci-devant marine royale à l’aide des recrues de la marine marchande. Ce fut tout un système, aventureux, hasardé et commandé comme les systèmes d’alors. Ce qu’il fit de mieux, ce fut de pourvoir aux nécessités immédiates. Il y avait eu révolte des équipages contre leurs chefs dans la rade de Quiberon ; on dut donner en partie raison à la clameur militaire et à l’émeute. On parvint toutefois à rétablir la discipline et à refaire une escadre respectable. Ces mois passés à Brest dans un travail incessant sont l’honneur de la carrière conventionnelle de Jean-Bon. Il leur dut aussi d’échapper à quelques-unes des luttes intestines de la Convention et de servir la patrie sans trop entrer dans ces discordes sanglantes. Une journée à jamais illustre dans les fastes de la Révolution couronna son effort ; un grand convoi de grains était signalé arrivant d’Amérique (mai 1794). La famine qui sévissait chez nous le rendait deux fois précieux. Le convoi était escorté par le contre-amiral Vanstabel31, trop faible pour lutter contre les croisières anglaises : il fut décidé que la flotte française sortirait de Brest commandée par Villaret-Joyeuse, irait au-devant du convoi attendu et combattrait au besoin les forces anglaises pour protéger son entrée. Jean-Bon Saint-André, fidèle à sa mission, voulut être à bord, et il monta le vaisseau la Montagne, de 130 canons, sur lequel le pavillon amiral fut arboré.
Lord Howe croisait sur les côtes de Bretagne et de Normandie avec une flotte de
trente-trois vaisseaux et douze frégates. Sept de ces vaisseaux étaient pour le moment
rentrés à Portsmouth sous les ordres de l’amiral Montagu ; il en restait vingt-six avec
les douze frégates dans les eaux de Brest. « C’était une tâche pénible, a dit
Jomini, d’aller à la rencontre de ces vétérans de l’Europe avec une escadre novice et
à laquelle il fallait apprendre en voguant les manœuvres nautiques. »
On n’avait pas encore aperçu le convoi lorsqu’on rencontra lord Howe ; on résolut par
honneur de le combattre. Jean-Bon Saint-André décida qu’il en serait ainsi. Trois jours
se passèrent en manœuvres et en attaques incomplètes à travers la brume. Enfin le soleil
du 1er juin (13 prairial), « jour à jamais
mémorable »
, se leva et éclaira sur une mer houleuse un engagement terrible.
Il y eut des fautes, il y eut de l’inexpérience ; mais l’héroïsme des équipages et des
hommes couvrit tout. Les deux vaisseaux amiraux furent longtemps aux prises. Jean-Bon,
si ardent à l’attaque, fut accusé d’avoir ordonné trop tôt la retraite sur Bertheaume et
de s’être opposé ensuite à une seconde sortie. On n’est pas très bon juge à distance de
ces sortes de reproches. Ayant pris sur lui d’ordonner le combat, il n’avait pas tardé à
comprendre à son tour qu’à la guerre le patriotisme ne suffit pas à tout, et qu’il y a
parfois nécessité de se contenir ou de reculer.
Au total, l’effet de cette journée, pourtant, fut des plus glorieux, et elle eut ses résultats. Le convoi attendu arrivant peu après, trouva la voie ouverte, la mer jonchée de débris et gagna le port sans dommage. Les Anglais vainqueurs reconnurent qu’ils avaient rencontré sur cet élément des adversaires et une nation. Ce qui importait le plus ce jour-là, c’était moins encore le gain ou la perte de la bataille que l’énergie constatée de la lutte et de la résistance. De notre côté, l’enthousiasme patriotique se sentit rehaussé comme après une victoire. La tribune par l’organe de Barère, la poésie par l’organe de Le Brun, célébrèrent l’héroïsme du vaisseau le Vengeur dont on avait cru tout l’équipage englouti dans son désastre. Jean-Bon Saint-André, quels que soient les reproches de conduite ou de tactique qu’on lui peut faire ainsi qu’à l’amiral, eut l’honneur de rester durant le combat sur le pont du vaisseau la Montagne, exposé à tous les feux, et il fut même légèrement blessé à la main.
Il a ce que bien peu obtiendront, il a par là sa journée marquée dans l’histoire ; il a sa place parmi ces représentants plus généreux qu’expérimentés, prodigues d’eux-mêmes et des autres, qui durent tout improviser, tout organiser, et la victoire et jusqu’à la défaite, cette fois glorieuse ; dont les uns moururent en chargeant l’ennemi, comme Fabre ; dont les autres, comme Merlin de Thionville, figurent en artilleurs sur la brèche dans des défenses mémorables. Lui aussi il apparaît à son poste dans l’histoire, debout sur le tillac balayé de feux, et lançant la foudre, du vaisseau la Montagne.
J’ai sous les yeux copie du portrait de Jean-Bon par David, à cet âge de quarante-cinq ans environ. Il n’est pas en représentant ni en délégué ; il lui manque les insignes, le panache et l’écharpe ; il est en bourgeois, la tête couverte d’un chapeau ordinaire et commun, aux larges bords, les bras croisés, les cheveux longs, flottants, avec la queue derrière, dans l’attitude de l’observation sévère, ardente, pénétrante ; le profil est grave, attentif ; l’œil à moitié dans l’ombré lance un regard perçant : tout dans cette physionomie veut dire sévérité, vigilance, fermeté.
Jean-Bon ne prit point de part directe au 9 thermidor, et il en approuva le résultat. Il était absent et occupé dès lors à une autre mission dans le Midi, à Toulon qui, repris sur les Anglais et découronné de son nom, s’appelait le Port de la Montagne. Il y fit preuve, à défaut de génie spécial, du même zèle qu’à Brest, d’une faculté de labeur infatigable, et, dans quelques-uns de ses projets, d’instincts vastes et généreux. Les vues qui lui tenaient à cœur, plus grandioses que pratiques, et qui dans leur exagération embrassaient toute la Méditerranée, allaient à contrecarrer les plans autrement positifs du jeune général qui avait tant contribué à la prise de Toulon, et les propositions détaillées qu’il faisait dans le même temps pour la défense et l’armement des côtes ; les deux systèmes durent être, un instant, en présence et en balance. Quoi qu’il en soit des erreurs, et par l’impulsion qu’il donna, Jean-Bon, pendant ces deux années de 93, 94, fut véritablement, et à son degré, le second de Carnot et, peu s’en faut, son semblable pour la marine.
Mais la réaction thermidorienne devait bientôt l’atteindre. De retour de sa mission, ayant repris place dans la Convention soi-disant restaurée et si partagée encore, restant fidèle à sa ligne, il se vit dénoncé, recherché pour ses actes et mis un moment en arrestation. Il se justifia et fut couvert par l’amnistie finale. Ses amis, toutefois, jugèrent prudent de l’éloigner, et on le fit nommer consul de France à Alger en 1795.
Ici commence une toute nouvelle partie de sa vie qui, pour moins de ressemblance encore avec la première, va en être séparée par un intervalle de captivité, d’épreuves et de souffrance. Le vieil homme aura ainsi tout le temps de se calmer et de s’apaiser : le nouvel homme aura tout le temps de se former et de naître.