(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte (suite.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte (suite.) »

Don Quichotte (suite.)

Traduction de Viardot ;
Dessins de Gustave Doré.

I.

Don Quichotte relu tout naturellement, lorsqu’on vient de lire une notice exacte de la vie de l’auteur, ne laisse guère de difficulté dans l’esprit. Cervantes nous dit nettement et clairement ce qu’il a voulu ; son livre (il nous explique pourquoi dans la Préface) n’a pas besoin, pour paraître au jour, de tout l’appareil de sonnets laudatifs et de témoignages pompeux qui s’étalent en tête des écrits du temps ; il n’a besoin non plus, chemin faisant, d’aucun attirail d’érudition sacrée ou profane, et il peut se passer de ces notes et commentaires de toutes sortes qui encombrent d’ordinaire les marges ou qui chargent la fin des volumes, et qui produisent de si belles listes d’auteurs cités. L’ouvrage n’étant qu’une attaque à fond, une guerre déclarée aux romans de chevalerie dont n’entendirent jamais parler ni Aristote, ni Cicéron, ni saint Basile, il n’est pas plus à propos de venir citer ces grands noms que de s’inquiéter des règles de la rhétorique auxquelles un tel sujet, né si tard et si étranger aux anciens maîtres, échappe naturellement. Il suffit que « tout uniment et avec des paroles claires, honnêtes et bien disposées, dans une période sonore, et par le cours naturel d’un récit amusant, l’auteur peigne ce que son imagination conçoit et qu’il fasse comprendre ses pensées sans les embrouiller ni les obscurcir :

« Tâchez aussi, se fait-il dire par un interlocuteur de ses amis, qu’en lisant votre histoire, le mélancolique s’excite à rire, que le rieur augmente sa gaieté, que le simple ne s’ennuie pas, que l’habile admire l’invention, que le grave ne la méprise point, et que le sage se croie tenu de la louer. Surtout visez continuellement à renverser de fond en comble cette machine mal assurée des livres de chevalerie, réprouvés de tant de gens et vantés d’un bien plus grand nombre. Si vous en venez à bout, vous n’aurez pas fait une mince besogne. »

L’objet et le but étant ainsi indiqués, l’auteur entame son récit et nous déroule son histoire. Y a-t-il rien dans cette histoire qui donne à soupçonner des visées cachées, un double sens, une intention profonde ? Faut-il casser l’os, comme dit Rabelais, pour trouver la moelle ? faut-il fendre la tête pour découvrir ce que Pascal appelle la pensée de derrière ? A vrai dire, si j’oublie tout ce que la critique a fait de raisonnements et de théories à ce sujet, si je me laisse tout simplement aller à l’impression de ma lecture, je n’aperçois rien de si mystérieux ni de si profond.

Nulle part ce premier et principal dessein qu’a l’auteur de railler les livres de chevalerie, de les décrier et d’en ruiner l’autorité dans le monde et parmi le vulgaire, ne se perd de vue ni ne se laisse oublier ; il est ramené sans cesse. Cervantes n’est pas seulement un génie clair et net, c’est un génie littéraire et qui a fort en souci les résultats de ce genre. Tous ses autres ouvrages montrent à quel point il était un bel esprit ; Don Quichotte, en les dépassant si fort, et en leur ressemblant si peu, nous rappelle pourtant, par bien des endroits, qu’il est du même auteur. Cervantes, en effet, n’y perd pas une occasion de remettre sur le tapis sa poétique. Dans les parties sérieuses, lorsqu’il fait parler le chanoine, par exemple, on le voit tenté presque d’entreprendre contre les folles et extravagantes comédies du temps une levée de boucliers du même genre que celle qu’il est en train de mettre à exécution contre les mauvais romans. Il propose de remédier aux excès du théâtre à l’aide d’un censeur d’office ; il souhaiterait ce censeur pour les romans aussi, pour les livres de chevalerie : il est si sérieux en parlant de la sorte, qu’il trace d’après un canevas-modèle le plan d’un roman de chevalerie exemplaire qui aurait les mérites du genre sans les défauts, qui permettrait de personnifier dignement toutes les qualités morales, toutes les vertus, d’introduire dans une trame variée toutes les vicissitudes d’événements, toutes les aventures tragiques ou joyeuses, de décrire toutes les merveilles, y compris celles de la magie, de prendre tous les tons. On croirait qu’il a pensé au poème du Tasse, s’il n’ajoutait expressément que cette épopée, qui réunirait tant d’avantages et qui atteindrait à la perfection, serait en prose : « car l’épopée, dit-il, peut aussi bien s’écrire en prose qu’en vers. » Cervantes, par la bouche de son chanoine, a proposé là l’idée d’une sorte de Télémaque de la chevalerie, et on a quelque raison de croire qu’en composant son dernier ouvrage posthume, celui qui suivit Don Quichotte, son Persilès et Sigismonde, il s’était flatté de réaliser en grande partie cet idéal.

On ne saurait donc contester que le point, de départ et l’objet principal du Don Quichotte ne soit une satire littéraire. Mais le bonheur et la vivacité de l’invention y font volontiers négliger, en le lisant, cette intention particulière. Les personnages mis en scène sont si bien venus et si vivants, ils sont nés sous une si heureuse étoile, ils sont d’une physionomie si originale et ont un caractère si marqué (y compris leurs deux montures, inséparables des deux maîtres), qu’on s’attache et qu’on s’affectionne à eux tout d’abord, indépendamment de la moralité finale que l’auteur prétend tirer de leurs actions. On n’a pas besoin de songer à Amadis pour se plaire à Don Quichotte. Ce pauvre Don Quichotte, répétant les exploits des anciens chevaliers avec une si parfaite bonne foi et une candeur si unique, donne jour à une telle variété de rencontres et d’aventures, — l’écuyer Sancho, dès la seconde sortie, accompagne et double si grotesquement son maître, avec ce perpétuel contraste de demi-bon sens et de demi-bêtise qui ne feront que s’accroître et se solidifier en avançant, — l’auteur, par des stations ménagées à propos, sait si naturellement entremêler d’autres récits et nous intéresser, chemin faisant, par les côtés passionnés et romanesques de notre nature, — il profite si justement et avec une si légitime hardiesse des instants lucides de son héros qui n’extravague que sur un point, pour le faire noblement et fermement discourir des matières que lui-même avait le plus à cœur de traiter, — tout cet ensemble vit, marche, se déduit si aisément, d’un cours si large, si abondant, et avec une telle richesse de développements imprévus et d’embranchements inépuisables, qu’on est bien réellement en plein monde, en plein spectacle, en plein air sous le ciel, qu’on nage dans un courant de curiosité humaine de tous côtés excitée et satisfaite, et que rien ne sent ni ne rappelle l’application critique et satirique née dans le cabinet. Il est arrivé en grand à Cervantes pour son Don Quichotte, ce qui est arrivé à La Fontaine avec ses Fables, entreprises d’abord pour un but particulier ; à mesure qu’il avançait, il a insensiblement, non pas perdu de vue, mais agrandi, étendu et serré de moins près son premier objet ; il a fait entrer toute la vie humaine dans son cadre et nous a rendu cette vaste comédie « aux cents actes divers. »

Le plan de Don Quichotte n’a rien d’exact, et il a varié sensiblement dans le cours de l’exécution. Je n’entends point parler ici de maint anachronisme ni des inadvertances de détail qu’on a relevés et qui sont échappés à la plume rapide de l’auteur ; je ne parle que de l’ensemble des caractères et de l’action. Le personnage de Don Quichotte n’est complet qu’à sa seconde sortie et lorsqu’il est suivi de Sancho : ce n’est qu’au moyen de cette antithèse perpétuelle et de cette alliance boiteuse que l’action a tout son sens désormais, qu’elle a sa prise et sa portée en toute direction. La première partie du roman, qui parut en 1605, semble d’abord avoir dû être définitive ; l’auteur pouvait s’y tenir sans la continuer. Le succès fut si vif que Cervantes se décida à donner une suite ; il mit dix ans avant de la faire paraître : Le Sage a bien mis vingt ans à finir le dernier volume de Gil Blas. Cette seconde partie de Don Quichotte, que l’auteur publia en 1615, à l’âge de soixante-huit ans, avait été devancée par l’œuvre d’un imitateur ou contrefacteur qui avait voulu, comme on dit, lui couper l’herbe sous le pied, lui pousser le coude avant qu’il eût fini de boire. Le premier mouvement de Cervantes, en apprenant cette désagréable nouvelle et en recevant le croc-en-jambe, fut d’être irrité ; mais il redoubla aussitôt de courage, il se piqua d’honneur, et la dernière partie de son ouvrage sent l’aiguillon. Cette seconde partie de Don Quichotte, qui déroule les faits et gestes du héros depuis sa troisième sortie, et où s’accomplit l’incomparable mystification de Sancho, soi-disant gouverneur de Barataria, est plus méditée, plus réfléchie que la première, et sans prétendre rien ôter à la grâce de celle-ci ni à sa charmante légèreté, elle la fortifie, la mûrit et la couronne admirablement. Sancho gouverneur et homme d’État, jouant au Salomon sans rire, y réussissant presque, est le dernier terme, le plus sérieux comme le plus bouffon, d’une histoire qui a commencé par le combat contre les moulins à vent.

J’ai cru remarquer pourtant que de ces deux parties de Don Quichotte, toutes deux si agréables dans leur diversité et qui se complètent si bien, les lecteurs d’un goût difficile et d’un jugement plus froid estiment la seconde supérieure, tandis que les esprits plus poétiques ou qui accordent davantage à la fantaisie, continuent de donner la préférence à la naïveté de la première. D’un côté en effet, c’est bien la folie vraiment folle, qui échappe, qui court les champs à l’aventure et avec laquelle on va de surprise en surprise : de l’autre, c’est la folie connue à l’avance, et dont on a le signalement, une folie mystifiée et surveillée.

Un écrivain de nos jours, homme fort instruit, et particulièrement versé dans la littérature espagnole, M. Germond de Lavigne, s’est avisé (car toute cause trouve à la fin son avocat) de prendre en main la défense du continuateur anonyme de Don Quichotte, de celui qui avait essayé, dans l’intervalle des deux parties, de supplanter Cervantes et de se substituer en son lieu et place dans la faveur du public. Il a traduit en français cette continuation6, déjà connue par une traduction plus libre de Le Sage, et il s’est attaché à montrer qu’elle n’est ni si mauvaise qu’on l’a dit et répété, ni si indigne de la première partie du Don Quichotte à laquelle elle prétendait s’adjoindre et succéder. M. G. de Lavigne a fait plus, il a critiqué la seconde partie du Don Quichotte de Cervantes et s’est mis par là en contradiction avec le goût public presque universel. En accordant à M. G. de Lavigne que l’ouvrage du continuateur n’est nullement méprisable et qu’il n’est difficile à lire aujourd’hui que parce que la place est prise et que chaque lecteur a dans l’esprit la suite si agréable de Cervantes, c’est tout ce que vraiment on pourrait faire ; je viens, dans mon désir d’impartialité, d’essayer de lire quelques chapitres de ce Don Quichotte d’Avellaneda ; tout ce que j’en ai vu me paraît lent, logique et lourd ; on ne peut s’empêcher de dire à chaque instant : « Ah ! ce n’est plus cela ! » Tout traducteur est admis, je le sais, à faire valoir les bons côtés de son auteur ; mais il y a lieu de s’étonner que l’écrivain français n’ait pas mieux ressenti l’insulte que ce continuateur pseudonyme faisait, dès les premières lignes, à celui dont il allait suivre si pesamment et dont il eût dû baiser les traces, insulte malheureuse qui est la seule chose de lui qui restera pour qualifier son procédé et dénoncer son âme à défaut de son nom. Oui, tandis qu’il aspirait à continuer Cervantes et à monter en croupe derrière lui sur ses poétiques inventions, il l’appelait, pour tout remercîment, « vieux et manchot. » M. G. de Lavigne a beau vouloir discuter et diminuer l’injure, la mauvaise plaisanterie ou l’allusion (comme il voudra l’appeler), elle a été proférée et elle reste écrite. Et lui-même, M. G. de Lavigne, par une sorte d’émulation fâcheuse, il ne craint pas d’appeler ce charmant Cervantes « un esprit léger, frivole et vagabond. » Est-ce qu’on parle ainsi des beaux génies et des grandes intelligences ? est-ce que le rôle de défenseur de la partie adverse excuse ces licences ? M. G. de Lavigne, qu’il me permette de le lui dire, s’est trompé dans le plaidoyer qu’il a joint à sa traduction estimable ; il a trop présumé de l’effort de sa docte critique après deux siècles et demi de possession. Il eût pu, tout au plus, se faire écouter en plaidant pour son client les circonstances atténuantes. Il est des causes perdues à l’avance auprès de la postérité. L’affaire est entendue, comme on dit au Palais. L’avocat voudrait répliquer encore ; mais la Cour s’est déjà levée, le public qui a devancé le jugement se disperse et l’on n’y est plus.

II.

La critique a fort raisonné de nos jours et de tout temps sur la pensée fondamentale qui se montre ou se dérobe dans Don Quichotte, et il n’en pouvait être autrement ; c’était son droit. Que serait la critique si elle ne raisonnait pas ? J’y insisterai donc à mon tour ; je voudrais exposer, éclaircir de mon mieux ce point délicat et encore si controversé.

Et d’abord il n’y a nul doute qu’il devait se rencontrer dans Don Quichotte quantité d’allusions satiriques et fines que les contemporains saisissaient au passage et qui nous échappent aujourd’hui. Mais ces allusions ne sont qu’accessoires et incidentes, et l’opinion qui irait à soutenir, comme on l’a fait, que Cervantes a voulu dans son ouvrage ridiculiser Charles-Quint ou même le ministre duc de Lerme, ne mériterait pas l’examen. Cervantes n’a rien en lui de cet esprit politique amer et concerté dont Swift a fait preuve en plus d’un chapitre de son Gulliver. Le génie du Don Quichotte est un génie léger, tout l’opposé de l’ironie âcre et concentrée de Swift et de ce spleen à couper au couteau. Le système d’interprétation qui prétendait découvrir et démasquer en Don Quichotte une satire historique minutieuse est dès longtemps abandonné.

Mais la critique philosophique, l’esthétique allemande ou génevoise n’a pu s’en tenir à l’impression légère et riante qui résulte de Don Quichotte, et elle a cherché à y voir tout autre chose encore. Bouterwek avait commencé, et il attribuait à Cervantes une idée plus haute que celle d’avoir voulu décréditer les mauvais romans de chevalerie, bien qu’il lui reconnût aussi cette dernière intention, mais seulement comme occasionnelle et secondaire ; il la réduisait au point de la subordonner tout à fait à je ne sais quelle vue supérieure :

« On ne saurait supposer, disait-il, que Cervantes ait eu l’absurde pensée de vouloir prouver l’influence fâcheuse des romans sur le public, par la folie d’un individu qui aurait pu tout aussi bien perdre la tête en lisant Platon ou Aristote. Cervantes fut frappé de la richesse que lui offrait l’idée d’un enthousiaste héroïque qui se croit appelé à ressusciter l’ancienne chevalerie : C’est là le germe de tout son ouvrage, Il sentit en poëte tout ce qu’on pouvait faire de cette idée… »

Un autre critique distingué par son savoir et ses consciencieuses lectures, mais doué aussi d’une ingénuité de jugement parfois excessive, Sismondi, dans son Cours sur les littératures du Midi, professé à Genève devant un auditoire qui riait peu, se chargea de reprendre et de développer la pensée de Bouterwek. Ce livre si divertissant de Don Quichotte, du moment qu’on entre dans les vues de l’auteur et dans l’esprit qui l’animait pendant sa composition, change tout à fait d’aspect, selon Sismondi, et ne lui paraît plus fournir qu’un texte à des réflexions sérieuses :

« L’invention fondamentale de Don Quichotte, dit-il (et cette explication depuis a fait loi), c’est le contraste éternel entre l’esprit poétique et celui de la prose. L’imagination, la sensibilité, toutes les qualités généreuses, tendent à l’exaltation de Don Quichotte. Les hommes d’une âme élevée se proposent, dans la vie, d’être les défenseurs des faibles, l’appui des opprimés, les champions de la justice et de l’innocence. Comme Don Quichotte, ils retrouvent partout l’image des vertus auxquelles ils rendent un culte… Ce dévouement continuel de l’héroïsme, ces illusions de la vertu, sont ce que l’histoire du genre humain nous présente de plus noble et de plus touchant ; c’est le thème de la haute poésie, qui n’est autre chose que le culte des sentiments désintéressés. Mais le même caractère, qui est admirable pris d’un point de vue élevé, est risible, considéré de la terre… L’on sent déjà pourquoi quelques personnes ont considéré Don Quichotte comme le livre le plus triste qui ait jamais été écrit ; l’idée, fondamentale, la morale du livre, est en effet profondément triste… »

Il n’est, on le voit, que manière de prendre les choses. Chaque lecture est comme une liqueur qui se teint de la couleur et s’empreint de la saveur du vase où on la verse. Un jour, Philippe III, du balcon de son palais, voyant un étudiant qui, sur les bords du Mançanarès, lisait un livre et interrompait souvent sa lecture en se frappant de la main le front et en faisant des mouvements extraordinaires de plaisir et de joie : « Cet étudiant est fou, dit le roi, ou il lit Don Quichotte. » Les courtisans qui étaient là coururent vérifier le fait, et c’était vrai. Selon Sismondi, cet étudiant aurait dû rire et pleurer en même temps, ou même, pour peu qu’on fasse de lui un Werther, ou un étudiant d’Iéna en 1813, il aurait dû pleurer à chaudes larmes ; mais il était trop du siècle de l’auteur pour avoir de ces idées d’après coup.

J’ai sous les yeux une ingénieuse brochure sans nom d’auteur, imprimée à Porto en 1858, écrite en français et qui a pour titre : Don Quichotte expliqué par Gœtz de Berlichingen. L’idée de Sismondi y fait un progrès nouveau et y est poussée encore plus à fond. On ne saurait aller plus loin dans cette voie d’attrister et de mélancoliser Don Quichotte :

« Le caractère de Gœtz de Berlichingen, nous dit l’auteur, a été évidemment inspiré par celui de Don Quichotte. L’analogie entre ces deux puissantes créations est des plus frappantes, et on ne peut pas admettre que Goethe, depuis le commencement jusqu’à la fin, ait côtoyé Cervantes à son insu.

« Démontrer que Gœthe s’est inspiré de Cervantes serait déjà un sujet de critique assez piquant, mais c’est une raison plus forte qui me pousse à insister sur la filiation des deux caractères. Notre profonde conviction est que l’œuvre de Cervantes est méconnue dans ce qui en fait la haute portée, en ce sens que généralement on ne lui attribue que l’intention de ridiculiser et la chevalerie et les livres de chevalerie.

« J’espère prouver qu’un but aussi mesquin n’est pas celui que Cervantes se proposa d’atteindre, et que jamais génie ne fut victime d’une injustice pareille à celle dont les trois siècles les plus lettrés des annales humaines se sont rendus coupables envers lui… »

Et l’auteur de la brochure s’attache à dégager l’amertume que recèlent, selon lui, plusieurs passages de Don Quichotte ; il fait comme ceux qui recherchent dans la misanthropie d’Alceste un coin caché de l’humeur de Molière. Revenant sur le parallèle avec Berlichingen, ce représentant de l’époque féodale, il marque les rapports et les différences ; Don Quichotte, selon lui, est bien autre chose ; « il ne doit pas seulement représenter une époque, c’est un caractère, c’est le type de l’idéal à toutes les époques :

« Dans quelque siècle que vous le placiez, enseigne le livre, l’homme qui asservira sa conduite aux lois d’un idéal absolu ne pourra que contraster, que grimacer avec la réalité, et ce contraste ne manquera pas d’engendrer le comique…

« Et qu’était-ce que Cervantes lui-même, à le bien prendre, se demande le critique, qu’était-il, sinon un Don Quichotte ? Soldat, aventurier, esclave algérien, employé de finance, prisonnier, romancier, c’est un Gil Blas, mais un Gil Blas assombri, et qui n’est pas destiné à s’écrier comme l’autre dans sa jolie maison de Lirias : Inveni portum… »

C’est étrangement rabaisser Cervantes (toujours d’après notre auteur), que de soutenir qu’il a employé la fleur de son génie à combattre l’influence de quelques romans de mauvais goût, dont le succès retardait sur les mœurs du siècle et n’avait plus aucune racine dans la société d’alors :

« Ce que je crois plutôt, s’écrie le nouveau commentateur, qui a lu son Don Quichotte comme d’autres leur Bible ou leur Homère, et qui y a tout vu, c’est que le chevaleresque Cervantes, qui s’était précipité dans ce qui, à la fin du xvie  siècle, restait de mouvement héroïque, dut se sentir abattre par le désenchantement d’un croyant plein de ferveur qui n’a pas trouvé à fournir carrière pleine, qui dans l’exagération de son idéal s’est heurté et blessé contre les réalités, et qui, après avoir été contraint d’abdiquer l’action, s’est condamné à une retraite douloureuse, s’est réfugié dans ses rêves, et en dernier lieu, dans un testament immortel, lance à son siècle une satire qui n’était pas destinée à être comprise de ce siècle et dont l’avenir seul était chargé de trouver la clé. »

Et nous adjurant à la fin dans un sentiment de tendre admiration, essayant de nous entraîner dans son vœu d’une réhabilitation désirée, l’écrivain, que je regrette de ne pas connaître, élève son paradoxe jusqu’aux accents de l’éloquence :

« Ah ! que réparation soit faite enfin a l’écrivain le plus-sympathique ! Reconnaissons enfin, après plus de deux siècles d’injustice et d’erreur, dans toutes les proportions de sa gloire un grand homme qui fut un martyr ; qui tout le temps qu’il traversa cette terre resta étranger au bonheur ; dont le cœur fut pur de toute tache, à l’abri de ces petitesses dont souvent ne sont point exempts les grands écrivains ; dont le chef-d’œuvre porte à un si haut degré l’empreinte d’une nature si noble, si élevée et si humaine, et qui de tous les hommes est celui dont l’âme se montrerait le plus sensible à une réparation pour l’outrage fait à la portée de son génie. »

Et moi je dis : Ainsi est fait l’esprit humain ; il a soif d’une légende morale ; il a un besoin perpétuel de refonte et de remaniement pour toutes ses figures. Ce besoin de transfiguration qui éclate et se consacre assez visiblement dans la sphère religieuse est le même que celui qui tend, dans l’ordre poétique, je ne dis pas à surfaire, mais à surnaturaliser les génies. Nous voyons là à l’état de symptôme littéraire ce qui a fait ailleurs les saints et les dieux.

Et toutes ces opinions ainsi énumérées et passées en revue, je ne puis m’empêcher d’ajouter encore : Une des plus grandes vanités de la gloire, même de la gloire littéraire, qui de toutes semble pourtant la plus authentique, c’est qu’un de ses premiers effets consiste, si elle vous saisit une fois, à vous changer plus ou moins et à vous défigurer. La haute admiration de l’avenir n’est qu’à ce prix. Les écrits qui sont là n’y peuvent rien ; on les interprète, on les alambique, on les torture. Vous ne vous appartenez plus. On vous défait et on vous refait sans cesse. Chaque génération vous frappe et vous refrappe à son image. Si elle a l’air de vous placer plus haut, ô mânes et fantômes des grands esprits, n’en soyez pas plus fiers ; car ce n’est plus vous, c’est elle-même que la postérité salue en vous. Votre nom n’est plus guère qu’une enseigne et un symbole.

III.

Certes je suis trop critique pour nier les droits de la critique. On peut de loin, à distance, et en envisageant l’ensemble d’une œuvre, en embrassant d’un coup d’œil les conséquences qu’elle a eues, l’influence qu’elle a exercée sur l’esprit humain à travers les siècles, en la rapprochant d’autres œuvres analogues ou contraires, on peut y reconnaître autre chose et plus que l’auteur tout le premier n’était tenté d’y voir, et plus, certainement, qu’il n’a songé à y mettre. L’Iliade et l’Odyssée signifient et représentent pour nous assurément plus de faits et d’idées à la fois que pour les chantres homériques qui les ont récitées par branches, et pour les populations primitives qui les ont entendues. Mais cette part légitime de pensées et de réflexions qu’ajoute incessamment l’esprit humain aux monuments de son héritage intellectuel, cette plus-value croissante qui a pourtant ses limites, doit être soigneusement distinguée de l’œuvre elle-même en soi, bien que celle-ci la porte et en soit le fond. Elle ne doit point surtout être imputée et prêtée à l’auteur primitif par une confusion de vues et une projection illusoire de perspective. Sachons bien que nous devenons, à la longue, des coopérateurs et des demi-créateurs dans ces types consacrés qui, une fois livrés à l’admiration, se traduisent et se transforment incessamment. Sachons que nous y ajoutons, de notre chef, des intentions que l’auteur n’a jamais eues, comme par compensation de toutes celles qu’il a eues en effet, et qui nous échappent.

Don Quichotte a eu le sort du petit nombre de ces livres privilégiés qui, par une singulière fortune, par un accord et un tempérament unique de la réalité individuelle et de la vérité générale, sont devenus le patrimoine du genre humain. Ç’a été un livre d’à-propos, et c’est devenu un livre d’humanité ; c’est entré pour jamais dans l’imagination de tous. Tout le monde dès lors y a travaillé à l’envi et y a taillé à sa guise. Il y en a à la fois pour les enfants, il y en a pour les hommes. Cervantes n’y pensait pas, lui, mais nous y pensons, nous. Chacun est Don Quichotte à son jour, et chacun Pança. Il se retrouve, en effet, plus ou moins en chacun de cette alliance boiteuse de l’idéal exalté et du bon sens positif et terre à terre. Ce n’est même chez beaucoup qu’une question d’âge : on s’endort Don Quichotte et on se réveille Pança.

Je fais moi-même comme tous ceux qui ont raisonné à propos et hors de propos, à l’occasion du gai chef-d’œuvre : il me fait naître des idées que Cervantes sans doute n’a jamais eues. Je suis frappé, quand je vois Sancho si fin à la fois et si lourd, si rusé et si dupe, si madré et si bête, discernant très-bien un coin de la folie de son maître en même temps qu’il en accepte et en gobe le gros, je suis frappé, dis-je, de la ressemblance qu’ont avec Sancho la plupart des hommes : ils sont tout à fait comme lui en ce sens qu’ils exercent le plus souvent leur sagacité et leur finesse sur un fonds de bêtise ou de folie à laquelle ils croient. Ils en ôtent un peu çà et là, mais ils y adhèrent au fond. On dirait que leur bon sens s’aiguise sur une base de bêtise ou de folie, comme une lame de couteau sur une pierre à repasser. Le commun des malins, en bien des matières, se contente, comme Sancho, d’admettre un tiers ou un quart de la grosse absurdité, — assez encore pour qu’elle subsiste. Ils y croient on ne sait trop comment, ils y tiennent, surtout si on leur a fait entrevoir quelque intérêt, — quelque île là-bas en perspective. 

Faire comme Sancho, en se formant comme lui chaque jour et en se dégrossissant de plus en plus, c’est-à-dire aller d’une plus grosse absurdité à une absurdité moindre, savez-vous que, si l’on était bien ironique, on pourrait soutenir sans trop d’invraisemblance que c’est peut-être là, en certaines branches, tout le progrès possible pour l’humanité ?

Je reviens à la question discutée du plus ou moins de profondeur de Don Quichotte. Je trouve dans un livre récent, mélange de lumière et d’ombre, cette page charmante sur Cervantes qui y est classé parmi les premiers génies ;

« L’Idéal est chez Cervantes comme chez Dante ; mais traité d’impossible, et raillé. Béatrix est devenue Dulcinée. Railler l’idéal, ce serait là le défaut de Cervantes ; mais ce défaut n’est qu’apparent ; regardez bien : ce sourire a une larme ; en réalité, Cervantes est pour Don Quichotte comme Molière est pour Alceste. Il faut savoir lire, particulièrement les livres du xvie  siècle ; il y a dans presque tous, à cause des menaces pendantes sur la liberté de pensée, un secret qu’il faut ouvrir et dont la clef est souvent perdue : Rabelais a un sous-entendu, Cervantes a un aparté, Machiavel a un double fond, un triple fond peut-être. Quoi qu’il en soit, l’avénement du bon sens est le grand fait de Cervantes…7 »

Il est très-vrai qu’il faut une clef pour plusieurs livres hardis du xvie  siècle ; Machiavel et Rabelais ont besoin d’une clef ; mais je ne crois pas que le livre de Cervantes en ait besoin dans le même sens. Ce qu’il attaquait de front, c’est-à-dire les mauvais romans de chevalerie, il n’avait besoin d’aucun masque pour le combattre ; il n’y avait pour lui nul danger à le faire. La religion et les matières d’État sont absentes de son livre, et tel qu’on le connaît, dans l’habitude de la vie, il ne s’en occupait pas. Il faut donc, au risque de le diminuer dans quelques esprits, lui enlever ce mérite du voile et du mystère. Cervantes a fait un chef-d’œuvre sans obscurité, d’une clarté parfaite, agréable, sensé, où la chimère n’a rien à faire que pour y être raillée, un de ces livres qu’eût goûté Horace comme le goûtait Saint-Évremond, un chef-d’œuvre pourtant sans analogue chez les Anciens, d’une étoffe toute moderne, aussi vif et aussi amusant en son genre que celui de l’Arioste dont il est le vrai pendant. Je ne sais si je vais par trop le dégrader, mais, lui-même, il n’était qu’un homme du plus aimable génie, de la plus fertile imagination et de la plus belle humeur, dont les heureuses qualités ont jailli jusqu’à la fin, comme par un miracle de nature, du sein de la pauvreté extrême et de l’infortune. Pour rester vrai à son égard, il faut se résigner à essuyer cette larme que depuis quelque temps on veut absolument mêler à son sourire, ou bien alors il faut dire en avertissant le monde : « Cette larme lui sied mieux, selon nous, et c’est nous qui la lui mettons. »

De bons esprits à l’étranger, Hallam et M. Ticknor, M. Mérimée chez nous, ont déjà fait ces remarques essentielles sur le Don Quichotte primitif et sincère, tel qu’il est sorti des mains et de l’esprit de l’auteur. J’ai beau y revenir après eux, le relire et l’ouvrir vingt fois au hasard, il m’est impossible de trouver en Cervantes rien de l’amertume d’Alceste dans Molière, rien encore moins (cela va sans dire) de l’ironie de Voltaire dans Candide, ni même de cette ironie fine et diffuse de Le Sage, car l’auteur de Turcaret perce parfois dans Gil Blas. Il n’est pas jusqu’aux censures littéraires sur les livres et les auteurs qu’il condamne qui ne soient très-adoucies chez Cervantes et tempérées encore d’indulgence. Oh ! que Molière y va plus rudement que cela quand il daube sur les précieuses ridicules ou sur les femmes savantes !

On a exagéré en divers sens les mérites de Cervantes. Une partie du bonheur des auteurs heureux, c’est qu’on leur prête encore plus d’habileté qu’ils n’en ont eu.

Certes, dans la conduite et les déportements de son Don Quichotte, de ce fou à idée fixe, Cervantes a observé suffisamment le vraisemblable, et on lui accorde, en le lisant, cette singulière et perpétuelle intermittence, chez son héros, cette coexistence bizarre d’hallucination et de raison. C’est une très-ingénieuse idée, assurément, que celle qui préside à la seconde partie du livre et que cette détermination que prend le bachelier Samson Carrasco, de concert avec le curé et le barbier, d’entrer dans la folie de Don Quichotte pour en mieux triompher ensuite et pour le battre sur son propre terrain. Est-ce à dire pourtant que Cervantes, en son livre, se soit montré l’égal des plus savants médecins dans le traitement de la monomanie, dans l’observation de ses différentes phases et périodes, de ses prodromes, accès et déclin, et qu’il mérite de prendre rang comme praticien à côté des Pinel, des Esquirol, des Blanche, avec ce mérite, en sus, de les avoir devancés de deux cents ans8 ? Ce qu’il y a de plus certain en tout ceci, c’est que Cervantes avait beaucoup vu, qu’il avait probablement observé des aliénés, et qu’avec le tact de l’artiste, encore plus qu’avec le tact médical, il a présenté la folie de son héros du côté le plus plausible et le plus acceptable, de manière à entraîner son lecteur. — Mais qu’il est donc difficile de garder la juste mesure dans l’admiration comme dans la critique, et quel ingrat métier que celui qui consiste à venir sans cesse dire gare à tout excès, à vouloir toujours remettre le cavalier d’aplomb sur sa monture ! C’est une folie aussi que ce besoin de justesse. Le monde en général, même celui des choses de l’esprit, ne va que par des à peu près.