(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid(suite et fin.)  »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Corneille. Le Cid(suite et fin.)  »

Corneille. Le Cid(suite et fin.)

Édition Hachette, tome III

I.

Le troisième acte n’est pas fini. La première chose à laquelle Rodrigue a pensé après avoir tué le comte, ç’a été de courir chez Chimène ; il n’a pas encore revu son père. De son côté, don Diègue, après être allé se jeter aux pieds du roi pour conjurer la vengeance de Chimène et implorer la grâce de son fils, cherche partout ce fils devenu tout d’un coup invisible. La nuit est descendue : don Diègue, en peine de Rodrigue, erre par les rues dans l’ombre ; un hasard heureux fait qu’à la fin il le rencontre. Dans l’auteur espagnol, c’est mieux : le père a indiqué un rendez-vous exact à son fils dans un lieu écarté : ce qui est tout naturel. Le père, arrivé le premier, attend, s’inquiète, prête l’oreille au galop lointain du cheval… Ce monologue est des plus saisissants. Mais Corneille n’aurait jamais osé faire entendre ce galop de cheval, qui aurait trop averti les spectateurs du changement et de l’éloignement du lieu. Il a mieux aimé mettre vaguement son don Diègue en quête par les rues et cherchant son fils presque à tâtons. Il est temps que la beauté du langage vienne faire oublier ce qu’il y a d’un peu singulier, et même d’un peu comique, dans la situation du vieillard :

« Tout cassé que je suis, je cours toute la ville… »

Dès que don Diègue et Rodrigue se sont rencontrés, Corneille retrouve ses accents et traduit admirablement son modèle, lequel, à cet endroit, est des plus beaux :

« Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l’honneur ;
Viens baiser cette joue, et reconnais la place
Où fut jadis l’affront que ton courage efface. »

— Admirable ! admirable ! s’écrient à bon droit les vieux amateurs de notre scène. — Oui, admirable ; mais il faut ajouter, pour rendre justice à qui de droit, pour rendre à César ce qui est à César, que ce n’est qu’admirablement traduit de Guillem de Castro, comme tant d’autres passages et de belles paroles dont la monnaie circule et retentit depuis deux siècles. La France a cette singulière puissance et ce singulier privilège de battre monnaie, même avec l’argent d’autrui.

Rodrigue, après les premiers mots de compliment à son père, essaye de se lamenter sur son amour, sur la perte de son bonheur. Don Diègue le relève, le remet dans le ton généreux : il n’est pas temps de gémir ni de mourir ; de nouveaux dangers l’appellent ; et ici se présente l’épisode des Maures à combattre et cette occasion soudaine, développée dans un si beau récit, cette fois tout cornélien et original :

« Il n’est pas temps encor de chercher le trépas ;
Ton prince et ton pays ont besoin de ton bras.
La flotte qu’on craignait, dans le grand fleuve entrée,
Vient surprendre la ville et piller la contrée.
Les Maures vont descendre, et le flux et la nuit
Dans une heure, à nos murs les amènent sans bruit.
La Cour est en désordre, et le peuple en alarmes… »

Corneille a dû faire ici à son auteur des changements du tout au tout, qui ne choquaient nullement un public ignorant de l’histoire d’Espagne, mais qui nous montrent bien les contraintes étranges auxquelles il était assujetti et sa gêne rigoureuse, en même temps que ses prodigieuses et ingénieuses ressources de talent. J’insiste sur ce mot d’ingénieux. Dans le drame espagnol, don Diègue parle d’une incursion des Maures des frontières, qui ont fait du butin et qui emmènent des prisonniers ; l’occasion s’offre de rendre un signalé service en leur coupant la retraite ; il s’agit de se mettre au plus tôt à la tête de cinq cents amis et parents, déjà rassemblés et convoqués à cette fin. L’expédition, si prompte qu’elle soit, doit durer quelques jours. Corneille, resserré comme il était par les règles de notre scène, a dû s’ingénier, trouver un expédient et prendre ses licences d’un autre côté : il a imaginé un fleuve près de son embouchure, par le besoin qu’il avait d’une marée à son service dans les vingt-quatre heures ; et ce fleuve imaginaire l’a conduit à supposer que le roi de Castille régnait à Séville sur le Guadalquivir, deux cents ans avant que cette ville fût reprise sur les Maures. Il a bouleversé la topographie de la pièce espagnole et s’est rappelé qu’il était un riverain de la Seine, se reportant en idée à l’époque des invasions des pirates normands. Dans l’auteur espagnol, on a une expédition de terre, le brillant départ de Rodrigue, son courtois et galant entretien avec l’infante qui rêve au balcon de son palais d’été, de jolies scènes, de jolis motifs ; on a même un léger grotesque, ce berger qui, à la vue des Maures ravageant la plaine, s’enfuit dans la montagne, au plus haut des rochers, et qui, le combat terminé, ayant assisté à la victoire de Rodrigue et aux grands coups d’épée dont il pourfend les infidèles, s’écrie : « Par ma foi ! il y a plaisir à les voir comme cela de dehors. Les spectacles de cette espèce doivent être regardés d’en haut. » Sancho parlerait comme ce berger.

Ne demandons pas de ces scènes naïves et variées à Corneille ; l’héroïque le presse ; il faut que tout se passe la nuit même, à cause de cette impérieuse unité de temps. Cela se voit mieux encore à l’acte suivant, l’acte IV. Il s’ouvre avec la matinée ; l’on est dans la maison de Chimène ; elle apprend la victoire que Rodrigue vient de remporter durant la nuit sur les Maures, débarqués et rembarqués presque aussitôt :

« Leur abord fut bien prompt, leur fuite encor plus prompte,
Trois heures de combat laissent à nos guerriers
Une victoire entière et deux rois prisonniers. »

Trois heures de combat… Toujours la montre en main ! On compte les heures ; il ne faut point passer les vingt-quatre. « Je crains qu’on ait beau faire, disait un plaisant de ma connaissance, et qu’il n’y en ait eu vingt-cinq. » Le plus grave inconvénient moral, et qui saute aux yeux, c’est d’obliger Chimène, dans ce court espace, à des revirements incroyables de sentiments. Elle quitte, reprend, requitte sa colère coup sur coup, sans se donner le temps de respirer.

Je dirai tout ce que je pense, en me replaçant dans l’esprit de l’ancien système français, inauguré par Corneille, et qui a régné sur notre scène jusqu’à Voltaire et ses disciples. Dans une tragédie française, selon les conditions d’alors, il n’était pas si mauvais qu’on n’eût pas le temps de respirer. Quand on tient son monde et qu’on l’a une fois dans la main, il est plus sûr d’en finir avec lui, séance tenante. Il est prudent de ne pas lui laisser le temps de se reconnaître. Le Français est à la fois très-susceptible d’entraînement et très-enclin à la critique. Tant que la scène dure, ne laissez pas à la critique le temps de naître ; ne donnez pas aux spectateurs le temps d’aller au foyer se refroidir dans un entr’acte. Quand on peut se passer d’entr’acte et frapper coup sur coup sur son parterre, c’est mieux. Je suppose toujours cet ancien public français avec ses habitudes, et à qui deux heures de spectacle sérieux suffisaient.

Chimène, en apprenant la victoire de Rodrigue, et tout heureuse qu’elle est de le savoir vainqueur, se redit donc, dans son point d’honneur filial, qu’il faut se remettre en colère et aller sur l’heure redemander sa tête au roi. Ce n’est ni raisonnable ni vraisemblable dans aucun cas ; elle devait au moins laisser passer la journée. L’infante arrive en visite chez Chimène ; elle vient tâter le terrain, voir s’il n’y a pas là quelque chose à faire. Elle engage Chimène à se désister de sa poursuite, et lui dit des paroles fort sensées ; ce qui était juste hier ne l’est plus aujourd’hui ; Rodrigue est devenu nécessaire à l’État. Elle glisse un petit conseil intéressé, où elle trouverait son compte : « Ote-lui ton amour , dit-elle à Chimène, mais laisse-nous sa vie. » La bonne infante voudrait bien, dans toute cette mêlée, rattraper et repêcher son Cid. Un peu de comédie se mêle de temps en temps à la pièce, ne fût-ce que pour justifier son titre de tragi-comédie.

Mais on est au palais du roi : tout retentit de la victoire de Rodrigue. Le roi le remercie et le félicite ; il le baptise du nom de Cid dont les deux rois maures captifs l’ont salué. On a ce magnifique récit de l’expédition nocturne et de la victoire :

« Nous partîmes cinq cents, mais, par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port… »

Narration épique admirable, due tout entière à Corneille, et par laquelle il compense et paye largement toutes ses invraisemblances. On aime incomparablement mieux ce récit que celui de Théramène ; la rhétorique y paraît moins ou plutôt elle n’y paraît pas, et il y a de plus vraies beautés. C’est le plus noble des bulletins, le plus chevaleresque des récits de guerre. Condé ne devait pas raconter autrement Rocroi. Une imagination forte et sobre nous transporte à l’action et nous fait tout voir de nos yeux, tout ce qui importe et rien que ce qui importe :

« Cette obscure clarté qui tombe des étoiles,
Enfin, avec le flux, nous fit voir trente voiles ;
L’onde s’enflait dessous, et d’un commun effort
Les Maures et la mer entrèrent dans le port.
On les laisse passer, tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants… »

Nous nous levons alors… On peut dire de ce mouvement, de ce beau récit impétueux, ce que Cicéron disait de pareils récits guerriers de Thucydide : Canit bellicum. C’est le chant du clairon. On se rappelle aussi le vers du poète :

« Ære ciere viros martemque accendere cantu. »

Rêvez, combinez, imaginez tant que vous voudrez : rien ne vit que par le style ; et, comme le dit une expression espagnole bien énergique, c’est lorsqu’on est au détroit du style que la grande difficulté commence. Or c’est précisément à ce détroit que triomphe Corneille ; il en sort victorieux et comme à pleines voiles.

Chimène, survenant à la fin du récit pour redemander justice, ne laisse pas le temps de la réflexion : le bonhomme de roi fait la grimace et un geste d’impatience en l’entendant annoncer ; il en a évidemment assez et un peu trop de cette importune Chimène. C’est à croire qu’elle ne revient si vite à la charge que pour avoir occasion de revoir Rodrigue. Le bon roi qui s’en doute, et qu’on a averti de cet amour, imagine, à l’instant, une feinte qui semble même un peu forte pour lui. Il éloigne Rodrigue, le fait passer dans une autre pièce, et l’on va supposer qu’il a été atteint d’une blessure mortelle et qu’il a péri dans sa victoire. Dans la pièce espagnole, c’est don Arias qui suggère l’idée de tenter cette épreuve sur le cœur de Chimène et de faire annoncer par un domestique la mort de Rodrigue ; et il y a cela de bien et de naturel que le vieux don Diègue, en entendant ce faux rapport, se dit à part soi dans son cœur de père : « Ces nouvelles, quoique je les sache fausses, m’arrachent des larmes. »

A la brusque nouvelle de la mort de Rodrigue, Chimène s’est trahie ; elle a changé de couleur et va se pâmer : le roi se hâte de la détromper pour la faire revenir ; mais il s’est trop pressé, le bon roi, et Chimène se dédit par ce vers :

« Sire, on pâme de joie ainsi que de tristesse. »

Ceci est pris dans l’espagnol. Mais pourtant, dans le drame original, les circonstances sont mieux ménagées, surtout plus espacées, et de façon à justifier la conduite et les mouvements divers de Chimène. Plusieurs mois se sont écoulés depuis son premier appel au roi ; pour motiver ce nouveau recours à la justice, elle vient se plaindre que dans l’intervalle, Rodrigue, moins courtois qu’il ne le devrait, n’a cessé de la braver, de l’insulter ; et elle le dit d’une manière bien pittoresque, dont les romances nous ont déjà donné l’idée :

« Je vois passer chaque jour, sans qu’on puisse l’empêcher, celui qui tua mon père, son épée à son côté, couvert de riches habits, sur son poing un épervier, monté sur son beau cheval. Sous prétexte de chasser, à la maison de campagne où je me suis retirée, il va, vient, regarde, écoute, indiscret autant qu’osé, et, pour me faire dépit, il tire à mon colombier ; les flèches qu’il lance en l’air, à mon cœur sont adressées : le sang de mes colombelles a rougi mon tablier… »

Ce sont des restes de chants populaires qui ont passé dans le drame, et dont un auteur espagnol n’aurait osé se priver. Mais qu’auraient dit, bon dieu ! Mme de Rambouillet et ses amis, si Corneille leur avait fait entendre ou même soupçonner seulement de pareilles choses ? Or nous sommes tous, plus ou moins, de l’hôtel de Rambouillet en ceci. En France, dans la tragédie (je parle comme si l’on y était encore), on ne voit pas les choses si en réalité et en couleur ; on est plus ou moins de l’école de Descartes : Je pense, donc je suis. Je pense, donc je sens. Tout le drame se passe et est ramené au sein de la substance intérieure « dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lien et ne dépend d’aucune chose matérielle. » C’est ce que dit Descartes ; c’est à peu près ce que pratique Corneille.

Chimène, se voyant refuser la justice qu’elle poursuit sous la forme du châtiment, en prend assez son parti et se rabat à demander le duel, le jugement de Dieu par les armes :

« A tous vos cavaliers je demande sa tête ;
Oui, qu’un d’eux me l’apporte et je suis sa conquête…
J’épouse le vainqueur……… »

Ce sont là des semblants ; elle sait bien en son cœur qu’elle n’épousera personne autre et que Rodrigue, à ce jeu de l’épée, sera le plus fort. Le roi résiste d’abord à l’idée de duel, toujours par des raisons d’État, et aussi parce qu’après les services rendus il ne veut plus voir dans Rodrigue rien de coupable :

« Les Maures, eu fuyant, ont emporté son crime. »

Vers admirable qui dit tout, qui rachète bien des choses un peu trop paternes et débonnaires. Après avoir longtemps parlé comme un bailli, ce roi tout d’un coup s’exprime en roi.

Le vieux don Diègue est, au contraire, pour qu’on accorde le duel, comme on l’a fait tant de fois en pareille rencontre, et pour que Rodrigue soit traité sans aucun égard personnel, sans rien qui sente l’exception :

« Sire, ôtez ces faveurs qui terniraient sa gloire…
Le comte eut de l’audace, il l’en a su punir :
Il l’a fait en brave homme et le doit soutenir. »

Ce don Diègue parle, à chaque coup, la plus simple et la plus belle langue de Corneille. Dans cette pièce de jeunesse, c’est encore le vieillard qui est le plus grand.

Le duel est accordé ; le roi consent, à condition qu’après cela Chimène ne demandera plus rien. Mais quel sera le tenant de Chimène, le téméraire qui osera s’attaquer à cet invincible et à ce glorieux ? Don Sanche sort des rangs et se présente :

« Faites ouvrir le camp ; vous voyez l’assaillant.
Je suis ce téméraire ou plutôt ce vaillant… »

Lui aussi, le pâle don Sanche, il a chez Corneille son premier mouvement et son éclair. Chimène l’accepte. — A demain, dit le roi fort sensé. — Mais cette éternelle règle des vingt-quatre heures s’y oppose. On n’a juste que le temps de se battre, pour que la pièce finisse avant que l’horloge ait sonné la même heure que la veille au moment où l’action commençait. C’est étrange et c’est absurde, trois fois absurde, mais il en est ainsi.

Le roi fait l’objection que tout le monde fera également : c’est que Rodrigue est fatigué ; il vient de passer la nuit à guerroyer contre les Maures :

« Sortir d’une bataille et combattre à l’instant !
— Rodrigue a pris haleine en vous la racontant »,

réplique don Diègue, par une de ces fanfaronnades qu’on applaudit toujours et qu’on peut passer d’ailleurs à un tel père. Le roi se ravise et prend un biais :

« Du moins une heure ou deux, je veux qu’il se délasse. »

C’est à faire sourire. Le bon roi voudrait concilier le repos de Rodrigue, son délassement si légitime, avec la règle des vingt-quatre heures. Ayant sans doute jeté un regard sur le cadran et s’étant assuré que la chose est à la rigueur possible, il se risque à glisser une heure ou deux de répit. Je suppose qu’il est environ neuf ou dix heures du matin : Rodrigue étant supposé se donner un couple d’heures de repos, le combat singulier pourra encore avoir lieu vers midi, avant l’expiration du terme fatal et sacramentel. Le roi, pour dernière condition, exige que le vainqueur, quel qu’il soit, ait la main de Chimène. Elle a l’air de se résigner à contre-cœur ; elle nage au dedans de soi en pleine félicité.

II.

Au début du cinquième acte, le combat n’a pas encore eu lieu : on est revenu dans la maison de Chimène. Rodrigue refait ce qu’il a déjà fait une fois ; il va droit au danger et à l’attrait ; il est chez Chimène, en tête-à-tête avec elle : et cette fois ce n’est pas à la dérobée, c’est tête haute et en plein jour qu’il s’y est rendu. Cette scène est la seule des grandes scènes du Cid qui n’ait pas d’analogue dans Guillem de Castro et qui appartienne tout entière à Corneille.

« Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée »,

Corneille a droit de le dire pour cette scène originale. L’idée qui se rapporte bien au plus subtil raffinement de la passion est celle-ci : Rodrigue, sous prétexte de lui faire ses adieux, vient déclarer à Chimène qu’il ne se défendra pas contre don Sanche, qu’il est décidé à se laisser vaincre et tuer ; il espère ainsi lui arracher l’ordre de vivre et de vaincre, mais il tient à le lui faire dire, à l’entendre de sa bouche en termes formels ; il ne se contentera pas à moins. Ces personnages ont toutes les espèces de point d’honneur, — le point d’honneur de la vengeance, — le point d’honneur de la piété filiale, — le point d’honneur amoureux. Ils ne se contentent point du gros des sentiments ni de la chose même ; ils en veulent la fleur et le panache. Rodrigue ne s’estimera pas pleinement heureux et satisfait de vaincre don Sanche, d’obtenir Chimène et de lui agréer, bon gré, mal gré : il lui faut encore, par un excès de délicatesse, que ce soit consenti à l’avance, voulu et ordonné par elle, et ce n’est qu’à ce prix qu’il pourra goûter toutes les satisfactions et les jouissances raffinées de la passion pure.

« Je vais mourir, Madame, et vous viens en ce lieu,
Avant le coup mortel, dire un dernier adieu… »

« — Tu vas mourir ! » s’écrie-t-elle, trahissant déjà par ce cri d’étonnement son vœu secret. Elle espère bien qu’il sera vainqueur, elle veut qu’il l’espère aussi ; elle va lui faire voir qu’elle le désire, mais par degrés et comme sous le coup d’une contrainte morale : et lui qui a le soupçon, et plus que le soupçon, de ce désir qu’elle forme, il vient, je le répète, moins pour s’en assurer (car au fond il en est sûr) que pour s’en donner l’émotion, la joie et l’orgueil, et il est résolu à le lui faire dire nettement.

Chimène, pour l’exciter à vaincre, commence par le piquer à l’endroit du courage et de l’amour-propre. Ce don Sanche qui s’est offert et dévoué pour elle, elle le lui sacrifie en estime, elle le rabaisse et le ravale ; l’amour n’a pas de délicatesse ni de pitié pour ce qui le gêne :

« Tu vas mourir ? Don Sanche est-il si redoutable
Qu’il donne l’épouvante à ce cœur indomptable ?
Qui t’a rendu si faible, ou qui le rend si fort ?…
Celui qui n’a pas craint les Maures ni mon père
Va combattre don Sanche, et déjà désespère ? »

Mais c’est en vain qu’elle cherche à l’émouvoir sur cette rivalité si inégale : Rodrigue n’a pas regimbé sous l’aiguillon, l’ironie glisse sur lui et ne prend pas ; il s’obstine dans son idée de se laisser punir et immoler : il veut qu’on lui donne une autre et une meilleure raison de vivre que celle-là.

Chimène alors trouve de nouvelles raisons et cherche à côté, en continuant de presser en lui ce ressort d’honneur. S’il ne tient pas à vivre, se croyant condamné par elle, que du moins il songe à l’idée qu’on prendra de lui s’il succombe ; il y va de sa gloire :

« Quand on le saura mort, on le croira vaincu. »

La passion a ses sophismes : c’est au nom même de son père mort, de ce comte si redouté, qu’elle prétend prouver à Rodrigue qu’il est obligé de se défendre vaillamment contre un moins vaillant que ce guerrier illustre : autrement on croira que le comte valait moins que don Sanche. Voilà un argument !

Mais Rodrigue est impitoyable ; il ne se laisse point donner le change. Il est devenu sourd sur l’article de l’honneur : si on veut l’ébranler, il faut qu’on touche une autre corde, une seule, celle même de l’amour. Les instants sont comptés, l’heure presse : forcée dans ses derniers retranchements, Chimène aux abois n’a plus qu’à s’exécuter et à tout dire ;

« Puisque, pour t’empêcher de courir au trépas,
Ta vie et ton honneur sont de faibles appas.
Si jamais je t’aimai, cher Rodrigue, en revanche
Défends-toi maintenant pour m’ôter à Don Sanche.
………………………………
Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ! »

Voilà, voilà ce qu’il voulait l’obliger à dire. Il voulait qu’elle lui commandât de vivre et de vaincre. Il est venu, comme on dit, la mettre au pied du mur, pour mieux voir de ses yeux la pure passion déployer ses ailes et s’envoler. Il a réussi. La fierté de Chimène souffre, son orgueil saigne, mais la peur qu’elle a qu’il se laisse tuer l’emporte. Elle a tout dit dans son transport. C’est le sublime du tendre. Rodrigue, à cette enivrante parole, est redevenu héros, un jeune lion respirant la flamme :

« Est-il quelque ennemi qu’à présent je ne dompte ?
Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants !… »

Il n’y a pas d’exagération possible dans un tel moment : c’est plein de grandeur. Certes, et quelque objection d’ailleurs qu’on y puisse faire, la forme de tragédie qui a amené Corneille à trouver une telle scène, de tels jets héroïques, est une bien belle et bien noble forme de l’esprit.

L’intérêt ne peut que faiblir après cet entraînement et cette explosion. A l’Opéra, après les grands morceaux de musique on a besoin de repos, et il y a des scènes qu’on n’écoute pas. Ici, l’infante est dans son cabinet et se livre à l’un de ces monologues qui sembleraient jolis sans doute et spirituels, si l’on y prêtait attention. Elle se lamente et se demande dans sa candeur si elle obéira, à l’égard de Rodrigue, au sentiment de sa dignité ou à l’attrait de son amour ; puis, sa gouvernante qui survient la conseillant dans le sens le plus fier, elle lui déclare qu’elle veut aller derechef donner Rodrigue à Chimène, comme si celle-ci avait besoin de permission pour le prendre. Cette trop généreuse infante passe son temps à donner ce qui ne lui appartient pas.

Ce cinquième acte, quoique tout y aille si vite, a des longueurs. On retourne sans nécessité chez Chimène, qui s’entretient avec sa suivante ; elle revient en arrière sur ce qui a été dit, et elle fait semblant, ou elle se fait sincèrement l’illusion d’être plus combattue en son cœur qu’elle ne l’est. Elle implore le Ciel pour que le duel, engagé à l’heure présente, se termine sans aucun avantage.

« Sans faire aucun des deux ni vaincu ni vainqueur. »

Elle joue, à ses propres yeux, l’indifférente et la neutre. Quoi qu’il arrive, et malgré tout ce qui a été promis, elle se flatte de ne jamais être à Rodrigue et de lui susciter au besoin mille autres ennemis. Ce sont là de ces va-et-vient superflus, et tels qu’on en demande généralement chez nous dans tout cinquième acte.

Mais qu’arrive-t-il à l’instant même ? Voyant entrer don Sanche qui s’agenouille et lui présente inopinément une épée, Chimène ne lui donne pas le temps de s’expliquer ; elle lui coupe la parole, elle l’insulte, elle l’appelle assassin et traître :

« Va, tu l’as pris en traître ; un guerrier si vaillant
N’eût jamais succombé sous un tel assaillant. »

Adieu la dignité ! C’est une amante furieuse et forcenée qui ne veut plus entendre à rien, qui a tout oublié et a perdu toute mémoire. Elle méconnaît le champion qu’elle s’est choisi ; elle lui jette à la face presque le même mot qu’Hermione lancera à Oreste après la mort de Pyrrhus : Qui te l’a dit ? Corneille, pour amener plus vite Chimène à ses fins, a cru avoir besoin de l’engager ainsi et de la compromettre par un éclat involontaire. Ce ne sont pas là les beautés que j’admire.

Dans le délire de sa douleur (car elle est comme une folle), elle court au palais du roi et le supplie de lui épargner l’odieux hymen de don Sanche ; elle est prête, pour y échapper, à renoncer à tout, à se dépouiller de tous ses biens et à se jeter dans un cloître. Enfin, à grand’peine on parvient à la faire taire ; on s’explique. Rodrigue n’est pas mort : loin de là, il a vaincu, désarmé son adversaire, et l’a envoyé pour toute satisfaction porter aux pieds de Chimène cette vaine et inutile épée. Tout le monde se met alors autour de Chimène, le roi, don Diègue, don Sanche lui-même, l’infante qui refait son offre habituelle de lui donner Rodrigue de sa main. Et Rodrigue à son tour, se répétant aussi, apporte encore une fois sa tête aux pieds de sa maîtresse, — une pure formalité qui ne saurait être sérieuse et qui se résout en beaux vers. Chimène le relève ; elle s’est trop avancée pour pouvoir opposer une bien forte résistance ; ce n’est plus pour elle qu’une question de bienséance et de temps. Elle fait l’objection raisonnable contre la règle des vingt-quatre heures :

« Sire, quelle apparence à ce triste hyménée,
Qu’un même jour commence et finisse mon deuil,
Mette en mon lit Rodrigue, et mon père au cercueil ! »

C’est trop juste. Le roi accommode tout en ajournant la conclusion après le deuil :

« Prends un an, si tu veux, pour essuyer tes larmes. »

Et s’adressant à Rodrigue, il clôt le drame en disant :

« Pour vaincre un point d’honneur qui combat contre toi,
Laisse faire le temps, ta vaillance et ton roi.
Tout est bien qui finit bien. »

III.

Tel est ce merveilleux Cid, singulier mélange de belles choses et de choses étranges, mais qui ouvrit une ère de création au théâtre, et qui fut le premier grand exploit littéraire de notre xviie  siècle. Quoi qu’il en soit des défauts que je n’ai point dissimulés, l’impression de l’ensemble domine ; il s’y sent un souffle d’un bout à l’autre. Corneille a le génie essentiellement inégal et intermittent : cette intermittence se fait moins sentir dans le Cid qu’ailleurs. Corneille avait trente ans quand il fit le Cid : bel âge où il avait tout son lutin (ce lutin dont parlait Molière) et tout son démon. Plus tôt, il aurait abondé dans les parties doucereuses, amoureuses, fausses ; — plus tard, il aurait trop donné dans les parties castillanes, roides ou sèches. Ce jour-là il a été aussi en plein que jamais sous le rayon. Le Cid a les défauts, mais aussi toutes les qualités de sa saison. S’il paraît si beau encore aujourd’hui que tant de chefs-d’œuvre ont suivi, et qu’on a tant de points de comparaison, qu’était-ce donc alors quand il n’y avait rien sur notre théâtre ? Le Cid et Polyeucte, même lorsqu’on a Horace et Cinna présents, ce sont aujourd’hui les deux pièces de Corneille qui, relues, tiennent le mieux toutes les promesses qu’excite et que renouvelle incessamment cette haute renommée immortelle.

Dans le peu que j’ai dit de la pièce espagnole, on a pu sentir la différence des points de vue, des inspirations et des caractères. Même quand Corneille imite le plus Guillem de Castro, on a vu combien il en diffère. On aurait été bien plus frappé si j’avais poussé plus loin la comparaison. Le Cid du drame espagnol n’est pas seulement le plus brave des chevaliers, il est aussi le plus religieux et le plus dévot ; c’est, à un moment, le plus fervent des pèlerins. Il y a, en ce sens, toute une scène des plus caractérisées. Dans le temps de la seconde démarche de Chimène auprès du roi, quand le monarque se décide à publier le cartel proposé par elle et annonçant qu’à celui qui lui apportera la tête de Rodrigue elle donnera, s’il est noble et son égal, tous ses biens avec sa main, sur ces entrefaites Rodrigue est allé en pèlerinage pour l’expiation de ses péchés à Saint-Jacques de Galice, accompagné de deux écuyers ; et c’est en route que lui arrive une aventure des plus touchantes, léguée de longue main par la tradition, et en apparence des plus étrangères à l’action principale. Dans une forêt montagneuse, on entend des gémissements : il est le premier à les distinguer, car ses compagnons disent qu’ils n’entendent rien, et tandis qu’ils s’asseyent pour faire un repas à l’ombre, les gémissements recommencent ; c’est la plainte d’un lépreux qui, du creux d’une fondrière où il est tombé, appelle au secours et supplie les passants (s’il en vient) au nom du Christ. Les écuyers et un berger qui accompagnent Rodrigue n’osent approcher de ce malheureux : Rodrigue seul va droit à l’affligé, le retire, lui baise même la main avec charité, le couvre de son manteau, le fait manger au même plat que lui, le fait boire à son flacon, le fait dormir près de lui sous sa garde, et attire ainsi sur sa tête les bénédictions les plus tendres de ce malheureux qui le proclame le plus humain et le plus pieux des chevaliers, et le salue du nom de bon Rodrigue, un nom qui vaut bien celui de Cid ou Seigneur que lui ont donné les Maures soumis. Mais, après le sommeil, le lépreux se levant tout à coup se transfigure et le salue du nom de grand Cid ! grand Rodrigue ! il lui verse son souffle, lui rend son manteau tout parfumé d’une odeur divine, et disparaît sur les rochers pour reparaître bientôt en tunique blanche au sein d’un nuage ; ce lépreux, c’est Lazare en personne, et qui lui promet, en récompense de son bienfait agréé de Dieu, victoire désormais sur tous et invincibilité, même après sa mort. Admirable scène, vrai tableau de sainteté, mais d’un caractère tout national et tout espagnol. Cela eût été impossible à laisser même entrevoir en France et eût tout compromis. Il y avait un siècle que les mystères et les miracles proprement dits étaient bannis de notre théâtre. Corneille n’a extrait et dû extraire qu’un Cid, modèle d’amour et d’honneur, tel qu’il le fallait pour arracher des larmes au jeune d’Enghien et à cette valeureuse jeunesse. Il a taillé dans une pièce fort intéressante et fort riche assurément, mais très-éparse, et biographique encore plus que dramatique, un Cid bien français, un Cid à l’instar de Paris.

Et à ce sujet, je ne puis m’empêcher de me rappeler une analyse du savant Fauriel, une leçon professée, il y a trente ans, à la Faculté des Lettres. Fauriel, qui excellait à ces sortes de comparaisons et qui, tout impartial qu’il était, n’inclinait que rarement par goût en faveur de notre littérature, comparant ensemble les deux Cids, se plaisait à remarquer comme différence l’abrégé fréquent, perpétuel, que Corneille avait fait des scènes plus développées de l’original, les suppressions, les simplifications de tout genre : « Chez Corneille, ajoutait-il avec un ricanement doucement ironique, on dirait que tous les personnages travaillent à l’heure, tant ils sont pressés de faire le plus de choses dans le moins de temps ! » C’est que Corneille sentait son public français, ce public si pressé, si impatient, avec lequel il faut saisir aux cheveux l’occasion, — l’occasion, cette déesse fugitive et si française elle-même, et qui, seule, donne la victoire.

Les érudits les plus estimables ont un autre souci, celui de la vérité entière ; je les en loue et les en admire. Leur méthode n’est pas celle de l’art, c’est celle de la science pure. Tel était le procédé de Fauriel ; tel est aujourd’hui celui de M. Viguier, qui, dans ses balances non moins fines, non moins scrupuleuses, a pesé de nouveau les deux Cids et n’a pas fait pencher le plateau, cette fois, trop à notre désavantage. M. Viguier, ce savant émule et ce contemporain de tous nos maîtres, aurait tort de penser que, pour s’y prendre d’une autre sorte devant un public qui nous commande aussi et que nous avons à satisfaire, on ne l’a pas lu et qu’on n’a pas profité de son travail excellent. Nous n’avons dû nous attacher ici qu’au Cid connu de tous, au magnifique produit de la greffe pratiquée par Corneille sur l’arbre castillan. M. Viguier a fait plus : dans un travail comparatif d’une exquise finesse, et qui suppose la connaissance la plus délicate des deux idiomes, il a essayé de nous faire pénétrer dans le mystère de la végétation et de la transfusion de la sève ; il a étudié et injecté à l’origine jusqu’aux moindres fibres et aux moindres vaisseaux capillaires. On ne se figure guère le grand Corneille faisant son miel comme l’abeille : M. Viguier l’a pourtant surpris à l’œuvre et nous l’a montré sous ce jour nouveau. Tout homme studieux et de goût le lira avec intérêt, avec fruit.

Notre critique, à nous, est nécessairement plus extérieure : nous ne notons que ce qui éclate aux yeux de tous. Le Cid français fut un grand événement dans l’histoire littéraire. On l’a dit avec vérité : tout ce qui passe par la France, à une certaine heure, va vite en célébrité et en influence. Il parut bien dès lors que, pour les choses de l’esprit, Paris était comme le centre sensitif et auditif de l’Europe, le foyer lumineux déjà et sonore. Corneille, en faisant le Cid français, d’espagnol qu’il était, l’a sécularisé du même coup, l’a mondanisé et popularisé : il ne fallait pas moins que cela pour qu’il sortît de sa péninsule. On l’a remarqué avec raison pour le Don Juan : il fallait qu’il passât par l’imitation de Molière pour que Mozart ensuite le mît en musique et qu’il devînt le type universel qu’on sait. De même pour le Cid : c’est grâce à Corneille qu’il fit en peu d’années le tour de l’Europe. Corneille avait dans sa bibliothèque, nous dit Fontenelle, le Cid traduit en toutes les langues d’Europe : sa pièce fut même retraduite en espagnol, elle fut imitée du moins par Diamante, que Voltaire a cru trop à la légère un des devanciers de Corneille. Le Cid contribua plus qu’aucune autre pièce à fixer le caractère du théâtre sur toutes les scènes du continent pendant plus d’un siècle. En Allemagne, traduit d’abord par Clauss (1655) et par Grefflinger (1656), le Cid y donna le signal de l’imitation française qui a régné jusqu’à Lessing. Jamais succès plus prompt ne fut aussi plus universel.

IV.

J’ai montré de mon mieux la victoire et la journée du Cid ; mais le lendemain de cette journée, il y aurait à le montrer aussi, pour compléter nos impressions. Le Français, on le sait de reste, se livre aisément, en présence surtout d’une belle chose ; mais il se repent vite de s’être livré ; il a hâte de s’en venger comme d’une surprise. L’opinion du voisin compte pour beaucoup. Il n’est jamais bien prouvé, dans ce pays-ci, qu’on ait eu le droit de s’être amusé ou d’avoir été ému. La vanité s’en mêle ; un railleur se pique de découvrir une tache dans l’ouvrage vanté. — « Vous avez remarqué un défaut dans ce chef-d’œuvre ; eh bien ! moi, j’en ai remarqué deux… et cent. » Et il s’élève bientôt un hourra en sens contraire. Il y a de ces lendemains cruels par lesquels on fait expier à un beau talent son premier succès. — Béranger a fait un bien mauvais vers, mais qui dit une chose juste :

« De tout laurier un poison est l’essence. »

Les auteurs piqués, les rivaux éclipsés, les Scudéry, les Mairet, — le grand Cardinal (ô douleur !) brochant sur le tout, — s’élevèrent contre les succès du Cid. Quand on a réuni, comme je m’en suis donné la triste satisfaction, tous ces pamphlets que le triomphe du Cid fit naître, on reçoit une impression de dégoût et presque de soulèvement, analogue à celle que dut éprouver le cœur de Corneille. Que de laides choses, que d’injures, de sottises et de déraisonnements les belles œuvres traînent nécessairement après elles ! L’insulte, à certaine heure, est le cortège de la gloire. Corneille a remboursé presque autant d’inepties et d’avanies pour avoir fait le Cid que M. Etienne (je demande pardon de rapprocher les noms), pour sa comédie des Deux Gendres.

Et l’Académie donc, et cette fameuse critique du Cid ? Là du moins il n’y eut pas d’insulte, et il n’y eut de choquant que la mise en cause elle-même. Richelieu, jaloux comme un auteur et impérieux comme un maître, exigea que l’Académie lui fit un Rapport critique au sujet du Cid et que les nouveaux académiciens gagnassent leurs jetons aux dépens de Corneille. Ceux-ci, on doit le dire, placés entre le cardinal qui donnait les pensions et le public qui donne la considération, s’en tirèrent assez convenablement, assez dignement même. Chapelain, le censeur d’office, tint la plume et fut sensé dans sa lourdeur ; il fit des remarques, après tout judicieuses. En présence de cette pièce extraordinaire et tout en éclats, il releva et mit en ligne de compte les invraisemblances, les inexactitudes : on aurait voulu des demi-partis, des biais, comme si le beau du Cid n’était pas précisément d’être beau en plein et dans le vif. Faut-il s’étonner, après cela, que tout ce qui est amour et divin délire ait été peu compris par le docte Corps ? On ne se cotise pas pour sentir une flamme ; on ne plaide pas la passion devant la raison. Ce que Chimène a en elle de femme, d’éternellement femme, d’éternellement cher et sympathique aux jeunes cœurs, s’accuserait mieux encore par contraste, si on la suivait en détail dans cette comparution maussade devant la Chambre du haut syndicat littéraire et devant le Conseil des Prudents.

Mais c’est là un sujet qui sortirait par trop de notre cadre, déjà tant élargi ; c’est un chapitre qu’il faut laisser à traiter aux historiens littéraires.