(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « M. Émile de Girardin. »

M. Émile de Girardin.

Émile.
Questions de mon temps, 1836 à 1856.
Questions de l’année

Il y a en M. de Girardin l’homme positif, pratique, qui a le tact et le sentiment des situations, des occasions décisives et des crises ; il y a l’homme de théorie et de système ; les deux coexistent sans se confondre et sans se nuire. Le dernier donne à l’autre un air de confiance, de certitude absolue, et laisse jour cependant à bien de l’habileté et même de la prudence.

I.

Sa ligne de conduite à la Chambre, du moment qu’il y fut entré sous Louis-Philippe en 1834, jusqu’en février 1848, fut d’un homme vraiment nouveau qui ne se rangeait sous le drapeau d’aucun des anciens partis et qui cherchait à en former un à son image, ce à quoi il n’a pas encore réussi. Le programme qu’il eût voulu voir adopter à la jeune génération parlementaire, c’eût été non-seulement de ne pas faire la guerre à la forme des gouvernements établis, mais de ne pas faire la guerre à mort aux ministères existants, à moins d’absolue nécessité, et de chercher bien plutôt à en tirer parti pour obtenir le plus de réformes possible, pour introduire le mouvement et le progrès dans la conservation même. Aussi ce groupe ou ce petit noyau, dont M. de Girardin était le principal moteur, avait titre et nom « les conservateurs progressistes. » Combattu, raillé par toutes les nuances de l’opposition, par toutes les fractions de la gauche et par les journaux qui la représentaient, négligé et passé dédaigneusement sous silence par le gros des conservateurs et par l’organe important du centre ministériel, le Journal des Débats, M. de Girardin sentit le besoin de se défendre lui-même, de dessiner sa situation, son idée, de la définir sans cesse, et c’est à ce moment qu’il devint décidément journaliste et rédacteur de premiers-Paris ; jusqu’alors il avait plutôt dirigé. Mais, vers 1844-1846, il devint une plume active, — cette plume nette, vive, courte et fréquente, qu’on a sans cesse rencontrée depuis, — avec des titres d’articles qui saisissent l’attention, des formules qui piquent et qu’on retient : Les Faiseurs. — Les hommes et les choses. — Changer les choses sans changer les hommes. — Pas de concessions, des convictions., etc. Quand on parcourt, comme je viens de le faire, les deux premiers volumes des Questions de mon temps, on est frappé de l’à-propos et de la justesse de son feu et de son tir contre les journaux, organes des divers partis : — quelques-uns, les journaux de l’opposition pure, attaquant le ministère Guizot à outrance sans trop voir ce qu’ils ébranlent avec lui ; d’autres, le Journal des Débats, le défendant à outrance sans voir ce qu’ils compromettent avec lui ; Le National enfin, d’accord avec les organes légitimistes dans la détestable doctrine du Tant pis, tant mieux, désirant que le ministère résiste jusqu’au bout et tienne bon opiniâtrement, afin de renverser du même coup ministère et système, cabinet et dynastie. Certes, M. de Girardin eut alors un sentiment très-vrai de la situation, des divers moments et comme des divers accès par où le mal allait empirant chaque jour, et lorsque le 24 février éclata, il était en règle, il avait poussé d’avance tous les cris d’alarme ; on l’avait même vu, dans la séance du 14 février 1843, après un vote de la majorité qui qualifiait la minorité avec injure, déposer sur le bureau du président sa démission de député et signifier sa sortie de la Chambre jusqu’à de nouvelles élections générales : il donnait pour motif qu’il ne voyait pas de place possible entre une majorité intolérante qui s’égarait, et une opposition inconséquente qui allait on ne sait où. Un tel acte aurait eu besoin, pour faire son effet, d’être accompagné et précédé de tous les éclairs, des tonnerres et des larges torrents de l’éloquence ; et la parole de M. de Girardin dans une assemblée n’a que les qualités de sa plume, concision et netteté. Quoi qu’il en soit, cette singularité de sa démission, bien qu’assez peu comprise dans le moment, est devenue après coup une preuve de très-vive clairvoyance. Chacun, dans les résumés et les récapitulations qu’il donne de sa vie passée, s’arrange sans doute pour faire le moins de mea culpa possible et pour se rendre justice par les meilleurs côtés ; mais, quand on y regarde avec lui, on ne peut s’empêcher d’être en cela de l’avis de M. de Girardin sur lui-même : parmi les députés de la Chambre de 1846, il fut l’un de ceux qui se laissèrent le moins abuser par le spectacle des luttes oratoires, et qui, ne se réglant en rien sur le thermomètre intérieur de la Chambre, restèrent le plus exactement en rapport avec l’air extérieur : il fut, de tous les conservateurs de la veille, celui qui, avec M. Desmousseaux de Givré, cria le plus haut pour avertir.

Les événements de Février dessinèrent vivement le rôle de M. de Girardin comme sentinelle avancée, et le montrèrent pendant les premiers mois toujours en scène, sur le qui vive ! constamment, et sur la brèche. Il est de ceux qui joignent volontiers l’acte aux paroles. Les épreuves l’ont trouvé à la hauteur du péril. Dans un naufrage on un incendie, l’homme de cœur, de résolution, devient un homme public, et il acquiert, par son coup d’œil et par son sang-froid, une importance qu’on lui refusait la veille. On se souviendra toujours que le 25 février 1848, sous ce titre de « Confiance ! Confiance ! » parut un article de La Presse qui, comme le coup d’archet, donnait le ton et marquait la mesure au plus fort du tumulte. On a pu sourire et plaisanter des petits alinéas de M. de Girardin, mais ici, dans cet article qui était une action, chaque phrase, chaque ligne, chaque mot portait et faisait programme et ralliement pour les honnêtes gens et les bons citoyens. Cet article était le mot d’ordre pour tout Français qui ne s’abandonnait pas. Un étranger qui nous aime peu, dit-on, mais homme d’infiniment d’esprit et qui nous connaît bien, sir Henry Bulwer, écrivait de Madrid, le lendemain de la Révolution de Février et en lisant les belles improvisations qui coulaient des lèvres de M. de Lamartine : « Vous avez eu une invasion de barbares dirigée par Orphée. » Eh bien ! M. de Girardin, dans La Presse, vint en aide dès la première minute à M. de Lamartine, et, de concert avec cette belle lyre démocratique, il sembla quelque temps faire office de chef d’orchestre, donnant coup sur coup maint signal pour régler la marche et le rythme de l’invasion. La Presse était devenue, comme on l’appelait, « le journal conservateur de la République. » Pour être conservateur dans un ordre de choses qui allait si vite et qui se déplaçait à chaque moment, il fallait se mettre au pas et se multiplier : c’est alors que M. de Girardin prit cette fameuse devise : Une idée par jour ! Il tint la gageure durant quelques semaines.

Cependant l’accord entre le gouvernement provisoire et le journal conservateur ne fut pas long et ne pouvait l’être. Le même étranger que je viens de citer pour son mot heureux d’une invasion de barbares dirigée par Orphée ajoutait avec cet esprit positif qui est bien celui d’un Anglais : « Mais les chœurs se payent bien cher ; trente sous par jour pour chaque choriste ! comment les finances y pourront-elles suffire ? » Il fallait éviter à tout prix la ruine et la banqueroute. M. de Girardin se prononça bientôt contre les demandes de toute sorte qui se succédaient en procession à l’Hôtel de Ville, contre l’augmentation des salaires, contre l’idée de guerre ; il s’éleva très-courageusement surtout contre le parti des démocrates purs, des républicains de la veille, de ceux qui auraient voulu faire de la République si fortuitement conquise une secte à leur dévotion, un régime à leur profit, doctrinaires d’un nouveau genre et qui prêchaient à leur tour l’exclusion, l’épuration. Ce qu’il proposait lui-même de spécifique et d’original, ce qu’il aurait voulu voir adopter, la mesure du désarmement, l’idée de faire passer l’État du rang de percepteur à celui d’assureur, la suppression des octrois, le rachat par l’État de tous les monopoles…, ces fragments d’un plan général qu’il avait conçu, je n’en dirai rien, parce que de tels projets radicaux se perdaient alors dans tous ceux que chacun proposait à l’envi et qui couvraient les murailles comme une éruption universelle. C’était l’heure des remèdes souverains et des panacées. Les institutions politiques masquent les plaies sociales : dans l’intervalle des institutions, ces plaies cachées et inhérentes à toute société apparaissent à nu et s’étalent ; chaque passant se propose volontiers pour guérisseur ; on ne sait à qui entendre. Je glisse donc sur la partie des réformes radicales proposées alors par La Presse, et qui se confondaient dans le tumulte avec tant d’autres projets moins cohérents et moins concertés ; mais ce qui tranchait et la distinguait honorablement, ce que tous aussitôt comprirent, ce fut l’opposition franche et déclarée que M. de Girardin commença à faire dans le courant de mars aux vagues paroles, aux concessions continuelles, aux illusions fatales du Gouvernement provisoire, comme aussi à la propagande violente de quelques-uns de ses membres dans les départements. Ce qui sautait aux yeux, c’était le nouveau mot d’ordre : Résistance ! Résistance ! substitué à celui de Confiance ! Confiance ! proféré dans le premier moment. A vingt jours d’intervalle, pour ceux qui ne réfléchissent pas, cela semblait une contradiction : c’est que les jours et les heures, à certains moments, comptent plus que, dans le courant ordinaire, les années et les demi-siècles. Les démocraties sont de leur nature soupçonneuses et crédules ; l’accusation banale de trahison leur plaît et les trouve aisément accessibles : on ne s’en fit pas faute contre M. de Girardin ; il se vit très-promptement impopulaire, et d’une impopularité qui soulevait les passions les plus vives, les plus irritées. Vers la fin de mars, chaque soir, La Presse ne sortait plus imprimée de ses ateliers, rue Montmartre, sans être avidement attendue et accueillie par des groupes qui ne la lisaient pas seulement, qui la déchiraient. J’ai vu alors de ces numéros achetés et aussitôt déchirés à belles dents et avec rage par d’honnêtes ouvriers qui croyaient se venger d’un mauvais citoyen et qui auraient voulu abolir ainsi d’un coup chaque tirage. De là à des voies de fait contre la propriété et les personnes, il n’y avait qu’un pas, une ligne à franchir. Le 29 et le 30, dans la soirée, des attroupements plus nombreux, poussant des cris menaçants, se portèrent vers les bureaux de La Presse où M. de Girardin, entouré de quelques rédacteurs, se tenait à son poste avec ce « courage tranquille et toujours prêt » qu’il faut lui reconnaître, il reçut plus d’une députation qu’on introduisit, et qu’il parvint à calmer, à retourner même en sa faveur par la netteté et la lucidité de ses explications. Mais le 31 mars, cette espèce d’émeute prit un caractère plus sombre, et voici exactement ce qui se passa, — j’ajoute que ce n’est pas de lui que je le tiens.

Ce jour-là, à sept heures du soir, un ami intime, un ami d’enfance de M. de Girardin, le docteur Cabarrus arrivait chez M. de Lamartine, aux Affaires étrangères, pour y dîner. « Vous arrivez à propos, lui dit M. de Lamartine, je suis au désespoir ; la vie de Girardin est en danger, il est bloqué dans les bureaux de la Presse par des centaines, des milliers d’individus, depuis le matin ; nous sommes au dépourvu, il n’y a pas dans Paris un soldat, pas un secours à lui donner. Allez, voyez si vous pouvez le tirer du péril et le sauver. » M. Cabarrus courut à La Presse ; il était sept heures et demie du soir, lorsqu’il y arriva à grand-peine à travers les flots du peuple. Il y trouva M. de Girardin avec MM. Lautour-Mézeray, Guy de La Tour du Pin et quelques autres. On annonçait, l’instant d’après, un aide de camp du général Courtais qui était chargé de dire à M. de Girardin qu’on n’avait sous la main qu’une faible partie de la garde nationale, qu’on allait la convoquer sur l’heure, et que, dès qu’on le pourrait, on viendrait le dégager. « Monsieur, lui dit M. de Girardin, je refuse le secours que vous m’offrez, ou du moins c’est au Gouvernement de faire ce qu’il jugera à propos, cela ne me regarde en rien. Si mon sang doit couler, la République en sera déshonorée ; j’en suis fâché pour elle plus que pour moi. Voici un ami que j’attendais, M. Cabarrus ; à huit heures sonnantes, je sortirai seul avec lui. » On insista ; on craignait un malheur qui aurait souillé la Révolution, pure jusque-là de toute effusion de sang. M. de Girardin fut inflexible : à huit heures il fit ouvrir les portes et s’avança, donnant le bras au docteur. Un murmure prolongé, un hourra immense salua cette sortie ; ils firent vingt pas à travers cette foule qui s’entrouvrait pour leur laisser passage. Tout dépendait de la bonne contenance ; un faux pas, un air d’indécision eut tout perdu. Cependant le trop de sang-froid a aussi ses témérités et ses imprudences. A un moment, M. Cabarrus ne put s’empêcher de dire à l’oreille de M. de Girardin : « Ils ne t’ont pas reconnu. » M. de Girardin lui dit : « Ce n’est pas mon affaire, présente-moi à eux… » M. Cabarrus dit alors en s’arrêtant : « Citoyens, voilà M. de Girardin que je vous présente. » C’est alors qu’un homme s’approcha et lui dit à l’oreille : « Vous mériteriez bien qu’on vous… un coup de fusil. » Il n’en fut rien de plus. Le docteur conduisit son ami jusqu’à la rue Grange-Batelière, où tout danger et toute menace avaient cessé.

Si M. de Lamartine, en Février, a eu sa journée héroïque, M. de Girardin a eu sa journée plus périlleuse encore et non moins intrépide en mars. Il a bien mérité de la société d’alors par son cri d’alarme et par l’énergie civique dont il l’a soutenu. Quand il parle, comme il le fait, contre la guerre et ses effets désastreux, ce n’est pas qu’il supprime le courage et l’intrépidité humaine, c’est qu’il sait où les placer ailleurs.

Une plume qui ne ménage rien, mais qui a de belles parties, et qui sait mêler des réparations à des injustices, M. Veuillot a dit en parlant de M. de Girardin à ce moment où il était si seul et à la tête de la résistance :

« Ce fut sa belle époque, non-seulement honorable, mais glorieuse, et qu’il ne retrouvera pas. Personne, durant quelque temps, n’eut plus ni même autant de courage, car personne n’était plus en vue ni désigné à plus de fureurs. »

Le parti qu’il avait tant combattu se vengea de lui aussitôt après les journées de Juin. Le général Cavaignac, dictateur, pour couper court à ce qu’il appelait « les publications imprudentes » de M. de Girardin, fît poser les scellés sur le matériel de son journal et donna l’ordre de mettre le rédacteur à la Conciergerie. M. de Girardin y fut tenu onze jours au secret. Aucune forme de justice ne fut observée à son égard. Pourquoi l’avait-on arrêté ? demandait-il et demandait-on de toutes parts dans le public : « On l’a arrêté, répondit-on de guerre lasse et pour unique raison, parce que si l’on se fût borné à suspendre ou à supprimer son journal, il eût exécuté ce qu’il avait annoncé ; il eût protesté, ne fût-ce que sur le plus petit carré de papier. On l'a arrêté pour lui fermer la bouche. » M. de Girardin, à qui l'on a quelquefois reproché de l’orgueil, eut tout lieu vraiment d’en concevoir en cette circonstance ; on l’avait jugé un homme. C’est à cette prison de la Conciergerie qu’il dut de lire à tête reposée les Œuvres de Turgot, et dans cette persécution qui ennoblit, qui épure les caractères et les retrempe quand elle ne les aigrit pas, lui qui avait souvent écouté des économistes plus habiles, mais d’une inspiration moins élevée et moins sévère, lui qui avait pris ses premières notions financières du célèbre Ouvrard, le Law de notre temps, il acquit le droit d’appeler désormais Turgot son maître, son ami. Non, il ne doit pas trop en vouloir au général Cavaignac de lui avoir procuré ces heures de noble intimité, de bonne et « attachante compagnie » ; c’est ainsi que lui-même il les nomme.

II.

Je laisse les époques intermédiaires et misérables (fin de 1848, 1849, 1850, 1851) où les questions, se déplaçant chaque jour au souffle des partis, n’offraient aucune prise bien déterminée, et où la polémique, variant à chaque pas, s’engageait dans des sables mouvants ou sur un terrain miné et contre-miné en tous sens par l’intrigue : le dégoût prend, rien qu’à y repasser en idée. Puissent ceux qui les ont vus ne jamais revoir de pareils temps ! C’est au milieu de ces luttes de chaque jour que M. de Girardin, obéissant à l’un des instincts et à l’une des lois de son esprit, s’est formé de plus en plus un système complet et radical de politique ou plutôt d’organisation de la société, qui est généralement peu compris, et qu’il ne cesse d’appliquer comme pierre de touche en toute circonstance. Il a, il croit avoir son critérium, son principe de certitude, et il est prêt sur chaque question.

Ce système, qui ne comporterait guère une application partielle et qui demanderait à être expérimenté tout d’un coup et d’ensemble, n’est pas le système parlementaire ou libéral au sens ordinaire : M. de Girardin va beaucoup plus loin et plus à fond. C’est un système où l’État prend et empiète le moins possible sur l’individu, lequel se développe et agit dans la plus grande latitude et la plus entière liberté. L’État ne retient et ne garde que le strict indispensable, ce qui est indivis : le pouvoir individuel est élevé à la plus grande puissance ; le pouvoir indivis et collectif, l’État y est réduit à sa plus simple expression : on a un minimum de gouvernement. Le système auquel M. de Girardin a donné une netteté ingénieuse d’expression et une précision voisine de l’algèbre, et qu’il porte sur quelques points tels que le mariage 68 au-delà de ce qu’on avait exprimé encore, n’est pas nouveau d’ailleurs dans son principe ni dans la plupart de ses développements ; et lui-même reconnaît des pères et des maîtres dans les publicistes de l’école économiste ou économique, promoteurs d’un gouvernement réduit et à bon marché, Dupont de Nemours, Daunou, Tracy… et surtout Turgot. Il goûte particulièrement en celui-ci l’homme de son idée favorite et de son rêve, un réformateur aussi déclaré que possible et qui n’était en rien un révolutionnaire. Il lui semble qu’un Louis XVI plus énergique, en 1775, aurait pu, en soutenant Turgot, et sans rien perdre par lui-même du prestige de la souveraineté, réaliser à temps cette liberté octroyée, équitable, humaine, populaire, débonnaire sans faiblesse, la plus complète qui se soit encore vue sous le soleil. La réforme accomplie dans de pareils termes eût ôté lieu et prétexte à toute révolution. On aurait eu un 89 royal, sans 93.

J’indiquerai ici, ne pouvant discuter le détail, ce qui me semble vrai, plausible, acceptable, dans l’ensemble des vues de M. de Girardin, et ce qui me paraît n’être encore que de la pure algèbre, de la mécanique sociale toute rationnelle. Paradoxes et utopie tant que l’on voudra ! Des idées sérieuses méritent d’être traitées sérieusement.

Sans doute, et je le reconnais avec lui, il est très-vrai en général que le lieu commun règne jusqu’au jour où il est convaincu d’avoir fait son temps et où on le détrône : on est tout étonné alors d’avoir été si longtemps dupe d’un mot, d’un préjugé. J’accorde que, dans ce qui paraît si redoutable de loin, il y a beaucoup de fantômes qui s’évanouissent si l’on ose s’approcher et souffler dessus ; qu’il n’y a pas un si grand nombre de libertés possibles à donner ; qu’on les a déjà en partie ; qu’il ne s’agirait que d’être conséquent, d’étendre et de consacrer le droit ; sans doute, le principe qui consiste à inoculer le vaccin révolutionnaire pour éviter les révolutions, à donner d’avance et à la fois plus qu’elles ne pourraient conquérir, ce principe est d’une analogie séduisante ; mais ceci suppose déjà une médecine bien hardie, et le corps social n’est point partout le même ni capable de porter toute espèce de traitement. C’est l’histoire que j’oppose à M. de Girardin, non la logique : c’est l’expérience du passé, non la chance de l’avenir. Chance et risque, c’est le même mot. Une vieille nation n’offre point une table rase ; nous ne sommes pas des hommes tout neufs ni des hommes quelconques. Et par exemple, pour ne prendre qu’un trait du caractère national, nous sommes un peuple qui se plaît ou s’est beaucoup plu à la guerre, qui aime le clairon et le pompon ; cela diminue sans doute, mais peut-on agir et raisonner absolument comme si cela n’était plus, comme si cette forme de notre imagination et tout notre tempérament étaient changés subitement, du soir au matin, comme si le tempérament et les intérêts des nations rivales ou jalouses avaient changé aussi ? — Au moins il faut y tendre et y viser de tous ses moyens, à cet état de moindre antagonisme, de paix européenne universelle et d’harmonie. — Oh ! ici nous sommes prêts à reconnaître, nonobstant toutes les exceptions flagrantes, une tendance générale de la société et de la civilisation vers l’ordre d’idées pacifiques et économiques prêchées par M. de Girardin ; et c’est ce qui a fait dire de lui à M. de Lamartine en une parole heureuse et magnifique comme toutes ses paroles : « Chez Girardin le paradoxe, c’est la vérité vue à distance. »

Mais à quelle distance ? Le journaliste fait bien d’y pousser sans trop se soucier des retards, c’est la fonction et le métier du journal : l’homme de gouvernement ferait bien d’y regarder à deux et trois fois, s’il était mis en demeure d’appliquer. Il a manqué aux idées et à l’esprit de M. de Girardin l’épreuve décisive du pouvoir, cette épreuve qui vous met en présence de difficultés que la logique seule et la science ne résolvent pas. Les disciples de Turgot en leur temps, les Condorcet et autres en ont fait la rude et cruelle expérience. Il y a mieux : ce parfait état de société, cet ordre idéal et simple que M. de Girardin a en vue, je le suppose acquis et obtenu, je l’admets tout formé comme par miracle : on a un pouvoir qui réalise le vœu du théoricien ; qui ne se charge que de ce que l’individu lui laisse et de ce que lui seul peut faire : l’armée n’est plus qu’une force publique pour la bonne police ; l’impôt n’est qu’une assurance consentie, réclamée par l’assuré ; l’individu est libre de se développer en tous sens, d’oser, de tenter, de se réunir par groupes et pelotons, de s’associer sous toutes les formes, de se cotiser, d’imprimer, de se choisir des juges pour le juger (ainsi que cela se pratique pour les tribunaux de commerce), d’élire et d’entretenir des ministres du culte pour l’évangéliser ou le mormoniser… ; enfin, on est plus Américain en Europe que la libre Amérique elle-même, on peut être blanc ou noir impunément. Mais quel usage fera-t-on de cette liberté si plénière ? car la liberté, ce n’est que le moyen auquel on avait droit : la liberté ne dispense pas d’être habile, et cette habileté, dans un tel ordre de société, est encore plus nécessaire aux gouvernés qu’aux gouvernants. Ce nouvel état social, fût-il uniforme dans sa simplicité d’organisation, aurait donc, selon les lieux et les peuples, une physionomie autre et des destinées fort différentes ; il aurait, lui aussi, ses orages, ses luttes, ses accidents imprévus, peut-être ses catastrophes, résultat des passions et du peu de sagesse humaine. Telles sont mes conjectures ; l’optimisme n’est point mon fait. J’en reviens, de guerre lasse, à penser que de même que les Prières dans l’Antiquité, et selon la belle allégorie homérique, étaient représentées boiteuses, dans les temps modernes les réformes ne viennent que boiteuses aussi ; on ne les obtient que lentement, une à une ; elles s’arrachent par morceaux, et les eût-on toutes à la fois, l’homme trouverait encore moyen d’y réintroduire les abus à l’instant même.

Certes le progrès en science, en industrie, en civilisation générale, en réparation moins inégale du bien-être, est évident ; il se poursuit et se poursuivra ; mais aux yeux du philosophe, de l’artiste, du moraliste, de tous ceux qui conçoivent avec étendue et qui comparent, c’est toujours un progrès qui cloche et qui clochera, un progrès qui ne bat que d’une aile.

Ma principale dissidence avec M. de Girardin porte, en définitive, sur un seul point : c’est qu’il est plus confiant que moi dans la logique, dans la rectitude et le bon esprit de tous. En cela Émile est encore un disciple de Jean-Jacques, — disons de Turgot, puisqu’il le préfère. Ce positif est, à sa manière, un croyant. Il a un coin d’enthousiasme. Il a la religion politique de l’avenir. Quand il est trop poussé à bout et relancé sur ce point de conviction vive, il faut voir comme il prend feu ; une détente lui échappe ; il est parti sur son Pégase, et je l’ai entendu mainte fois chaleureux, entraîné, éloquent.

III.

Après une abstention de six années, M. de Girardin a fait dans La Presse en 1863 une rentrée brillante. Il n’a jamais montré plus d’entrain ni de prestesse. Il ne manquait pas de gens qui l’attendaient à cette nouvelle épreuve et qui auraient bien voulu le déclarer dépassé et arriéré. Dans les échecs des heureux, il y a toujours quelque chose qui console le commun du monde et qui ne déplaît pas. M. de Girardin a donné aux malveillants un prompt démenti, et il a retrouvé tous ses anciens lecteurs, sans compter les nouveaux. Il a abordé d’emblée plus d’une question et a mené de front, pour ainsi dire, plus d’une campagne : le congrès, la paix et la guerre, les élections, etc. On l’a combattu ici même 69 sur plus d’un point. Dans ces questions toutes politiques et qui ne sont pas de notre ressort, nous le louerons seulement d’une chose : c’est d’avoir désintéressé le principe même du Gouvernement impérial ; c’est, lorsqu’il contredisait, de l’avoir fait sans aucune arrière-pensée maligne, sans aucun esprit de dénigrement et sans un soupçon de venin. Plus d’une fois il a montré à quelles limites pouvait se porter la discussion la plus vive, dans le cercle même où elle est présentement circonscrite.

Il a développé en toute rencontre sa thèse favorite, il a déployé son drapeau de la liberté illimitée de la presse, et a étonné plus que convaincu ceux mêmes qui pensent que, dans cette voie, on a quelque chose à réclamer encore. Il a présenté et renouvelé sous toutes les formes son fameux argument en faveur de l’impunité, à savoir l’innocuité ; — c’est-à-dire, selon lui, que la presse ne fait qu’un mal imaginaire ; qu’il n’est que de laisser dire et contredire pour tout neutraliser, que cette puissance que s’attribue le journal n’est qu’une vanterie et un lieu commun ; que tous ces tyrans de l’opinion ne sont que des mouches du coche. « Que sont tous ces articles de journaux ? disait-il un jour. A peine les grains de poussière d’un tourbillon qu’abat le même vent qui l’a soulevé. Le vrai nom de la presse, ce n’est pas la presse, c’est l’oubli. Qui se souvient le lendemain de l’article de la veille … »

Ici il y a quelque chose à accorder encore, et si l’on enlevait à l’expression de M. de Girardin ce qu’elle a de paradoxal et d’absolu, on serait près de s’entendre peut-être, ou du moins on se rapprocherait. Sans doute, le courant de ce qu’on appelle l’opinion publique se décide par la suite et le concours de tant de causes générales et particulières, que chacune des particulières compte pour infiniment peu, — ou très-peu. Il en est du courant des opinions comme des vents en météorologie : la cause des vents et de leurs variations reste inconnue ; tant d’influences y concourent, qu’il a été jusqu’ici impossible de déterminer la part exacte de chacune. Mais cette part, pour être inappréciable et pour se dérober au calcul, n’en est pas moins réelle. Certains écrivains politiques s’exagèrent leur importance et s’enflent dans l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes : raillez-les, remettez-les à leur place, montrez-leur qu’ils se chatouillent l’amour-propre et qu’ils se rengorgent plus que de raison. Mais pourtant vous ne sauriez nier la puissance des mots, ni des plumes habiles, adroites, éloquentes, qui savent en user à propos, et de celles qui ont l’art d’en abuser. Byron l’a dit dans une parole célèbre : « Les mots sont des choses, et une petite goutte d’encre tombant, comme une rosée, sur une pensée, la féconde et produit ce qui fait penser ensuite des milliers, peut-être des millions d’hommes. » Et vous-même, sous l’empire des faits, sous le coup de l’évidence, vous l’avez dit, et aussi énergiquement que Byron :

« La puissance des mots est immense ; il n’en est peut-être pas de plus grande sur la terre. Un mot heureux a souvent suffi pour arrêter un armée qui fuyait, changer la défaite en victoire et sauver un empire…

« Il y a des mots souverains : tel mot fut plus puissant que tel monarque, plus formidable qu’une armée. Il y a des mots usurpateurs : tel mot, se décorant d’une fausse acception, appelant pouvoir ce qui est abus, ou liberté ce qui serait excès, disant la gloire pour la guerre, ou la foi pour la persécution, peut semer la propagande, égarer les esprits, soulever les peuples, ébranler les trônes, rompre l’équilibre des empires, troubler le monde, et retarder de cent ans la marche de la civilisation ! Il y a des mots qui sont vivants comme des hommes, redoutables comme des conquérants, absolus comme des despotes, impitoyables comme le bourreau ; enfin il y a des mots qui pullulent, qui, une fois prononcés, sont aussitôt dans toutes les bouches…

« Il est d’autres mots qui, pris dans une mauvaise acception, énervent, glacent, paralysent les plus forts, les plus ardents, les plus utiles, les plus éminents, tous ceux enfin sur qui ils tombent, mots plus funestes au pays qui ne les repousse pas que la perte d’une bataille ou d’une province… 70»

Je ne demande rien de plus, et, cela dit et réservé, je conçois, j’admets volontiers que dans un pays aguerri au feu des discussions, chez un peuple de bon sens solide, raisonneur, calculateur, entendant ses intérêts, d’oreille peu chatouilleuse, qui ne prend pas la mouche à tout propos, une grande part de ce qui n’est qu’imaginaire dans le danger d’une presse libre disparaisse et s’évanouisse ; que les inconvénients puissent même s’y contre-balancer de manière à laisser prévaloir grandement les avantages. On connaît des pays comme ceux-là.

Ne nous vantons pourtant pas trop de notre éducation et de notre raison, nous les modernes. Dans l’Antiquité, les peuples, tels que la poésie ou l’histoire nous les montre, les peuples des différentes cités et des petits États, dans leurs mouvements impétueux et leurs révolutions, se décidaient d’eux-mêmes au gré de leurs passions, et, à défaut de presse, par la voix de leurs orateurs ; ou bien, quand l’oracle avait parlé, aveuglément superstitieux qu’ils étaient, ils lui obéissaient en aveugles. Chez les modernes, il y a progrès : les oracles sont muets ; la voix des dieux et de ceux qui les faisaient parler n’est plus fatalement obéie ; les peuples pensent : et pourtant il y a toujours l’empire des mots, la puissance des déclamations de tout genre, des sophismes spécieux, ces autres formes d’idoles ; il y a la mobilité naturelle aux hommes, le jeu presque mécanique des actions et des réactions, mille causes combinées d’où résultent on ne sait comment, à certains jours, des souffles généraux qui deviendront plus tard des tempêtes ; et lorsqu’une fois il s’est établi parmi les peuples un mauvais courant de pensées et de sentiments, oracle ou non, il y a danger, si une main bien prudente et bien ferme n’est au gouvernail, qu’ils n’y obéissent en aveugles comme à un mauvais génie.

Je dois finir. Le talent, c’est-à-dire les idées exprimées d’une façon incisive et tranchante, le mordant, la verve, la précision, la propriété des termes dont il joue, qu’il entre-choque à plaisir et qu’il oppose, sont chez M. de Girardin publiciste des qualités incontestables. Ceux qui ont prétendu lui refuser ce talent d’écrivain ne l’ont pu faire qu’autrefois et avant qu’il eût multiplié ses preuves. M. de Girardin n’a rien de la rhétorique ni du style appris, mais un tour vif, neuf, imprévu, cavalier, qui est à lui. C’est un polémiste de première force, un contradicteur redoutable. Il a sur tout sujet des fonds en réserve, tout un arsenal de munitions. On dirait qu’il a mis quelque chose de son esprit d’administrateur au service de sa logique et de sa polémique. Il a des dossiers de citations et d’objections en règle, citations ad hoc, objections ad hominem. L’occasion s’offrant, il n’a qu’à tirer le carton du casier : chaque dossier, s’ouvrant à l’instant, fait pluie et cascade sur chaque question, sur chaque adversaire. Il y joint une sorte de verve logique très-sensible, à laquelle il se laisse volontiers emporter. Quand il a trouvé une forme heureuse, il ne craint pas d’en user, d’en abuser même, jusqu’à satiété et extinction. Le goût littéraire, plus scrupuleux et plus vite lassé que le talent politique, ne l’avertit pas de cesser. Il enfile et défile ses preuves d’un bout à l’autre, depuis la première jusqu’à la dernière ; il ne fait grâce d’aucun développement ; il les épuise, et il arrive ainsi à produire sur le public un effet incontestable. Aussi, dès qu’il écrit, il est lu. J’ai remarqué dans sa dernière manière plus d’un trait de talent littéraire proprement dit, de ces traits qu’on retient, — lorsqu’il a eu à revenir sur M. Thiers, lorsqu’il a apprécié M. Billault et ce dernier discours si éloquent de M. Rouher ; — lorsque encore, par exemple, ayant à parler de Victor-Emmanuel, il l’a défini « ce roi plein de résolution qui met le triomphe de l’unité italienne au-dessus de la conservation de sa couronne et de sa vie, roi plein d’ardeur, qui a le mépris de la mort et la volupté du péril » — lorsqu’à la veille du discours de l’Empereur pour l’ouverture de la dernière session, et s’arrêtant par convenance au moment où il allait essayer d’en deviner le sens, il ajoutait : « On peut s’en rapporter pleinement de ce qu’il conviendrait de dire, s’il le veut dire, à l’Empereur, qui semble puiser dans la condensation et l’esprit du silence la force et le génie du discours. » On ne saurait mieux dire ni plus justement, et en moins de mots, les jours où l’on ne veut pas déplaire.