(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »

Histoire de la littérature anglaise
par M. Taine
(suite et fin.)

I.

Il est bien entendu qu’en insistant à dessein et par manière d’exemple sur les mérites de Pope, je ne fais à l’ouvrage de M. Taine qu’un reproche indirect. Tous les mérites en effet, tous les caractères distinctifs de ce beau talent, il les a reconnus, et on pourrait même lui emprunter des phrases pour les définir ; mais il ne se comporte pas avec lui comme avec les autres grands poètes qu’il a rencontrés jusque-là, il ne se complaît pas à le replacer dans son milieu ; il le déprime plutôt dans l’ensemble, il le réduit, et quand il est forcé de lui reconnaître une qualité, il ne la met pas dans son plus beau jour.

J’insiste donc parce que le danger aujourd’hui est dans le sacrifice des littérateurs et poètes que j’appellerai modérés : longtemps ils ont eu l’avantage et tous les honneurs ; on plaidait pour Shakespeare, pour Milton, pour Dante, pour Homère même ; on ne plaidait pas pour Virgile, pour Horace, pour Boileau, Racine, Voltaire, Pope, le Tasse, admis et reconnus de tous. Aujourd’hui partie complète est gagnée pour les premiers, et les choses sont retournées du tout au tout : les plus grands et les primitifs règnent et triomphent ; les seconds même en invention après eux, mais naïfs et originaux encore de pensée et d’expression, les Regnier, les Lucrèce, sont remis à leur juste rang, et ce sont les modérés, les cultivés, les polis, les anciens classiques, qu’on tend à subordonner et qu’on est disposé, si l’on n’y prend garde, à traiter un peu trop sous jambe : une sorte de dédain et de mépris (relativement parlant) est bien près de les atteindre. Il me semble qu’il y a lieu de tout maintenir, de ne rien sacrifier, et en rendant plein hommage et entière révérence aux grandes forces humaines qui, semblables aux puissances naturelles, éclatent comme elles avec quelque étrangeté et quelque rudesse, de ne cesser d’honorer ces autres forces plus contenues qui, dans leur expression moins semblable à une explosion, se revêtent d’élégance et de douceur.

Le jour où viendrait un critique qui aurait le profond sentiment historique et vital des lettres comme l’a M. Taine, qui plongerait comme lui ses racines jusqu’aux sources, en poussant d’autre part ses verts rameaux sous le soleil, et en même temps qui ne supprimerait point, — que dis-je ? qui continuerait de respecter et de respirer la fleur sobre, au fin parfum, des Pope, des Boileau, des Fontanes, ce jour-là le critique complet serait trouvé ; la réconciliation entre les deux écoles serait faite. Mais je demande l’impossible : on voit bien que c’est un rêve.

Pope, en attendant, reste un vrai poète et, sous ses défauts physiques, une des plus fines et des plus belles organisations littéraires proprement dites qui se soient encore vues. Il est difficile, je le sais, de l’aborder autrement aujourd’hui qu’avec bien des objections. Et d’abord il a traduit Homère : il l’a travesti, dit-on ; et là-dessus on l’écrase, on le compare à La Motte ; prenant le texte original en deux ou trois endroits, on se donne l’honneur d’une facile victoire. Remarquez que cette victoire, on est sûr d’avance de l’obtenir indistinctement sur tout traducteur, quel qu’il soit, d’Homère. Pour être juste, il faudrait commencer par dire que Pope a parfaitement bien senti et bien admiré Homère ; que sa préface est d’une excellente critique pour le temps, et bonne encore à lire aujourd’hui ; que la grandeur, l’invention, la fertilité de l’original, cette vaste universalité première d’où chaque genre ensuite a découlé, sont admirablement comprises. Quant à sa méthode de traduction en vers rimés et à la façon dont il l’a suivie, elle est d’une suprême élégance, ce qui est déjà une infidélité. La rime l’a conduit à des oppositions, à des redoublements d’antithèses dans des tours de phrases limités, ce qui est son fort à lui, mais ce qui est contraire à la large manière homérique et à ce plein fleuve naturel, courant à toutes ondes, continu, épandu et sonore. Il paraît bien, au reste, que William Cowper, avec ses vers sans rime et qui tiennent de la manière un peu forcée de Milton, n’a pas mieux réussi de son côté à rendre, non plus la continuité, mais la rapidité du fleuve homérique21. Ce qu’il faut dire, c’est qu’Homère est intraduisible en vers. Il est donc tout simple qu’en voyant l’Iliade de Pope, Bentley ait dit : « Il ne fallait pas intituler cela Homère. » L’ouvrage de Pope n’en est pas moins un merveilleux travail en soi, et celui qui l’a exécuté mérite qu’on parle de lui, même à cette occasion, avec tous égards et une belle part d’éloges. Pope s’est montré trop artificiel en traduisant Homère, mais ce qui n’était pas artificiel, c’était son émotion sincère en le lisant. Il disait un jour à un ami : « J’ai toujours été particulièrement frappé de ce passage d’Homère où il nous représente Priam transporté de douleur pour la perte d’Hector, au point d’éclater en reproches et en invectives contre les serviteurs qui l’environnent et contre ses fils. Il me serait toujours impossible de lire cet endroit sans pleurer sur les malheurs du vieux monarque infortuné. » Et alors il prit le livre, et il essaya en effet de lire à haute voix le passage : « Allez-vous-en, misérables, opprobre de ma vie… » Mais il fut interrompu par ses larmes.

Nul exemple ne nous prouve mieux que le sien combien la faculté de critique émue, délicate, est une faculté active. On ne sent pas, on ne perçoit pas de la sorte quand on n’a rien à rendre. Ce goût, cette sensibilité si éveillée, si soudaine, suppose bien de l’imagination derrière. On raconte que Shelley, la première fois qu’il entendit réciter le poème de Christabel, à un certain passage magnifique et terrible, prit effroi et tout d’un coup s’évanouit. Il y avait déjà dans cet évanouissement tout le poème d’Alastor. Pope, non moins sensible en son genre, ne pouvait aller jusqu’au bout de ce passage de l’Iliade sans fondre en larmes. Quand on est critique à ce degré, c’est qu’on est poète22.

Il l’a bien prouvé dans cet Essai sur la Critique, qu’il composa à vingt et un ans, qu’il garda sous clef pendant plusieurs années, et qui vaut bien, ce me semble, l’Épître aux Pisons, ce qu’on appelle l’Art poétique d’Horace, et celui de Boileau. Mais, à propos de Boileau, puis-je donc accepter ce jugement étrange d’un homme d’esprit, cette opinion méprisante que M. Taine, en la citant, prend à son compte et ne craint pas d’endosser en passant : « Il y a deux sortes de vers dans Boileau, les plus nombreux qui semblent d’un bon élève de troisième, les moins nombreux qui semblent d’un bon élève de rhétorique ? » L’homme d’esprit qui parle ainsi (M. Guillaume Guizot) ne sent pas Boileau poète, et j’irai plus loin, il ne doit sentir aucun poète en tant que poète. Je conçois qu’on ne mette pas toute la poésie dans le métier ; mais je ne conçois pas du tout que, quand il s’agit d’un art, on ne tienne nul compte de l’art lui-même, et qu’on déprécie à ce point les parfaits ouvriers qui y excellent. Supprimez d’un seul coup toute la poésie en vers, ce sera plus expéditif ; sinon, parlez avec estime de ceux qui en ont possédé les secrets. Boileau était du petit nombre de ceux-là ; Pope également. Que de judicieuses et fines remarques, éternellement vraies, je recueille en le lisant, et comme elles sont exprimées dans, une forme brève, concise, élégante, et une fois pour toutes ! J’en indiquerai quelques-unes qu’il faudrait citer dans l’original :

« De même que chez les poètes un vrai génie n’est jamais que rare, de même le vrai goût est rarement le lot des critiques ; les uns et les autres également ne tirent que du Ciel leur lumière, les uns nés pour juger comme les autres pour produire. »

« Quelques-uns ont d’abord passé pour beaux esprits, ensuite pour poètes ; puis, ils se sont faits critiques, et ils se sont montrés tout uniment des sots sous toutes les formes ! »

Cela est d’avance une réponse a ces artistes orgueilleux et vains, impatients de toute observation, comme nous en avons connu, et qui, confondant tout, ne savaient donner qu’une seule définition du critique : « Qu’est-ce qu’un critique ? C’est un impuissant qui n’a pu être artiste. » Tout artiste présomptueux avait trop intérêt à cette définition du critique : il s’en est suivi, pendant des années, la pleine licence et comme l’orgie des talents.

Parlant d’Homère et de son rapport avec Virgile, Pope établit la vraie ligne et la vraie voie pour les talents classiques et qui restent dans l’ordre de la tradition :

« Lisez, dit-il, et relisez Homère dans le texte, en le comparant sans cesse à lui-même, et pour votre commentaire prenez la muse de Mantoue. Il y eut peut-être un moment où Virgile jeune, dans l’orgueil de ses vastes pensées, méditant une œuvre plus immortelle que Rome elle-même, se croyait au-dessus des lois de la critique et dédaignait de rien puiser qu’à la source directe de la nature ; mais quand il eut tout bien examiné des deux parts, il trouva que la nature et Homère, ce n’était qu’un. »

Certes la poésie des seconds âges, des âges polis et adoucis, n’a jamais été mieux exprimée par un exemple. Le poète critique attribue même un peu trop à Homère quand, se souvenant à son sujet d’un mot d’Horace pour le réfuter, il dit que là où nous voyons une faute et une négligence, il n’y a peut-être qu’une ruse et un stratagème de l’art : « Ce n’est point Homère qui s’endort, comme on le croit, c’est nous qui rêvons. »

Le beau rôle du vrai critique, Pope l’a défini et retracé en divers endroits pleins de noblesse et de feu, et que je rougis de n’offrir ici que dépolis et dévernis en quelque sorte, dépouillés de leur nette et juste élégance :

« Un juge parfait lira chaque œuvre de talent avec le même esprit dans lequel l’auteur l’a composée : il embrassera le tout et ne cherchera pas à trouver de légères fautes là où la nature s’émeut, où le cœur est ravi et transporté : il ne perdra point, pour la sotte jouissance de dénigrer, le généreux plaisir d’être charmé par l’esprit. »

Et ce beau portrait, l’idéal du genre, et que chaque critique de profession devrait avoir encadré dans son cabinet :

« Mais où est-il Celui qui peut donner un conseil, toujours heureux d’instruire et jamais enorgueilli de son savoir ; que n’influencent ni la faveur ni la rancune ; qui ne se laisse point sottement prévenir, et ne va point tout droit en aveugle ; savant à la fois et bien élevé, et quoique bien, élevé, sincère ; modeste jusque dans sa hardiesse, et humainement sévère ; qui est capable de montrer librement à un ami ses fautes, et de louer avec plaisir le mérite d’un ennemi ; doué d’un goût exact et large à la fois, de la double connaissance des livres et des hommes ; d’un généreux commerce ; une âme exempte d’orgueil, et qui se plaît à louer, avec la raison de son côté ? »

Pour être un bon et parfait critique, Pope le savait bien, il ne suffit pas de cultiver et d’étendre son intelligence, il faut encore purger à tout instant son esprit de toute passion mauvaise, de tout sentiment équivoque ; il faut tenir son âme en bon et loyal état.

On ne sent pas le beau à ce degré de vivacité et de délicatesse, sans être terriblement choqué du mauvais et du laid. Il faut payer la jouissance exquise. Quand on a l’âme si ouverte et si tendre aux beautés, et jusqu’à en pleurer comme Pope, on l’a également sensible aux défauts jusqu’à s’en piquer et s’en irriter. Celui qui jouit le plus vivement du parfum de la rose sera le premier offensé des méchantes odeurs. Aussi personne peut-être n’a-t-il eu, à un aussi haut degré que Pope, le sentiment et la souffrance de la sottise littéraire. Que faire cependant en présence des méchants auteurs, de ceux que de nos jours on n’ose plus appeler tout simplement les sots, et qui en effet sont la plupart si bien frottés de l’esprit de tout le monde que ce ne sont plus que des demi-sots ? Pope qui, comme tant de moralistes, n’a pas assez observé ses propres maximes, nous en donne à ce sujet d’excellentes dans son Essai  ; il nous dit que le mieux est souvent de retenir sa critique, de laisser le sot s’espacer et s’épanouir tout à son aise : « Votre silence, en ce cas, est mieux que votre colère : car qui peut railler aussi longtemps qu’un sot est capable d’écrire ? » Avis à nous autres impatients et susceptibles, quand nous nous attaquons en chemin à quelqu’une de ces plumes insipides, infatuées, intarissables, que nous ne voulons plus même nommer !

Pope nous résume toute sa théorie, qui est celle des Virgile, des Racine, des Raphaël, de tous ceux qui, dans l’art, ne sont pas pour la réalité pure, pour la franchise à tout prix, fût-ce la crudité ! pour la force à tout prix, fût-ce la violence !

« Le véritable esprit (ou talent), c’est la nature, — la nature mise à son avantage ; ce qui a été souvent pensé, mais ce qui n’avait jamais été encore exprimé si bien ; quelque chose dont la vérité nous trouve convaincus déjà à première vue, qui nous rend une certaine image que nous avions dans l’esprit. »

Il est pour le choix, il n’est pas pour le trop, pas même pour le trop d’esprit ou de talent : « Une œuvre peut pécher par le trop d’esprit, comme le corps peut périr par excès de sang23. »

Toutes ces vérités délicates sont rendues chez Pope en vers élégants et en bien moins de mots que je n’en mets ici ; car autant que de Malherbe on peut dire de lui :

D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.

Mais il a sur Malherbe, comme sur Boileau, l’avantage d’écrire dans une langue très-riche en monosyllabes ; à la manière dont il use de ces mots si courts, il se montre encore très anglais de style, et je crois pouvoir dire, sans m’aventurer, que son vocabulaire, quoique plus composé de mots abstraits que chez d’autres poètes, est du meilleur et du plus pur fonds indigène. Il savait bien, au reste, que c’était chose nouvelle, inusitée et longtemps inouïe dans sa nation, que cette tentative de régularité et cette exacte codification du goût : « En France, disait-il, la nation y est accoutumée, on obéit, on se soumet ; mais nous, braves Bretons24, nous méprisons les lois étrangères, et non conquis, non civilisés, défenseurs hardis et féroces des libertés du talent, nous défions toujours les Romains comme autrefois. » Cela était vrai du moins la veille encore et avant Dryden. Il termine modestement en disant que « sa muse sera contente, si elle aide les ignorants à voir ce qui leur manque, et les hommes instruits à réfléchir sur ce qu’ils savaient déjà » ; ce qui a été rendu d’après lui en un seul vers latin excellent qu’on croirait d’Horace :

Indocti discant, et ament meminisse periti.

J’ai omis, dans cet Essai d’art critique et poétique, de charmants modèles de versification et de poésie imitative que l’auteur a su joindre aux leçons, si bien que le précepte porte avec lui l’exemple. Il y a entre autres un passage célèbre et le plus parfait peut-être qui existe en son genre chez les modernes ; Addison l’a cité avec éloge dans le 253e numéro de son Spectateur :

« Ce n’est pas assez de n’offenser par aucune rudesse : le son doit sembler n’être que l’écho du sens. Doux est le courant du vers quand Zéphyr souffle avec grâce, et l’humide ruisseau coule avec plus de mollesse encore ; mais quand les fortes lames fouettent la côte retentissante, le vers rude et rauque devra rugir comme un torrent. Quand Ajax (dans Homère) s’efforce de lancer quelque énorme quartier de rocher, le vers aussi travaille et les mots marchent pesamment : autre chose, quand la légère Camille (chez Virgile) rase la plaine, vole sans les courber sur la tête des épis, ou effleure la cime des vagues. »

De tels morceaux, on le conçoit, sont intraduisibles ; et quand Delille, avec sa grande habileté, imitant ce passage au quatrième livre de l’Homme des Champs, vient nous dire :

Peignez en vers légers l’amant léger de Flore ;
Qu’un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore…,

il manque tout d’abord à la précision et à la sobriété de Pope qui dit Zéphyr tout court et non pas l’amant de Flore. Il faut lire cela dans l’original pour estimer Pope à son prix. On ne doit pas plus confondre Pope avec Delille que Gresset avec Dorât. C’est comme pour les vins : il y a bouquet et bouquet ; ce bouquet en soi est peu de chose, mais au goût il est tout.

II.

Je n’ai pas dessein, on le pense bien, de parcourir les principaux ouvrages de Pope. Ce que je tiens à marquer (après Campbell), c’est que s’il n’est pas un poète universel dans le sens qui frappe le plus aujourd’hui, il n’est pas moins véritablement poète, quoique dans un ordre moins orageux, moins passionné, moins éclatant, dans un mode orné, juste et pur. Il est fort supérieur à Boileau pour l’étendue des idées, et aussi par le goût du pittoresque ; mais on lui a fait quelques-uns des mêmes reproches que nous-mêmes nous avons adressés à Boileau à nos débuts et dans notre première impertinence. Un poète, qui a cru devoir donner une édition de Pope ou qui du moins y a mis une préface, le révérend M. Bowles, un des précurseurs du mouvement romantique anglais, a fait à son auteur bien des querelles et lui a reproché bien des infériorités : « Le vrai poète, disait Bowles, doit avoir un œil attentif et familier à chaque changement de saison, à chaque variation de lumière et d’ombre dans la nature, à chaque rocher, à chaque arbre, — que dis-je ? à chaque feuille sur sa branche la plus secrète. Celui qui n’a pas l’œil fait pour observer toutes ces choses, et qui ne peut d’un seul regard distinguer chaque nuance et chaque teinte dans sa variété, sera d’autant insuffisant par là même dans une des plus essentielles qualités du poète. » Pope n’est certes pas dénué de pittoresque ; il sentait la nature, il l’a aimée et décrite dans sa forêt de Windsor ; condamné par sa santé à une vie sédentaire et ne pouvant voyager vers les grands sites, il avait le goût de la nature champêtre, telle qu’elle s’offrait riante et fraîche autour de lui : il dessinait même et peignait le paysage, il avait pris des leçons, pendant une année et demie, de son ami Jervas ; et comme on lui demandait un jour : « Lequel des deux arts vous donne le plus de plaisir, la poésie ou la peinture ? » — « Je ne saurais réellement le dire au juste, répondit-il : tous deux ont extrêmement de charme. » Il est certain, toutefois, qu’il était loin de remplir le programme détaillé que Bowles propose au poète et les conditions pittoresques qu’il exige ; Wordsworth seul, depuis, a pu y suffire. Bowles lui-même a fait en ce sens des sonnets délicieux, d’une nuance infinie, et il n’a pas pris garde qu’il érigeait son goût et son talent personnel en loi et en théorie générale ; il se prenait pour type, comme il arrive souvent.

Ne confondons point les genres et les natures ; ne demandons pas à une organisation ce qui est le fruit d’une autre ; appliquons à Pope son propre et si équitable précepte : « En chaque ouvrage considérez le but de l’écrivain, car on ne peut y trouver plus et autre chose qu’il n’a voulu y mettre. »

Ami de Bolingbroke, de Swift, Pope ne les suit pas jusqu’au bout de leur philosophie et de leurs audaces. En mettant en vers les idées de Bolingbroke, en les combinant avec celles de Leibniz, il n’allait pas au-delà d’un déisme bienveillant et intelligent : l’Essai sur l’Homme, tel qu’il est sorti de sa pensée et de sa main, dans sa mesure honorable et incomplète, dans sa gravité ornée, est acquis depuis longtemps à la littérature française et nous est présent par la traduction de Fontanes et par la belle préface qu’il y a mise. Que de justes définitions, que de vers proverbes en sont sortis ! Mais ce n’est point ce que je préfère de Pope ; là où il a excellé avec originalité et sans dépasser le champ d’observation qui était véritablement le sien, c’est dans l’Épître morale, et M. Taine a signalé avec raison celle, entre autres, où il traite des caractères et de la maîtresse-passion des hommes. Pope, à la façon de La Bruyère, et avec la difficulté comme avec l’agrément de là rime en plus, y a resserré constamment « le plus de pensée dans le moindre espace » : c’est le principe de sa manière.

Cette Épître nous montre par une suite d’exemples ou de remarques habilement choisies que pour qui veut connaître à fond un seul homme, un individu, tout trompe, tout est sujet à méprise, et l’apparence et l’habitude, et les opinions et le langage, et les actions même qui souvent sont en sens inverse de leur mobile : il n’y a qu’une chose qui ne trompe pas, c’est quand on a pu saisir une fois le secret ressort d’un chacun, sa passion maîtresse et dominante (the ruling passion), dans le cas où chez lui une telle passion existe. Oh ! alors, on a la clef de tout. Et il nous montre, dans une série d’exemples, chaque homme resté de plus en plus fidèle en vieillissant à cette forme secrète qui survit à tout et se démasque avec les années, qui s’éteint la dernière en nous et qui met comme son cachet à notre dernier soupir : « Le temps, qui pose sur toutes choses sa main adoucissante, n’apprivoise point cette passion : elle se colle à nous jusqu’au dernier grain du sablier. Consistante dans nos folies et dans nos fautes, la nature, honnête en cela et sincère, finit comme elle a commencé. » Et je traduirai à ma manière les exemples qu’il varie agréablement, et qui seraient moins familiers pour nous.

L’avare, jusqu’au dernier moment, refuse de dire : Je donne. Le géomètre-machine, qui ne répond plus à rien dans son agonie, si vous lui demandez à l’oreille quel est le carré de douze, répondra encore comme par un ressort mécanique : Cent quarante-quatre. Le poète raffole d’immortalité et pense à ses vers ; le héros revoit en délire ses trophées d’armes et ses compagnons dans les nuages. L’écrivain meurt en corrigeant ses épreuves ; le soldat s’enveloppe dans son drapeau ; Paillet demande sa robe d’avocat pour dernier linceul. Un jockey, renversé dans une course et roulant à demi mort sur l’arène, remuait encore les doigts en murmurant entre ses dents : My whip ! (mon fouet !) — Picard, l’aimable auteur comique, à l’article de la mort, visité à Tivoli où il était par un spirituel docteur de ses amis, et celui-ci lui disant pour lui faire illusion : « Allons, vous vous en tirerez ; nous mangerons encore ensemble des côtelettes d’agneau aux pointes d’asperges », Picard répondit ces deux mots à peine articulés : « Deux primeurs ! » — Le prince Toufiakine expirant dit pour dernière parole : « Mlle Plunkett danse-t-elle ce soir ? » — Chez Balzac, le baron Hulot en enfance dit à sa cuisinière pour la séduire : « Agathe, tu seras baronne ! » et il vivra assez pour tenir sa parole. Chacun meurt dans son élément.

Veut-on un plus noble exemple ? Le cardinal de Richelieu, pour réconforter le Père Joseph moribond, ce capucin comme il y en a peu, qui était son bras droit et un politique patriote, imagine de lui crier à l’oreille : « Père Joseph, Brisach est pris ! » On venait d’apprendre cette glorieuse nouvelle. Et le Père Joseph, du sein de son apoplexie, a un tressaillement suprême. Voilà une belle fin. — Le grand ministre William Pitt, mourant en pleine lutte contre Napoléon, a pour dernier cri : « 0 mon pays ! »

Je n’ai fait en tout ceci que paraphraser l’Épître de Pope à la française, et la rendre pour nous plus parlante25.

La politique de Pope était froide et assez indifférente, mais souverainement décente et très-littéraire. Mêlé aux hommes de parti, aux tories, aux whigs, très lié avec les premiers, il n’épousa vivement aucune querelle ; il a exprimé sa doctrine dans des vers célèbres : « Laisse les fous se disputer pour les formes de gouvernement : l’État le mieux administré est le meilleur. » C’est ainsi que, plus tard, Hume le sceptique dira en appliquant des vers de Claudien :

Nunquam libertas gratior exstat
Quam sub rege pio……………

« La meilleure des républiques, c’est encore un bon prince. » — Pope a parlé de Cromwell comme d’un criminel illustre condamne a l’immortalité. La sphère d’idées où il vivait agréablement dans sa grotte et sur sa colline est tout à l’opposite de la région lumineuse et fervente où habitait Milton solitaire comme un prophète sur les hauts lieux. Mais l’historien littéraire, voyageur infatigable et toujours prêt pour les hospitalités les plus diverses, prend les grands hommes, les hommes distingués du passé, comme ils se présentent à lui, chacun chez soi ; il sait qu’il y a plus d’un climat et plus d’une demeure pour les grands ou les beaux esprits.

Pope était bien le poète de son moment, d’une heure brillante et tempérée, d’une époque mémorable où la société anglaise, sans s’abjurer elle-même, comme sous Charles II, entra en commerce réglé avec le continent et se prêta, pour les formes et pour les idées, à un utile et noble échange. Pope est ce qu’on appelle un esprit éclairé. Il était fait pour les amitiés de choix, et elles ne lui firent point défaut. On voit dans ses œuvres quel soin et quelle élégance il apportait à ses divers commerces épistolaires ; il adaptait le tour et le ton de ses lettres à ceux à qui il écrivait. Sa Correspondance ne me paraît pas avoir encore été recueillie et publiée comme elle le mérite. S’il était l’homme des nobles intimités, il n’avait rien du personnage public ; il a dit quelque part en s’appliquant un mot de Sénèque sur les hommes d’une extrême timidité : « Tam umbratiles sunt, ut putent in turbido esse quidquid in luce est. Il y en a qui aiment la vie à l’ombre, au point de croire que c’est une même chose d’être à la lumière ou dans le tourbillon. Certains hommes, ajoute-t-il, comme certains tableaux, sont plus faits pour garder un coin que pour se montrer dans un plein jour. » Il se comptait lui-même de ce nombre ; charmant dans la conversation privée, pas plus que Nicole ou que M. de La Rochefoucauld il n’aurait pu aborder le discours public. Il se sentait incapable, disait-il, de faire devant douze amis (si la chose avait été d’avance concertée) le même récit qu’il aurait fait à merveille devant les mêmes, pris trois à trois indifféremment. Appelé un jour comme témoin dans un célèbre procès, il ne put prononcer les dix mots qu’il avait à dire sans se reprendre deux ou trois fois. Mais, dans l’intimité, c’était la grâce et la justesse même. Ses jugements sur les auteurs, ses propos sur tous sujets, particulièrement sur les matières littéraires, sont d’une vérité exquise. Chaucer, Spenser, Cowley, Milton, Shakespeare même, il parle d’eux tous à ravir, et il touche le point vif de chaque talent avec goût et impartialité. Pour apprécier le Pope de la causerie et de l’intimité, c’est Spence et ses Anecdotes qu’il faut lire.

J’ai seulement voulu montrer en tout ceci qu’on pouvait parler de Pope avec amitié et sympathie ; mais, avant de prendre congé de M. Taine comme il convient, j’ai besoin d’ajouter encore quelques remarques et une réflexion.

III.

Son troisième volume en appelle et en fait désirer un quatrième et dernier26 ; la littérature anglaise moderne, celle du xixe  siècle, n’y tient pas en effet toute la place qu’elle a droit d’exiger. Quelques parties de son xviiie  siècle lui-même eussent demandé plus de développement. Très juste dans ce qu’il dit sur les principaux noms de poètes qu’il rencontre, le critique préoccupé de l’unité de son plan semble trop pressé d’arriver et de conclure. Gray le mélancolique, le délicat, si original, est trop étranglé ; il n’y a nul rapport entre Gray et Lamartine, pas plus qu’entre une perle et un lac. Collins est confondu avec une dizaine d’autres : il valait la peine d’être distingué. Goldsmith poète, de même, méritait bien une légère visite à domicile pour son village d’Auburn. Si l’Écossais Robert Burns est fortement senti et dignement classé, William Cowper n’obtient pas, ce me semble, une part suffisante et proportionnée dans cette renaissance du goût naturel, de l’expression réelle et poétique. Les Lakistes aussi sont trop à l’étroit. Walter Scott est sévèrement traité, et nullement au gré de nos souvenirs. M. Taine ne le met point comme romancier, au rang auquel il a droit. En général, c’est la proportion qui manque à cette fin. Le critique philosophe, ayant porté toutes ses forces sur les parties difficiles et comme sur les hauts plateaux, descend un peu vite ces pentes agréables, si riches toutefois en accidents heureux et en replis ; il dédaigne de s’y arrêter, oubliant trop que c’eût été pour nous, lecteurs français, la partie la plus accessible et une suite d’étapes des plus intéressantes par le rapprochement continuel avec nos propres points de vue. Ce défaut, si l’auteur le veut, est aisément réparable. Dans tous les cas, l’ouvrage de M. Taine, tel qu’il s’offre dans cette première forme une et entière, subsistera comme une des œuvres les plus originales de notre temps.

Enfin, je ne saurais quitter un semblable ouvrage et un auteur de ce mérite sans dire quelque chose de l’incident académique qui a fait bruit. Ce livre, il est bon de le rappeler, soumis à une Commission et lu par chacun des membres qui la composaient, avait paru d’abord, et à l’unanimité, digne d’un de ces prix que l’Académie française a pour charge spéciale de décerner. Notez que le prix dont il s’agit, dans les termes posés par le testateur, n’implique que des conditions de science et de talent. C’est cette proposition, votée à l’unanimité (je le répète) par sa Commission, que l’Académie, réunie en nombre, et après un long débat, a cru devoir repousser, en se fondant sur des principes d’orthodoxie philosophique qui lui semblaient enfreints et violés par le système de l’auteur. Je ne m’étonne pas plus qu’il ne le faut de ce résultat auquel ont concouru d’illustres confrères de tous les bords, les uns éclectiques, les autres voltairiens, d’autres gallicans, plusieurs enfin purement catholiques, lesquels réunis tous ensemble et coalisés, la plupart déclarant qu’ils n’avaient pas lu l’ouvrage, se sont crus pourtant autorisés et obligés à le repousser en conscience sur le simple exposé des objections. Retenu et empêché ici par mon travail, je n’ai pu prendre part à la discussion ; s’il m’avait été permis d’y assister, loin de désavouer en partie M. Taine, comme ont paru le faire ceux même qui le défendaient le mieux, j’aurais essayé, en le prenant tel qu’il s’offre, de présenter et de faire valoir, moins encore en sa faveur que dans l’intérêt de l’illustre Compagnie, une seule considération que je crois digne d’être méditée.

Un progrès moral reste à faire en notre xixe  siècle qui se vante d’être un siècle de tolérance, et qui ne l’est encore qu’à demi. Qu’on se figure le temps où une religion dominante interdisait toute dissidence dogmatique ou philosophique ; où tout hérétique ou schismatique ou mécréant était écrasé. Lors même qu’on en vint à tolérer tant bien que mal les diverses communions chrétiennes, il y avait les Juifs que l’on continuait de honnir, que l’on vexait en chaque rencontre ou que l’on flétrissait à plaisir dans l’opinion. Au siècle dernier, il y a cent ans, c’était un crime encore (légalement parlant), une tache et un sujet de répulsion d’être déiste comme Rousseau dans l’Émile ou comme Marmontel dans Bélisaire (je ne rapproche que la doctrine, non les talents). Aujourd’hui le déisme, le mosaïsme, sont fort bien portés, et on les salue avec respect là où on les rencontre. Reste l’accusation de spinosisme : ici chacun se signe ou se voile la face. Ne serait-il pas temps, hommes éclairés et qui êtes à la tête des intelligences, de faire un effort de plus et de donner à tous un exemple ? Oui, il existe, en effet, une classe bien peu nombreuse de philosophes sages, sobres, vivant de peu, sans intrigue, occupés, — comme ce Woepke mort récemment et dont M. Taine nous entretenait l’autre jour27, — occupés, dis-je, à rechercher uniquement et scrupuleusement la vérité dans de vieux livres, dans des textes ingrats ou par des expériences difficiles ; des hommes qui voués à la culture de leur entendement, se sevrant de toute autre passion, attentifs aux lois générales du monde et de l’univers, et puisque dans cet univers la nature est vivante aussi bien que l’histoire, attentifs nécessairement dès lors à écouter et à étudier dans les parties par où elle se manifeste à eux la pensée et l’âme du monde ; des hommes qui sont stoïciens par le cœur, qui cherchent à pratiquer le bien, à faire et à penser le mieux et le plus exactement qu’ils peuvent, même sans l’attrait futur d’une récompense individuelle, mais qui se trouvent satisfaits et contents de se sentir en règle avec eux-mêmes, en accord et en harmonie avec l’ordre général, comme l’a si bien exprimé le divin Marc-Aurèle en son temps et comme le sentait Spinosa aussi ; — ces hommes-là, je vous le demande (et en dehors de tout symbole particulier, de toute profession de foi philosophique), convient-il donc de les flétrir au préalable d’une appellation odieuse, de les écarter à ce titre, ou du moins de ne les tolérer que comme on tolère et l’on amnistie par grâce des errants et des coupables reconnus ; n’ont-ils pas enfin gagné chez nous leur place et leur coin au soleil ; n’ont-ils pas droit, ô généreux Éclectiques que je me plais à comparer avec eux, vous dont tout le monde sait le parfait désintéressement moral habituel et la perpétuelle grandeur d’âme sous l’œil de Dieu, d’être traités au moins sur le même pied que vous et honorés à l’égal des vôtres pour la pureté de leur doctrine, pour la droiture de leurs intentions et l’innocence de leur vie ? C’est ce progrès final et digne du xixe  siècle que je voudrais voir s’accomplir.