I.
Marivaux a donné la dénomination à un genre, et son nom est devenu synonyme d’une certaine manière : cela seul prouverait à quel point il y a insisté et réussi. Marivaudage est dès longtemps un mot du vocabulaire. Louable ou non, il n’est pas mal de se rendre compte de cette manière et de ce genre de talent qui, avec ses défauts, a son prix, et dont quelques productions plaisent encore. Les contemporains de Marivaux ont dit de lui à peu près tout ce qu’on en peut dire : si l’on prend la peine de recueillir ce qu’ont écrit à son sujet Voltaire, Grimm, Collé, Marmontel, La Harpe, et surtout d’Alembert dans une excellente notice, on a de quoi se former un jugement précis et d’une entière exactitude : et pourtant il vaut mieux, même au risque de quelque hasard, oublier un moment ces témoignages voisins et concordants, et se donner soi-même l’impression directe d’une lecture à travers Marivaux. Sans prétendre trouver rien de bien neuf à dire sur le détail de ses œuvres, on arrivera peut-être de loin à mieux le voir dans le coin du siècle, dans le groupe particulier auquel il appartient, et dont il est le plus gentil esprit et non pas le moins sérieux.
Né à Paris sur la paroisse de Saint-Gervais, le 4 février 1688, d’un père financier et dans l’aisance, d’une famille originaire de Normandie qui avait tenu au parlement de la province, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux reçut une bonne éducation, ce qui ne veut pas dire qu’il fit de fortes études ; il n’apprit nullement le grec et sut le latin assez légèrement, ce semble ; son éducation, plutôt mondaine que classique, et particulièrement son tour d’esprit neuf, observateur, et qui prenait la société comme le meilleur des livres, le disposaient naturellement à être du parti dont avait été feu Perrault, et dont, après lui, Fontenelle et La Motte devenaient les chefs, le parti des modernes contre les anciens. Marivaux en fut avec zèle, avec hardiesse et une impertinence piquante. Vers l’âge de vingt-six ans, son esprit se forma dans ce petit camp philosophique et y trouva son école. Il y puisa et il y porta beaucoup d’idées, en les revêtant d’un tour propre qui était à lui.
Marivaux n’a pas seulement un talent fin et une rare fertilité d’idées qu’il
rend avec imprévu, il a la théorie de son talent et il sait le pourquoi de
sa nouveauté ; car, de tous les hommes, Marivaux est celui qui cherche le
plus à se rendre compte. Arrêtons-nous un moment à l’écouter sur ce point,
et recueillons ses doctrines littéraires qu’il sut mettre en parfait accord
avec la nature et la saveur de ses productions. Si Marivaux admire
médiocrement les anciens, il admire fort en revanche son contemporain
La Motte, homme d’infiniment d’esprit, mais qui était, en quelque sorte,
privé de plusieurs sens. L’un des premiers ouvrages de Marivaux fut L’Iliade travestie (1716), qu’il fit moins encore pour
déprécier le divin Homère que pour venger La Motte des
grosses paroles de Mme Dacier. L’absence complète
d’imagination chez La Motte semble une qualité et un mérite de plus à
Marivaux : « La composition de
M. de La Motte tient de l’esprit pur, dit-il ; c’est un travail du bon
sens et de la droite raison ; ce sont des idées d’après une réflexion
fine et délicate, réflexion qui fatigue plus son esprit que son
imagination. »
Il le félicite d’être parfaitement étranger à
l’enthousiasme, de ne se laisser jamais emporter, comme quelques autres, à
un train d’idées ordinaires et communes, montées sur un char magnifique ; il
lui accorde une vivacité toute spirituelle, d’une espèce unique et si fine
qu’il est donné à peu de gens de la goûter. En définissant le genre de
talent de La Motte, il va nous définir une partie de son talent à lui-même,
ou du moins de son idéal le plus sévère, tel qu’il le conçoit :
L’expression de M. de La Motte, dit-il, ne laisse pas d’être vive ; mais cette vivacité n’est pas dans elle-même, elle est toute dans l’idée qu’elle exprime ; de là vient qu’elle frappe bien plus ceux qui pensent d’après l’esprit pur, que ceux qui, pour ainsi dire, sentent d’après l’imagination.
Cette vivacité d’esprit dont je parle a cela de beau qu’elle éclaire ceux qu’elle touche, elle les pénètre d’évidence : on en aperçoit la sagesse et le vrai, d’une manière qui porte le caractère de ces deux choses, c’est-à-dire distincte ; elle ne fait point un plaisir imposteur et confus, comme celui que produit le feu de l’imagination ; on sait rendre raison du plaisir que l’on y trouve.
Cette vivacité, telle que je la viens de décrire, n’est point d’un genre à accepter de ces termes bouillants et qui sentent l’enthousiasme.
Il lui faut une expression qui fixe positivement ses idées ; et c’est de cette justesse si rare que naît cette façon de s’exprimer simple, mais sage et majestueuse, sensible à peu de gens autant qu’elle le doit être, et que, faute de la connaître, n’estiment point ces sortes de génies qui laissent débaucher leur imagination par celle d’un auteur dont le plus grand mérite serait de l’avoir vive.
Ailleurs encore, s’attachant à définir ce talent qui le
préoccupe si fort, il convient qu’on a fait pourtant à La Motte un reproche
assez juste, c’est précisément « qu’il remuait moins qu’il
n’éclairait, qu’il parlait plus à l’homme intelligent qu’à l’homme
sensible, ce qui est
un désavantage avec
nous, qu’un auteur ne peut affectionner ni rendre attentifs qu’en
donnant, pour ainsi dire, des chairs à ses pensées »
. Marivaux
ne manquera pas, pour son compte, de mettre ces chairs
qu’il regrette, et d’insinuer dans ses analyses un peu de nu. Pourtant nous
voilà bien avertis de l’idéal qu’il s’est choisi ; La Motte est pour lui le
beau intellectuel, simple, majestueux, son Jupiter Olympien en littérature
et son Homère : l’autre Homère, avec ses grands traits et ses vives images,
n’est bon tout au plus qu’à débaucher les esprits.
Marivaux met la sagacité de La Motte sur la même ligne en
vérité que « l’inimitable élégance de Racine et le puissant génie de
Corneille »
. Il croit sincèrement que la première tragédie de
La Motte a pu passer pour une dernière tragédie posthume de Racine. Lui qui
a si bien démêlé les ruses, les tours et retours de l’amour-propre, ne
s’apercevait-il donc pas qu’en plaçant si haut le mérite d’une sagacité
fine, il dressait à l’avance un autel à la qualité que lui-même possédait à
un si remarquable degré, et que par conséquent il prisait le plus ?
Tout se tient chez Marivaux : c’est un théoricien et un philosophe, beaucoup plus perçant qu’on ne croit sous sa mine coquette. Il a écrit des feuilles périodiques, des journaux imités d’Addison pour la forme, mais remplis d’idées neuves, déliées, et de vues ingénieuses : son Spectateur français (1722), son Indigent philosophe (1728), son Cabinet du philosophe, contiennent, au milieu d’anecdotes morales, sa théorie sur toutes choses. À ses yeux il n’y a pas de grands hommes proprement dits :
Il n’y a ni petit ni grand homme pour le philosophe : il y a seulement des hommes qui ont de grandes qualités mêlées de défauts ; d’autres qui ont de grands défauts mêlés de quelques qualités : il y a des hommes ordinaires, autrement dits médiocres, qui valent bien leur prix, et dont la médiocrité a ses avantages ; car on peut dire en passant que c’est presque toujours aux grands hommes en tout genre que l’on doit les grands maux et les grandes erreurs : s’ils n’abusent pas eux-mêmes de ce qu’ils peuvent faire, du moins sont-ils cause que les autres abusent pour eux de ce qu’ils ont fait.
Remarquez que c’est encore à l’occasion de La Motte que Marivaux établit cette théorie négative des grands hommes. Il sent qu’il est près de lui accorder ce titre, et à l’instant, par une sorte de respect humain philosophique, il s’arrête ; mais, en le lui retirant, il le retira aussi à tout ce qu’il y a eu de grand dans le monde.
Ici il y a une véritable erreur à mon sens, et que tout l’esprit de Marivaux ne saurait masquer. Que l’observateur ne se laisse point éblouir, même par le génie ; qu’il cherche, tout en l’admirant, à en mesurer la hauteur et ne ferme pas les yeux sur ses défauts, il ne se peut rien de plus légitime et de plus digne d’un esprit indépendant et juste : mais qu’on ne voie entre les génies proprement dits et la médiocrité qui les entoure que du plus ou du moins sans démarcation aucune, sans un degré décisif à franchir, je ne saurais appeler cela que myopie et petite vue qui étudie le genre humain comme une mousse et qui n’entend rien aux esprits d’aigle. Il y a un moment où l’invention, la création en tout genre, ce qu’on appelle génie, héroïsme, commence ; les hommes, dans leur instinct, ne s’y trompent pas ; ils s’inclinent, ils s’écrient d’admiration et saluent. Là où la veille il n’y avait rien, le lendemain il y a un monde : que ce monde soit celui de Shakespeare ou d’Homère, de Molière ou d’Aristophane, de Sophocle ou de Corneille, d’Archimède ou de Pascal ; que ce soit, dans l’ordre réel, l’enchaînement des hauts faits d’un héros ou ces autres bienfaits publics émanés d’un législateur et d’un sage, il n’importe : la médiocrité de la foule, en ajoutant petit à petit tout son effort durant des années, n’aurait pu y atteindre ; tous les ingénieux Marivaux en tout genre, tous les distingués et les habiles, tous les grands médiocres (comme Marivaux lui-même les appelle), entasseraient grain sur grain pendant des siècles pour s’élever et se guinder en se concertant jusqu’à cette sphère supérieure, ils n’en sauraient venir à bout : ce sont des facultés distinctes et diversement royales, don de la nature et du ciel, qui destinent et vouent quelques mortels fortunés à ces rôles, tout aisés pour eux, d’enchanteurs de l’humanité, de conducteurs vaillants et de guides. C’est en ce sens qu’il y a vraiment des grands hommes, toujours rares, toujours possibles, reconnus et salués bientôt (malgré les contradictions) quand ils apparaissent. Marivaux, cet homme de tant de distinctions subtiles et de nuances à l’infini, n’a point reconnu ce grand fait d’évidence. Comme l’émotion, la verve, l’inspiration et tout ce qui y ressemble lui étaient choses complètement étrangères, il n’a pas su les voir en autrui ; il n’a rendu les armes de près ni de loin à cette puissance créatrice qui porte au premier rang un petit nombre d’hommes, et on pourrait le définir, au milieu de tous les éloges qu’il mérite pour l’originalité de ses vues, pour la variété et la gentillesse de ses œuvres, « celui qui n’a senti ni Homère ni Molière ».
Ne croyez point d’ailleurs que ce soit par pur esprit de chicane que Marivaux ait ainsi maille à partir avec les hommes supérieurs ; il ne laisse pas de mêler à ce qui est une vue incomplète bien des considérations aussi neuves que justes. Je ne saurais dire combien, en lisant quelques écrits peu connus de Marivaux, j’ai appris à goûter certains côtés sérieux de son esprit. Dans un petit écrit intitulé Le Miroir et où il s’agit, en effet, d’une sorte de glace ou de miroir magique dans lequel se voit représenté tout un abrégé de l’âme et de la pensée en général, toutes les façons d’être et de sentir des hommes, tout ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été ou ce qu’ils peuvent être, en un mot un raccourci de la nature morale, il a exposé ce que nous appellerions sa philosophie de l’histoire : elle est d’un homme très réfléchi, très éclairé, et dégagé de toute espèce de prévention. Selon lui, la nature n’est pas en affaiblissement ni en décadence, quoi qu’en disent les partisans exagérés de l’Antiquité :
Non, monsieur, la nature n’est pas sur son déclin : du moins ne ressemblons-nous guère à des vieillards ; la force de nos passions, de nos folies, et la médiocrité de nos connaissances, malgré les progrès qu’elles ont faits, devraient nous faire soupçonner que cette nature est encore bien jeune en nous.
Quoi qu’il en soit, nous ne savons pas l’âge qu’elle a ; peut-être n’en a-t-elle point, et le miroir ne m’a rien appris là-dessus.
Revenant à ces grands esprits de l’Antiquité qu’on cite
toujours et qu’on oppose à la prétendue stérilité des âges suivants, il
estime qu’aucune époque n’en est déshéritée, que seulement la forme de ces
esprits varie dans l’histoire et qu’ils se produisent avec plus ou moins de
bonheur et de dégagement selon les temps et les conjonctures. Ainsi, selon
lui, au Moyen Âge et dans ces siècles réputés barbares, il y avait de grands
esprits et qui se sont alors montrés comme tels. S’ils n’ont pas produit des
ouvrages plus durables et qui soient de nature à nous plaire encore,
« prenez-vous-en, dit-il, aux siècles barbares où ces grands
esprits arrivèrent, et à la détestable éducation qu’ils y reçurent en
fait d’ouvrages d’esprit. Ils auraient été les premiers esprits d’un
autre siècle, comme ils furent les premiers esprits du leur ; il ne
fallait pas pour cela qu’ils fussent plus forts, il fallait seulement
qu’ils fussent mieux placés »
. Par ces mots bien ou mal placés, Marivaux ne veut pas
toutefois faire entendre qu’un fonds commun d’esprit manquât dans ces
siècles réputés barbares : loin de là, il estime que l’humanité, par cela
seul qu’elle dure et se continue, a un fonds d’esprit de plus en plus
accumulé et
amassé : c’est là une suite lente
peut-être, mais infaillible de la durée du monde, et indépendante même de
l’invention soit de l’écriture, soit de l’imprimerie, quoique celles-ci y
aident beaucoup : « L’humanité en général reçoit toujours plus
d’idées qu’il ne lui en échappe, et ses malheurs même lui en donnent
souvent plus qu’ils ne lui en enlèvent. »
Les idées, d’un autre
côté, qui se dissipent ou qui s’éteignent, ne sont pas, remarque-t-il, comme
si elles n’avaient jamais été ; « elles ne disparaissent pas en pure
perte ; l’impression en reste dans l’humanité, qui en vaut mieux
seulement de les avoir eues, et qui leur doit une infinité d’autres
idées qu’elle n’aurait pas eues sans elles »
. Les conquêtes
même, quand elles ne sont pas purement destructives, sont plutôt, suivant
lui, un grand véhicule :
La quantité d’idées qui étaient dans le monde avant que les Romains l’eussent soumis et, par conséquent, tout agité, était bien au-dessous de la quantité d’idées qui y entra par l’insolente prospérité des vainqueurs, et par le trouble et l’abaissement du monde vaincu.
Chacun de ces états enfanta un nouvel esprit, et fut une expérience de plus sur la terre.
L’esprit humain, à un moment donné, est le produit de tout ce
qui reste de l’esprit des âges antérieurs accumulé comme une sorte de terre
végétale, et qui devient ainsi le point de départ et l’excitant à demi
artificiel d’une façon légèrement nouvelle de penser et de sentir. À chaque
époque il y a donc de nouvelles façons de penser possibles et nécessaires,
et toutes ne sont pas épuisées, pas plus que les airs que la nature trouve à
varier à l’infini dans le composé des physionomies et des visages. Telles
sont quelques-unes des idées vraiment originales et à la Fontenelle, que
Marivaux énonce avec autant de netteté que de hardiesse : à quoi il faut
ajouter cette remarque très fine qu’il n’omettait pas, et qu’il aurait pu
s’appliquer à lui-même et à ses amis, à
savoir
que le goût d’une époque n’est pas toujours en raison du nombre des idées
qui y circulent ou qui y fermentent, et qu’il y a des temps où la critique
et le goût peuvent s’altérer ou disparaître, « pendant que le fonds
de l’esprit humain va toujours croissant parmi les hommes »
.
Marivaux n’était point savant ; il avait peu lu en général, et particulièrement les auteurs du Moyen Âge : mais il a deviné. Aujourd’hui qu’on étudie à fond ces auteurs, les saint Bernard, les saint Thomas d’Aquin, les Abélard, et aussi les Vincent de Beauvais, les Roger Bacon, on arrive à reconnaître en quoi ces hommes, au milieu d’une civilisation qui avait tant rétrogradé en apparence, si on la compare à celle d’un Sénèque, d’un Pline l’Ancien ou d’un Cicéron, avaient pourtant des vues soit dans l’ordre moral, soit même dans l’ordre des sciences physiques, des conceptions et des essors déjà, qui étaient le résultat ou le signal d’un avancement et d’un progrès pour l’espèce. Il me semble que nous voilà loin du compte pour commencer, et que nous ne pouvions guère nous attendre à ces rencontres-là avec Marivaux : — un Marivaux précurseur de Saint-Simon, d’Auguste Comte et de M. Littré, qui donc aurait pu se l’imaginer ainsi ?
Prenons-le pour ce qu’il est d’abord et avant tout, pour un moraliste de société, pour un romancier et un auteur de jolies comédies. Marivaux, se mettant à écrire, ne se pique pas en général de faire un livre qui ressemble à d’autres livres ; il prétend n’observer que la nature, mais l’observer comme il l’entend, la distinguer autant qu’il lui est nécessaire, et la rendre dans toute la singularité de son propre coup d’œil. Il préfère à tout ce qui est plan et projet conçu dans le cabinet les idées fortuites nées à l’occasion, notées, prises sur le fait dans la vie du monde ; mais ces idées que lui suggère l’observation de chaque jour, il faut voir comme il les traduit dans son langage, même quand il les prête aux autres ou qu’il les met dans la bouche de ses personnages. Sort-il du spectacle un jour de première représentation, il s’amuse à regarder passer le monde, les jolies femmes qui font les coquettes, les laides qui n’ont pas moins de prétention et qui trouvent moyen de faire concurrence aux jolies, les jeunes gens aussi, qui font les beaux ; il s’amuse à interpréter ce que signifient toutes ces mines qu’il voit à ces visages, ces grands airs et ces maintiens complaisants ; il leur fait tenir de petits discours intérieurs bien précieux, bien vaniteux, qu’il déduit par le menu :
Ce petit discours que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera, dit-il, comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu’ils pensent très distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, et je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées : j’expose en détail ce qu’ils sentent en gros, et voilà, pour ainsi dire, la monnaie de la pièce.
Et quand nous avons entendu ainsi Marivaux s’exprimer avec esprit et calcul, dans un style perlé et distillé, faire des mines charmantes et caresser chaque syllabe en y mettant une intention, n’allez pas lui dire, avec la plupart des critiques d’alors, qu’il n’écrit pas assez simplement, qu’il court après l’esprit, et autres reproches qui, au milieu des éloges, viennent tout d’abord à la pensée. À ces remarques qu’il entend à demi-mot et qu’il devine à l’autre bout du salon, même quand on les fait à voix basse (car il est là-dessus d’une susceptibilité exquise), il a des raisons de toutes sortes à opposer, des quantités de réponses à faire, et il les a faites en son temps.
Il vous dira qu’en matière de critique, au lieu de se hâter et de se
prononcer d’un ton d’oraclen : Cela ne vaut rien, cela est détestable, un habile homme,
après avoir lu un livre, doit se contenter de dire : Il me
plaît ou il
ne me plaît pas ; car plus on a
d’esprit, et plus on voit de choses, et plus on distingue autour de soi de
sentiments et de goûts particuliers qui diffèrent du nôtre : « Ah !
que nous irions loin ! qu’il naîtrait de beaux ouvrages, s’écrie-t-il,
si la plupart des gens d’esprit qui en sont les juges tâtonnaient un peu
avant de dire : Cela est mauvais ou Cela
est bon ! »
Mais, selon lui, on juge le plus souvent un
auteur sur l’étiquette ; on se prononce d’après une première idée de
prévention. Est-il pour les anciens ? Est-il pour les modernes ? S’il est
pour les anciens, on lui passera même beaucoup d’esprit et quelque
recherche, et on le déclarera simple. Est-il du parti des modernes, il aura
à peine commencé à parler que déjà on le tiendra pour suspect de manière et
de trop de finesse. Aussi qu’il est rare qu’un auteur le soit véritablement,
et qu’il se donne au public avec sa valeur propre et sa physionomie
entière !
Je crois, pour moi, dit Marivaux, qu’à l’exception de quelques génies supérieurs qui n’ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, je crois qu’en tout siècle la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d’imaginer que la pure imitation de certain goût d’esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur. Ainsi nous avons très rarement le portrait de l’esprit humain dans sa figure naturelle : on ne nous le peint que dans un état de contorsion ; il ne va point son pas, pour ainsi dire, il a toujours une marche d’emprunt…
J’arrête la pensée au moment où lui-même il va en abuser, et tandis qu’il est juste encore et qu’il est clair.
Il se moque agréablement de ces critiques qui reprochent si vite à un auteur
de courir après l’esprit. Ils ont naturellement tous les
auteurs plats et communs pour auxiliaires. Ceux-ci, en effet, gens économes
par nature, sont payés pour croire qu’on court après l’esprit quand on en a
plus qu’eux : « Messieurs, lisez-moi, semblent-ils dire ; vous verrez
un homme qui pense simplement, raisonnablement, qui va son grand chemin,
qui ne
pétille point : et voilà le bon
esprit. »
Selon Marivaux plaidant dans sa propre cause,
« il y a un certain degré d’esprit et de lumières au-delà duquel
vous n’êtes plus senti ; c’est même un désavantage qu’une si grande
finesse de vue, car ce que vous en avez de plus que les autres se répand
toujours sur tout ce que vous faites, embarrasse leur
intelligence »
; on vous accuse d’être obscur par trop de
subtilité ; et il conclut avec découragement, et en ayant l’air de
consentir, par égard pour les lecteurs vulgaires, à ne plus être sagace qu’à
demi : « Peignez la nature à un certain point, mais abstenez-vous de
la saisir dans ce qu’elle a de trop caché ; sinon vous paraîtrez aller
plus loin qu’elle, ou la manquer. »
Tels étaient les ingénieux
sophismes que le désir de se justifier suggérait à Marivaux, et sur lesquels
il revient en vingt endroits. Quand on se défie tant du sens commun, on est
bien près de faire secte en littérature. Il a pourtant
raison sur un point : c’est que les critiques s’en prenaient uniquement à
son style, quand c’était en réalité sa pensée qui était en cause.
« Chacun, disait-il, a sa façon de s’exprimer qui vient de sa
façon de sentir. — Ne serait-il pas plaisant que la finesse des pensées
de cet auteur fût la cause du vice imaginaire dont on accuse son
style ? »
Et en venant particulièrement à cette accusation de
style précieux, il tâche de montrer qu’il y a des pensées
fines qui ne sauraient se rendre que par une singularité d’expression qui
prête à cette objection banale. Par exemple, quand La Rochefoucauld dit :
« L’esprit est souvent la dupe du
cœur »
, ne serait-il pas accusé de style précieux s’il avait
écrit de nos jours ? se demande Marivaux. Et, en effet, pourquoi ce mot de
dupe ? s’écrierait un critique ; pourquoi ne pas se
contenter de dire : « L’esprit est souvent trompé par le
cœur ? » ou : « Le cœur en fait accroire à l’esprit ? »
Ici, dans une petite dissertation très juste et très bien déduite,
Marivaux montre que pour la nuance de pensée de
La Rochefoucauld, il n’y avait pourtant pas d’autre expression possible, et
que les équivalents proposés n’y répondent pas :
Cet esprit, simplement trompé par le cœur, ne me dit pas qu’il est souvent trompé comme un sot, ne me dit pas même qu’il se laisse tromper. On est souvent trompé sans mériter le nom de dupe. Quelquefois on nous en fait habilement accroire, sans qu’on puisse nous reprocher d’être faciles de croyance : et cet auteur a voulu nous dire que souvent le cœur tourne l’esprit comme il veut ; qu’il le fait aisément incliner à ce qui lui plaît ; qu’il lui ôte sa pénétration ou la dirige à son profit ; enfin qu’il le séduit et l’engage à être de son avis, bien plus par les charmes de ses raisons que par leur solidité…
Voilà bien des choses que l’idée de dupe renferme toutes, et que le mot de cette idée renferme toutes aussi.
Or, si l’idée de l’auteur est juste, que trouvez-vous à redire au signe dont il se sert pour exprimer cette idée ?
C’est ainsi qu’en se couvrant du nom de La Rochefoucauld,
Marivaux présente sa propre défense ; il cite encore Montaigne, le grand
exemple cher aux novateurs, comme un des écrivains dont les critiques de
1725 eussent chicané le style : « Car il ne parlait ni français, ni
allemand, ni breton, ni suisse : il pensait, il s’exprimait au gré d’une
âme singulière et fine. »
Et La Bruyère, n’est-il pas tout plein
de singularités ? Et Pascal, combien n’a-t-il pas d’expressions de génie ?
« Qu’on me trouve un auteur célèbre qui ait approfondi l’âme, et
qui, dans les peintures qu’il fait de nous et de nos passions, n’ait pas
le style un peu singulier ? »
Marivaux, très judicieux tant
qu’il se tient ainsi dans le point de vue général, ne veut pas qu’en se
mettant à écrire, un jeune homme imite personne, pas plus les modernes que
les anciens ; car les anciens « avaient, pour ainsi dire, tout un
autre univers que nous : le commerce que les hommes avaient ensemble
alors ne nous paraît aujourd’hui qu’un apprentissage de celui qu’ils ont
eu depuis, et qu’ils peuvent avoir en bien et en mal. Ils
avaient mêmes vices, mêmes passions, mêmes ridicules,
(même fonds d’orgueil ou d’élévation ; mais tout cela était
moins déployé ou l’était différemment »
. Et quant aux
modernes tout voisins de nous, et qui semblent mieux accommodés au goût et
au ton de notre siècle, il ne faut pas qu’un jeune écrivain les imite
davantage : car « cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux
et fin dont l’imitation littérale ne fera de lui qu’un singe, et
l’obligera de courir vraiment après l’esprit »
. Il désire donc
simplement qu’on se nourrisse de tout ce que l’on sent de bon chez les
modernes ou chez les anciens, et qu’ensuite on abandonne son
esprit à son geste naturel : « Qu’on me passe ce terme, qui
me paraît bien expliquer ce que je veux dire, ajoute-t-il aussitôt
malicieusement ; car on a mis aujourd’hui les lecteurs sur un ton si
plaisant, qu’il faut toujours s’excuser auprès d’eux d’oser exprimer
vivement ce que l’on pense. »
Si Marivaux n’avait jamais employé d’autres expressions plus hasardées ou plus raffinées, on aurait pu l’accuser encore de recherche (qui n’en accuse-t-on pas d’abord parmi ceux qui ont un cachet ?), mais la réputation ne lui en serait pas restée. Montesquieu, dans les Lettres persanes, est plein de ces expressions neuves et vives, qui parlent à l’imagination, et qui se font applaudir et accepter. Marivaux n’a qu’un tort ou qu’un malheur, c’est qu’en étant en effet lui-même, et en usant à bon droit de sa manière de sentir pour s’exprimer avec une singularité souvent piquante, il dépasse sans s’en douter la mesure, tombe sensiblement dans le raffiné, et devient maniéré, minaudier, façonnier, le plus naturellement du monde. Ce n’est point par le style qu’il pèche ; à la bonne heure ! c’est donc par sa nature même et par son tour d’esprit, par la conformation ingénieuse, mais minutieuse aussi et méticuleuse, de son talent. Et comment, par exemple, n’appellerait-on point précieux un observateur qui vous dit, en voyant dans une foule les figures laides faire assaut de coquetterie avec les figures plus jolies (la page est curieuse et dispense d’en lire beaucoup d’autres ; mais, à côté du bon Marivaux, il faut bien qu’on sache où est le mauvais) :
J’examinais donc tous ces porteurs de visages, hommes et femmes ; je tâchais de démêler ce que chacun pensait de son lot, comment il s’en trouvait : par exemple, s’il y en avait quelqu’un qui prît le sien en patience, faute de pouvoir faire mieux ; mais je n’en découvris pas un dont la contenance ne me dît : « Je m’y tiens. » J’en voyais cependant, surtout des femmes, qui n’auraient pas dû être contentes, et qui auraient pu se plaindre de leur partage, sans passer pour trop difficiles ; il me semblait même qu’à la rencontre de certains visages mieux traités, elles avaient peur d’être obligées d’estimer moins le leur ; l’âme souffrait : aussi l’occasion était-elle chaude. Jouir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse, qu’on ne voudrait pas changer pour une autre, et voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre, qui vous présente hardiment le combat, et qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire ; qui voudrait enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa physionomie sans reproche et sans pair : ces moments-là sont périlleux ; je lisais tout l’embarras du visage insulté : mais cet embarras ne faisait que passer. Celle à qui appartenait ce visage se tirait à merveille de ce mauvais pas, et cela sans doute par une admirable dextérité d’amour-propre, etc., etc.
Voilà le mauvais goût qui est partout plus ou moins répandu chez Marivaux ; voilà le précieux, voilà le Mascarille, le Trissotin et le retour au jargon de la fin de l’hôtel Rambouillet ; voilà pourquoi Marivaux n’admirait point Molière, et pourquoi, en le classant comme ils l’ont fait, ses contemporains, ceux de Lesage, de l’abbé Prévost, de Voltaire, de ces hommes d’esprit si naturels, ne se sont point, en définitive, mépris sur son compte. La place de Marivaux en son temps n’est qu’à côté et un peu au-dessus de celle de Crébillon fils. Il y a lieu de le relire, de lui rendre justice sur plus d’un détail, de sourire à ses finesses exquises et à ses grâces pleines de concert et de mignardise, mais non point de l’aller réhabiliter.
Marianne est le plus joli de ses romans et se lit encore
avec quelque plaisir. L’ouvrage parut en onze parties, et, comme nous
dirions, en onze livraisons (1731-1741) ; il y manque une conclusion ; la
douzième partie qu’on y a jointe n’est pas de Marivaux. Celui-ci, en fait de
romans, s’amusait plus au chemin qu’il ne visait au but et à la conclusion.
Marianne est une ingénue qui, arrivée sur le retour et dans l’âge d’une
expérience consommée, raconte à une amie les aventures de sa jeunesse et
détaille ses sentiments. Dès la première phrase, Marianne, qui prend la
plume, se fait prier et craint de gâter son histoire en l’écrivant :
« Car où voulez-vous que je prenne un style ? Il est vrai que
dans le monde on m’a trouvé de l’esprit ; mais, ma chère, je crois que
cet esprit-là n’est bon qu’à être dit, et qu’il ne vaudra rien à être
lu. »
Une partie de l’art de l’auteur dans ce roman consiste à
imiter le style parlé, à en reproduire les négligences, les petits mots qui
reviennent souvent, et, pour ainsi dire, les gestes. Le mot cela revient sans cesse, ainsi que ces façons de dire : cet
homme-là, ces petits égards-là,
cette nonchalance-là, ces traits de bonté-là. Ce sont de petits airs qui rappellent la causerie et qu’on se
donne en écrivant ; c’est une manière de se mettre exprès en négligé, parce
qu’on sait que le déshabillé vous réussit. — Marianne est une pauvre et
jolie jeune fille qui est sans doute de grande naissance, mais dont les
parents et tout l’entourage ont péri dans un carrosse qui allait à Bordeaux
et par une attaque de voleurs. La pauvre enfant seule a été sauvée sans
qu’on pût découvrir trace de son origine ; elle a été déposée dans le pays
chez un curé dont la sœur l’a élevée. Cette sœur est venue à Paris pour
recueillir un héritage et y a conduit Marianne, âgée de quinze ans ; elle y
tombe
malade et meurt bientôt en apprenant la
mort ou l’apoplexie du curé son frère, et voilà Marianne seule, sans
ressources, sur le pavé de Paris, avec un comptant des plus minces et son
joli visage. Pour tout secours, elle a été recommandée par la mourante à un
bon religieux, lequel lui-même la recommande à un homme riche et qui passe
pour respectable, M. de Climal. Celui-ci paraît prendre intérêt à la jeune
fille et la met en pension chez une marchande lingère, Mme Dutour. C’est ici que commence, à proprement parler, le roman :
chaque événement va y être détaillé, analysé dans ses moindres
circonstances, et la quintessence morale s’ensuivra : « Je ne sais
point philosopher, dit Marianne, et je ne m’en soucie guère, car je
crois que cela n’apprend rien qu’à discourir. »
En attendant et
en faisant l’ignorante et la simple, elle va discourir pertinemment sur
toutes choses, se regarder de côté tout en agissant et en marchant, avoir
des clins d’œil sur elle-même et comme un aparté continuel, dans lequel sa
finesse et, si j’ose dire, sa pédanterie couleur de rose lorgnera et décrira
avec complaisance son ingénuité. M. de Climal, qui s’est donné pour
protecteur de Marianne, n’est qu’un hypocrite qui veut la séduire et qui y
procède avec beaucoup d’artifice. Marivaux, en comparant son Tartuffe à
celui de Molière, avait un peu de dédain, assure-t-on, pour les façons trop
peu adroites du rival d’Orgon : lui, il s’applique surtout à être
vraisemblable, à avoir l’air vrai dans les moindres démarches. Il fait
parler sa Mme Dutour, assez bonne femme et très
vulgaire, comme il croit qu’elle a dû parler en réalité. Dans les conseils à
demi honnêtes, à demi intéressés, qu’elle donne à Marianne ; dans une
certaine scène où elle se querelle avec un cocher de fiacre, il y a une
imitation minutieuse de la nature triviale : mais, le dirai-je ? cette copie
même, chez Marivaux, a un certain vernis
et un
certain glacis qui trahit la coquetterie de l’imitateur ; ses grotesques et
ses masques soi-disant grossiers sont peints, en quelque sorte, sur
porcelaine, et le tout miroite à la lecture.
M. de Climal a acheté à Marianne un habit complet avec le linge le plus fin, et celle-ci l’essaye un jour de grande fête en allant à l’église, où elle s’arrange si bien dans son innocence qu’elle obtient toutes sortes de succès. Elle raconte tout le menu de ce manège avec une curiosité, une réflexion et un détail infini qui fait ressembler ce passage et bien d’autres à une petite scène d’une ingénue de quinze ans, telle que Mlle Mars pouvait la jouer à cet âge : « Où en étais-je ? se dit-elle à chaque instant… Mais m’écarterai-je toujours ?… Vous direz que je rêve de distinguer tout cela… » On suit tous les accents, on voit tous les petits gestes. Oh ! que Marivaux est le contraire de l’abbé Prévost qui s’oublie et qui court ! Oh ! que Marianne est le contraire de Manon Lescaut !
Dans cette petite personne si mignonne, si distinguée, si au-dessus de sa condition, si glorieuse tout bas et si raisonneuse, dans cette Marianne du roman il y a quelque chose de Mme de Maintenon jeune et guettant en tout honneur la fortune ; mais c’est Mme de Maintenon rapetissée et vue en miniature, avec plus de grimace qu’elle n’en eut jamais.
En sortant de l’église, Marianne, qui entend venir derrière elle un carrosse, se hâte, tombe et se foule le pied ; un jeune homme de qualité qui l’a fort remarquée à l’église, celui même à qui appartient le carrosse, se trouve là tout à point pour la secourir, pour la faire conduire chez lui à deux pas. On appelle le chirurgien qui visite le pied et à qui il faut bien le montrer : c’est là une autre scène de coquetterie, de ruse friponne, où l’analyse de Marivaux triomphe. Le soin infini que met Marianne à ne pas donner son adresse au jeune homme, à Valville, non point par scrupule, mais par vanité, de peur qu’on ne sache qu’elle n’est que chez une marchande ; puis la manière toute simple en apparence dont elle se décide enfin à la donner, c’est encore un de ces sujets où l’auteur s’exerce à plaisir et plus volontiers même que sur la passion. Nul ne sait aussi bien que Marivaux le monde de l’amour-propre ; il en a fait le tour et l’a traversé dans tous les sens, et, remplissant la maxime de La Rochefoucauld, il y a peut-être découvert quelques terres inconnues. Ici, il est dans les sentiers qu’il préfère, aimant mieux en toutes choses le rusé que le grand, le coquet que le tendre, le je ne sais quoi que la vraie beauté.
M. de Climal, qui se trouve être l’oncle de Valville, entre par hasard chez celui-ci au moment où le jeune homme, causant avec vivacité, était presque aux pieds de Marianne. Quelques heures après, Marianne, retournée chez sa marchande lingère et obsédée par M. de Climal, a la douleur de voir entrer Valville, qui trouve à son tour son oncle presque dans la même posture auprès d’elle, c’est-à-dire à ses pieds. La revanche est complète : il la croit coupable et s’éloigne : elle, innocente et fière, se hâte de rompre avec le protecteur hypocrite, M. de Climal ; et sa première pensée, après l’avoir congédié, est de lui renvoyer cette parure, cette robe et ce linge fin qu’il lui a donnés à si mauvaise intention. Elle se met donc à l’instant à s’en dépouiller ; mais elle s’en dépouille lentement, et, à mesure qu’elle avance, il lui vient des raisons pour retarder : elle est décidée à aller trouver le bon religieux qui l’a recommandée par mégarde au fourbe, et qui est son seul protecteur ; il faut qu’elle le voie à l’instant, et, pour cela, qu’elle garde sa robe, qu’elle reprenne même cette coiffe galante qui, se dit-elle, déposera à vue d’œil de l’intention perfide du corrupteur : enfin elle trouve bientôt un prétexte tout honnête et naturel pour reprendre au complet cet habit qu’elle venait de quitter et qu’il sera temps de rendre demain. Cette double scène de toilette quittée et reprise est une scène de comédie toute faite, avec le jeu devant le miroir ; il n’y manque que l’actrice : car tout personnage de Marivaux semble toujours être en vue d’un acteur ou d’une actrice qui le doit compléter et qu’on dirait qu’il attend.
Marianne vers le soir, au retour de chez le bon religieux, voit à la porte d’un couvent l’église encore ouverte, et y entre pour prier et pour pleurer. Tandis qu’elle s’y oublie à gémir, elle y est remarquée par une dame qui a affaire dans le couvent. Quand je dis qu’elle s’y oublie, je me trompe ; car il semble que Marianne, à la façon dont elle se décrit, se soit vue et considérée elle-même à distance comme si elle était une autre. C’est le propre encore de chaque personnage de Marivaux d’être ainsi doublé d’un second lui-même qui le regarde et qui l’analyse :
J’étais alors assise, dit-elle, la tête penchée, laissant aller mes bras qui retombaient sur moi, et si absorbée dans mes pensées, que j’en oubliais en quel lieu je me trouvais. Vous savez que j’étais bien mise, et quoiqu’elle (la dame) ne me vît pas au visage, il y a je ne sais quoi d’agile et de léger qui est répandu dans une jeune et jolie figure, et qui lui fît aisément deviner mon âge.
Bref, Mme de Miran (c’est le nom de cette dame) s’intéresse à elle, et quand Marianne, l’instant d’après, a l’idée de s’adresser à la prieure, elle trouve déjà quelqu’un qui est tout disposé à la recommander et à l’appuyer. Le portrait de cette prieure chez Marivaux est curieusement soigné et peigné, comme il les sait faire :
Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde ; c’est un embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s’est formé plus à l’aise et plus méthodiquement, c’est-à-dire où il entre plus d’art, plus de façon, plus d’amour de soi-même que dans le nôtre…
Ne croyez pas qu’il ait fini de ce portrait, il ne fait que le commencer. Marivaux a, sur les portraits, une théorie comme sur tout ; il est d’avis qu’on ne saurait jamais rendre en entier ce que sont les personnes :
Du moins, cela ne me serait pas possible, nous dit-il par la bouche de Marianne ; je connais bien mieux les gens avec qui je vis que je ne les définirais ; il y a des choses en eux que je ne saisis point assez pour les dire, et que je n’aperçois que pour moi et non pas pour les autres… N’êtes-vous pas de même ? Il me semble que mon âme, en mille occasions, en sait plus qu’elle n’en peut dire, et qu’elle a un esprit à part, qui est bien supérieur à l’esprit que j’ai d’ordinaire.
C’est ainsi qu’il raffine et dévide tout à l’excès, ne
s’arrêtant pas aux traits principaux et ne les détachant pas. Quand il a une
vue, il la dédouble, il la divise à l’infini, il s’y perd et nous lasse
nous-mêmes en s’y épuisant : « Un portrait détaillé, selon lui, c’est
un ouvrage sans fin. »
On voit à quel point il procède à
l’inverse des anciens, qui se tenaient dans la grande ligne, dans le
portrait fait pour être vu à quelque distance, et combien il abonde dans le
sens et l’excès moderne, dans l’usage du scalpel et du microscope. Le grand
et perpétuel défaut de Marivaux est de s’appesantir à satiété sur la même
pensée, qui a presque toujours commencé par être juste et fine, et qu’il
trouve moyen de fausser en la raffinant. Il est un de ces écrivains auxquels
il suffirait souvent de retrancher pour ajouter à ce qui leur manque. Mais
je m’aperçois que j’ai à me garder moi-même
d’aller l’imiter en le définissant. J’ai toujours pensé qu’il faut prendre
dans l’écritoire de chaque auteur l’encre dont on veut le peindre ; j’en
serai sobre pourtant avec Marivaux.