Collé.
Correspondance inédite publiée par M. Honoré Bonhomme 71.
I.
Il me fallait cette occasion pour parler de Collé, quoique j’en aie eu envie bien
souvent. Tous ceux qui se sont occupés du XVIIIe siècle ont eu
affaire à lui non-seulement pour ses jolies productions, pour ses chansons et proverbes
qui sont une date dans l’histoire des mœurs, mais encore pour son
Journal, qui est une source de renseignements précis et sûrs. On lui doit
beaucoup ; mais il n’a pas un de ces noms qui forcent l’oubli ou qu’on se plaît à
rajeunir : il est à la limite. On le rencontre, on le nomme, on le salue, et l’on passe
outre sans plus s’arrêter. Il fallait donc un prétexte, et la Correspondance qui se
publie nous fournit ce prétexte et même mieux, car elle n’est pas sans mérite, et sans
intérêt. Je ne dirai pas avec l’enthousiaste éditeur que, grâce à elle, on a maintenant
« le dernier mot » du caractère de Collé. A qui savait lire, Collé était parfaitement
connu auparavant. On devrait pourtant des remerciements à M. Bonhomme pour avoir mis au
jour ce dernier document biographique, s’il n’avait compromis sa publication par les
considérations quelque peu folâtres et les gentillesses critiques dans lesquelles il
s’est lancé. Il était impossible de nous servir du Collé avec un ragoût plus opposé au
goût de Collé même et à toute espèce de goût. Évidemment, M. Bonhomme ne s’est jamais
demandé une seule fois en écrivant : « Qu’aurait pensé de moi mon auteur s’il
m’avait lu ? »
On est très embarrassé vraiment de dire de M. Bonhomme ce qu’on pense, car c’est une des plus estimables personnes que je connaisse. Employé d’un ordre assez élevé dans l’administration, amateur passionné et collecteur d’autographes, c’est par cette dernière porte, — une porte un peu dérobée, — qu’il est entré et qu’il s’est faufilé dans la littérature. Tant qu’il n’a été que modeste, on n’a eu qu’à louer son zèle et ses recherches, sans trop demander à son style l’exactitude, ni à ses jugements une parfaite justesse. Mais la fumée littéraire si subtile lui a évidemment monté au cerveau et l’a légèrement enivré ; bien traité et plus que poliment par des critiques en renom, il s’est dit qu’il était un critique littéraire lui-même, et voici en quels termes il parle ou fait parler de lui dans un Prospectus, destiné, dit-il, à la province, mais que les gens de Paris ont pu lire au passage :
« M. Honoré Bonhomme, dans les Œuvres inédites de Piron, a réhabilité ce dernier représentant de l’esprit gaulois parmi nous, et dans Madame de Maintenon et sa famille, il a dit à Françoise d’Aubigné des vérités qu’elle avait rarement entendues ; par sa nouvelle publication, il vient actuellement de replacer Collé sur son joyeux piédestal.
« Quelques années à peine se sont écoulées depuis que M. Honoré Bonhomme s’est révélé au monde littéraire, et déjà il est en possession d’une notoriété assurée, disons mieux, d’une incontestable autorité. La critique contemporaine tout entière a applaudi à ses efforts, à ses travaux. Aussi s’est-il affermi de plus en plus dans la voie qu’il s’est tracée. C’est aux lettres autographes, aux parchemins poudreux, aux vieux papiers de famille, que M. Honoré Bonhomme va demandant la vérité vraie, que l’histoire ne dit pas toujours… »
Et à la suite de ce préambule, on nous prouve, moyennant citations louangeuses tirées d’articles de journaux, et conséquemment au système de la vérité vraie, que M. Bonhomme est un érudit de la race des Nodier, Brunet, Peignot ; un artiste et un écrivain, on ne dit pas de quelle lignée, mais de la plus fine.
Le travers dans lequel l’estimable collectionneur a donné ici à corps perdu est si commun qu’il mériterait à peine qu’on s’y arrêtât : aussi faut-il que nous le rencontrions au milieu de notre chemin pour avoir l’idée de le relever. Mais il est des choses qu’un critique qui se respecte ne peut laisser dire impunément devant lui.
Si le ridicule existait encore et si l’on avait le temps de rire de ces misères, il serait bouffon vraiment de voir que M. Honoré Bonhomme, qui depuis un certain jour « s’est révélé au monde littéraire », a commencé par dire quelques vérités qu’elle a rarement entendues… à qui ?… à Françoise d’Aubigné, qu’il ne daigne même pas appeler Mme de Maintenon. Ô vicissitude des temps et des mœurs ! M. Honoré Bonhomme donne des leçons de convenance à Mme de Maintenon ! Je laisse de côté la publication de Piron par M. Bonhomme : il n’est pas commode de parler à fond de ce poète-là dans un journal ; je compte y revenir ailleurs ; mais sur Collé, nous avons et allons avoir tous les moyens d’en juger.
Eh bien, je le dis à regret, dans l’Introduction que M. Bonhomme a mise
à cette Correspondance de Collé et dans les notes dont il l’a assaisonnée, il n’est
presque pas une page où il n’y ait fadeur, inutilité, phraséologie amphigourique et
prétentieuse, incohérence de sens ; il n’y a presque pas une expression qui ne soit
impropre, pas un jugement qui ne soit faux ou à côté. Collé, selon lui, « était
un grand enfant qui ne se prenait nullement au sérieux (page 4) »
et plus loin
(p. 32), il nous le montre « possédant à un haut point la science de la
vie »
et connaissant à fond les hommes ; tantôt Collé est « un esprit
doux et placide (p. 2) »
, tantôt il a « la nature mobile et inquiète
(p. 4). »
Collé nous est représenté comme faisant des fanfaronnades, comme suivant la mode, comme ayant un rire doux, plein de mièvrerie !… Ailleurs, Collé est un acrobate ; ses vers font le grand écart… Tout autant de faux
sens ou de contre-sens. — Et Piron comparé à Collé ; « Piron montait un vaisseau
de haut bord armé en guerre avec lequel il affrontait la tempête, et Collé une barque
légère… »
— Et Panard donc, le gai Panard dont la muse est « un peu
prude, un peu pincée !… »
— Et Voiture ? M. Bonhomme a écrit sur lui cette
note incroyable au point de vue de la logique ; « L’abus de l’esprit et la
recherche puérile déparent ses Lettres, qui, du reste, ont une juste
célébrité. »
Comment accommoder cette célébrité juste avec
cette recherche puérile sans rien entre deux qui corrige et qui
explique ? N’est-ce pas le cas de répéter avec Boileau parlant du même Voiture :
« Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture ! »
C’est partout ainsi ; il faudrait redresser à chaque pas l’écrivain légèrement enivré
de son sujet qui va hors de mesure et qui chancelle. Ce genre de critique de détail me
plaît peu ; mais comment admettre, je vous en prie, que M. Bonhomme soit le moins du
monde un écrivain, lorsque remerciant avec effusion les personnes
auxquelles il doit communication de certains documents, il les appelle les détenteurs de ces manuscrits (page 365, et encore p. 361), ne se doutant pas
qu’entre détenteur et possesseur il y a une grave et
tout à fait désagréable différence d’acception ? On dirait que M. Bonhomme emploie les
mots de la langue au hasard, sans en savoir la valeur. « Nous écrivons avant
d’avoir appris, même parfois avant d’avoir pensé »
, dit-il quelque part
ingénument. Il y aurait dans un tel aveu de quoi désarmer.
Enfin, pour n’avoir pas à revenir sur ces ennuyeuses chicanes faites à un homme estimable qu’on voudrait n’avoir qu’à remercier, je remarquerai encore une faute criante et sans excuse, même chez quelqu’un qui ne se donnerait pas pour érudit. Collé aime le latin et en sème volontiers ses lettres : souvent il cite de l’Horace ; une fois il cite de l’Ovide ou plutôt il le parodie : c’est pour s’avertir soi-même qu’il est temps de finir et de ne pas pousser trop loin sa carrière d’auteur :
« Crois-moi, vieillard : celui qui se tait fait bien, et chacun doit plutôt rester au-dessous que viser au-dessus de son âge :
« Crede, senex : bene qui tacuit bene fecit, et infra Ætatem debet quisque manere suam. 72»
Or voici de quelle façon incroyable M. Bonhomme a imprimé ces deux vers, ne paraissant pas se douter que, tels qu’il les donne, ils sont impossibles et n’appartiennent plus à aucune prosodie ni à aucune langue :
« Cito senex, bene qui tacuit bene facit, et infra
Ætatem debet quisque malere suam. »
Horace n’est pas moins écorché en maint endroit. « Dulcissima
rerum »
(page 252), pour « Dulcissime rerum… »
;
« Quod spero et placeo »
(p. 87), pour « Quod spiro »
… Le « in publica commoda
peccem »
est devenu « in publico
commodo »
… (p. 186). Il n’est pas permis à un éditeur d’écorcher ainsi ce
que tous les lecteurs médiocrement instruits retrouvent de mémoire et corrigent en
courant.
Laissons donc vite l’introducteur qui aurait eu si beau jeu pourtant à publier modestement, correctement, cette cinquantaine de lettres, imprimées qu’elles sont d’ailleurs avec le luxe typographique qui distingue les presses de M. Plon, et ornées en tête d’un très beau portrait de Collé. Quel dommage que le goût manque totalement là où est le zèle !
II.
Collé, qui, sur la foi de sa renommée, semble de loin un si gai sujet, l’est beaucoup moins quand on s’en approche. C’est que la gaieté dans son essence est comme une mousse pétillante qui ne se fixe pas et qui est faite pour être bue tout aussitôt que versée. Les grands comiques, Molière, Rabelais, Aristophane, ont su, par un art suprême de composition, enfermer leur moquerie hardie et puissante dans des cadres immortels : les chansonniers, les vaudevillistes les plus aimables ont tout dépensé de leur vivant et ne laissent presque rien après eux.
Et, sans aller si loin chercher des exemples, vous tous qui avez connu des gens gais qui ne sont plus, vous le savez bien, que le plus vif et le plus fin de la gaîté ne se transmet pas et s’évapore : comment donner idée de Désaugiers à ceux qui ne l’ont qu’entrevu ? Comment, dans un autre genre, vous raconter Romieu, le pâle et sérieux visage qui faisait tant rire ? Vous qui avez assisté à l’une de ces scènes d’une vérité crue, âpre et mordante, non moins qu’amusante, où Henri Monnier se diversifie, et dont quelques-unes sont réellement le sublime du bas, comment, s’il n’était là pour recommencer en personne, pourriez-vous en rendre l’impression à ceux qui d’abord n’y étaient pas ? J’ai entendu cet autre railleur d’une qualité si distinguée, si rare, l’inimitable Vivier, le lendemain d’une de ces soirées où l’étonnant artiste avait su, comme nulle lèvre humaine avant lui, attendrir les sons du cor et faire pleurer le cuivre ; je l’ai vu dans cette autre partie de lui-même, dans cette mimique délicate, dans ce jeu spirituel, ironique, d’un délicieux comique à huis clos, et je renonce à définir pour qui n’y a pas goûté cette moquerie en action, fine, pénétrante, légère. Ma morale, que je recommande en passant, c’est que lorsqu’on a l’avantage d’être contemporain d’un de ces hommes qui portent la joie et l’agrément avec eux, il faut s’empresser d’en jouir.
Le XVIIIe siècle le savait de reste, et il a joui de Collé comme de son bien ; il l’a apprécié à sa valeur. Lorsqu’on interroge sur lui, lui-même d’abord, bon témoin, des plus véridiques, et ceux qui l’ont connu, on arrive à se faire une idée fort juste de sa personne et de son genre d’originalité. Né à Paris en 1709, d’un père procureur au Châtelet, au sein d’une famille nombreuse où il comptait quantité de frères et de sœurs, il était de pure race bourgeoise, et il fut très à même de très bonne heure de connaître la ville, tout ce monde de robins, de présidents et de présidentes singeant la Cour, une espèce dont il s’est tant moqué. La nature l’avait doué d’une inépuisable gaîté ; voilà ce qu’il faut bien se dire avec lui, sans tant chercher de raisons ni de commentaires. Plus tard, lorsqu’on publia son Journal posthume, où il avait consigné pour lui, au courant de la plume, les anecdotes du jour et ses propres jugements, comme on n’y retrouvait plus le Collé des vaudevilles et des chansons, il y eut alors des critiques qui, tout bien considéré, déclarèrent que Collé n’était pas gai.
« Collé n’était point gai ! s’écriait alors dans un de ses ingénieux feuilletons Mlle Pauline de Meulan, qui l’avait connu chez ses parents dans son enfance ; Collé n’était point gai ! Eh ! bon Dieu ! j’aimerais autant dire que le Père éternel des petites-maisons n’est pas fou, que les paroles de l’opéra-buffa ne sont pas bêtes, que M. X… a du goût, que M. Z… a du bon sens, etc. Je le vois encore d’ici, ce bon Collé, avec son grand nez et sa petite perruque, sa mine étonnée, son air grave et son imperturbable et sérieuse gaîté, se divertissant de tout et ne riant de rien. Il y a des gens qu’on peut appeler gais, parce qu’ils participent du meilleur de leur cœur à la gaîté des autres, sans la produire par eux-mêmes : il y en a, au contraire, qui font naître la gaîté autour d’eux sans en éprouver le sentiment. Collé inspirait la gaîté et la sentait ; c’était de son propre fonds que sortaient les idées gaies qu’il manifestait avec tant d’abondance ; et c’était pour son propre divertissement qu’il les mettait à exécution. 73»
Voilà le vrai. Nous autres critiques, qui parlons des gens longtemps après leur mort, nous devrions bien nous mettre dans l’esprit qu’il n’y a qu’une manière de les retrouver avec quelque vraisemblance : c’est dans leurs livres d’abord et aussi dans le témoignage des contemporains dignes de foi. Tout le reste, que nous y ajoutons de notre cru, n’est qu’invention et surcharge, pure broderie. Mais il arrive le plus souvent aujourd’hui que les noms des morts célèbres ne sont qu’un prétexte à l’amour-propre et à la jactance des vivants.
Collé était donc un homme très-gai ; il faut en passer par là et s’y tenir, quoique ce soit un lieu commun. Il avait de la causticité tant qu’il vécut avec ses égaux : plus tard, en élargissant son cercle de société, en s’élevant au-dessus de sa sphère et en vivant avec les grands, il s’appliqua à se guérir de cette disposition au sarcasme, et il chercha dans sa plaisanterie à ne mordre sur personne en particulier, il avait de la finesse, et sentait le besoin de plaire. Il mit donc, comme il dit, de l’eau dans son vin, mais en ayant l’art d’y laisser tout le bouquet et tout le montant : ce fut le tour de force et le chef-d’œuvre.
Collé ne pensait point d’abord à être un auteur proprement dit ; il avait à s’occuper de sa fortune et remplissait un emploi. Il fut, pendant des années, commis à gros appointements chez M. de Meulan, receveur général de la généralité de Paris, et il continua de demeurer à l’hôtel de Meulan, jusqu’à l’époque de son mariage (1757). Ce séjour de près de dix-neuf ans qu’il fit dans la famille de son riche patron tient une grande place dans sa vie, et son nouveau biographe, M. Bonhomme, a été étrangement inexact quand il a dit :
« Notons, afin de ne rien omettre, qu’après avoir quitté M. Dutertre (un notaire, que M. Bonhomme affecte d’appeler un tabellion), Collé fut admis, en qualité de secrétaire, chez M. de Meulan, receveur général des finances ; mais il ne conserva pas longtemps ce second emploi, qui lui convenait aussi peu que le premier. Dès lors n’en parlerons-nous que pour mémoire. »
Non, cela est capital dans la biographie de Collé, et il s’accommoda longtemps de ce genre de vie. Lors même qu’il y eut renoncé, il garda toujours du financier sous le chansonnier, et il ne se considéra point comme déshonoré plus tard d’être récompensé de ses pièces de société pour le duc d’Orléans par un intérêt dans les fermes de ce prince. On le voit solliciter en 1758 le contrôleur général, M. de Boullongne, pour entrer dans quelques affaires. Un pur homme de lettres, Duclos, n’eût point entendu de cette oreille et eût trouvé ce genre de grâce au-dessous de son caractère. Duclos se faisait un plaisir d’aider Collé dans sa sollicitation, mais ne l’imitait pas.
Aimant avant tout le naturel, adorant Molière et La Fontaine, faisant d’eux ses dieux et ne se considérant que comme leur écolier dans son genre, il manqua de bonne heure à Collé l’ambition du talent. Il aimait pourtant l’art en lui-même ; il avait de la conscience dans les bagatelles, il soignait extrêmement ses « chansons et autres breloques. » Mais voilà tout ; il ne songeait qu’à vivre, à rire, à s’amuser avec ses confrères du Caveau, et il fallut que Crébillon fils et d’autres amis clairvoyants l’avertissent qu’il pouvait mieux et plus pour qu’il s’avisât de s’élever jusqu’au genre de proverbes et de petites comédies où il a excellé.
Lui-même Collé, il nous dit et redit tout cela en vingt endroits de son Journal, et comme un Gaulois d’autrefois, dans le langage le plus simple et le plus uni du monde :
« Je n’avais de mes jours pensé à être auteur ; le plaisir et la gaîté m’avaient toujours conduit dans tout ce que j’avais composé dans ma jeunesse. Lorsque ma fortune a été un peu arrangée, et que les passions ont commencé à se ralentir chez moi, ce qui est arrivé de bonne heure, n’étant pas né très fort, c’est dans ce temps-là que j’ai cherché dans mon cabinet des ressources contre l’ennui. »
A un moment, un peu tard comme Béranger, à trente-huit ans seulement, il trouva sa veine ; il fit sa première comédie, La Vérité dans le vin, la meilleure qu’il ait jamais faite (1747), et il devint le divertisseur en vogue du comte de Clermont, et surtout du duc de Chartres, bientôt duc d’Orléans. Ce dernier y mit de l’insistance et sut se l’acquérir. Collé fut son homme. Pendant près de vingt ans on le voit l’ordonnateur principal des fêtes de Bagnolet, et par ses opéras-comiques, ses proverbes, ses jolies comédies, ses parades, il ne cessa de fournir aux plaisirs de ce prince, amateur de théâtre de société et bon acteur lui-même.
Une ou deux fois, Collé chercha à s’élever jusqu’à la scène de la Comédie-Française, et sa pièce de Dupuis et Desronais y eut un certain succès ; mais, dans cet ouvrage qui vise à être une pièce de caractère et dans le grand genre, on ne reconnaît plus que faiblement le joyeux Collé : il mit des années à faire cette comédie, à la limer et re-limer, à écouter et à peser les conseils ; elle était d’abord en prose, il la rima. Enfin Collé fit là quelque chose de ce que nous avons vu faire au spirituel et charmant auteur du Palais-Royal, Labiche : il mit habit noir et cravate blanche pour se rendre digne du Théâtre-Français et se retrancha de sa gaîté, du meilleur de sa veine. Il appelait cela honnester ses pièces ; c’était trop les refroidir. Pour moi, j’aime mieux nos deux auteurs franchement chez eux, Labiche dans Célimare le bien-aimé, et Collé dans La Vérité dans le vin, deux petits chefs-d’œuvre qui ont quelques traits de commun, des ornements du même genre légèrement portés.
Collé, d’ailleurs, dégoûté pas l’accueil et la morgue des comédiens français, moins accessibles alors qu’aujourd’hui, n’y revint guère, et son théâtre de société, le théâtre du duc d’Orléans, fit, tant qu’il dura, son occupation et ses délices comme il est sa véritable originalité. C’est là, à Bagnolet, tantôt pour le prince, tantôt pour la fête de sa maîtresse Mlle Marquise, que se donna d’abord La Partie de chasse de Henri IV avec cette jolie scène du souper qui fit couler autant de larmes que La Vérité dans le vin avait excité de fous rires. Quand on avait joué cette dernière pièce, les spectateurs semblaient dans l’ivresse de la gaîté, tandis que, pour le bon Henri, c’était de l’ivresse de cœur et de l’attendrissement.
La Vérité dans le vin nous peint au naturel les vices du temps,
l’effronterie des femmes de robe, la sottise des maris, l’impudence des abbés ; il y a
dans le dialogue une familiarité, un naturel, dans les reparties une naïveté, dans les
situations un piquant et un osé qui font de ce tableau de genre un des témoins
historiques et moraux du XVIIIe siècle. Un de ces critiques qu’on
méprise aujourd’hui et qu’on se flatte d’avoir enterrés, La Harpe, a dit à ce sujet
excellemment : « Il est bien vrai que la gaîté qui tient à la licence est plus
facile qu’aucune autre ; mais celle de Collé est si originale et si franche, qu’on
pourrait croire qu’elle n’avait pas besoin de si mauvaises mœurs pour trouver où se
placer. »
Nous allons plus loin que La Harpe, et nous disons que ces mœurs
mêmes, prises sur le fait et rendues avec cette touche facile et hardie, ajoutent, du
point de vue où nous sommes, un prix tout particulier au tableau : elles y mettent la
signature d’une époque. La Vérité dans le vin, c’est mieux qu’un conte de
Crébillon fils : c’est dans son genre, La Farce de Patelin du XVIIIe siècle.
Tout bibliophile qui se respecte a dans sa bibliothèque les deux petits volumes
intitulés Recueil complet des Chansons de Collé (Hambourg et Paris,
1807), avec cette épigraphe de Martial : « Hic tolus volo rideat
libellus »
. Ces chansons de Collé sont des moins susceptibles
d’analyse. Les curieux sauront bien d’eux-mêmes trouver les plus jolies ; quelques-unes
des plus gaies, comme celle de Marotte, sont inséparables de l’à-propos
et de la circonstance. Après Panard et avant Béranger, Collé est un des maîtres de la
rime ; il a en même temps de l’imagination, du feu, et sa gaîté ne paraît jamais à la
gêne. Dans son pot-pourri d’Ariane et Bacchus, Béranger a dit :
« Près de Silène gaillardOn voyait paraîtreMaître Adam, Piron, Panard,Et Collé mon maître, etc. » ;
et au même moment, dans cette pièce, Béranger, comme pour justifier son dire, imite la chanson de Collé, La naissance, les voyages et les amours de Bacchus, une des plus ardentes et des plus belles. Mais tandis que Béranger, l’œil et le cœur aux choses nationales, n’a garde de se confiner dans le genre érotique et bachique, la chanson de Collé ne fait que tourner et retourner à satiété la gaudriole et n’en sort pas. Si l’on excepte ses couplets sur la Prise de Port-Mahon et trois autres couplets satiriques qu’il risqua sous le ministère Maupeou, Collé ne s’est jamais fait l’organe du sentiment public. Il ne songeait pas au public, content de réussir à huis clos et dans les petits cabinets. On ne sert pas deux maîtres à la fois : Collé l’a prouvé par son exemple. Il ne visait qu’à des succès de société, et il les eut à souhait chez ces princes et grands seigneurs libertins : le public, sauf quelques rares instants, lui a rendu de son indifférence.
Par la ressemblance ou le contraste, il nous suffit du nom de Béranger rapproché de celui de Collé, pour nous donner plus d’une vue et faire jaillir plus d’une étincelle.
Collé, après sa comédie de Henri IV, aurait pu être de l’Académie ; le duc de Nivernais et Duclos le tâtèrent là-dessus ; il aurait pu, s’il l’avait voulu, en 1763, passer sur le corps à l’abbé de Voisenon, « ce mauvais prêtre sémillant » ; mais Collé, comme Béranger, ne se croyait pas digne ou du moins capable de l’Académie :
« Pour en être digne, disait-il, il faut avoir un fonds de littérature qui me manque. Soldat de fortune dans les lettres, je me suis jugé incapable d’y remplir les fonctions d’officier général. Une autre raison qui m’est personnelle m’ôtait d’ailleurs le désir d’être de l’Académie. Je suis né susceptible, et j’eusse eu tous les jours des sujets de chagrin avec quelques-uns de mes confrères que j’étais bien loin d’estimer. »
Collé était un parfait honnête homme et même, comme on disait alors, un bon citoyen. En politique, comme en comédie, c’était un admirateur de Henri IV, et il eût pu être, s’il eût vécu en ce temps-là, l’un des chansonniers de la Ménippée : il aimait, presque à l’égal de la gaîté française, les vieilles libertés françaises et les franchises de nos pères ; il faut voir comme il daube à l’occasion, dans son Journal, sur le chancelier Maupeou, « ce Séjan de la magistrature. » Il donne à plein collier dans l’opposition parlementaire, mais il ne voit rien au-delà. Il est plus voisin, par sa date morale, de Mézeray que de Mirabeau.
Collé, de sa personne, était et reste, à nos yeux, le plus parfait exemple, et peut-être le dernier, de la pure race gauloise non mélangée ; c’est le dernier des Gaulois : ennemi de l’anglomanie, de la musique italienne, des innovations en tout genre, ennemi des dévots et des Jésuites, il ne pouvait non plus souffrir Voltaire, trop brillanté selon lui, trop philosophique, trop remuant, un Français du dernier ton et trop moderne, il l’appelait « ce vilain homme », et il abhorrait aussi Jean-Jacques à titre de charlatan. Il chansonnait les Encyclopédistes et les trouvait mortels à la gaîté ; à la bonne heure ! mais qu’aimait-il donc ce gai compère, si cru dans son humeur, si ferme et si rond dans son bon sens, si exclusif dans ses jugements ?
Il faut croiser les races pour l’esprit comme pour le reste, sans quoi l’on croupit sur
place et, par trop de peur de s’abâtardir, on n’engendre plus. Collé restait trop
exclusivement gaulois et ne souffrait point qu’on fît un pas en avant ; il abondait dans
son sens et dans ses goûts : c’était une fin et un bout du monde qu’une telle manière
d’être non renouvelée. Collé, avec un talent des plus agréables doublé d’un bon sens
solide, manquait d’étendue et d’élévation d’esprit. Et sur ce mot élévation, entendons-nous bien : il est relatif. Parlant du bon Panard, son
maître, à la date de sa mort (juin 1765), Collé a dans son Journal
quelques pages excellentes et de la meilleure qualité, dans lesquelles, en rendant
hommage à ce devancier charmant, à ce La Fontaine de la chanson, il marque bien en quoi
il ne l’a pas imité. Panard, par suite de son abandon et de son peu de conduite, mourut,
comme La Fontaine, dépendant des autres et à leur charge, recevant d’eux des secours
payés par bien des dégoûts : « Mais je crois, ajoute Collé, qu’il y était assez
insensible. Le bonhomme a toujours manqué d’une élévation d’âme, même commune ; pour
peu qu’il en eût eu, il aurait été le plus malheureux des hommes. »
Collé
donc, à la différence de Panard, avait de l’élévation d’âme : il voyait les grands, les
gens riches, les amusait, leur plaisait, mais ne se donnait pas ; il restait lui ; il se
défendait de leur trop de familiarité par le respect ; il gardait de sa dignité hors de
sa gaîté ; il savait que, si bon prince qu’on fût avec lui, on ne l’était pas autant à
Villers-Cotterets qu’à Bagnolet ; assez chatouilleux de sa nature, il allait au-devant
des dégoûts par sa discrétion, et se tenait sur une sorte de réserve, même quand il
avait l’air de s’abandonner : quand il sortait ces jours-là de sa maison bourgeoise, il
disait qu’il allait s’enducailler, comme d’autres auraient dit s’encanailler ; puis, son rôle joué, sa partie faite, il revenait ayant
observé, noté les ridicules, et connaissant mieux son monde, plus maître et plus content
à son coin du feu que le meunier Michau en son logis. C’était, l’esprit de Collé qui,
avec sa justesse, manquait d’une certaine élévation, plutôt que son cœur. Or Béranger a
eu de cette élévation, due en partie à son temps et aussi à une disposition supérieure
du poète.
III.
Les Lettres de Collé, qu’on publie aujourd’hui, mettent dans tout leur jour cette différence. Ce Collé, si grivois et si licencieux en ses écrits, était, il faut le savoir, le meilleur, le plus tendre des maris et le plus fidèle ; et en général, bon frère, bon parent, ce classique de la gaudriole se permettait d’avoir toutes les vertus domestiques. Maté et rangé d’assez bonne heure, il avait trouvé dans sa femme une maîtresse, une amie, une épouse ; il la consultait sur tous ses écrits, et on sourit de se représenter Mme Collé donnant jusqu’au bout des avis à son mari sur certains détails dans les sujets habituels de sa muse libertine. Philémon, j’imagine, ne consultait point là-dessus Bancis ; mais M. Denis, s’il avait été poète, eût consulté peut-être Mme Denis. Très-bourgeois en tout, Collé s’était pris, sur le tard, d’une vive amitié pour un petit cousin qui était surnuméraire dans les fermes, et c’est à ce jeune homme, pour le former au monde et aussi le pousser dans sa carrière, qu’il adresse, au nom de sa femme et au sien, de longs et minutieux conseils.
Tout cela n’était pas fait pour l’impression ; il est douteux que la mémoire de Collé y gagne. C’est trop le livrer en déshabillé vraiment ; c’est donner trop beau jeu à cette disposition habituelle où sont les critiques de tous les temps, et surtout ceux du nôtre, de se mettre au-dessus des auteurs et de le prendre de haut avec ceux qu’on juge. Il est difficile d’intéresser la postérité à des conseils assez fins de tour et de forme, mais fort vulgaires de fond, donnés à un jeune employé des finances pour lui apprendre le moyen de se faire bien venir de ses chefs :
« Mon cher fils, — mon cher enfant, — faites-vous une besogne particulière et séparée de vos devoirs journaliers ; intéressez l’amour-propre de vos supérieurs (voire directeur entre autres), en les consultant sur cette besogne particulière, en les priant d’être vos guides… C’est M. de Saint Amand qu’il vous importe d’enjôler (sans fausseté, pourtant). Je vous ai dit à l’oreille le secret de sa vanité : servez-vous continuellement de ce secret que je crois infaillible pour votre avancement. Saisissez, que dis-je ? Faites naître les occasions sans fin de lui écrire. Consultez-le… »
C’est juste, mais que c’est petit ! et que toute cette cuisine du savoir-faire est peu ragoûtante à voir ! Voici qui est un peu plus distingué ou moins indigne d’être proposé à l’usage de tous. Le jeune homme se plaignait d’être timide, de ne savoir où placer son mot en conversation ; Collé lui répond :
« Suivez et commentez, pour ainsi dire, les idées des personnes avec lesquelles vous causez, vous serez sûr de réussir. On plaît immanquablement davantage aux hommes, et encore plus aux femmes, en faisant valoir l’esprit ou la raison des autres, qu’en faisant briller le sien ou qu’en montrant son jugement. »
Il y revient en plus d’un endroit avec beaucoup de sens et en homme qui sait son monde :
« Vous vous plaignez de ce que vous ne savez pas être amusant dans la société. Mais on n’est point obligé de l’être quand notre caractère ne nous y appelle pas. On serait, au contraire, ridicule d’y tâcher. Ne suffît-il pas d’y être honnête, attentif, complaisant ? Le sérieux plaît et est en droit de plaire comme la gaîté, quoique par un chemin opposé. Boileau n’a-t-il pas dit qu'un homme né chagrin plaît par son chagrin même ? Ne forçons la nature en rien ; soyons ce que nous sommes, et nous serons bien. Il n’y a que l’affectation d’être ce qu’on n’est pas qui est insoutenable et choquante. Du reste, comme je vous l’ai dit, faites usage de l’amour-propre des autres pour soutenir la conversation, et soyez bien sûr que c’est un trésor qu’il est impossible d’épuiser. »
Le jeune homme, comme tous les jeunes gens de son temps, tenait d’abord pour Rousseau ;
Collé veut le guérir de cette admiration, et il lui fait de Rousseau un portrait noirci,
où l’auteur de l’Émile, de l’Héloïse, est représenté comme
un Satan d’orgueil, un pur charlatan. Ici on touche aux bornes de l’esprit de Collé ; il
ne sent pas que Rousseau a donné un heurt à l’esprit français, à
l’imagination française, à bout de voie et tombés à la fin dans l’ornière, et qu’il a dû
faire un grand effort, qu’il a dû mettre en avant la torche et le flambeau pour les
faire avancer. Il s’appuie d’une opinion de Marivaux qui, ayant connu Rousseau plus
jeune et quinze ans avant sa célébrité, lui avait assuré « qu’il l’avait vu
l’homme du monde le plus simple, le plus uni et le moins enthousiaste »
, comme
si cet enthousiasme couvant dans l’âme de Rousseau n’avait pas pu se dérober et se
cacher à tous jusqu’au jour où il éclata. Les Marivaux, en général, ne sont pas des
juges très compétents des Rousseau. Oh ! que Béranger était plus avisé lorsqu’il goûtait
Chateaubriand, lorsqu’il se glorifiait de le sentir, malgré l’usage si contraire qu’il
avait fait de son talent ! Béranger allait même au-delà du but lorsqu’il disait
« qu’il avait été élevé à l’école de Chateaubriand 74»
mais, enfin, mieux vaut trop d’ouverture à
l’esprit que pas assez.
Qu’on relise dans la Correspondance de Béranger les lettres de conseils littéraires donnés à Mlle Béga, et qu’on les compare à celles de Collé à son élève : on verra le côté par où Béranger est supérieur à celui qu’il appela un jour « son maître. » La vie tout entière de Béranger avait été une éducation continuelle : Collé, sous le prétexte d’un goût naturel et sain, avait trop obéi à sa paresse et n’avait pas marché.
Si Rousseau est la bête noire de Collé, Voltaire ne lui agrée guère davantage ; il ne se contente pas de le juger sévèrement à la rencontre, il avait entrepris une réfutation en règle de ses tragédies, et M. Bonhomme a cru devoir nous donner des fragments de ces Commentaires à la suite de la Correspondance. Ce ne sont pas là les beaux côtés ni les côtés amusants de Collé. Il est bon, lorsqu’on prétend juger les hommes célèbres et d’un grand talent, vers qui, pourtant, on ne se sent pas porté de goût, de se contrarier un peu, de faire effort pour être juste ; il est bon, en un mot, d’être un peu gêné ; et Collé, n’écrivant contre Voltaire que pour lui seul ou pour des amis intimes, ne se gêne pas du tout. Il en résulte bien de l’injustice mêlée à quelques vérités.
Collé est mieux, il est tout à fait bien et comme dans son élément quand il parle de Beaumarchais ; à propos des fameux Mémoires, il dit de lui dans une page qu’il y a plaisir à citer :
« Cet homme a tous les styles. Il est véhément et pathétique, tendre et spirituel. Personne n’a badiné avec plus de grâce et de légèreté ; il semble qu’on entend un homme de la Cour : ses plaisanteries sont du meilleur ton. L’interrogatoire de Mme Goezman est un chef-d’œuvre de sarcasme et d’adresse pour se concilier les femmes. C’est un Démosthène quand il parle au public et à ses juges, et lorsqu’il tonne contre M. de Nicolaï ; c’est un Fénelon dans son roman attendrissant d’Espagne ; c’est un Juvénal et un Horace quand il arrange les Marin, les Baculard et le Grand-Conseil. Jamais, de mes jours, je n’ai vu autant de sortes d’esprit que dans ces Mémoires… Je n’aime point Rousseau ; personne ne rend plus de justice que moi à son éloquence, à sa chaleur et à son énergie, mais je trouve Beaumarchais mille fois plus vrai, plus naturel, plus insinuant et plus entraînant que cet orateur, qui veut toujours l’être, le paraître, qui est d’ailleurs sophiste à impatienter son lecteur que l’on sent qu’il méprise, et dont il se joue perpétuellement comme le rat fait de la souris. »
Sauf le dernier trait contre Rousseau qui n’est pas juste (car Rousseau n’y met pas tant de malice), l’ensemble du jugement est parfait. Beaumarchais, par toute une veine de gaîté franche, était de la famille de Collé, tandis que Jean-Jacques appartenait à une famille d’esprits toute contraire : — antipathie et sympathie.
Là où l’on a cru voir de l’amertume chez Collé critique, il n’y a que de l’antipathie, ce qui est fort différent. Il est vrai qu’il s’abandonne à la sienne sans retenue ni contrainte, et vraiment à cœur joie 75.
Dans sa Correspondance avec le jeune homme, seule partie assez intéressante du volume
et qui ne l’est encore que médiocrement, Collé se montre à nous avec la douce manie des
vieillards ; il revient sur le passé, sur ses auteurs classiques, sur Horace « le divin
moraliste » qu’il cite sans cesse et qu’il a raison d’aimer, mais tort de parodier en de
mauvais centons latins ; il voudrait que son jeune financier apprît le grec « à ses
heures perdues », ce qui est peu raisonnable. En somme, si l’idée qu’on prend de la
bonhomie de Collé gagne à tout ceci, son originalité s’y noie et s’y efface trop. Il
répète, après bien d’autres, des choses vraies sur la vieillesse et ses désagréments ;
il prouve lui-même cet inconvénient de vieillir par bon nombre de ses jugements qui ne
sont que des préventions ; mais lorsqu’il dit en un endroit : « J’entre dans
l’extrême vieillesse, et je n’ai à envisager que des déperditions de toute espèce et
des infirmités et maladies de tous les genres à attendre : belle perspective ! Dieu
eût dû mettre la jeunesse à la fin de notre vie »
; lorsqu’il parle ainsi et
qu’il raisonne à la manière de Garo chez La Fontaine, je l’arrête, je ne reconnais plus
là son bon sens, et je lui oppose ce qu’a dit un autre moraliste dans une pensée toute
contraire : « Force nous est bien de vieillir ; justice est que nous
vieillissions. Il nous est défendu, de par la nature, de promener sur un trop large
‘espace trop de fierté et trop d’espérance. Un vieillard jeune serait trop
insolent. »
J’aime sans doute les livres vrais, les livres qui sont le moins possible des livres et le plus possible l’homme même ; mais c’est à la condition qu’ils vaillent la peine d’être donnés au public et qu’ils ajoutent à l’idée qui mérite de survivre. Il convient d’observer un certain art dans l’arrangement des réputations : les grands hommes sont faits pour être connus et étudiés tout entiers ; mais, quand un homme n’a eu qu’un coin de talent, il est inutile de s’étendre sur tout ce qui n’est pas ce talent même. Cela introduit dans ses œuvres une disproportion fâcheuse entre le bon et le médiocre : c’est mettre trop d’eau dans son vin et faire ce qu’on appelle au collège de l’abondance. L’originalité de Collé était d’être gai : et il n’est plus gai en vieillissant. Il y en a qui ont ïa vieillesse aigre ; d’autres l’ont douce : Collé l’avait tendre à l’excès et paterne. Sachons-le, mais n’y insistons pas ; car ce n’est pas son meilleur moment, et il convient de ne prendre les hommes simplement distingués que dans leur bon moment. Ce n’était pas la peine à Collé de commencer par La Vérité dans le vin pour finir par conseiller à son jeune homme la lecture de Rollin et le Télémaque. Il est vrai que, l’instant d’après, la nature reprenait son train et qu’il retombait dans la confidence graveleuse. Assez, assez ! coupons court à temps ; c’est bon goût et sagesse. Le beau plaisir de faire dire au lecteur en finissant : « Décidément, le bonhomme Collé bat la breloque ! 76»