(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Don Quichotte. »

Don Quichotte.

Traduction de Viardot ;
Dessins de Gustave Doré1.

Tout le monde a loué le Don Quichotte de M. Doré, et je viens bien tard pour me joindre à tous ceux qui en ont parlé si pertinemment. « Voilà un beau prometteur, dirait Sancho ; il paye ses étrennes à la Saint-Jean ; pourquoi pas à la Noël ? Confiture après le dessert, c’est quasi autant dire que moutarde après le dîner. Mieux vaut un bon tiens que deux tu l’auras ; mieux vaut un moineau dans la main que la grue qui vole en l’air. » — Mais aussi le même Sancho (car il a deux bâts à son âne) dirait « que mieux vaut tard que jamais ; qu’il n’y avait nul péril en la demeure ; que bonne espérance, après tout, vaut mieux que chétive possession, et qu’on peut attendre patiemment quand on est déjà si bien loti d’ailleurs et si bien nanti. » Le fait est que la dernière œuvre de M. Doré, son Don Quichotte est classé désormais, qu’il est allé rejoindre son Rabelais et son Dante, et que je ne pourrai que répéter faiblement ce que les juges du genre, ces maîtres du camp, les Gautier et les Saint-Victor en ont écrit avec la vivacité et le relief qui les distinguent. Ce qui me frappe après eux et comme eux dans cette nouvelle et si originale traduction de M. Doré, c’est un côté qui n’avait jamais été accusé, ni même senti et soupçonné des dessinateurs précédents. « J’espère bien, disait un jour Sancho à son maître, en voyant les histoires d’Hélène et de Paris, d’Énée et de Didon, représentées sur de mauvaises tapisseries d’auberge, j’espère bien et je parierais qu’avant peu de temps d’ici il n’y aura pas de cabaret, d’hôtellerie, de boutique de barbier, où l’on ne trouve en peinture l’histoire de nos prouesses ; mais je voudrais qu’elles fussent dessinées de meilleure main… » Si Sancho, dans son prosaïsme, pensait ainsi, que dirait Don Quichotte ? Il a longtemps attendu un dessinateur digne de lui et à la hauteur de ses rêves ; car il ne s’agissait pas seulement de montrer les choses telles qu’elles étaient, mais de les faire entrevoir aussi parfois telles qu’il les voyait en idée et qu’il se les figurait dans son monde de visions. Il fallait un coin d’enchantement et d’illumination chez le traducteur, une sorte d’émulation dans la fantaisie. J’ai sous les yeux de jolies vignettes sorties du facile et spirituel crayon de Tony Johannot ; c’est le côté comique et gai, uniquement, qui est rendu, mais la dignité du héros, ce sentiment de respect sympathique qu’il inspire jusque dans sa folie, cette imagination hautaine qui n’était que hors de propos, qui eût trouvé sans doute son emploi héroïque en d’autres âges, et, comme on l’a très-bien nommée, « cette grandesse de son esprit et cette chevalerie de son cœur », qu’il sut conserver à travers ses plus malencontreuses aventures et qu’il rapporta intactes jusque sur son lit de mort, cela manque tout à fait dans cette suite agréable où l’on n’a l’idée que d’une triste et piteuse figure, et c’est au contraire ce que M. Doré semble s’être attaché plus particulièrement à rendre. N’oublions pas que Don Quichotte est le dernier des chevaliers et qu’il n’est le plus ridicule que parce qu’il prétend reprendre les choses de plus haut ; s’il parodie les preux d’un autre temps par sa folie, il les parodie dans la patrie du Cid, et là où hier encore on répétait les chants populaires du Romancero. Le Don Quichotte de M. Doré est bien celui d’un artiste qui se souvient du Cid de la légende jusque dans la chute et le délire du dernier et du plus lamentable de ses descendants. Don Quichotte n’est déchu que par la raison ; il est entier par le cœur, par la hauteur des visées et des sentiments. Il fallait donc, comme on l’a dit, « lui conserver quelque chose de noble jusque dans le ridicule ; car Don Quichotte, c’est le Cid des petites maisons. » Ajoutez-y le cadre et le fond du tableau, cette Espagne que M. Doré est allé visiter exprès pour en pouvoir reproduire les horizons nus, décharnés, les solitudes ou les âpretés sauvages, comme aussi les plus fraîches oasis et les plus secrets vallons, les hôtelleries délabrées comme les résidences seigneuriales pompeuses et les architectures historiées et fleuries. Ce n’est point en Beauce ou en Brie que le chevalier de la Manche fait ses prouesses ; il traverse les gorges de la Sierra ; il assiste, dans ses courtes heures de repos, à des récits divers et animés qui varient les scènes et qui transportent le lecteur jusque sous le ciel africain : autant de motifs ou d’ingénieux prétextes pour le crayon. Il ne saurait convenir, enfin, qu’une illustration de Don Quichotte fût d’un style qui s’appliquerait indifféremment au Roman comique de Scarron ; nos platitudes bourgeoises et burlesques n’ont rien à faire là, ou elles sont à l’instant corrigées et relevées par des lignes plus grandioses. Le fier soldat de Lépante a gardé de certaines allures et de certains airs de tête jusque dans ses inventions les plus gaies. M. Doré a donc refait un Don Quichotte espagnol : il l’a défrancisé, déflorianisé le plus possible, et, en le rendant si neuf, il ravive en nous les sources de fraîcheur, de joie même et de poésie, qui sortent chaque fois de cette incomparable lecture ; il nous y convie, en renouvelant les impressions que trop d’habitude émousse ; et, pour ne parler que de moi, il me donne envie, en m’aidant de M. Viardot, de M. Mérimée, de M. Ticknor et de tout le monde, de revenir sur ce sujet inépuisable, sur le grand homme auteur du chef-d’œuvre, et qui, dans sa vie misérable et tourmentée, a su être, à force de bonne humeur et de génie facile, un des bienfaiteurs immortels de la race humaine : j’appelle ainsi ces rares esprits qui procurent à l’homme de bons et délicieux moments en toute sécurité et innocence.

I.

Michel Cervantes était issu d’une famille noble et très ancienne, primitivement originaire de Galice, dont les branches s’étaient répandues par toute l’Espagne et jusqu’en Amérique. Il y eut des Cervantes parmi ceux qui reconquirent Séville sur les Maures, et aussi parmi les conquérants du Nouveau Monde. La branche castillane dont il sortait, et qui, au xve  siècle, s’était alliée par un mariage avec les Saavedra, était des plus déchues au xvie , et les parents de Michel vivaient pauvrement à Alcala de Hénarès, petite ville à quatre lieues de Madrid. C’est là qu’il naquit ; il y fut baptisé le 9 octobre 1547 ; il était le dernier de quatre enfants, ayant deux sœurs et un frère. On sait peu de chose sur ses premières années, et on en est réduit à glaner quelques indications éparses çà et là dans ses ouvrages. Il est à croire qu’il fit ses premières études dans sa ville natale, laquelle était en possession d’une université fondée par le cardinal Ximénès. Il continua ses études à l’Université de Salamanque, et à Madrid même. Il avait un goût vif pour les lettres ; il prit grand plaisir de bonne heure à voir les représentations de celui qu’il appelait « le grand Lope de Rueda », batteur d’or de son métier, fameux acteur et auteur de pastorales qui se jouaient avec une extrême simplicité sur des tréteaux. On en était encore à Thespis et aux rudiments dramatiques. Le jeune Cervantes était passionné pour la lecture, et dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Un de ses maîtres, Lopez de Hoyos, régent de collège, publiant en 1569 un recueil de vers funéraires, inscriptions, allégories, devises, composées pour les obsèques de la reine Élisabeth, femme de Philippe II, donna plusieurs pièces de la composition de Cervantes qu’il appelait « son cher et bien-aimé disciple. » Cervantes avait alors vingt et un ans. Quelques essais poétiques de lui qui ne se sont pas conservés se rapportent à cet âge.

L’année suivante ou cette année même, il s’attachait à la personne d’Aquaviva, bientôt cardinal, qui avait été envoyé par le pape à Madrid comme légat extraordinaire, et qui apparemment avait du goût pour les lettres et pour ceux qui les cultivent. Cervantes le suivit à Rome et fit partie de sa maison en qualité de chambellan ou valet de chambre ; mais cet état de domesticité, réputé honorable, paraît lui avoir peu convenu, et, au lieu de pousser sa fortune près de son patron, de devenir signor abbate et le reste, on le voit bientôt engagé soldat au service de la ligue conclue entre le pape, Philippe II et les Vénitiens, dans cette espèce de sainte croisade commandée par Don Juan d’Autriche contre les Turcs. Il paraît y être entré avec tout le feu et l’enthousiasme de la jeunesse et il s’est plu à remarquer dans son tout dernier ouvrage, non sans un retour évident sur lui-même, « qu’il n’est pas de meilleurs soldats que ceux qui sont transportés de la culture des lettres sur les champs de bataille, et qu’aucun homme d’étude n’est devenu homme de guerre sans être un brave et un vaillant2. »

Pendant quatre années (1571-1575), Cervantes fit un rude apprentissage de la vie militaire ; il eut sa part glorieuse dans la bataille navale de Lépante (7 octobre 1571) ; la galère sur laquelle il servait, Marquesa, fut engagée au plus épais de la mêlée ; chargée d’attaquer la Capitane d’Alexandrie, elle y tua des centaines de Turcs et prit l’étendard royal d’Égypte. Cervantes, quoique malade de la fièvre, insista pour combattre et fut placé au poste le plus périlleux avec douze soldats d’élite ; il y déploya un grand courage dont il porta les marques jusqu’à la mort ; car, sans compter deux coups d’arquebuse dans la poitrine, il en reçut un autre qui l’estropia et le priva de l’usage de la main gauche pour le reste de sa vie. Il demeura au service, tout invalide qu’il était. Il ne serait pas exact de dire « qu’il ne reçut aucune récompense de sa bravoure. » On a la preuve que, retenu pendant des mois à l’hôpital de Messine, il lui fut accordé des secours pécuniaires que le généralissime lui fit donner par l’intendance de la flotte. Guéri, enfin, il fut gratifié d’une haute paye de trois écus par mois. On sait les noms des régiments fameux, des vieilles bandes dans lesquelles il servit successivement. Le capitaine de sa compagnie, quand il combattit à Lépante, était Diego de Urbina, et il s’est plu à le nommer dans Histoire du Captif, qui n’est pas la sienne, mais qui est toute parsemée de ses souvenirs. Maigre pourtant fut sa récompense, et elle ne lui ôta pas le droit d’écrire plus tard : « En Espagne, un soldat se bat sans être payé ; est-ce qu’on paye les soldats en Espagne ? »

Plus de quarante ans après, lorsque Cervantes eut fait la première partie de Don Quichotte et qu’un intrus s’avisa de la continuer en voulant lui ravir sa gloire, ce continuateur pseudonyme eut la malheureuse pensée d’insulter non-seulement à la vieillesse du noble et original écrivain, mais encore à son infirmité, à sa blessure, et de dire, en parlant au singulier de sa main et avec intention, « qu’il avait plus de langue que de mains. » Sur quoi Cervantes, dans la préface de la seconde partie de Don Quichotte, répliqua :

« Ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir, c’est qu’il m’appelle injurieusement vieux et manchot, comme s’il avait été en mon pouvoir de retenir le temps, de faire qu’il ne passât point pour moi, ou comme si ma main eût été brisée dans quelque taverne, et non dans la plus éclatante rencontre qu’aient vue les siècles passés et présents, et qu’espèrent voir les siècles à venir. Si mes blessures ne brillent pas glorieusement aux yeux de ceux qui les regardent, elles sont appréciées du moins dans l’estime de ceux qui savent où elles furent reçues, car il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille que libre dans la fuite. Je suis si pénétré de cela, que si l’on me proposait aujourd’hui d’opérer pour moi une chose impossible, j’aimerais mieux m’être trouvé à cette prodigieuse affaire, que de me trouver à présent guéri de mes blessures sans y avoir pris part. Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges3… »

Cervantes garda toujours un cher souvenir de cette vie d’honneur et de misère qui est la vie du soldat, et à certain jour il l’a célébrée d’une façon toute noble et sérieuse par la bouche de son Don Quichotte.

Cervantes, soldat, fit encore deux campagnes navales, l’une dans l’Archipel en 1572, et l’année suivante (1573) il fut à l’affaire de la Goulette, à Tunis, sous Don Juan d’Autriche. Le régiment où il servait alors, et dans lequel il avait passé après la bataille de Lépante, était celui de Flandre, qui avait à sa tête Lope de Figueroa, mis deux fois en scène par Calderon.

Après être revenu en Italie et avoir séjourné plus d’une année à Naples, toujours sous les drapeaux, Cervantes pensa à quitter le service, et en 1575 il s’embarquait pour l’Espagne avec son frère aîné, soldat comme lui, et emportant d’honorables lettres de recommandation de ses chefs, le duc de Sesa et Don Juan. C’est dans la traversée qu’il fut capturé après un combat par une escadre algérienne et conduit en captivité à Alger, où il ne demeura pas moins de cinq années. Certes, quand nous nous apitoyons sur ces premières années de campagnes comiques et de caravanes de Molière, parcourant le midi de la France avec sa troupe, et de temps en temps chassé d’une ville, molesté par le magistrat et obligé de porter ailleurs ses tréteaux, il n’est pas de comparaison à faire entre ce genre de tracasserie et de souffrance (si souffrance il y a) et les épreuves auxquelles fut soumise la jeunesse de Cervantes, cet autre inimitable rieur, et un rieur sans amertume.

Les vicissitudes de sa captivité nous mèneraient trop loin, à les raconter en détail ; il passa successivement au service de trois maîtres et se fit considérer en même temps que redouter d’eux par les tentatives réitérées et pleines de hardiesse qu’il fit pour recouvrer sa liberté et la procurer à ses compagnons de chaîne. Il voulait plus : à un certain moment il ne visa à rien moins, dit-on, qu’à organiser une révolte générale des esclaves chrétiens, alors si nombreux dans la Régence, et cette terrible Alger, cette aire d’oiseaux de proie, eût été dès lors purgée, reconquise et faite chrétienne. Quoi qu’il en soit de ce dernier projet qu’on lui a prêté et par où il eût renouvelé Spartacus, il fit preuve, durant cette longue captivité, des plus hautes qualités viriles qui imprimèrent une admiration reconnaissante au cœur de ses compagnons et qui inspirèrent du respect à ses maîtres. Le Dey d’Alger disait de lui que « quand il tenait sous bonne garde le manchot espagnol, il tenait en sûreté ses esclaves, ses galères et même toute la ville. » Dans l’Histoire du Captif, Cervantes, faisant raconter à ce personnage réel ou fictif bien des choses dont lui-même avait été témoin et les horreurs qui avaient affligé sous ses yeux l’humanité, lui fait dire encore :

« Un seul captif s’en tira bien avec lui (avec le Dey) ; c’est un soldat espagnol, nommé un tel de Saavedra, lequel fit des choses qui resteront de longues années dans la mémoire des gens de ce pays, et toutes pour recouvrer sa liberté. Cependant jamais Hassan-Aga ne lui donna un coup de bâton, ni ne lui en fit donner, ni ne lui adressa une parole injurieuse, tandis qu’à chacune des nombreuses tentatives que faisait ce captif pour s’enfuir, nous craignions tous qu’il ne fût empalé, et lui-même en eut la peur plus d’une fois. Si le temps me le permettait, je vous dirais à présent quelqu’une des choses que fit ce soldat ; cela suffirait pour vous intéresser et pour vous surprendre bien plus assurément que le récit de mon histoire. »

C’est dommage que le compagnon n’ait pas cédé à la tentation et ne nous ait pas donné toute l’histoire ; mais, certes, ce n’était pas trop d’orgueil ni de vanité à Cervantes que de jeter ainsi sa signature et de profiler sa silhouette au cœur de son œuvre. 

Enfin l’heure libératrice arriva ; son frère, délivré bien avant lui, avait porté de ses nouvelles à sa famille ; si pauvre qu’elle fût, elle se saigna pour la délivrance de ce dernier fils ; de bon religieux, les Pères de la Rédemption, y aidèrent et ajoutèrent à la rançon un complément indispensable pour atteindre le chiffre exigé (19 septembre 1580). Il était temps : le maître de Cervantes, le Dey remplacé à Alger par ordre du Grand Seigneur, repartait pour Constantinople et emmenait avec lui son captif, déjà à bord et enchaîné. Pauvre et si aimable Don Quichotte, à combien peu il a tenu bien des fois qu’on ne te possédât jamais ! Cervantes dut ressentir bien vivement le bonheur d’une liberté si longuement attendue, si chèrement achetée, et il s’en ressouvenait sans doute après tant d’années lorsqu’il faisait dire par Don Quichotte à Sancho, au sortir d’une captivité, toute gracieuse cependant et hospitalière :

« La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le Ciel ait fait aux hommes. Rien ne régale, ni les trésors que la terre renferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté aussi bien que pour l’honneur, on peut et l’on doit aventurer la vie. Au contraire, l’esclavage est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que tu as bien vu l’abondance et les délices dont nous jouissions dans ce château que nous venons de quitter. Eh bien ! au milieu de ces mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j’avais à souffrir les misères de la faim, parce que je n’en jouissais pas avec la même liberté que s’ils m’eussent appartenu ; car l’obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu’on reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l’esprit s’exercer librement. Heureux celui à qui le Ciel donne un morceau de pain sans qu’il soit tenu d’en savoir gré à d’autres qu’au Ciel même ! »

Il ne se ressouvenait pas seulement d’Alger quand il écrivait ceci, il se reportait à tant d’autres circonstances qui avaient suivi cette ancienne infortune, et où il lui avait été dur de monter l’escalier et de manger le pain d’autrui ; mais il n’y mettait rien de l’amertume de Dante : génies égaux, mais différents et plutôt contraires ; incompréhensible variété de la nature ! Revenu en Espagne à l’âge de trente-trois ans, Cervantes ne fit que recommencer une série d’épreuves et d’infortunes. Son père était mort, sa famille des plus pauvres, et appauvrie encore par l’effort qu’elle avait dû faire pour sa délivrance. Il reprit le service et rejoignit son frère, probablement dans le même régiment de Flandre qui était alors en Portugal : l’Espagne venait de mettre la main sur ce petit royaume. Il fit, sous le marquis de Santa-Cruz, l’expédition des Açores en 1581 ; il fut avec son frère, en 1583, à la prise de Terceire. Son séjour en Portugal l’initia de près à la connaissance de la littérature portugaise, veuve à peine de son Camoëns et hier encore si florissante ; il y prit goût, et son premier ouvrage, de forme pastorale, la Galatée, s’en ressentit (1584). Avant d’être lui-même et de dégager son talent original, Cervantes subit la loi commune ; il adopta les modes des temps et des lieux où il vivait. Il n’aspirait d’abord qu’à prendre rang entre les beaux esprits du jour, et il y réussit.

On croit savoir qu’il n’écrivit cette pastorale de Galatée que pour plaire à une beauté dont il était amoureux et même jaloux, la même qu’il épousa en cette année 1584. C’était une demoiselle de bonne famille, mais de peu de fortune, qui habitait Esquivias près de Madrid. Cervantes n’en eut point d’enfants ; mais il éleva et garda près de lui une fille naturelle qu’il avait eue, en Portugal, d’une dame de Lisbonne.

Sa vie littéraire commence à ce moment ; il avait trente-sept ans ; marié, sans fortune, homme d’imagination, n’ayant gagné à sa première vie militaire que de l’estime et des blessures, il se dit, après son début de Galatée, qu’il y avait à faire de belles choses dans les lettres, et particulièrement à entreprendre pour le théâtre qui était resté comme dans l’enfance.

II.

Dans cette première période de sa vie littéraire, Cervantes se mit donc pendant quelques années à composer bravement des pièces de théâtre, et il les fit représenter avec plus ou moins de succès par les troupes nomades qui desservaient alors les théâtres en plein vent des diverses capitales de l’Espagne4. De ces pièces aucune ne fut imprimée dans le temps ; mais lui-même nous a donné les noms de neuf d’entre elles, dont deux ont été recouvrées depuis. S’étant remis plus tard à composer des comédies nouvelles et non représentées, qu’il publia en 1615, il disait dans la préface en parlant des perfectionnements qu’il avait introduits autrefois dans l’art dramatique et scénique :

« Il est une vérité que l’on ne pourra contredire (car c’est ici qu’il faut faire taire ma modestie) : on a vu représenter sur les théâtres de Madrid la Vie d’Alger, de ma composition, la Destruction de Numance et la Bataille navale, où je me hasardai à réduire à trois journées au lieu de cinq les comédies. Je montrai, ou pour mieux dire je fus le premier à personnifier les imaginations et les pensers cachés au fond de l’âme, produisant des êtres moraux au théâtre au grand applaudissement des auditeurs. Je composai dans ce temps jusqu’à vingt ou trente comédies, qui toutes furent jouées sans qu’on leur jetât des concombres ou autres projectiles. Elles firent leur carrière sans sifflets, sans clameurs et sans confusion. Je trouvai d’autres occupations, je laissai la plume et les comédies, et parut alors le prodige de nature, le grand Lope de Yega, qui s’éleva à la monarchie de la comédie, rangeant sous ses lois tous les acteurs… »

Cervantès est d’une bienveillante et libérale nature et il ne marchande pas l’éloge à ses rivaux, ni même, comme on le voit ici, à son vainqueur. Il fit bien, du reste, de se retirer à temps du théâtre quand Lope de Vega allait y régner ; il lui arriva un peu à cet égard la même chose qu’à Walter Scott qui, d’abord poëte, se retira peu à peu devant l’astre de Byron et se détourna vers le genre de roman où il fut créateur.

Cependant ce ne fut point au roman tout d’abord que Cervantes alla demander son dédommagement et sa revanche. Il dut, pour soutenir sa famille composée de sa femme, de ses deux sœurs à sa charge et de sa fille naturelle, s’occuper d’avoir un emploi. Il quitta Madrid et se rendit en 1588 à Séville, qui était alors un débouché très-important, l’entrepôt et le grand marché de toutes les richesses arrivant d’Amérique. Cervantes y devint l’un des principaux commis du chef des approvisionnements ou du munitionnaire général pour les armées et flottes des Indes, et, cet emploi cessant, il fut ensuite une espèce d’homme d’affaires qui se chargeait d’administrer des biens, de faire des recouvrements pour des municipalités ou pour des particuliers. Il dut visiter à ce titre bien des points du pays et entrer dans la familiarité de bien des classes ; son expérience de la vie s’accroissait ainsi sans qu’il y songeât et de la façon la meilleure, de celle qui ne sent en rien l’étude. En 1590, découragé apparemment ou bien tenté par la fortune, il eut l’idée de s’expatrier et adressa au roi une requête pour obtenir quelque place en Amérique, dans cette contrée qu’il appelle quelque part « le pis aller et le refuge des désespérés d’Espagne. » Il énumérait à l’appui de sa requête ses longs services, ses aventures, ses souffrances en Alger ; et cet ensemble de pièces et d’attestations, longtemps enseveli dans des archives, est devenu un document inappréciable pour ses biographes. Il désigna dans ses sollicitations jusqu’à quatre places à sa convenance parmi celles qui vaquaient dans le Nouveau Monde, ce qui eût fait de lui, s’il eût réussi, un payeur de la marine, ou un receveur général, ou un gouverneur de district, ou même un corrégidor. Heureusement pour la postérité et pour ce pauvre Don Quichotte, si souvent en péril de ne pas naître, la demande de Cervantes resta sans effet. Cromwell, qui voulut, également y aller un jour, ne partit point pour l’Amérique ; Cervantes non plus : l’Angleterre aurait perdu à l’un, — le monde entier à l’autre.

Durant dix ans au moins (1588-1598) Séville fut sa principale résidence ; il y éprouva sur la fin une désagréable affaire quand il se vit emprisonné par ordre du gouvernement pour quelque irrégularité dans l’exercice de son emploi et dans le versement de la recette. Cette poursuite ou menace de poursuite eut des reprises et traîna des années. M. Viardot est entré à ce sujet dans des détails et des explications qui mettent hors de cause la probité de Cervantes en tant que comptable. Tout dans ses œuvres et dans ses écrits annonce et déclare si bien la netteté de la conscience, l’habitude de l’honnête homme en lui, qu’il serait bien surprenant qu’il se fût montré autre dans les actes de sa vie. Mais la probité, chez les gens de lettres, les artistes et les hommes d’imagination, comme chez les anciens soldats (et Cervantes réunissait tous ces titres), est certes compatible avec quelque négligence. On a besoin, il faut bien le dire, de quelque défaut secondaire et d’un travers qu’on ne sait trop où placer, pour s’expliquer le guignon constant de Cervantes. Je le soupçonnerai, si l’on veut, d’avoir eu une ou deux qualités de trop pour la pratique de la vie, trop de franchise, par exemple, d’ouverture ou de hauteur de cœur, trop de confiance en soi ou dans les autres.

On suppose avec vraisemblance que c’est dans ces années de séjour à Séville qu’il commença à écrire quelques-unes de ses Nouvelles publiées bien plus tard (1613), et où il devait montrer un talent particulier et tout nouveau, vérité d’observation, vivacité de descriptions, esprit, grâce, et une richesse native d’idiome qui n’a pas été égalée.

En 1587, on perd sa trace à Séville, et en 1603 on le trouve établi à Valladolid. Dans l’intervalle, une tradition généralement répandue le montre employé par le grand prieur de San-Juan à faire des recettes dans la Manche, pour des dîmes arriérées, et y soulevant des animosités locales qui le firent encore une fois emprisonner. Il y a deux ou trois variantes d’historiettes à ce sujet. C’est dans les loisirs de cette prison qu’il aurait commencé son Don Quichotte, et il se serait vengé, bien doucement d’ailleurs, des gens du lieu par ces premiers mots du livre immortel : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait il n’y a pas longtemps un hidalgo… »

Établi ensuite avec sa famille à Valladodid, où était alors la Cour, il y vivait si pauvrement que sa sœur doña Andréa aidait à la subsistance commune par le travail de son aiguille ; on a retrouvé la note d’un raccommodage qu’elle fit pour les hardes d’un seigneur. Cervantes, qui était une espèce d’agent d’affaires et qui faisait des écritures pour ceux qui lui en demandaient, éprouve là de nouveau un de ces désagréments qui lui étaient assez familiers : une nuit, dans une querelle engagée près de sa maison, un chevalier, un personnage de la Cour fut frappé et blessé à mort par un inconnu : on arrêta provisoirement tous les témoins et toutes les personnes suspectes jusqu’à plus ample information, et Cervantes fut de ce nombre. Une réflexion m’obsède, et qui sera venue certainement à d’autres que moi : goûtons, bénissons les douceurs de la civilisation acquise, et admirons comme en ces temps-là la condition des plus honnêtes gens n’avait rien de garanti ni d’assuré. C’est par ces faits de l’ordre commun et de l’habitude de la vie relevés à deux ou trois siècles de distance, qu’on peut bien mesurer de combien la civilisation a marché et à quel point le climat social s’est partout adouci.

Mais enfin le mauvais sort, au moins pour quelque temps, allait être conjuré, et la première partie de Don Quichotte, menée à bien et terminée au milieu de ces traverses et de ces empêchements de mille sortes, paraissait au jour en 16055. Des êtres nouveaux, des créatures dont on n’avait pas l’idée et qui n’existaient pas la veille, entraient en possession de la vie et allaient courir le monde pour ne plus jamais mourir. Honneur avant tout aux génies inventeurs et féconds, à ceux qui ont réellement enfanté, qui ont augmenté d’un fils ou d’une fille de plus la famille poétique du genre humain ! Mais, bon Dieu ! qu’il fallait donc à ce Cervantes âgé pour lors de cinquante-huit ans, touchant au soir de la vie, et dont nous venons d’indiquer, bien légèrement encore, les opiniâtres infortunes, qu’il lui fallait d’imagination puissante et flexible, de ressort de caractère, de bonne humeur toujours prête et inaltérable, d’expérience variée, amassée de toutes parts naïvement et sans calcul, richement diversifiée et abondante, pour savoir ainsi instruire en se jouant et railler sans amertume ! Ce livre, l’un des plus récréatifs et des plus substantiels qui existent, commencé d’abord presque au hasard, ne visant qu’à être une moquerie des romans de chevalerie et d’un faux genre littéraire à bout de vogue est devenu vite en avançant, sous cette plume fertile, au gré de cette intelligence égayée, un miroir complet de la vie humaine et tout un monde. Tout y naît de soi, tout y est amené naturellement et comme fondu sans dessein dans une composition aisée et enjouée ; l’humanité y est raillée d’un bout à l’autre, sans être offensée jamais ; la foi à la vertu, à la bonté, subsiste au milieu des mécomptes et jusque dans les éclats d’une risée immodérée, toujours innocente : mélange le plus heureusement tempéré que l’on connaisse, comme aussi le plus vivement contrasté, de bon sens et d’imagination, d’expérience et d’hilarité, de maturité et de jeunesse.