Allegrain
une baigneuse. figure en marbre de 5 pieds 10 pouces de proportion.
Belle, belle, sublime figure, ils disent même la plus belle, la plus parfaite figure de femme que les modernes aient faite. Il est sûr que la critique la plus sévère est restée muette devant elle. Ce n’est qu’après un long silence admiratif qu’elle a dit tout bas, que la perfection de la tête ne répondait pas tout à fait à celle du corps ; cette tête est belle pourtant, ajoutait-elle, beaux enchâssemens d’yeux, belle forme, belle bouche, le nez beau, quoiqu’il pût être plus fin. Elle était tentée d’accuser le cou d’être un peu court, mais elle se reprenait en considérant que la tête était inclinée. à son avis, le goût de la coëffure pouvait être plus grand ; mais lorsque l’œil s’arrêta sur les épaules, elle ne put s’empêcher de s’écrier : les belles épaules ! Qu’elles sont belles ! Comme ce dos est potelé ! Quelle forme de bras ! Quelles précieuses, quelles miraculeuses vérités de nature dans toutes ces parties ! Comment a-t-il imaginé ce pli au bras gauche ? Il ne l’a point imaginé, il l’a vu : mais comment l’a-t-il rendu si juste ? Ce sont des détails sans fin, mais si doux qu’ils n’ôtent rien au tout, qu’ils n’attachent point aux dépens de la masse, ils y sont, et ils n’y sont pas. Comme ce bras qu’elle alonge est modelé grassement ! Qu’il s’emmanche bien avec l’épaule !
Que le coude en est finement dessiné ! Comme la main sort bien du poignet ! Que cette main est belle ! Que ces doigts un peu alongés par le bout sont délicieux et délicats ! Que de choses que l’on sent et qu’on ne peut rendre ! On a dit qu’une femme avait la gorge ferme comme le marbre ; celle-ci a la gorge élastique comme la chair. Quelle souplesse de peau ! Il en faut convenir, toute cette figure est parsemée de charmes imperceptibles pour lesquels il y a des yeux, mais il n’y a pas de mots. En descendant au-dessous de cette gorge, quelle belle et grande plaine ! Là, même beauté, même élasticité, même finesse de détails. Mais c’est aux épaules surtout que l’art semble s’être épuisé ; combien il a fallu d’études, de séances et de longues séances, de modèles et même de connaissance anatomique du dessous de la peau !
Comme tout cela s’élève, s’affaisse, se fuit insensiblement ! Et ces reins ! Et cette fesse !
Et ces cuisses ! Ces genoux ! Ces jambes ! Comme ces genoux sont modelés ! Ces jambes sont légères sans être ni maigres ni grêles ! La critique était arrivée aux pieds, sans avoir rien remarqué qui la consolât. Ah ! Pour ces pieds, dit-elle, ces pieds sont un peu négligés. Les amateurs, dont il ne faut ni surfaire ni dépriser le jugement, les artistes, les seuls vrais juges, mettent la figure d’Allegrain sur la ligne même du Mercure de Pigalle.
Lorsque celui-ci vit l’ouvrage de son parent (c’est lui-même qui me l’a dit), il resta stupéfait.
J’ajouterai que cette baigneuse est si naturellement posée, tous ses membres répondent si parfaitement à sa position, cette sympathie qui les entraîne et qui les lie, est si générale, qu’on croit qu’elle vient à l’instant de s’arranger comme elle l’est, et qu’on s’attend toujours à la voir se mouvoir.
J’ai dit que la sculpture cette année était pauvre, je me suis trompé. Quand elle a produit une pareille figure elle est riche. Elle est pour le roi. Comme on avait une assez mince opinion du savoir faire de l’artiste, on ne lui laissa pas le choix du bloc, et le ciseau d’où le chef-d’œuvre devait sortir fut employé sur un marbre taché. Le courage et le mérite de l’artiste en redoublent à mes yeux. La belle vengeance d’un mépris déplacé !
Elle durera éternellement. On demandera à jamais qui est-ce qui disposait des marbres du souverain. à la place du Marigny, j’entendrais sans cesse cette question et je rougirais.