(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Alexis Piron »
/ 5837
(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Alexis Piron »

Alexis Piron77

« Vous savez ma façon vive de conter et de broder dans un premier mouvement. Je vis l’heure où M. D… allait passer en l’autre monde sur les ailes de mon esprit conteur, à force de rire et de pleurer. Cela ne fait pas le même effet sur vous, parce que ceci n’est rien, dénué des circonstances et du détail de la chose…

« Vous dire mes bons mots, mes apostrophes, mes invectives, ce serait vouloir arranger les combinaisons des atomes. »

(Lettres de Piron.)

Piron, le sel et la gaîté même, est un sujet qui tente, mais auquel il est difficile de faire tenir tout ce qu’il promet ; on ne ressuscite pas la gaîté pure : elle a jailli, elle a sauté au plafond, elle s’est dissipée. Représentons-nous les gais causeurs, les hommes de verve et de mimique excellente que nous avons connus ou que nous possédons, ceux qui, dans une soirée, les portes closes, en parodiant ou nos auteurs, ou nos orateurs, ou nos simples bourgeois, nous font rire aux larmes, — Henry Monnier, Vivier, feu Romieu, Méry le conteur, et toi aussi, aimable Alfred Arago ! — essayez au sortir de là d’en donner idée à ceux qui ne les ont pas entendus : tout s’est refroidi. Il en est de même pour Piron ; il a laissé une réputation de folie, de luronnerie, d’enluminure joviale, que ses écrits ne soutiennent pas ou ne justifient qu’imparfaitement. C’était moins encore un auteur qu’une nature, une spécialité de nature, quelque chose d’impromptu et d’irrésistible. Pour bien connaître Piron et pour le faire connaître, il faudrait avoir dîné avec lui. Essayons pourtant, après tant d’autres78, de l’esquisser.

I.

Né le 9 juillet 1689, à Dijon, il tient de sa province en général et de sa famille en particulier. C’est un fruit du terroir et d’un certain cru. Les Piron étaient une souche de chansonniers, de malins compères et de satiriques. Le père d’Alexis, Aimé Piron, maître apothicaire de son état, et qui vécut quatre-vingt-sept ans, fut l’ami et le rival de La Monnoye, ou plutôt son second en matière de noëls. Il eut un jour maille à partir avec Santeul, autre poète de tempérament, qui accompagnait le prince de Condé aux États de Bourgogne : ils se prirent de bec et ne se réconcilièrent qu’en buvant. On est ici dans les vieilles mœurs ; il faut s’y faire et ne point froncer les lèvres pour commencer.

« Aimé Piron, dit un biographe bien informé79, avait un grand esprit de prévoyance, et, voulant connaître à fond le caractère de ses trois fils dans leur jeunesse, il les enivra un jour. In vino veritas.

« Puis, le lendemain, il parla ainsi à chacun d’eux : « Toi, dit-il à l’aîné, qui s’appelait Aimé comme lui, tu as le vin d’un porc » ; parce qu’il s’était endormi aussitôt après avoir bu un peu plus que de raison. — « Toi, dit-il à Jean, son second fils, tu as le vin d’un lion » ; parce que, dès qu’il fut gris, il ne chercha qu’à se battre. — « Et toi, dit-il à Alexis, tu as le vin d’un singe » ; parce qu’il avait été très-gai et avait eu une foule de saillies plus plaisantes les unes que les autres, et qui l’avaient fort amusé. »

De ces trois fils, l’aîné fut de l’Oratoire et prêtre, c’était une franche bête, nous dit Piron (j’adoucis les termes) ; le second fut apothicaire comme son père et armé en guerre toute sa vie contre je ne sais quoi : ce lion-là, malgré tout, laisse à désirer ; mais le troisième, le nôtre, fut bien réellement singe et poète. Ces prédictions se faisaient en patois, la langue habituelle d’Aimé Piron. C’est, en vérité, une parodie burlesque, et à la Rabelais, de l’épreuve héroïque et terrible que fit un jour le vieux don Diègue, père du Cid, sur ses trois fils. On est tombé de la patrie du Romancero au pays des gais noëls.

Piron et son père eurent bien des brouilleries et des querelles ; car ce père si joyeux voulait faire de son fils, malgré l’horoscope, tout autre chose que l’indiquait dame nature ; un poëte, payant et payé en monnaie de singe, n’entrait pas dans ses vues ; il maltraitait son fils et le maudissait de lui trop ressembler et d’avoir le gros lot. Mais Piron était fier de son père. En revanche, il l’était peu de sa mère, fille pourtant du célèbre sculpteur Dubois, mais qui paraît avoir été une personne assez insignifiante, étroite de cœur et d’esprit ; elle ne lui avait guère laissé de tendres souvenirs. Recevant un jour à Paris la visite de son frère l’apothicaire, qui venait le remercier de lui avoir fait un discours pour complimenter le prince de Condé aux États de Bourgogne, notre Piron s’exprimait ainsi :

« Cela m’a valu sa visite ; je ne l’avais pas vu depuis près de quarante ans. Son entrée chez moi fut un coup de théâtre ; il crut voir mon père, et moi ma mère. Il est dévot, sérieux, taciturne ; jugez du contraste. Pour moi, je crois que l’Altesse eût gagné à l’échange, et que j’aurais un peu mieux représenté le joyeux Piron (c’est-à-dire le père), qui plus de quarante à cinquante fois dans sa vie a fait l’âme du repas du tiers état. Une fois entre autres, étant assis à côté du maire de Beaune, le maire de Châtillon qui était à la gauche du maire de Beaune, se trouvant dans un moment d’enthousiasme, se leva et s’adressa au prince : Monseigneur, à la santé de Votre Altesse et de tous vos illustres aïeux ! Dieu sait la risée. Le bruit cessé, mon pauvre père, que Dieu absolve ! cria du même ton : Monseigneur, ce n’est qu’un regaigneux ; il a dérobé cela dans la poche du, maire de Beaune (je traduis le patois). Celui-ci en fureur voulait battre mon père, qui se défendit. Le prince les sépara. Parlez-moi de ces scènes du bon temps80.… »

Beaune passait pour la Béotie de la Bourgogne ; toute balourdise, toute ânerie se mettait sur le compte des Beaunois ; c’était de règle. Presque chaque grosse ville en province a ainsi sa plus petite près d’elle, qu’elle taquine et qu’elle nargue, qui lui sert de plastron : Lille et Turcoing, Montpellier et Lunel, Marseille et les Martigues, etc.

Le petit Alexis annonça de bonne heure ce qu’il serait. Il y avait à Dijon une procession dite de la Sainte-Hostie ou de l’Hostie miraculeuse ; c’était une dévotion du pays. Son père étant échevin, Alexis fut choisi pour y figurer et porter une croix. Une grande pluie survint à l’improviste ; tout le clergé se dispersa pour se mettre à l’abri ; le petit Piron, resté seul, voulut faire comme les autres, et il jeta sa croix au beau milieu du ruisseau en disant : « Tiens, puisque tu as fait la sauce, bois-la ! »

Les impiétés de Piron comptent peu ; elles ne partent pas d’un fonds d’incrédulité ; ce sont de pures saillies, comme on en avait au Moyen-Age, du temps des fabliaux ; il les expiera par une fin repentante. Et puisque nous avons mis l’insulte, mettons en regard tout aussitôt la réparation. Le même Alexis, à quatre-vingts ans, écrira au bas d’un crucifix qu’il avait dans sa chambre le quatrain suivant :

Ô de l’amour divin sacrifice éclatant !
De Satan foudroyé quels sont donc les prestiges ?
Admirons à la fois et pleurons deux prodiges ;
Un Dieu mourant pour l’homme et l’homme impénitent.

Le dernier vers est bon, mais le reste est bien mauvais ; les repentirs, en général, sont moins agréables et moins lestes que les fautes.

Mais apprenons déjà à connaître Piron : que ce fût le bon Dieu, un ami, un parent, n’importe qui, quand un bon mot lui venait au bout de la langue, il ne le retenait pas. Quelqu’un a dit : La Fontaine poussait des fables, Tallemant portait des anecdotes, Pétrarque distillait des sonnets, Piron éternuait des épigrammes. Éternuer, c’était son mot à lui. Eh bien, on ne retient pas un éternument.

Un jour, dans une querelle avec son père sur le choix d’un état, les choses en vinrent au pire, si bien que, pour éviter une correction, Alexis dut se sauver et prendre l’escalier au plus vite ; mais après la quatrième marche, il se ravisa en criant : « Halte-là, mon père ! vous savez qu’après le quatrième degré on n’est plus rien. » Le père rit et fut désarmé, au moins ce jour-là.

Piron nous a raconté lui-même, dans la préface de la Métromanie, comment ses parents, tout bons Gaulois qu’ils étaient, prétendaient l’engager dans un état régulier et le voulurent faire prêtre d’abord, puis médecin, puis avocat. Il ne put et ne voulut rien être que ce qu’il fut, un bel esprit, une belle humeur, et, comme l’a défini Grimm, une machine à saillies, à rimes et à traits, à épigrammes. La nature l’avait fait inepte à d’autres professions, et quand il ne l’aurait pas été absolument, l’éducation n’avait rien fait pour redresser à temps la nature. Les raisons qu’il donne à sa décharge dans sa prose un peu hétéroclite sont des plus sensées : on vous élève ou l’on vous élevait en ce temps-là au collège à ne rien tant admirer que Virgile, Horace, Ovide, Térence, à faire des vers à leur exemple, à ne voir la belle et pure gloire que de ce côté. De mon temps, c’était encore ainsi. On cultive donc dans les études, on surexcite des talents qu’il faudrait aussitôt après rengainer et rendre inutiles. Le logis et la classe sont en guerre : d’un côté, l’on prêche le positif ; de l’autre, on vous pousse ou l’on vous poussait au jeu de poésie. Pour peu que le génie de l’enfant s’y prête, il sort de là dans un parfait désaccord avec la société où il doit vivre, et tout disposé à mettre son Hoc erat in votis dans quelque belle élégie, quelque composition touchante, quelque comédie applaudie. Les tendres ne rêvent que Tibulle, les libertins se jettent du côté de Martial ; les uns comme les autres prennent le chemin de traverse en sortant.

On a publié, dans ces derniers temps81, des vers et des lettres de Piron datant de sa première jeunesse ; il était amoureux d’une sienne cousine et soupirait pour elle sous le nom de Lysis ; il chantait les beautés d’Amaryllis et se plaignait de ses rigueurs. On a beau essayer de lire ces vers et cette prose également fades, on ne peut se faire à l’idée que ce soit de Piron. Piron, sentimental et langoureux, n’était pas encore lui-même ; en donnant dans l’idylle et dans l’élégie, à la suite de Segrais ou de Mme de La Suze, il payait le tribut que toute première jeunesse doit à l’imitation. Il faut le chercher ailleurs.

Ses premières armes véritables se firent dans sa province et dans les guerres domestiques de clocher à clocher. On sait les plaisanteries proverbiales des Dijonnais sur Beaune, les ânes de Beaune ! Entre voisins et vis-à-vis, ces agréables démêlés entretenus et ravivés chaque matin sont capables de durer une éternité : cela n’exige pas de grands efforts d’invention ; on a les honneurs de l’esprit à peu de frais. Piron, à qui tout sujet était bon, vécut d’abord là-dessus et broda le thème en cent et une façons qui pourront paraître des plus plaisantes en effet, pour peu que l’on se prête à la circonstance et que l’on consente à entrer dans le jeu. On a publié82 et republié83 de nos jours son Voyage à Beaune pour les fêtes de l’arquebuse en 1717. Il avait déjà déclaré ouvertement la guerre aux gens du lieu ; son père de tout temps avait fait de même : bon chien chasse de race ; c’était chez lui héréditaire ; on l’avait vu un jour, aux environs de Beaune, s’amusant à abattre à coups de canne et à la Tarquin des têtes de chardons. « Que faites-vous là ? » lui demanda un passant. — « Ne le voyez-vous pas ? je coupe les vivres aux Beaunois. » De tels mots arrivaient vite à leur adresse. Signalé à l’animadversion locale, on lui conseillait de ne point la braver en allant dans la ville avec les autres Dijonnais, chevaliers de l’arquebuse ; car la bêtise est aisément violente, et l’on pouvait lui faire un mauvais parti. Mais lui, riant de ces appréhensions, et d’un ton d’Ajax, il répondait :

Allez ! je ne crains point leur impuissant courroux,
Et quand je serais seul, je les bâterais tous.

Chacun de ses mots était ainsi une aggravation et une récidive. A peine arrivé à Beaune, le soir, à la comédie, à un endroit des Fourberies de Scapin, comme on riait trop, un jeune homme du parterre s’écria : « Paix donc, messieurs ! on n’entend pas. » — « Ce n’est pas faute d’oreilles », riposta Piron à haute voix ; et sur l’immense colère que souleva une pareille saillie, il dut sortir de la salle au plus tôt. Mainte autre aventure succéda à la première ; j’y renvoie et ne puis que les indiquer. Ce sont des historiettes inséparables du nom de Piron.

Sa fameuse Ode à Priape était déjà faite en ce temps là, et elle date de quelques années auparavant ; il avait vingt ans, dit-il, quand elle lui échappa, ce qui la reporterait à 1710 environ. Il s’est peut-être fait un peu plus jeune qu’il ne l’était en effet, pour mieux s’excuser. Un autre jeune homme, qui n’était rien moins que conseiller au Parlement de Dijon, M. Jehannin l’aîné, l’ayant provoqué un jour à un cartel de débauche et de poésie, il en sortit cette Ode trop vantée. Je parle sans aucune hypocrisie de langage ; quand on l’a lue, on dit avec une sorte de dégoût : « Ce n’est que cela ; ce n’était pas la peine d’être si grossier et si immonde. » Pour que l’Ode de Piron fût un chef-d’œuvre dans son genre, comme on l’a trop dit, il faudrait que l’Ode de J.-B. Rousseau au comte du Luc fût aussi un chef-d’œuvre dans le sien. On l’a cru pendant quelque temps ; la comparaison avec les vraies œuvres des lyriques, depuis les chœurs d’Aristophane jusqu’aux stances byroniennes du Don Juan, a guéri les générations nouvelles de ces petites idolâtries, qu’on avait pour ses dieux Lares quand on n’était pas sorti de chez soi.

Piron, mandé pour cette débauche d’esprit devant le procureur général, était dans toutes les alarmes ; le président Bouhier le tira d’affaire. Cet homme de haute et fine érudition, et le moins gourmé des doctes, très-gourmet d’ailleurs, qui se régalait à huis clos avec son ami La Monnoye de tous les erotica et pædica de l’Anthologie grecque copiés par Saumaise sur le manuscrit d’Heidelberg, fit venir Piron et lui dit : « Jeune homme, vous êtes un imprudent ; si l’on vous presse trop fort pour savoir l’auteur du délit, vous direz que c’est moi. » Qu’il lui ait fait sa leçon en ces termes, parlant à lui-même, ou qu’il la lui ait fait faire par le canal de M. Jehannin, le trait n’en est pas moins original et rare. C’est ainsi que la poursuite s’arrêta au début. Mais l’Ode fâcheuse resta suspendue sur la destinée de Piron pendant toute sa vie, et à tous les moments décisifs elle reparaissait comme un spectre fatal pour lui barrer le chemin. La délation veillait et tenait en main son arme ; elle ne s’en dessaisit jamais. L’Antiquité, qu’on nous vante toujours, nous trompe sans cesse ; nous ne sommes plus au temps d’Horace et de Pétrone, où ce genre de peccadille ne semblait que jeu et gentillesse. En ce monde des Anciens, un honnête homme tel que Pline le Jeune prétendait bien ne pas mourir sans avoir scandé et tourné en hendécasyllabes une bagatelle dans ce goût-là. Les Boissonade, les Hase, s’en gaudissaient hier encore, s’y délectaient à plaisir, et le premier en tirait mainte citation impunément ; mais c’était en grec. L’ex-abbé Noël, inspecteur général de l’Université, s’est compromis et a fait mal parler de lui pour s’y être complu trop ouvertement en latin84.

Piron, trop à la gêne dans sa ville natale, vint à Paris vers 1719 : c’était un grand enfant, beau drille de cinq pieds huit pouces, belle mine sans élégance aucune, robuste en tout ; avec cela, myope ; ce qui lui donnait l’air singulier. Il commença pauvrement, fut copiste chez le chevalier de Belle-Isle, puis auteur pour le théâtre de la Foire. Il y débuta en 1722 par Arlequin-Deucalion, monologue en trois actes : Arlequin, qui est censé échappé au déluge, après avoir fait toutes les turlupinades imaginables, repeuple le monde à coups de pierre. Cela ressemble aux farces et moralités du temps de Gringoire. La Harpe a cherché malice et philosophie dans quelques paroles d’Arlequin refaisant des hommes selon le procédé mythologique, et intervertissant le rang de ces nouvelles poupées, mettant le laboureur en tête, puis l’artisan, l’homme d’épée ne venant que le troisième ; avec cet homme d’épée qui tranche du capitan, Arlequin commence par lui jeter bas d’un revers de main le chapeau à plumet qu’il a insolemment sur la tête :

« Chapeau bas devant ton père, quand tes deux aînés sont dans leur devoir. Ne croit-il pas avoir été formé d’une pierre plus précieuse que les autres ? Mon gentilhomme, un peu de modestie ; tout ton talent sera de savoir tuer, pour tuer ceux qui voudront tuer tes frères et les troubler dans leurs respectables professions. »

Le robin, l’homme de loi ou le procureur, qui ne vient qu’en quatrième lieu, reçoit aussi sa leçon, et la mieux sanglée ; c’est le plus sacrifié des quatre. Mais il n’y a pas là dedans de philosophie véritable ; et quoique Arlequin dise encore, à la barbe de la noblesse, en promulguant la charte de ses futurs neveux : « Ma suprématie aura soin de les égaliser : les cadets seront frères de leurs aînés, et, l’inégalité détruite, je réponds du bon ordre et de la félicité universelle » ; malgré ces boutades d’un bon sens bariolé d’humeur, il ne faut voir en toutes ces pages que de la gaîté gauloise, narquoise, des hardiesses comme du temps du bon roi Louis XII, et non des révoltes comme au lendemain de J.-J. Rousseau. Piron est, en politique comme en religion, un railleur du vieux temps, non un novateur à aucun degré ; quand il a lancé son trait, il est content, et il n’a pas la pensée de derrière, la seule dont la portée aille loin.

Les premières pièces de Piron, espèces de vaudevilles, joués au théâtre de la Foire et qui lui valurent de Voltaire le sobriquet de Gilles Piron, avaient titre opéras-comiques, et c’étaient en effet les opéras-comiques du temps. Ce genre de spectacle, depuis si charmant et si français, alors au berceau, était des plus humbles et des plus bas ; il consistait en de simples parades qui, nées sous la Régence, et grâce aux libres mœurs qu’elle favorisait, en avaient pris le ton. La licence qui signalait le genre à son origine, et qui lui attirait de fréquents démêlés avec le lieutenant de police, devait être imputée bien moins aux auteurs qu’au public même, qui le voulait ainsi. Tout est relatif : Le Sage, Fuzelier, Dorneval et Piron furent les premiers, nous dit Favart, qui tentèrent d’ennoblir ce théâtre ; ils n’y parvinrent que fort incomplètement. Piron visait peu, je le crois. à rien ennoblir ; ce cadre pour lui en valait un autre ; il vivait au jour la journée et s’amusait en s’amusant.

C’est de Piron, sans s’en douter, et d’un de ses opéras-comiques, que parlait Mathieu Marais lorsqu’il écrivait au président Bouhier le 18 novembre 1726 : « J’ai lu à ma campagne une petite comédie qui devait être jouée par les danseurs de corde et qui a été refusée à la police. Elle a pour titre la Rose ; cela est en chansons, et l’idée est prise du Roman de la Rose : il y a des choses très-fines, mais d’autres un peu fortes. » Et Mathieu Marais en donne une légère idée. Rosette (c’est le nom de la jeune fille) sait très-bien disputer et garder à travers maint péril la fleur de rosier qu’elle ne doit donner qu’à l’hymen ; un jeune berger, en définitive, l’emporte sur un vieillard chargé de pommes d’or et sur un bel esprit qui est d’une Académie. Ce passage est assez piquant :

Rosette.

Vous êtes un bel esprit ! Et quelle bêle est cela, qu’un bel esprit ?

Le Bel Esprit.

Diable ! un bel esprit n’est pas une bête. Malepeste ! c’est la plus rare espèce d’homme qu’il y ait. J’ai lu même, dans les relations d’un voyage en Occident, qu’il y a un royaume là, des plus peuplés, où l’on n’en comptait que quarante.

Rosette.

Que quarante beaux esprits dans un royaume ?

Le Bel Esprit.

Non : et si encore il y avait dans l’errata du livre : quarante, lisez quatre.

C’est la première version du mot si connu : « Ils sont quarante et ils ont de l’esprit comme quatre. » — Et si encore est une locution vieillie et pas trop académique, qui veut dire et même, et pourtant.

Arrivé tard à Paris, fortement marqué du cachet de sa province, Piron ne le perdit pas ; il n’eut jamais le ton, les belles manières d’un homme à la mode, ni même les simples façons d’un homme du monde : où les aurait-il apprises ? Il n’en réussit pas moins de sa personne par cette verve d’autant plus originale et qui n’était qu’à lui ; les femmes l’appelaient le grand nigaud, le grand dadais, le petit binbin. Très-bien reçu chez la marquise de Mimeure en qualité de Bourguignon, il y rencontra quelquefois Voltaire ; mais par une vocation et comme une pente naturelle, quand Voltaire faisait sa cour à la dame, Piron s’en prenait à la suivante : chacun son niveau. Piron eut pour maîtresse la femme de chambre, — d’autres disent la dame de compagnie de Mme la marquise : il en fit plus tard sa femme. Elle lui apporta une humeur assortie à la sienne, et de plus quelque avoir.

Il se dit pourtant qu’il fallait aborder la haute scène et le grand genre pour montrer ce dont il était capable. Son compatriote Crébillon l’y encourageait. Il débuta au Théâtre-Français par la comédie en vers des Fils ingrats, en 1728 ; et en 1730, par la tragédie de Callisthène. Ce furent, un demi-succès et une chute.

Il n’était pas homme à s’en attrister. Malgré cette nouvelle prétention d’auteur tragique, sa vie resta entrelardée de toutes les gaîtés bachiques qui étaient son fort. Après la tragédie, la farce. On en raconte une de ce temps-là, après les Fils ingrats et Callisthène. On en a fait des légendes et maint récit ; je prendrai la version de Diderot comme plus courte. Piron donc, suivant ce dernier, s’était un soir enivré avec un acteur, un musicien et un maître à danser ; il s’en revenait bras dessus, bras dessous, avec ses convives, faisant bacchanal dans les rues. On les prend, on les conduit chez le commissaire La Fosse, frère de l’auteur de Manlius. Le commissaire demande à Piron qui il est ; celui-ci répond : « Le père des Fils ingrats. » Même question à l’acteur, qui répond qu’il est le tuteur des Fils ingrats ; — au maître à danser, au musicien, qui répondent, l’un qu’il apprend à danser, l’autre qu’il montre à chanter aux Fils ingrats. Le commissaire, sur ces réponses, n’a pas de peine à deviner à qui il a affaire. Il accueille Piron, il lui dit qu’il est un peu de la famille et qu’il a eu un frère qui était homme d’esprit. — « Pardieu, lui dit Piron, je le crois bien ; j’en ai un, moi, qui n’est qu’une …….. bête. »

Ajoutez les gros mots qui sont de rigueur ; car le plus souvent, en fait de bons contes, le mot honnête mis à la place de l’autre gâte tout. Cela faisait rire le guet, le commissaire lui-même et, le lendemain, tout Paris. Je ne sais si le lecteur en rira autant. Ce que je sais bien, c’est que l’homme d’esprit qui promène ainsi son imagination dans le ruisseau ne sera jamais un auteur tragique digne de ce nom, c’est-à-dire capable de concevoir en soi et de ressusciter le génie des temps, la flamme des passions et l’âme des grands hommes.

En 1734, on donna de Piron, le même jour, l’Amant mystérieux, comédie, et les Courses de Tempé, pastorale, avec musique de Rameau : le public siffla la première pièce, et incontinent après il applaudit la seconde, par où le spectacle finissait ce qui faisait dire par l’auteur à ceux qui l’embrassaient en sortant : « Messieurs, baisez-moi sur cette joue et souffletez l’autre. »

En 1733, pour se relever de son échec de Callisthène, il donna la tragédie de Gustave Vasa. Grimm la jugeait ainsi, bien des années après, en mars 1766, à l’occasion de la pièce de La Harpe sur le même sujet :

« Notre Piron a fait une tragédie de Gustave, il y a une trentaine d’années. Cette pièce eut beaucoup de succès ; elle est même restée au théâtre, et on la joue de temps en temps. Tout cela est fait à la française ; mais aussi longtemps que nos auteurs dramatiques ne sauront pas peindre les mœurs des personnages qu’ils mettent sur la scène, ni l’esprit des peuples et des siècles dont ils empruntent leurs sujets, je regarderai leurs pièces comme des ouvrages faits pour amuser ou épouvanter des enfants ; mais jamais je ne les croirai dignes de servir d’instruction et de leçon aux souverains et aux nations ; c’est pourtant là le véritable but de la tragédie. »

Il nous est impossible aujourd’hui, — à moi du moins, — de nous former une idée nette de ces pièces, surtout des tragédies d’alors, ni d’y saisir quelque différence à la lecture ; elles me semblent à peu près toutes pareillement insipides et d’un ennui uniforme. La distance les a égalisées.

Voltaire, moins impartial que Grimm et moins en position de l’être, écrivait à ses amis, dans le temps même des premières représentations de la pièce et quand elle était dans sa nouveauté (février 1733) :

« On joue encore Gustave Vasa, mais tous les connaisseurs m’en ont dit tant de mal que je n’ai pas eu la curiosité de le voir M. de Maupertuis dit que ce n’est pas la représentation d’un événement en vingt-quatre heures, mais de vingt-quatre événements en une heure. Boindin dit que c’est l’Histoire des révolutions de Suède, revue et augmentée. On convient que c’est une pièce follement conduite et sottement écrite. Cela n’a pas empêché qu’on ne l’ait mise au-dessus d’Alhalie à la première représentation ; mais on dit qu’à la seconde on l’a mise à côté de Callisthène. »

Et à un Genevois de sa connaissance, il écrivait quelques mois après (septembre 1733) :

« Je ne suis point étonné que vous n’ayez pu lire la tragédie de Gustave : quiconque écrit en vers doit écrire en beaux vers, ou ne sera point lu. Les poëtes ne réussissent que par les beautés de détail. Sans cela, Virgile et Chapelain, Racine et Campistron, Milton et Ogilby, Le Tasse et Rolli, seraient égaux. »

Ce fut pourtant un succès pour Piron, et des juges même assez sévères, comme le fut l’abbé Prévost dans son Pour et Contre, rendaient justice chez lui à une certaine force d’imagination : « Il peint vivement, il a de grands traits. » C’était l’éloge qu’on lui accordait généralement.

Une particularité de composition, chez Piron, et qui lui est commune avec d’autres poëtes, mais qu’il poussait plus loin qu’aucun, c’est qu’il travaillait de mémoire ; il avait non pas lu, mais récité ses Fils ingrats à l’assemblée des comédiens, de manière que la pièce avait été reçue avant que l’auteur en eût écrit un seul vers. Il leur récita de même par cœur toutes ses autres pièces. « Je me rappelle, disait Fréron, l’avoir entendu dans une société déclamer ainsi toute sa tragédie de Fernand Coriez, qu’il avait entièrement composée de mémoire, et dont il n’avait pas encore écrit un seul vers. » Il se montait à lui-même la tête en récitant d’un air de rhapsode, et il se refusait ensuite aux corrections et observations des comédiens. — Mais Voltaire, lui disait-on, s’y prête bien et corrige. — « Il travaille en marqueterie, répondait Piron ; moi, je jette en bronze ! » C’était pure illusion et jactance ; il prenait sa chaleur de tête pour la température du dehors. Ces crâneries de poètes nous sont connues : quand ce ne sont pas des gasconnades à la Lormian, ce sont des entêtements à la Lemierre.

II.

Venons-en à son chef-d’œuvre, la Métromanie, pour laquelle il se départit de sa roideur absolue, et par où il a bien mérité du théâtre et de la haute littérature (janvier 1738). Pour en bien juger, il convient de se remettre à la perspective du temps et de baisser un peu la lumière de la rampe ; dans ce jour modéré et qui permet de mieux écouter chaque vers, l’ouvrage devient très-agréable à entendre. Piron, en faisant de la fureur poétique le sujet et le mobile de la pièce et d’une pièce en cinq actes, a beaucoup osé ; il a fait une comédie, pour ainsi dire, individuelle : la Métromanie ou le Poëte, c’est sa propre histoire idéalisée, embellie, c’est la Piromanie, comme l’appelait Voltaire. On a dit qu’il avait voulu tourner celui-ci en ridicule sur un point, en prêtant à son Damis la même méprise dans laquelle était tombé le célèbre poëte avec d’autres beaux esprits du temps ; ils avaient paru admirer sous la cornette un rimeur déguisé dont ils avaient fait fi d’abord quand il s’était présenté à eux sous son vrai nom. Mais Damis, malgré ce coin de mystification, n’est nullement sacrifié, et la raillerie ici n’a rien de bien cruel. Quoi qu’il en soit, l’action ne porte que sur une pointe d’aiguille ; Piron a su soutenir et animer l’ensemble par d’heureux incidents, et surtout par une verve continue de dialogue. Voilà le mérite : un entrain vif, perpétuel, inattendu, une folie légère qui circule entre tous ces personnages et qui les met au ton :

Ici, l’amour des vers est un tic de famille.

Sous air de comique et de ridicule, que d’heureuses vérités d’art poétique l’auteur trouve moyen d’insinuer et de débiter !

La sensibilité fait tout notre génie ;
Le cœur d’un vrai poëte est prompt à s’enflammer,
El l’on ne l’est qu’autant que l’on sait bien aimer.
………………………………………………………
Or il faut, quelque loin qu’un talent puisse atteindre,
Éprouver pour sentir, et sentir pour bien feindre.

Ce M. de l’Empirée, malgré son titre ambitieux, n’est-ce pas Piron lui-même, à table, dans les joyeux festins, chez le comte de Livry, partout où il arrive et où il est le bienvenu ?

On tenait table encore. On se serre pour nous.
La joie, en circulant, me gagne ainsi qu’eux tous.
Je la sens : j’entre en verve et le feu prend aux poudres.
Il part de moi des traits, des éclairs et des foudres.

Sous air d’emphase, c’est la vérité. Le feu prenait vite aux poudres avec Piron. La pièce est semée de vers devenus proverbes. Que dire de tous ces auteurs comme nous en voyons surgir chaque année à l’époque de nos prix d’Académie, honnêtes gens sortis des bureaux ou du commerce, anciens directeurs de l’enregistrement, généraux en retraite, qui se mettent à traduire en vers les Odes ou les Épîtres d’Horace, ou qui font des poëmes sur l’Art militaire, sur la Peine de mort, des fables surtout, des fables, — que dire d’eux, sinon ce qu’a dit Francaleu une fois pour toutes :

Dans ma tête un beau jour ce talent se trouva,
Et j’avais cinquante ans quand cela m’arriva ?

Et tant d’autres saillies ; des mots à jamais fixés pour toutes les mémoires et qui font partie de toute conversation un peu lettrée, qui sont de la monnaie courante :

Est-ce vous qui parlez ou si c’est votre rôle ?…
… J’ai ri ; me voilà désarmé…
Voilà de vos arrêts, messieurs les gens de goût !…..
Le bon sens du maraud quelquefois m’épouvante…

C’est une très-jolie situation et fort comique, que celle de l’oncle et du neveu mis nez à nez, à l’improviste, pour répéter un rôle qui se trouve être précisément celui de leur condition véritable, et que cette première confusion involontaire de la réalité et de la feinte. Francaleu, qui voit l’oncle Baliveau s’étonner si au naturel, ne peut s’empêcher de lui crier bravo ! il prend la vérité même de la chose pour la perfection du jeu. Cela rappelle, dans un autre genre, certaine scène du Saint-Genest de Botrou. La suite de cette scène entre l’oncle et le neven poète, et quand celui-ci fait entendre sa noble profession de foi, est de tous les temps ; elle est encore du nôtre, car les familles n’ont pas changé, et le duel à mort entre la bourgeoisie et la poésie recommence à chaque génération. On a retenu les principaux points de cette plaidoirie ardente, éloquente :

Ce mélange de gloire et de gain m’importune…
Que peut contre le roc une vague animée ?…

Il va élévation à force de verve. Le monologue du jeune auteur dramatique pendant qu’on représente sa pièce pour la première fois est d’un charmant et toujours vrai naturel. Piron a mérité tous les éloges qu’on donna à sa comédie dans le moment. Le peu clément abbé Des Fontaines, avec qui il se brouillera bientôt, disait :

« Tout le monde sait assez que le génie de M. Piron s’est formé lui-même : il est à lui-même son modèle. Il me suffit de vous dire, en général, que je trouve dans le cours de cette comédie, qui est d’un goût tout nouveau, autant de génie que d’esprit, et, si je l’ose dire, autant de jugement que d’imagination ; c’est ce que bien des gens sont incapables d’apercevoir ; car enfin tout y est préparé, amené, combiné, filé, contrasté, raisonné, conduit, comme dans les ouvrages des plus grands maîtres. Si l’on n’v trouve pas un certain intérêt de cœur, il y a un intérêt d’esprit qui le remplace  La pure imagination ne fut jamais si heureuse. »

Ce jour-là, jour bien inspiré, Piron se montra en vers de l’école de Régnier, de Molière, de Regnard. La première comédie qu’il avait vue à Paris à son arrivée avait été le Tartuffe ; on raconte que pendant la représentation il répétait souvent entre ses dents : Ah ! quel bonheur ! et ses voisins s’étant montrés curieux de savoir pourquoi : « Ah ! messieurs, répondit-il, ne voyez-vous donc pas que, si cet ouvrage sublime n’était pas fait, il ne se ferait jamais ! » Piron avait raison en parlant ainsi : lui-même, bien que si piqué au jeu par l’hypocrisie, il n’eût jamais pu ni osé aborder, même en idée, pareil sujet ; il n’avait ni assez de sérieux, ni assez de hauteur dans l’âme. Mais il se rabattit à faire, après le maître, une des pièces les plus vives et les mieux venues dans ses propres données familières ; il se surpassa, et ne recommença plus. On pense involontairement à lui quand on entend ce vers de Casimir Delavigne :

Nous avons trop d’auteurs qui n’ont fait qu’un ouvrage.

Pour expliquer la différence prodigieuse qu’il y a de la Métromanie aux autres ouvrages de Piron, on raconte (ce qui est fort probable) que la pièce dut beaucoup aux conseils de Mlle Quinault et de son frère Dufresne, qui avaient tous deux infiniment de connaissance et de goût. Il y a telle scène, Grimm nous l’assure et paraît le tenir de bon lieu, qu’on lui fit recommencer vingt fois ; le miracle est qu’il y consentit. Mais Mlle Quinault avait pris le plus grand ascendant sur son esprit, et, à force d’adresse et de soins, elle sut obtenir de lui tous les sacrifices. Il est vrai que, la pièce faite et représentée avec succès, Piron se redressa, et comme les autres comédiens avaient joué assez négligemment les deux premiers jours, il leur en fit le reproche en plein foyer, devant témoins. Mlle Quinault et son frère se trouvèrent offensés de l’incartade qui, d’ailleurs, ne les concernait point ; il y eut une brouille entre elle et Piron, qui dura le reste de l’année, et qui ne se termina qu’au prochain jour de l’an, moyennant l’envoi d’une fable de lui, assez baroque, l’Ours et l’Hermine. Il est l’Ours, et elle la blanche Hermine.

La Métromanie se joue rarement ; elle est en effet fort difficile à bien représenter. « C’est une pièce sublime, disait le prince de Ligne, mais qui n’est faite que pour les loges et quelques amateurs du parquet. Il faut bien l’écouter, sans cela l’on ne s’y retrouve plus : l’Empirée est plus difficile à jouer que Pyrrhus, et Francaleu qu’Agamemnon85. »

III.

Ayant atteint le chef-d’œuvre et le sommet, nous isserons les autres pièces du théâtre de Piron, qui ne méritent pas qu’on y revienne ; son Fernand Cortez, plein de vers durs et barbares, que rien ne raiète, ne vaut pas mieux que le reste ; ne parlons désormais que du petit genre où il excella et où il est aiment piquant et réjouissant. La Métromanie est sa pièce de montre, son œuvre endimanchée ; son talent, tous les jours, était l’épigramme. Il en faisait ou, comme il dit, il en éternuait une ou deux chaque matin, faut dire de lui comme de Martial : dans le nombre en a de bonnes, de médiocres et même de mauvaises quantité ; je ne m’arrêterai qu’aux meilleures.

Et contre Des Fontaines d’abord, sa bête noire : — c’est l’éternelle guerre du poëte contre son critique. Piron avait eu à se louer de lui, on l’a vu, à l’occasion de la Métromanie ; ils n’étaient pas ensemble en très-mauvais termes, et Des Fontaines n’abusait pas trop du permis de chasse que le poète lui avait donné. Un matin, en effet, il était venu trouver Piron et, après quelque préambule, lui avait déclaré que, de tous côtés, on lui coupait les vivres, qu’il n’y avait plus de nouveautés, qu’il ne savait plus, en sa qualité de critique, à qui se prendre ni où tirer un coup de fusil ; qu’il lui demandait de ne pas trouver mauvais qu’il chassât quelquefois sur ses terres. C’était une demi-déclaration de guerre, mais il y mettait du procédé. Piron fit le galant homme et prit d’abord la chose du bon côté : « De tout mon cœur, monsieur l’abbé, lui répondit-il ; grand bien vous fasse ! Gréiez sur le persil ! tombez sur moi ! Taillez, coupez, tranchez ! On ne refuse pas une permission de chasse à qui ne tire sa poudre qu’aux moineaux. » Mais, quelque temps après, Des Fontaines s’avisa de citer le passage d’une lettre de J.-B. Rousseau à Racine fils, où le poète exilé se félicitait d’avoir Piron en visite à Bruxelles : « Je possède ici, depuis quelques jours, un de mes compatriotes au Parnasse, M. Piron, que le Ciel semble m’avoir envoyé pour passer le temps agréablement. M. Piron est un excellent préservatif contre l’ennui ; mais il s’en va dans huit jours, et je vais retomber dans mes langueurs. » L’abbé, dans sa citation, soit malice, soit inadvertance, oublia la dernière ligne et s’arrêta après le mais, en ajoutant un et cætera qui laissait le lecteur libre de remplir la phrase de toute espèce de malice.

Ce trait de faux bonhomme irrita Piron, surtout quand d’obligeants amis lui en eurent fait sentir le venin. Il prit feu ; la moutarde, comme on dit, lui monta au nez, et les épigrammes contre Des Fontaines ne cessèrent plus. Il en fit jusqu’à cinquante-deux, comme plus tard il en fera trente-deux contre Fréron. Quand on tire tant de coups de fusil, il en est plus d’un qui rate. Voici la meilleure, sans contredit, de ces épigrammes contre Des Fontaines, et vraiment fort belle, digne de l’auteur de la Métromanie :

Cet écrivain fameux par cent libelles
Croit que sa plume est la lance d’Argail86 :
Au haut du Pinde, entre les neuf Pucelles,
Il est planté comme un épouvantail.
Que fait le bouc en si joli bercail ?
S’y plairait-il ? penserait-il y plaire ?
Non. C’est l’eunuque au milieu du sérail ;
Il n’y fait rien et nuit à qui veut faire.

Malgré cette petite guerre, il paraît que Piron voyait Des Fontaines, qu’il le visitait même, et l’on raconte qu’à cette occasion il trouva moyen, en contrefaisant le bonhomme, d’amener l’abbé à écrire sous sa dictée la sanglante épigramme dirigée contre lui ; ce fut un vrai tour d’adresse ; les circonstances nous échappent : il est permis d’y suppléer. Nous ne sommes pas dans un genre sévère ; une anecdote n’est pas de l’histoire ; on peut essayer de broder un conte, et pour moi je m’imagine très-bien que la scène en question a pu se passer ainsi ou à peu près.

Un matin donc, Piron se présente chez l’abbé ; celui-ci, en le voyant entrer : « Quoi ! vous avez le front de venir ici ? » — « Pourquoi pas ? Je suis un effronté qui brave la pudeur, vous le savez. » — « Après l’infâme épigramme que vous faites courir contre moi ? »

— « Pas si infâme ; elle est fort jolie. Vous êtes homme de goût, je vous en fais juge. » — « Elle est infâme, vous dis-je. » — « On l’aura changée en nourrice. La voulez-vous toute pure, telle qu’elle a jailli de mon cerveau ? » — « Vous n’oseriez me la dire ! » — « Moi ! je vais vous la dicter si vous voulez ; vous aurez le bon texte, le texte authentique, ad usum Delphini. C’est le mieux ; en fait de classiques, vivent les bonnes éditions ! Tenez, mettez-vous là, écrivez. » — L’abbé se met en devoir d’écrire ; Piron commence :

Cet écrivain fameux par cent libelles…

L’abbé : « Libelles, libelles, cela vous plaît à dire. » — « Vous savez, nous autres poètes… il y a des nécessités de rime. » — Il continue :

Croit que sa plume est la lance d’Argail.

Des Fontaines écrivant : « Argail, Argail ! c’est pour la rime encore ; ce n’est pas trop bon, je vous en avertis. »

— Piron continue de dicter :

Au haut du Pinde, entre les neuf Pucelles,
Il est planté comme un épouvantail.

Des Fontaines ne regimbe pas trop en écrivant ces deux vers : on le redoute, on le craint ; il se trouve assez à son avantage comme cela. Mais gare au prochain vers :

Que fait le bouc en si joli bercail ?

« Le bouc ! moi, un bouc ! je n’écrirai jamais cela. » — « Aries, dux gregis, c’est pourtant joli. Eh bien, si vous ne voulez pas du mot entier, mettez tout simplement un b… suivi de points, on devinera ce qu’on voudra. »

— Et de rire. Piron avait obtenu son effet et en était venu à ses fins. Il avait mis son épigramme en action.

Une autre fois, du temps de leur meilleure liaison, pendant les répétitions de la Métromanie, comme Piron entrait au café Procope en habit magnifique, qu’il s’était fait faire exprès pour servir de modèle à M. de l’Empirée, Des Fontaines, en le voyant, s’écria : « Quel habit pour un tel homme ! » Sur quoi Piron, prenant le rabat de l’abbé, riposta, à la grande jubilation de tous : « Quel homme pour un tel habit ! » Son triomphe était dans ces ripostes à bout portant. Il aurait pu s’appeler, de son vrai nom, Noli tangere ; Gare à qui me touche !

— Il avait son esprit au bout des doigts ; il en sortait des étincelles.

Il faut bien connaître aussi cette race de critiques d’autrefois dont l’abbé Des Fontaines était le père ou l’oncle, et que nous avons vue finir : lui, Des Fontaines ;

— Fréron, qu’on a voulu réhabiliter de nos jours et regalonner sur toutes les coutures (une courageuse entreprise), — Geoffroy, — Duviquet ; voilà la filiation, le gros de l’arbre ; il y en avait, à droite et à gauche, quelques rameaux perdus ; tous plus ou moins gens de collège, ayant du cuistre et de l’abbé, du gâcheux et du corsaire, du censeur et du parasite ; instruits d’ailleurs, bons humanistes, sachant leurs auteurs, aimant les Lettres, certaines Lettres, aimant à égal degré la table, le vin, les cadeaux, les femmes ou même autre chose ; — Etienne Béquet, le dernier, n’aimait que le vin ; — tout cela se passant gaîment, rondement, sans vergogne, et se pratiquant à la mode classique, au nom d’Horace et des Anciens, et en crachant force latin ; — critiques qu’on amadouait avec un déjeuner et qu’on ne tenait pas même avec des tabatières ; — professeurs et de la vieille boutique universitaire avant tout ; — et j’en ai connu de cette sorte qui étaient réellement restés professeurs, faisant la classe : ceux-là, les jours de composition, ils donnaient régulièrement les bonnes places aux élèves dont les parents ou les maîtres de pension les invitaient le plus souvent à dîner : Planche, l’auteur du Dictionnaire grec, en était et bien d’autres ; race ignoble au fond, des moins estimables, utile peut-être ; car enûn, au milieu de toute cette goinfrerie, de cette ivrognerie, de cette crasse, de cette routine, ça desservait, tant bien que mal, ce qu’on appelait le Temple du Goût ; ça vous avait du goût ou du moins du bon sens. Les avez-vous jamais vus à table un jour de Saint-Charlemagne ou de gala chez quelque riche bourgeois qui leur ouvrait sa cave ? Ça buvait, ça mangeait, ça s’empiffrait, ça citait au dessert du Sophocle, du Démosthène, ça pleurait dans son verre : où le sentiment de l’Antique va-t-il se nicher ?

IV.

Passons à d’autres. Piron se prit à mieux, et quelques-unes de ses meilleures épigrammes s’adressent à Voltaire lui-même. On a beau chercher pourquoi Piron et Voltaire ne s’aimaient pas, il n’v a qu’une bonne raison à en donner : c’est qu’ils ne pouvaient s’aimer et qu’ils étaient incompatibles, antipathiques. Était-ce rivalité, jalousie, comme entre ambitieux et beaux esprits qui courent la même carrière ? Il y avait bien un peu de cela ; mais je crois en discerner de plus vraies raisons encore. Au fond, Voltaire dédaignait et méprisait Piron, et le lui faisait sentir ; Piron, de son côté, sentait à merveille certains faibles de Voltaire, et il lui lançait sa pointe à ces endroits, à ce défaut du talon ; mais il ne le comprenait pas dans la supériorité de ses talents et de son esprit. Il y avait donc entre eux, indépendamment des petites causes, une mésintelligence essentielle et une inimitié d’instinct. Prenons tout de suite la meilleure des épigrammes que Piron ait décochée contre Voltaire ; bien lue, elle va tout nous dire :

Son enseigne est à l’Encyclopédie.
Que vous plaît-il ? de l’anglais, du toscan ?
Vers, prose, algèbre, opéra, comédie ?
Poëme épique, histoire, ode ou roman ?
Parlez ! C’est fait. Vous lui donnez un an ?
Vous l’insultez !… En dix ou douze veilles,
Sujets manqués par l’aîné des Corneilles,
Sujets remplis par le fier Crébillon,
Il refond tout. Peste ! voici merveilles !
Et la besogne est-elle bonne ?… Oh ! non.

Dans cette épigramme, il y a deux choses : Piron, homme du métier, sentait bien l’incomplet de Voltaire, l’inachevé de ses œuvres d’art et ses à peu près dans l’exécution ; il touchait juste là-dessus. Mais Piron ignorant, paresseux, nullement philosophe, n’entendait rien aux lumières de Voltaire et à cette universalité de goûts, d’études et de curiosités agréables ou sérieuses, qui font sa gloire : « Mon cher ami », écrivait Voltaire à Cideville (février 1737), « il faut donner à son âme toutes les formes possibles. C’est un feu que Dieu nous a confié ; nous devons le nourrir de ce que nous trouvons de plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments ; pourvu que tout cela n’entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. Je veux m’instruire et vous aimer ; je veux que vous soyez newtonien, et que vous entendiez cette philosophie comme vous savez aimer. » Cette noble ambition d’une intelligence élevée et toujours en progrès, ce beau feu d’une curiosité allègre et légère qu’il a exprimée d’un mot :

Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon âme ;

Ce zèle à propager ce qu’on croit vrai, ce que l’on sent aimable, et à y faire participer, à y convertir ses amis et l’univers, étaient lettre close pour Piron. Duclos dénonçait, vers 1750, un mouvement nouveau dans le siècle, « une certaine fermentation de raison universelle » qui devenait partout sensible, et qui promettait de belles suites si on ne la laissait se dissiper : qui donc avait plus contribué à ce progrès et à ce mouvement que Voltaire ? Mais si l’on avait parlé à Piron de ces services que rendait à l’esprit humain l’auteur de l’Essai sur les Mœurs, il aurait haussé les épaules. Sa tête était trop remplie de ses propres saillies et de ses jeux de mots pour y laisser entrer autre chose. Quand il se trouvait en face de Voltaire, lui grand, robuste, un colosse de verve et de gaîté, et qu’il avait devant lui ce corps maigre, chétif, tout esprit et vif-argent, mais armé à la légère, il se disait en lui-même, et il disait aux autres : « Je le roulerai quand je voudrai. » Dans cette espèce de duel qu’il engagea plus d’une fois, et où la riposte, bonne ou mauvaise, suffit si elle est roide et prompte, il avait ses avantages, et Voltaire le craignait avec raison ; hors de là, Voltaire méprisait, et il en avait bien un peu le droit, un esprit, un génie même, mais si confiné, si localisé, qui, pourvu qu’il eût ses coudées franches, se complaisait à demeure dans un assez bas étage et ne sentait pas le besoin d’en sortir. Du fond de son cabinet, il ne comptait pas avec lui.

Voltaire, prenant d’emblée son vol auprès des grands, eut dès le premier jour, avec Piron, un air de supériorité et de protection fait pour blesser celui-ci, qui se sentait en fonds, argent comptant, au jour la journée. La première fois qu’ils se rencontrèrent chez la marquise de Mi meure, dans un salon où ils attendaient tous deux et où ils se trouvaient seuls, il se passa entre eux une scène de silence, de bâillements, de gestes, et toute en parodie du côté de Piron, une sorte d’a parte double que ce dernier brodait assurément et chargeait dans son récit, mais qui pronostiquait déjà toutes leurs relations futures ; leurs atomes ne purent jamais s’accrocher. Une fois, à Fontainebleau, quand la Cour y était dans l’automne de 1732, Piron rencontra Voltaire ; c’est toute une petite scène de comédie encore. Écoutons-le87 :

« Je m’ennuierais beaucoup à la Cour, écrit-il à son joyeux compère l’abbé Legendre, sans une encoignure de fenêtre dans la galerie, où je me poste quelques heures, la lorgnette à la main, et Dieu sait le plaisir que j’ai de voir les allants et venants. Ah ! les masques ! Si vous voyez comme les gens de votre robe ont l’air édifiant ! comme les gens de Cour Pont important ! comme les autres l’ont altéré de crainte et d’espoir, et surtout comme tous ces airs-là, pour la plupart, sont faux à des eux clairvoyants ! C’est une merveille. Je n’y vois rien de vrai que la physionomie des Suisses ; ce sont les seuls philosophes de la Cour ; avec leur hallebarde sur l’épaule, leur grosse moustache et leur air tranquille, on dirait qu’ils regardent tous ces affamés de fortune comme des gens qui courent après ce qu’eux, pauvres Suisses qu’ils sont, ont attrapé dès longtemps. J’avais, à cet égard-là, l’air assez suisse, et je regardais encore hier fort à mon aise Voltaire roulant comme un petit pois vert à travers les flots de jean-fesses qui m’amusaient. Quand il m’aperçut : « Ah ! bonjour, mon cher Piron ! Que venez-vous faire à la Cour ? J’y suis depuis trois semaines ; on y joua l’autre jour ma Marianne. On y jouera Zaïre : à quand Gustave ? Comment vous portez-vous ?… Ah ! monsieur le duc, un mot, je vous cherchais. » Tout cela dit l’un sur l’autre, et moi, resté planté là pour reverdir, si bien que ce matin, l’avant rencontré, je l’ai abordé en lui disant : « Fort bien, monsieur, et prêt à vous servir. » Il ne savait ce que je lui voulais dire, et je l’ai fait ressouvenir qu’il m’avait quitté la veille en me demandant comment je me portais, et que je n’avais pas pu lui répondre plus tôt. »

Ce sont ces légers travers, ces enivrements du poëte qui se croit arrivé et qui nage en pleine gloire, ces airs de petit-maître enfin, qui choquaient Piron et lui faisaient porter un jugement trop définitif d’après ce qui n’était qu’une impression très-juste et prompte, mais d’un seul moment.

Une autre fois, c’est à Bruxelles qu’ils se rencontrent, et l’on a une scène encore, racontée par Piron à Mlle de Bar, sa maîtresse et sa future femme : ce sont là les petites comédies de Piron ; il y mettait de l’importance ; donnons-nous le plaisir d’y assister, puisque nous le pouvons88 :

« Entre autres âmes damnées que la Providence a confinées ici, écrit-il (), il y a Rousseau, Voltaire et moi : ce n’est pas là un trio de baudets, non plus que trois têtes dans un bonnet. Nous logeons tous les trois porte à porte. Je fus voir Voltaire dès que je le sus arrivé ; on le cela ; mais, un moment après que je fus rentré, on me vint prier de sa part à souper. Je n’y soupai pas, mais je le vis et il me cassa tendrement le nez à coups de joues. Je lui dis que sans doute il allait voir le roi de Prusse. Il me jura que non, et qu’il ne quitterait pas ses amis de dix à quinze ans pour un nouveau venu….. »

Toutes les lettres qui se succèdent sont pleines de médisances contre Voltaire, de méchancetés même, et aussi, on va le voir, de saletés, — de celles, d’ailleurs, que le Malade imaginaire nous a accoutumés à entendre et qu’on peut, à la rigueur, citer. Piron enrhumé a gardé la chambre trois jours, et il dit que de plusieurs côtés on a envoyé savoir de ses nouvelles :

« Voltaire, avec tant d’autres, a envoyé régulièrement chez moi ces trois jours-là ; aussi hier je ne l’oubliai pas dans mes visites. Il a déja changé de logis. Son hôte m’en parla fort mal et me dit surtout qu’il avait plus besoin de demeurer chez un apothicaire que chez un marchand de vins. Il est vrai qu’il voyage avec les provisions de Médalon89 . Je fus le chercher chez son nouvel hôte, et je le trouvai sur sa chaise percée. Il me fit bien vite rebrousser à la salle d’audience, où il me suivit tout bre  J’eus avec ce foi…-là une heure ou deux d’entretien aigre-doux auquel je fournis assez joliment mon petit contingent. C’est un fou, un fat, un ladre, un impudent et un fripon. Un libraire de Bruxelles l’a déjà traduit devant le magistrat pour cette dernière qualité, et depuis quatre jours qu’il est ici il a déjà pris six lavements et un procès. Les belles aventures de voyage !…..  »

Ce chapitre des lavements tient fort à cœur à Piron. Ce fils d’apothicaire se pique de n’en jamais prendre, et il a en pitié cette frêle machine de Voltaire, ce peu de tempérament, et toujours échauffé, qui l’oblige à se médicamenter sans cesse. Un des termes de comparaison qu’affectait Piron était : « plus que Crébillon en sa vie n’a fumé de pipes, que Voltaire n’a pris de lavements, et que Piron n’a bu de bouteilles90. » Piron, dans cette même lettre, continuait en annonçant le duel pour le lendemain :

« Demain nous dînons ensemble chez le général Desbrosses. Je vous avoue que j’en ai une joie maligne. Je suis las du tête-à-tête avec lui ; je ne les aime qu’avec de bonnes gens… Je ne lui en donnai que pour son argent, par l’inutilité qu’il y aurait eu de le pousser à un certain point entre quatre-z-yeux ; mais demain qu’il y aura grande compagnie, je l’attends. J’ai tâté son jeu assez pour ne le guère craindre. Il est avantageux en diable et demi, et prompt à l’offensive. Patience ! disait Panurge. Je vous gâterai mon Dindenault qu’il n’y manquera rien. Est-ce donc à l’auteur de Cortez à plier devant le faiseur de Zulime ? Qu’en dites-vous, ma Minerve ? Pour qui gagez-vous ? Au reste, l’envoyé de Sardaigne, que je vis aussi hier, et le général Desbrosses ensuite, m’ont dit tous deux qu’il leur avait dit beaucoup de bien de moi ; mais, outre que ces messieurs lui avaient donné le ton, c’est de cette sorte de bien qui ressemble aux saluts de protection. »

Le mot est lâché : c’est, plus que tout, ce ton de protection qui choquait Piron, lequel dans toute cette affaire, on le voit, ne se montre pas si bonhomme ni si à son avantage qu’il le suppose. « Il passait cependant pour un bonhomme, nous dit Condorcet, parce qu’il était paresseux, et que, n’ayant aucune dignité dans le caractère, il n’offensait pas l’amour-propre des gens du monde. »

Le lendemain donc, le dîner a lieu ; en voici la relation et le bulletin tout au long, car c’est une victoire, et Piron entonne son propre Te Deum :

« Chantez tous ma gloire et commencez ainsi le psaume :

Je chante le vainqueur du vainqueur de la terre,

Binbin qui mit à bas l’invincible Voltaire.

Rapportez-vous-en bien à moi. Si le sort des armes m’eût été contraire, je vous avouerais ma turpitude comme je me jacte. Mais ma défaite n’était pas possible ; Voltaire est le plus grand pygmée du monde. Je lui ai scié ses échasses rasibus du pied. Cela s’est passé devant les Quatre Nations : vous voyez que ce n’est pas loin de chez vous (monsieur le comte, point de pommes !)91.

« Il y avait le comte de Bentheim, la seconde personne des États de Hollande ; M. Trévor, ministre d’Angleterre ; le marquis Arioste, Italien, de la famille du divin Arioste ; Voltaire, etc., etc. Vous voyez que les spectateurs valaient la peine du spectacle : aussi le jeu a-t-il bien valu la chandelle. Tout s’est passé le plus gaîment du monde, excepté dans le cœur altier de votre illustre momie 92. Le bon, c’est qu’il a cherché noise. Je lui faisais d’abord assez bénignement patte de velours, bien sur que sa faite Majesté en abuserait ; ainsi a-t-il fait. Il a jugé à propos, avec une charité peu chrétienne, de me plaindre d’avoir perdu le plus beau de mon imagination à l’Opéra-Comique. J’ai répondu, avec un air de contrition aussi sincère que sa charité, que ce que je me reprochais le plus, dans ces écarts de ma muse naissante, c’était de m’être moqué de lui sur ce théâtre-là ; et tout de suite j’ai raconté la scène d’Arlequin sur Pégase qui culbute aux deux premiers vers d’Artémire 93. Tous les vins du général, qui sont sans nombre, se sont changés en vins de Nazareth. Voltaire en est devenu butor ; je n’ai plus lâché ma proie, en lui demandant toujours pardon de la liberté grande. Ensuite, je me suis mis sur mes louanges, et en homme qui songeait bien à ce qu’il disait, j’ai dit que du moins tout le peu que j’avais donné au Théâtre-Français avait réussi. Il a bien vite excepté Callisthène : c’est où je l’attendais, ayant à lui répondre, comme je l’ai fait sur-le-champ, que c’était celle qui avait eu le succès le plus flatteur pour moi, puisque c’était la seule dont il eût dit du bien ; et cela est vrai, comme je vous l’ai dit dans le temps. J’avais si fort les rieurs de mon côté, qu’il a pris le parti de s’en mettre lui-même (du bout des dents, comme bien jugez), me disant, d’un air de protection, qu’il aimait mieux m’entendre que me lire. — Dites la vérité, monsieur, lui ai-je répondu, avouez que vous aimez l’un autant que l’autre. — On n’a pas eu de peine à tourner cette réponse de ses deux côtés, et ça été le coup de grâce. De là, en avant, je n’ai été que de mieux en mieux. Le poëme du Cheval de bronze a donné lieu à la scène du monde la plus comique entre Binbin et ce héros. Il était au désespoir de la profanation. Je ne sais quel ridicule agréable que cela jetait sur sa Henriade.

« En un mot, lisez la fable du Lion et du Moucheron, et vous lirez notre histoire ; et le tout sans la moindre aigreur, sans que rien de ma part ait eu le moindre air d’hostilité, Binbin toujours, jusqu’au bout des ongles, mais Binbin couronné d’acclamations, au point qu’il n’est plus ici question que de ma victoire, sans que je m’en mêle aucunement. Rousseau, fâché comme tout94, l’a mandé à nombre de gens à Paris. « Voltaire, dit-il dans ses lettres, est venu perdre ici la seule réputation à laquelle il avait sacrifié toutes les autres, sa réputation de bel esprit. » La vanité m’a donné des yeux pour en tant écrire ; mais, réflexion faite, j’ai vaincu avec si peu de péril, que j’en dois triompher sans gloire. Adieu ma vanité ; adieu ma vue ! Bonjour, ma tante. »

On dira, après avoir lu, que ce n’est pas la peine à Piron de tant se vanter et que vraiment il n’y a rien dans tout son rôle de si piquant et de si rare : c’est que cela se joue, s’improvise, se fait applaudir après boire, se raconte de vive voix le lendemain et ne s’écrit pas. Le récit, toutefois, ne fût-ce que comme cadre et canevas, est tel que rien ne saurait le suppléer. On a les deux hommes en présence : Piron fait bien de noter complaisamment ses triomphes d’un soir ; Voltaire tient le haut bout auprès des neveux ; il le gardera. Je doute que ce récit triomphant, même à le prendre au pied de la lettre, grandisse l’un et diminue l’autre.

Gœthe, très au fait de cette partie de notre littérature, a dit, à ce propos, avec bien de la justesse : « Jamais Piron ne put démentir sa nature indisciplinée ; ses vives saillies, ses épigrammes mordantes, l’esprit et la gaîté qui toujours étaient à ses ordres, lui donnèrent une telle valeur aux yeux de ses contemporains qu’il put, sans paraître ridicule, se comparer à Voltaire, qui lui était pourtant si supérieur, et se poser, non pas seulement comme son adversaire, mais comme son rival. » Et les premiers traducteurs de Gœthe, renchérissant sur sa pensée et jaloux de la compléter, ajoutent assez spirituellement et par une image qu’il n’eût point démentie : « Comme il était le Voltaire du moment, on l’excusait de se mettre en parallèle avec le Voltaire des siècles. L’éclat de son esprit faisait alors l’effet du feu d’artifice qui semble éclipser les astres du firmament, et qui, dans le petit espace et dans l’instant rapide où il nous éblouit, brille plus que les flambeaux de l’univers. »

Diderot, par la bouche du Neveu de Rameau, nous apprend que dans les maisons où vivait ce parasite et ce bohème, une des disputes littéraires les plus habituelles, après le café, était de savoir si Piron avait plus d’esprit que Voltaire ? Et l’amphitryon chez qui l’on avait dîné, s’éveillant au bruit de la querelle et s’informant du sujet : « Entendons-nous bien, messieurs ! c’est d’esprit uniquement qu’il est question, n’est-ce pas ? il ne s’agit point de goût ? car du goût, votre Piron n’en a pas, — ne s’en doute pas ! » Et, là-dessus, on s’embarquait dans une dissertation sur le goût. L’amphitryon chez lequel on a dîné est toujours un homme de goût, et il s’en pique.

Le parallèle entre Voltaire et Piron était donc à l’ordre du jour parmi les contemporains, mais dans la petite littérature seulement. Tout, d’ailleurs, contraste en eux, là même où ils sembleraient se rapprocher. Leur libertinage diffère comme leur irréligion. Le libertinage de Voltaire est raffiné, délicat, élégant, perfide ; il recouvre et recèle de l’impiété calculée : Parny le disciple est au bout avec sa Guerre des Dieux. Le libertinage de Piron montre tout et ne cache rien ; il n’est que ce qu’il paraît, et c’est bien assez ; il dégoûte et n’allèche pas. C’est la gaudriole, l’éternelle gaudriole des aïeux, plus ou moins grossière et remaniée en tous sens, rien de plus. Aussi, lorsque dans le recueil des Poésies diverses de Piron (Londres, 1779) on a mis les Trois Manières de Voltaire, et autres contes de la même veine, on a fait un contre-sens. C’est pour le coup que, s’il avait assez vécu pour être témoin de ce pêle-mêle, le chatouilleux vieillard aurait bondi et réclamé.

Voltaire, je l’ai dit, avait très-peu de considération pour Piron, et, en aucun temps, il ne parut s’occuper beaucoup de lui ; mais, dans les dernières années, il le reniait absolument et prétendait ne l’avoir connu qu’à peine : « Je ne crois pas avoir entrevu Piron trois fois en ma vie », écrivait-il au Mercure de France (19 avril 1776). Nous avons la preuve que, trois fois au moins, il avait fait plus que de l’entrevoir. Il va un peu loin encore, lorsque, désavouant un propos qu’il aurait tenu au roi de Prusse à son sujet, il écrit : « Le roi de Prusse peut m’être témoin qu’il ne m’a jamais parlé de Piron, et que je ne lui ai jamais parlé de ce drôle de corps, qui était alors absolument inconnu. » Piron, en 1740, n’était point « absolument inconnu » ; mais Voltaire a complètement raison lorsque, dans une lettre de cette même année 1776, il donne ce jugement aussi modéré que bref, définitif, et qui achève de régler leurs comptes à tous deux devant la postérité :

« Mes amis m’ont toujours assuré que, dans la seule bonne pièce que nous ayons de lui, il m’avait fait jouer un rôle fort ridicule. J’aurais bien pu le lui rendre ; j’étais aussi malin que lui, mais j’étais plus occupé. Il a passé sa vie à boire, à chanter, à dire des bons mots, à faire des priapées, et à ne rien faire de bien utile. Le temps et les talents, quand on en a, doivent, ce me semble, être mieux employés. On en meurt plus content. »

On touche du doigt maintenant comment et pourquoi Voltaire et Piron ne purent jamais s’entendre, et comment ce dernier, qui avait commencé avec son cadet par quelques avances et par lui adresser même un compliment en vers qui s’est retrouvé, avait fini par le prendre en grippe d’une façon obstinée et très-peu digne. La haine de Voltaire était devenue un des tics de Piron.

Après cela, on croira, si l’on veut, qu’un ami étant venu un jour lui annoncer brusquement la fausse nouvelle de la mort de Voltaire, Piron se trouva presque mal de saisissement et qu’il s’écria ; « Quelle perte ! c’était le plus bel esprit de la France. » On dit bien que Rossini s’est trouvé mal en apprenant la mort de Meyerbeer.

V.

En fait d’épigrammes, il y aurait à en citer encore de très-jolies de Piron sur d’Olivet, La Chaussée, l’abbé Le Blanc ; celle-ci contre La Harpe est vigoureuse ; quoique de l’extrême vieillesse, elle ne sent pas du tout son vieux Priam :

Quand la Harpie, oracle du Mercure,
Du grand Rousseau vient déchirer le nom ;
Que pour le prix de cette insulte obscure
Voltaire élève au ciel ce mirmidon ;
Expliquez-nous qui des deux, je vous prie,
De plus d’opprobre a souillé son pinceau :
Ou la Harpie, en déchirant Rousseau,
Ou bien Voltaire en louant la Harpie ?

Oui, fort bien ! Mais si vous lisez les lettres de Piron pendant son second séjour à Bruxelles, vous y voyez celui qu’il appelle en public « le grand Rousseau », traité sans respect ni affection, comme un hypocrite et un tartufe, un envieux, un méchant, qui ne dit du bien de personne, comme « un consommé de Panurge et de La Rancune », comme un homme enfin, dont la conduite et le caractère sont des énigmes et la honte des animaux raisonnables :

« Il va et vient pourtant, s’ajuste encore soigneusement ; et, malgré la pesanteur et la caducité visible où l’a jeté son apoplexie, il porte une perruque à cadenettes très-coquette, et qui jure parfaitement avec un visage détruit et une tête qui grouille. Il m’a dit que, pour fermer sa carrière, il composait une Ode adressée à la Postérité. Gare que cet écrit in extremis n’aille pas à son adresse ! »

— Qu’aurait écrit de pire, je vous le demande, le plus grand ennemi de J.-B. Rousseau ? Certes, La Harpe n’en a pas tant dit. Le caractère de Piron gagne peu à cette confrontation exacte entre ses rimes et sa prose.

Il put lire (quoique je doute qu’il l’ait fait) les écrits de l’autre Rousseau, de Jean-Jacques ; il ne parle de lui dans une épigramme que comme d’un fou. Il n’était pas homme à sentir la portée des idées, l’éloquence des sentiments ; cela ne rentrait pas dans son genre.

Tenons-nous-en à son esprit, à son humeur, à ce qui en jaillit de pétillant. Une de ses victimes favorites était l’abbé Le Blanc, tout Bourguignon qu’il était. Le peintre Latour avait fait son portrait. Voici l’inscription à mettre au bas par Piron :

Latour va trop loin, ce me semble,
Quand il nous peint l’abbé Le Blanc :
N’est-ce pas assez qu’il ressemble ?
Faut-il encor qu’il soit parlant ?

Une autre victime, c’était La Chaussée, l’inventeur de la comédie larmoyante, un gibier à sa portée :

Connaissez-vous sur l’Hélicon
  L’une et l’autre Thalie ?
L’une est chaussée et l’autre non,
  Mais c’est la plus jolie.
L’une a le rire de Vénus,
  L’autre est froide et pincée :
Honneur à la belle aux pieds nus,
  Nargue de la chaussée.

Il touchait juste en appelant Marmontel vieil apprenti, et en voyant une Poétique de sa façon, il disait :

Hé ! l’ami, fais-nous des poëtes ;
Sois-le toi-même, si tu peux…

Il en voulait à mort à Marmontel et à La Harpe, comme aux deux aides de camp de Voltaire.

Ce n’est pas à nous de redire toutes ses épigrammes contre l’Académie, tous ses bons mots devenus proverbes et monnaie courante au point d’en être usée : ce qu’il importe raisonnablement de faire remarquer, c’est que l’Académie n’eut aucun tort envers lui. Il y était appelé et désiré ; il était nommé, il allait l’être (juin 1753) ; on l’avait même dispensé cette fois des visites d’usage, lorsque les dévots agirent en Cour et qu’il y eut défense de passer outre. Au moment de procéder au vote, le directeur, qui était alors Montesquieu, se vit obligé de rendre compte à la Compagnie que le roi l’avait mandé pour lui dire que le choix que l’Académie se proposait de faire de M. Piron ne lui était pas agréable95. L’élection fut remise à un autre jour. Montesquieu, homme excellent, obtint, à l’instant même, par Mme de Pompadour, un dédommagement pour le pauvre exclu, une pension équivalente au traitement académique (1,200 livres). Louis XV, dit-on, à qui l’évêque Boyer porta la fameuse Ode qui était le péché de jeunesse de Piron, fit l’ignorant et se donna le plaisir d’en faire réciter au prélat les premiers vers. Piron, en vrai bel esprit qui ne veut perdre aucune occasion de briller, ne dut pas être au fond très-fâché d’une exclusion ainsi compensée, et qui lui rouvrait toute une veine inépuisable de bons mots. Le meilleur de tous et le plus célèbre :

Ci-gît. Piron, qui ne fut rien,
Pas même académicien,

n’est point parfaitement exact ; car Piron consentit à être académicien de Dijon, après s’être assuré que cela ne l’obligeait à aucun compliment en vers ni en prose ; il fit une simple lettre de remerciaient.

L’épigramme étant son vrai talent, il y aurait à lui assigner son rang dans ce petit genre. Il y est moins agréable, moins facile, moins simple, moins naïf, que Marot ; moins travaillé et moins artificieux que Rousseau. Il se rapproche de Saint-Gelais dans le genre libre : dans l’épigramme littéraire, il est souverain, et ce qui le distingue, c’est une certaine vigueur et hauteur dans laquelle Le Brun seul l’a égalé ou même surpassé.

Les trois plus belles épigrammes littéraires que je connaisse sont. — celle qu’on a lue tout à l’heure de Piron contre Des Fontaines, — celle de J.-B. Rousseau contre Fontenelle : Depuis trente ans un vieux berger normand, etc., — et la troisième, vraiment sublime d’indignation, fulminée par Le Brun contre La Harpe qui avait parlé à la légère du grand Corneille : Ce petit homme à son petit compas…. . J’appelle cette dernière la reine des épigrammes. Les deux autres sont également parfaites. Racine, par deux ou trois épigrammes aussi polies que malicieuses qu’on a de lui, promettait d’être, pour tout dire, le Racine du genre ; mais il s’est contenu et a laissé cette palme à cueillir à d’autres.

Un homme d’esprit, compatriote de Piron, M. Fois-set, parlant des poètes du cru, a dit : « Sans doute le sel dijonnais est loin du sel attique, et la vulgarité provinciale perce plus d’une fois sous l’âcreté bourguignonne. » Piron, même là où il est bon, n’échappe pas à ce que cette appréciation a de sévère. La vulgarité n’est pas seulement dans sa vie ; elle se fait sentir jusque dans les jeux de sa verve. Il y porte aussi de l’âcreté, et il a plus de mordant que de délicatesse96.

Son grain d’âcreté le distingue essentiellement d’un autre original dont on est tenté parfois de rapprocher le nom du sien, Scarron, le premier d’un vilain genre, mais le premier, et un burlesque de nature. Il y a de la belle humeur dans la raillerie de Scarron ; chez Piron épigrammatiste il n’y a pas plus de belle humeur proprement dite que d’enjouement léger et de badinage : il a un montant qui pique.

On a dit que, quoique né pour l’épigramme, il avait la satire en horreur. C’est aller un peu loin. La distinction est peut-être à faire avec lui ; mais entendons-nous bien. L’épigramme chez Piron est quelque chose de court, de prompt, d’irrésistible ; la saillie lui part aussitôt ; il ne la retient pas et n’amasse pas assez de bile pour composer toute une satire. Je n’en conclurais pas pour cela à l’entière bonhomie du personnage ni à l’absence de bile : seulement son cerveau ne portait pas à long terme. A peine sentait-il la démangeaison, il se grattait vite et le bourgeon lui sortait.

Ce qu’il avait bien et plus qu’aucun, c’est la verve ; il se montait en un clin d’œil ; il était si prompt et si alerte à l’à-propos, qu’il lui arrivait même parfois de le devancer. Un jour, on parlait devant lui du maréchal de Belle-Isle, de son ambition sans bornes, de cette vanité propre aux Fouquet et de ce faste qui se mêlait à tout. Enfin, disait-on, il est certain qu’il n’a fait le roi son légataire universel que dans l’espérance d’être enterré à Saint-Denis, à côté de M. de Turenne. Piron écoutait ; son front s’enflammait ; il était impatient : « Est-ce que le roi le lui a accordé ? » demanda-t-il. — « Non », répondit-on. — « Tant pis ! Je tenais déjà son épitaphe, et la voici ; elle n’est pas longue :

Ci-gît le glorieux à côté de la gloire !……  »

C’était dommage, il ne put ce jour-là trouver où placer son épigramme ; mais elle était faite.

Une justice que les gens du métier lui doivent, c’est que, s’il ne craint pas d’être rude comme versificateur, il n’est jamais banal ; il sort du cercle usé ; il aborde de front les rimes quelconques et soutient hardiment la gageure. J’omets les exemples trop techniques, mais il ne recule jamais sur la difficulté : elle l’excite. Il y va comme à l’assaut, il mónte tout droit à la brèche. Il est l’un des maîtres et des affronteurs de la rime.

VI.

La vie domestique de Piron est éclairée aujourd’hui, plus même qu’il n’était besoin. Elle n’a rien de flatteur, tant s’en faut ! rien non plus de déshonorant. Très-pauvre et assez peu en état de se gouverner, il eut des amis généreux, qui lui firent accepter, sans se nommer, de petites rentes viagères. Il vécut longtemps à l’aventure. Enfin il se maria. Collé, en un endroit de son Journal, a dit avec la causticité ou la crudité qui en fait le ton :

« Le 17 de ce mois (), la femme de Piron est morte ; il y avait trois ans qu’elle était folle97. Quoiqu’elle eût été pendant plus de deux ans furieuse jusqu’à battre son mari, Piron n’a pourtant jamais voulu consentir à s’en séparer. M. de Fleury, le procureur général, lui avait fait offrir une maison où elle aurait été bien traitée et bien soignée moyennant 400 livres de pension ; cette maison n’avait rien d’odieux ni de malhonnête ; ce n’était ni l’hôpital, ni les petites-maisons. Piron n’a jamais voulu se prêter à cet arrangement, et il a cependant souffert tout ce que l’on peut souffrir d’une personne qui a perdu entièrement la raison et qui se portait quelquefois aux dernières violences. Qu’on imagine quelles devaient être les peines de son âme ! Quel supplice de voir toujours sous ses yeux une personne que l’on aime, dans une situation aussi déplorable ! Il l’aimait effectivement, et je viens de le voir dans la plus grande affliction et abîmé dans une véritable douleur. Il y a trente-deux ans qu’il vivait avec elle ; il lui avait toutes sortes d’obligations ; elle l’avait soutenu longtemps lorsqu’il était dans l’indigence.

« Elle se nommait de Bar ; elle était laide à faire peur ; moi qui la connaissais depuis vingt-trois ans, je l’ai toujours vue vieille. C’était une de ces physionomies malheureuses qui n’ont jamais été jeunes ; elle avait de l’esprit, mais peu agréable ; nul goût : au contraire, elle en était l’antipode : je conviens même qu’elle n’a pas peu contribué à détourner Piron de tâcher d’en avoir.

« Elle avait une érudition singulière pour une femme ; elle possédait le gaulois. Ses livres favoris étaient le Roman de la Rose, Villon, Rabelais, les Amadis, Perceforest ; enfin tous nos anciens faisaient ses délices.

« Elle n’avait point de principes. Lui vantant un jour la probité de Pelletier, elle parut surprise de ce que je le louais là-dessus de bonne foi Ses moeurs étaient basses, et cela n’est point étonnant, ayant été toute sa vie femme de chambre de la marquise de Mimeure, qui n’est morte que depuis cinq ou six ans.

« Piron a vécu au moins vingt ans avec elle avant de l’épouser ; ils s’étaient donné réciproquement tous leurs biens, par leur contrat de mariage. S’ils avaient pu avec sûreté se les donner l’un à l’autre sans se marier, ils n’en auraient jamais fait la cérémonie. »

M. Honoré Bonhomme, à qui l’on doit une publication utile sur Piron, s’est inscrit en faux, par pur zèle d’éditeur, contre ces renseignements si précis donnés par Collé, lequel était pourtant le mieux à même de bien savoir, et qui, sans compter sa véracité naturelle, n’avait nul intérêt à donner une entorse à des faits si simples. Il lui reproche, sur l’article des mœurs et des principes, d’avoir, « d’un trait de plume, dépouillé Mlle de Bar de la plus sainte auréole dont une femme puisse s’entourer. » Elle est jolie, l’auréole ! Laissons ces fadaises. M. Bonhomme n’a réussi tout au plus qu’à faire de Mlle de Bar une lectrice de la marquise de Mimeure, au lieu d’une femme de chambre : on peut admettre, si l’on veut, qu’ayant commencé par être l’une, elle avait fini par devenir l’autre ; elle sera montée en grade avec les années. Ce nom même de de Bar n’était pas le sien ; Bar était son pays natal ; elle était d’un village proche de Bar-le-Duc : elle s’appelait de son nom Quenaudon, et elle avait eu un premier mari, natif de Copenhague. Les lettres de cette Mlle de Bar justifient en tout ce qu’a dit Collé ; elles sont baroques, surannées. Elle dira ; « Je ne m’en cuide pas un zeste de plus », pour ; « Je ne m’en estime pas » Dans ses gentillesses, elle écrivait à Piron : « Bonjour, hibou ; aimez bien hibouse. » Piron l’aimait et l’admirait même ; « Vous bouillez d’esprit », lui écrivait-il un jour. Pour nous, à la lecture, nous n’avons pas le bouillon, nous ne voyons que l’écume de ce pot-au-feu.

Entre les poésies badines de Piron, je ne vois guère qu’une pièce, une seule, qui soit vraiment agréable, d’un tour libre et aisé, et que les gens de goût puissent, entre soi, s’avouer avoir lue ou même relue avec plaisir : c’est celle qui a pour titre, Leçon à ma Femme :

Ma femme, allez au diable ou vivez à ma mode…

On serait tenté (le genre admis) de savoir gré à Mme Piron d’avoir fourni matière à cette leçon conjugale assez peu correcte et de s’en être accommodée. Mais, en y regardant mieux, on s’aperçoit que la pièce si osée n’est qu’une imitation libre de l’épigramme de Martial :

Uxor, vade foras, aut moribus utere nostris…

Piron n’avait nul besoin d’être marié pour trouver cette leçon-là.

En général, les lettres de Piron répondent peu à l’idée qu’on se fait d’un si bon compagnon et n’offrent rien d’attrayant à l’esprit. Elles sont rudes, obscures, d’une prose rocailleuse et en quelque sorte capricante, hérissées de dictons qui demanderaient des commentaires à chaque ligne. Celles même qu’il écrit à l’abbé Legendre, frère de Mme Doublet, et le plus gai des hommes, sont d’un goût rabelaisien renforcé qui ne nous revient pas et dont la meilleure partie nous échappe, à nous profanes, qui ne sommes pas du prieuré. Cet abbé Legendre, nous dit Collé, était « le premier homme de table qu’il y ait eu, et le dernier des Français qui en ait encore soutenu les plaisirs » ; c’est sur lui que Piron a fait la joyeuse chanson, célèbre en son temps :

Vive notre vénérable abbé,
Qui siège à table mieux qu’au jubé !….

Sur toutes ces gaîtés et joyeusetés du temps jadis, nous en sommes réduits à être des échos et à répéter nos devanciers, à les croire sur parole.

Piron vieux, presque aveugle, se convertit tout de bon et signala sa pénitence par des Poésies sacrées et des paraphrases des Psaumes, qu’on s’est avisé de nos jours de vouloir réhabiliter, et dont on est parvenu à citer quelques strophes passables ; c’est tout ce qu’on a pu. Il fit imprimer, par manière d’amende honorable, sa traduction du De profondis, qui parut dans le Mercure avec une lettre de lui (avril 1765). « Je m’attends bien, disait-il dans cette lettre, à la mauvaise pitié et aux plaisanteries de nos mondains. » Elles ne lui manquèrent pas. L’abbé de Voisenon disait à ce propos : « Si dans l’autre monde on se connaît en vers, cet ouvrage pourra l’empêcher d’entrer dans le Ciel, comme son Ode l’a empêché d’entrer à l’Académie. » Piron s’était moqué dans le temps de Gresset chantant la palinodie ; arrivé au même point, et à l’heure où le moral tourne, il la chanta de même. Il fit comme son confrère Robbé, un autre libertin également converti. On ne saurait s’en étonner, ni douter qu’il ait été sincère d’inteniion. C’est que son impiété, je l’ai déjà fait observer, n’avait jamais été une incrédulité foncière et raisonnée, mais un libertinage des sens et, si je puis dire, une ébullition de tempérament. Il n’entendait rien, d’ailleurs, à l’étude de la nature, aux lois physiques générales. Ce n’était point le grand Pan, le dieu universel, qu’il avait honoré et cultivé, c’était le dieu des jardins, Priape, ce qui est tout différent. On a remarqué qu’on ne revient guère du premier ; mais du second, on s’en guérit avec les années ; on le quitte ou il vous quitte. Quand le diable devient vieux, il se fait ermite ; c’est toute l’histoire de Piron. Le diable, d’ailleurs, avec lui, n’y perdit rien ; le malin vieillard continua jusqu’à la fin de copier, tant que ses yeux le lui permirent, ses vers salés, de lâcher ses épigrammes mordantes, et de lancer ses bons mots au nez d’un chacun. La dent qu’il avait eue toute sa vie contre Voltaire ne lui tomba jamais. Il avait faibli en tout, hormis en la riposte, qu’il eut jusqu’au bout aussi vive et aussi heureuse que par le passé ; on sait ce qu’il répondit à l’archevêque de Paris qui lui demandait s’il avait lu son Mandement : — « Non, Monseigneur, et vous ? » — Il avait fait venir du pays, après la mort de sa femme, et il avait près de lui, pour le soigner, une personne qui passait pour sa nièce et qui n’était qu’une petite cousine. Il la savait secrètement mariée, sur la fin, au musicien Capron et n’en disait rien, se réservant une dernière malice. Il lui légua par testament, sous ce nom de femme Capron qu’elle croyait ignoré de lui, le peu qu’il avait, se donnant ainsi le plaisir de la surprendre, et faisant faux bond, du même coup, à son neveu qui comptait sur l’héritage et qui se vengea à la Piron, en rimant l’épitaphe satirique de son oncle. C’était dans le sang.

Malgré ses drôleries finales, Piron, dans ses dernières années, était fort découragé et ne voyait pas en beau ; il se sentait passé de mode et décidément relégué sur l’arrière-plan. Il tenait toujours boutique d’épigrammes, mais on n’y allait plus. Le monde appartenait à d’autres, à ceux-là mêmes dont il s’était tant gaussé. Il ne pouvait plus se le dissimuler, il avait complètement perdu la bataille. Tout se rangeait sous « le roi Voltaire », reconnu désormais de tous et devenu légitime avec le temps. Il en souffrait, sous air d’en rire. Il faut voir les lettres qu’il écrit à son compatriote le docteur Maret, secrétaire perpétuel de l’Académie de Dijon et père du premier duc de Bassano ; elles sont pleines de représailles et de railleries qui ne sont pas du tout gaies, et qui sont parfois détestables. Dans une de ces lettres, du 7 août 1766, il donne, à sa manière, tout un résumé pittoresque de l’histoire littéraire du siècle et de l’invasion voltairienne. Il vient de parler de son compatriote bourguignon, l’illustre Rameau, qui, du moins, avait su et osé résister, jusqu’au dernier moment, aux nouveaux venus et aux rivaux envieux :

« L’immortel Rousseau et notre Crébillon, dans leur art, malgré leur supériorité, ajoute-t-il, n’ont pas eu tout à fait le même bonheur ou le même courage. Ils étaient sur leur retour aussi, quand le serpent Arouet étala sa première peau brillante au soleil et éblouit nos badauds. Ils calèrent leurs voiles et furent, pour ainsi dire, se cacher dans une anse, attendant que l’ouragan fût passé. Ils n’étaient pas faits pour pouvoir croire que cette bouffée pût tant durer. Ils connurent mal à qui ils avaient affaire ; il ne s’agissait pas ici du plus ou du moins de génie, il s’agissait de brouillerie, d’impudence, de lucre et de manège. Voltaire leva son régiment et se rendit maître de la campagne. M. le colonel eut d’emblée, pour officiers subalternes, princes, ducs, marquis, etc. D’Argental, son fidèle Achates, se fit porte-enseigne, et sur le taffetas était écrit : « Nul n’aura de l’esprit, hors nous et nos amis. » Thiriot fut fait tambour. Ce fut, du petit clergé calotin, a qui serait l’aumônier du régiment ; les caillettes de tout parage, du Marais et de Versailles, formèrent le corps des vivandières ; et les racoleurs enrôlèrent sans peine tout le badaudois. Ce régiment, aussi nombreux que celui de la Calotte, s’étant donc, comme j’ai dit rendu maître de la campagne, après avoir pillé tout le plat pays, mit le siège devant le Temple du Goût. Une escalade en fit l’affaire : il fut emporté, profané, ravagé, mis sens dessus dessous, à ras de terre, et ne fut plus qu’un emplacement où le conquérant fit ériger sa statue.98 »

C’est du bon Piron, c’est très-vivant, très-spirituel ; mais, description à part, n’y cherchez pas le sens commun ; il parle de Voltaire comme on ferait d’un Attila ou du roi des Vandales. Au même docteur Maret, à la date du 2 août 1769, il écrivait encore, mais d’un ton plus désespéré, et de plus en plus assombri ; car chaque année, quoiqu’il regimbât de son mieux, lui apportait un peu plus d’ombre :

« Encore si, ne pouvant plus écrire, j’avais du moins ici la consolation de savoir à qui parler et de m’entretenir de vous, de vos nouvelles littéraires, de notre fervente ( ?) Académie, de l’honneur que lui font ses protecteurs, ses bienfaiteurs et son secrétaire perpétuel ! Mais où suis-je pour cela ? Des Ostrogoths ont envahi le Parnasse ; je suis un dernier Gaulois transplanté dans la nouvelle France. Le goût a passé de Paris à Londres…

« L’anglomanie est ici une maladie épidémique contractée exprès pour avilir les chefs-d’œuvre de l’autre siècle et se couronner à peu de frais de la nation rivale de Rome et d’Athènes. Et que dit à cela la Cour et sa bonne ville ? Bravo ! bravo ! Vive notre honte et la gloire des voisins ! Dépouillons nos femmes, enrichissons des filles perdues ; ne gardons du beau tragique usé qu’un peu de comique larmoyant ; du haut comique, que des farces et des parades : nous bâtirons les théâtres chez nous ; nos jeunes parasites barbouilleront les pièces ; et nous, marguilliers, échevins, magistrats, officiers généraux, ducs et princes même, nous y jouerons, si l’on veut, les rôles d’Arlequin, Scaramouche, Pierrot, etc. On joue ce soir aux Français Rodogune ou Cinna : cela nous tournerait la tête du côté qu’il ne faut pas ; allons au boulevard ! On met les chevaux ; Polichinelle les y attend sur des forêts de tréteaux qui bordent les deux côtés ; il parle en fiacre, dame Ragonde en poissarde, et l’on ne saurait percer à travers la foule des carrosses les plus noblement armoriés. Tabarin est l’Apollon du jour ; que le nôtre s’en retourne chez Laomédon gâcher du plâtre, ou chez Admète garder les dindons. Pour moi, je garde la chambre et je ronge mon frein, riant, buvant et me disant : Ne vaudrait-il pas mieux rire au milan des ânes de Beaune 99? »

Et moi je dis : Quand on en est là, quand on voit le monde si fou, si bête, si perdu, si à l’envers ; quand, après avoir passé sa jeunesse à respecter très-médiocrement le goût et les mœurs, on se fait tout d’un coup le champion déclaré du goût et des mœurs ; quand, après avoir composé tant de farces bonnes ou mauvaises pour les boulevards, on crie contre le genre des boulevards ; quand, après avoir fait parler Arlequin et Polichinelle, on s’en prend de tout le mal à Polichinelle et à Arlequin ; quand on en est venu à regretter ses amusettes d’enfant et les ânes de Beaune, on n’a plus qu’une chose à faire, c’est de s’en aller.

Piron mourut dans la nuit du 21 au 22 janvier 1773, âgé de quatre-vingt-trois ans six mois et quelques jours. On remarqua que de MM. les Quarante, qui tous avaient été invités, aucun ne se trouva à son enterrement. « C’est qu’ils ont encore peur, même de son Ombre », dit un malin. La vérité, c’est que Piron avait passé son moment et n’était plus de l’époque ; toute cettegénération d’académiciens de la première moitié du siècle qui l’admiraient sincèrement et qui, si on l’avait souffert, l’auraient nommé à l’unanimité en 1753, avait disparu. Un de ses grands regrets, en mourant, fut de ne pas survivre à Voltaire, de ne l’avoir pas enterré, comme on dit. Plus âgé de quelques années, il avait trop compté sur sa force de tempérament, à lui, et sur la fragilité de l’autre. On dit que, près de rendre le dernier soupir, il se réveilla comme d’un long sommeil et tint ce propos :

« Voltaire, tant que j’ai vécu, n’a presque pas osé m’attaquer ; mais je le connais ; le drôle est assez lâche pour m’insulter après ma mort, comme il l’a fait à l’égard de Crébillon, mon illustre compatriote. J’ai prévu sa bonne volonté. Il y a parmi mes manuscrits un petit coffret qui renferme cent cinquante épigrammes en son honneur. Si, quand je ne serai plus, il décoche un seul trait contre moi, je recommande à mon légataire littéraire de faire partir toutes les semaines une de ces épigrammes pour Ferney. Cette petite provision, ainsi ménagée, égavera pendant trois ans la solitude du respectable vieillard de ce canton. »

Quoique racontée par Fréron, l’anecdote n’a rien que de vraisemblable. La maîtresse passion, on le sait, est la dernière à mourir en nous. Les novissima verba de Piron devaient être une diatribe à l’adresse de Voltaire.

Le critique du temps qui a le mieux parlé de Piron, et le plus philosophiquement, est Grimm ; il l’a jugé comme une pure matière organisée, un admirable automate formé et monté par la nature pour lancer saillies et épigrammes :

« En l’examinant de près, dit-il, on voyait que les traits s’entre-choquaient dans sa tête, partaient involontaires, se poussaient pêle-mêle sur ses lèvres, et qu’il ne lui était pas plus possible de ne pas dire de bons mots, de ne pas faire des épigrammes par douzaine, que de ne pas respirer. Piron était donc un vrai spectacle pour un philosophe et un des plus singuliers que j’aie vus. Son air aveugle lui donnait la physionomie d’un inspiré qui débite des oracles satiriques, non de son cru, mais par quelque suggestion étrangère. C’était, dans ce genre de combats à coup de langue, l’athlète le plus fort qui eût jamais existé nulle part. Il était sûr d’avoir les rieurs de son côté. Personne n’était en état de soutenir un assaut avec lui ; il avait la repartie terrassante, prompte comme l’éclair et plus terrible que l’attaque  Les gens de lettres avaient peu de liaison avec Piron ; ils craignaient son mordant… Lorsqu’il était quelque part, tout était fini pour les autres ; il n’avait point de conversation, il n’avait que des traits. »

Certes, un portrait si plein de feu, auquel il faut joindre, pour le compléter, la vue de l’excellent buste de Piron par Caffieri, qui est au foyer de la Comédie-Française, ne diminue pas l’idée qu’on peut se faire à distance de ce parfait original. Ces sortes d’organisations impérieuses, douées d’une faculté prédominante et presque unique, ont toujours pour effet d’étonner et d’émerveiller ; le tout est de se remettre en présence.

Le buste de Piron que je viens d’indiquer nous permet également de nous replacer devant lui et nous le montre. Ce buste, le premier de ceux qui furent donnés à la Comédie-Française, et qui inaugura cette curieuse galerie des auteurs dramatiques, est en effet des plus beaux : quelque chose de libre, de négligé, de malicieux et d’inspiré. Le port de la tête est hardi ; chaque muscle de la face remue et joue ; la double fossette, creusée par l’habitude du sourire, est légèrement indiquée ; la lèvre est parlante, comme impatiente, et ne cesse de railler ; les yeux sont petits et ne regardent pas ; la peau du cou pend et flotte sans maigreur, sans mollesse, et dans la réalité de la vie ; les draperies sont largement jetées. Il y a de la moiteur dans ce marbre. C’est bien l’inspiré dont Grimm a parlé, et qu’une pointe de demi-vin ou d’ivresse de gaîté anime.

Ainsi fait et créé par la nature, et n’ayant cessé d’abonder en lui-même, on a plus de traits piquants et personnels à citer de lui, que de pensées et de maximes d’une application générale ; en voici une pourtant qui mérite d’être conservée ; Fontenelle, à qui Piron la disait un jour, l’avait retenue et en avait fait un des articles de son symbole littéraire : « La lecture a ses brouillons comme les ouvrages100 », c’est-à-dire que, pour bien comprendre un livre et s’en former une idée nette, lire ne suffit pas, il faut relire. Relisons donc sans cesse. On ne s’attendait pas, assurément, qu’un mot de Piron irait en rejoindre un autre de Royer-Collard.

Cette originalité de Piron, si verte et si vigoureuse, qui tenait plus encore à sa personne qu’à ses écrits, a reçu sa récompense, telle quelle, et a triomphé : tous le connaissent, il est devenu populaire et ce qu’on appelle un type courant ; il est le premier de son espèce. Qui dit Piron rappelle à l’instant quelque chose et quelqu’un, une figure distincte, et tous, plus ou moins, vous comprennent. Son nom ne réveille rien sans doute de bien délicat ni de bien pur, mais il exprime au plus haut degré la vivacité, la verve, le piquant, le nerf et la gaillardise ; ce nom, rien qu’à le prononcer, est devenu le signe représentatif assez exact et durable de tout ce qu’il y avait de viager en lui. Il est de ces riches auxquels volontiers on prête ; il est l’Hercule du genre ; on en a fait un de plusieurs. Somme toute, il n’a pas à se plaindre de la postérité : mélange pour mélange, et sans trop de déchet sur la qualité, on lui rend ou on lui attribue de confiance à peu près autant qu’il a perdu. Les gens de goût, qui vont au butin dans ses œuvres, feraient volontiers, de ses épigrammes, de ses contes et de ses bons mots, une Anthologie qui serait très-courte, mais exquise ; si choisie qu’elle fût, on ne saurait toutefois y mettre pour épigraphe ce vers, qui est de lui et qui lui ressemble si peu :

La mère en prescrira la lecture à sa fille.

Piron, j’ai trop tardé à le dire, a eu un malheur, il a fait en sorte qu’il est difficile, entre honnêtes gens, et qu’il semble peu honorable de parler longuement de lui. J’ai eu, en m’y mettant, à surmonter mon préjugé à moi-même, et à vaincre une certaine répugnance intime ; mais, après tout, c’est une figure inévitable dans l’histoire de notre littérature ; il avait droit à l’étude. J’ai tâché, impartialement, sans complaisance comme sans faux scrupule, et en ne sortant pas de la sphère du goût, de le voir et de le remettre à son vrai point.