Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc (suite et fin.)
Lettres sur la Sicile. — Lettres écrites d’Allemagne.
I.
On craint toujours, quand on généralise, d’être trop absolu : la vérité est complexe, et rarement peut-on, en tout ce qui est vivant ou historique, la résumer et la formuler d’un mot, sans qu’il faille y apporter aussitôt des correctifs et des explications qui l’adoucissent et la modifient.
Le rôle que le peuple romain a tenu dans l’art, l’esprit qu’il a porté dans ses
bâtisses et ses monuments, tel que nous l’avons défini d’après M. Viollet-Le-Duc, est
certes conforme à l’idée qu’on en doit prendre, et rentre bien aussi dans le programme
qu’avait tracé Virgile lui-même dans le beau temps : « D’autres sauront demander
à l’airain ou au marbre de mieux exprimer la vie ; d’autres seront plus éloquents aux
harangues, ou excelleront à décrire les astres et à embrasser du compas les
révolutions des cieux ; mais à toi, Romain, il appartient de régir le monde et de
gouverner les peuples : ce sont là tes arts, à toi… »
Tel était aussi le
Romain en architecture, dans cet art qui faisait comme partie intégrante de son
administration et de son établissement politique en tout lieu ; tel il se montra dans la
construction de son Panthéon, de ses thermes, de ses aqueducs, de ses amphithéâtres et
de son gigantesque Colisée, dans tout ce qu’il n’empruntait pas directement des Grecs,
se souciant bien plus du grandiose et de l’imposant que du fin et du délicat ; mais
aussi, en ce genre d’installation souveraine, de glorification conquérante et
historique, quand il lui arriva d’y réussir, il eut son originalité sans pareille et il
y mit la marque insigne de son génie. La colonne Trajane en est un magnifique et sublime
exemple : « Il y a, dit M. Viollet-Le-Duc, dans cette façon d’écrire l’histoire
d’une conquête sur une spirale de marbre, terminée par la statue du conquérant,
quelque chose d’étranger à l’esprit grec. Les Athéniens étaient trop envieux pour
rendre un honneur pareil à un homme, et ils n’avaient pas ces idées d’ordre en
politique, qui se traduisent d’une manière si puissante dans la colonne du Forum de
Trajan. De la base au faîte de ce monument, on retrouve, pour ainsi dire, l’empreinte
du génie politique et administratif des Romains. »
Et analysant le
chef-d’œuvre, y montrant la pensée triomphale dans son déroulement ascendant et dans le
double étage de son orgueilleuse spirale, il déclare cette fois l’art grec vaincu,
« sinon dans sa forme, au moins dans son esprit ».
L’art romain, l’architecture qui s’impose avec la domination romaine aux municipes et
aux provinces de l’Empire, reste généralement uniforme et stationnaire pendant les
premiers siècles : ce n’est qu’en repassant en Grèce, en retournant à son berceau et en
devenant byzantine, que cette architecture subit une transformation, une évolution
nouvelle. Les Grecs, en tant qu’ils servent d’ouvriers aux Romains pendant la domination
absolue de ces derniers, à l’extrême déclin de la République et depuis Auguste jusqu’à
Constantin, subissent la volonté du maître, exécutent ses programmes et se bornent à les
orner et à les varier dans le détail, à moins qu’on ne leur permette de rester plus
fidèles à l’art grec dans quelques petits temples et monuments : ils sont subordonnés
dans tout le reste. Mais l’Empire, en se transportant à Byzance, rend au génie grec,
subtil, raisonneur, inventeur, son ascendant et sa supériorité : dès lors, la Grèce
byzantine va prendre la tête des arts, et mettre sa marque et comme sa signature à un
style nouveau. La première Grèce était simple dans son principe architectural ; ce
principe, c’était la ligne horizontale, la plate-bande (comme on dit
en termes techniques) posant horizontalement sur deux points d’appui verticaux ; la
stabilité résultait des simples lois de la pesanteur, sans qu’il fût besoin de
l’adhérence des matériaux. Les Romains, au contraire, soit qu’ils l’aient trouvé
d’eux-mêmes ou qu’ils l’aient emprunté d’ailleurs, avaient adopté le principe de l’arc
plein-cintre, et, par suite, de la voûte moulée, de la ruche ou calotte hémisphérique.
Ils avaient combiné ce nouveau principe, comme ils l’avaient pu, avec celui des Grecs,
et avaient obtenu la solidité en ne ménageant pas la force des appuis et moyennant un
système de matériaux homogènes, broyés et cimentés. L’art romain impérial, en émigrant à
Byzance, retomba sous l’influence grecque directe qui se mit aussitôt à le travailler, à
le modifier, à l’évider, pour ainsi dire, avec la subtilité propre à son génie. La
principale modification qu’on apporta à cette voûte romaine transplantée fut de la
rendre plus hardie, plus légère, et de la soutenir plus élégamment. Le Panthéon romain,
la rotonde d’Agrippa, c’est une calotte de brique portant en plein sur un cylindre ou
mur circulaire : la coupole byzantine, celle de Sainte-Sophie, la plus vaste qui existe,
c’est une calotte portant sur des pendentifs et suspendue plutôt que soutenue sur quatre
piles seulement. Sans entrer dans les différences de détail, sans recourir à des termes
spéciaux qu’il nous siérait moins qu’à tout autre d’employer, et nous bornant à noter
avec M. Viollet-Le-Duc la marche de l’architecture en ses moments principaux, nous
dirons que l’art byzantin ne doit nullement être considéré comme « une suite de
la décadence des arts romains »
; c’est un nouveau temps, c’est « l’art
romain renouvelé par l’esprit grec, un art, non point à son déclin, mais au contraire
rajeuni, pouvant fournir une longue carrière et donner jour à des principes
jusqu’alors inconnus ».
Cet art byzantin fut inoculé par les Nestoriens
fugitifs aux Arabes ; il poussa de ce côté une de ses branches, bientôt florissante ; et
il s’insinua, il s’infiltra aussi, tout à l’opposé, dans notre Occident, dans notre
Gaule, vers l’époque de Charlemagne, et entra pour beaucoup dans la formation de notre
premier style roman.
Nous approchons de l’époque tant étudiée par M. Viollet-Le-Duc, et sur laquelle ses comparaisons incessantes et son excellent esprit ont réuni tant de remarques essentielles qu’on peut dire que ses travaux dans cette direction sont allés jusqu’à constituer des découvertes.
Comment les Francs mêlés aux Gaulois, qui allaient devenir des Français, comment ces habitants d’un sol aussi remué et ravagé, aussi partagé qu’il le fut au lendemain de Charlemagne et dans cette époque de rude transition, parvinrent-ils à élever des monuments qui bientôt eurent leur caractère à eux, de gravité, d’élévation, de sincérité, et qui ne se rattachèrent plus que par des rapports indirects à la tradition romaine antérieure ? La société, telle qu’elle se formait alors, toute féodale et religieuse, demandait aux constructeurs d’élever force monastères, force églises, des palais aussi, des châteaux surtout et des remparts. Ces constructeurs ne disposaient nullement des moyens de toutes sortes qu’avaient eus à leur service les Romains, ces puissants dominateurs ; ils n’avaient ni les mêmes matériaux, ni les mêmes facilités de transport, ni les mêmes aides ; ils avaient à pourvoir à des besoins tout spéciaux, nés d’une civilisation nouvelle et toute locale, toute morcelée encore : ils profitèrent des traditions sans doute, ils continuèrent d’insister tant qu’ils purent sur les errements du passé, et là où ils ne purent continuer, ils s’ingénièrent, ils tâtonnèrent et firent des essais ; ces essais souvent étaient des écoles, ils se redressèrent. Ils se formèrent sous le maître des maîtres, la pratique et l’expérience. A la longue leur patience fut couronnée du succès : l’originalité un jour leur était née.
Comment naît l’originalité dans un art et chez un peuple ? Comment le germe qui dormait s’anime-t-il tout à coup ? Comment se produit le réveil et la vie ? Difficile et insoluble question : sujet de méditation éternelle. Je comparerai ce qui se passa ici dans l’architecture à ce qui s’est vu, à ce qui s’est opéré et accompli dans la langue elle-même. La langue des Romains, en général, était devenue celle de nos aïeux dans presque toute la Gaule ; on la parlait tant bien que mal, mais on la parlait. Puis la domination romaine ayant disparu, les écoles aussi et tous les foyers d’instruction et de lumières étant détruits et dissipés, le latin s’altéra partout à la fois et diversement ; on le gâta, on l’écorcha, on lui fit subir tous les outrages de la grossièreté et de la barbarie. On avait cependant à s’entretenir, à s’entendre, à discourir sur toutes sortes de sujets ; les moines et les clercs parlaient toujours latin assez correctement, le latin d’autrefois : mais le peuple, mais les prêcheurs qui s’adressaient journellement aux populations des villes ou des campagnes, mais les rois et les barons qui traitaient entre eux de leurs affaires avaient besoin d’une langue commune ; et, tout en la dénaturant à qui mieux mieux, ils la faisaient. Un jour vint et une heure, un moment social, non calculé, non prévu, général, universel, où il se trouva, — sans que personne pût dire ni à quelle minute précise, ni par quelle transformation cela s’était fait, — où, dis-je, il se trouva qu’une langue nouvelle était née au sein même de la confusion, que cette langue toute jeune, qui n’était plus l’ancienne langue dégradée et dénaturée, offrait une forme actuelle et viable, animée d’un souffle à elle, ayant ses instincts, ses inclinations, ses flexions et ses grâces : le français des XIe et XIIe siècles, cette production naïve, simple et encore rude et bien gauche, ingénieuse pourtant, qui allait bientôt se diversifier et s’épanouir dans des poèmes sans nombre, dans de vastes chansons chevaleresques, dans des contes joyeux, des récits et des commencements d’histoires, venait d’apparaître et d’éclore aux lèvres de tout un peuple.
Ainsi de l’architecture romane et gothique : il y eut un jour où elle naquit, où elle sortit de terre de toutes parts, et couvrit le sol comme une végétation nouvelle. Une distinction capitale, pourtant, est à faire entre les deux formes dites romane et gothique de l’architecture au Moyen-Âge. La première, en date, la romane, qui n’employait guère que le plein-cintre, se rattache plus sensiblement aux traditions romaines, bien que ce rapport de ressemblance soit plus superficiel que réel et que de nouveaux principes, introduits déjà, la dirigent. Elle eut chez nous, pour constructeurs principaux dans la France centrale, des moines, notamment ceux de l’Ordre de Cluny, le plus puissant d’alors. Ce grand Ordre eut ses architectes à lui, qui atteignirent assez tôt à la perfection de leur forme, à Cluny même, aujourd’hui détruit, à l’église de Vézelay, encore existante, et dont M. Viollet-Le-Duc a mieux que personne surpris tout l’art secret et complexe en la réparant et la sauvant de la ruine. On ne devait pas en rester là. Vers la fin du XIIe siècle, une nouvelle révolution ou évolution, comme on voudra l’appeler, était en plein cours : la construction échappe aux moines. Une puissante école de constructeurs laïques, protégée par l’épiscopat, accueillie par les seigneurs, favorisée par le peuple, supplante l’école religieuse précédente et porte dans la conception et l’exécution de ses œuvres la plus grande indépendance. C’est l’école de l’architecture gothique proprement dite, de l’architecture à ogive, qui s’est produite d’abord dans l’Ile-de-France et aux environs du domaine royal, donnant la main à l’émancipation des Communes et représentant le génie du Moyen-Âge en ce qu’il avait de plus libre, de plus habile et de plus audacieux ; il en est sorti les cathédrales de Noyon, de Laon, de Reims, de Beauvais, d’Amiens…, et Notre-Dame de Paris, avec cette façade qui est une des merveilles du monde.
Quant à l’ogive même, sur laquelle on a tant rêvé, tant raisonné et déraisonné avant lui, M. Viollet-Le-Duc, en étudiant de près la construction des édifices de cette époque, qu’il eut plus d’une fois à rebâtir à son tour, a très bien vu et démontré qu’il n’y avait pas à chercher si loin une explication dont la clef est dans la nature même des choses ; que cet art gothique s’était formé graduellement et avait été, pour ainsi dire, commandé par la nécessité, du moment qu’on ne s’arrêtait pas et que le progrès continuait. Ce fut comme un enchaînement et une déduction logique que le talent exécuta dans l’art. Étant donnés le climat, les mœurs de la France, les matériaux, le fond d’art préexistant, c’est-à-dire quelques traditions venues des Romains et des Byzantins, l’architecture romane est née et devait naître la première : et déjà impliquée en celle-ci, s’y laissant d’abord entrevoir par places, la seconde, plus élancée et à ogive, l’architecture gothique se produit à un certain moment avec hardiesse et se déduit comme d’elle-même, grâce à des gens qui raisonnent juste, et qui, par émulation et par zèle, sont poussés à toujours mieux faire. Ces architectes laïques, dans leur fièvre de construction et d’art, semblaient avoir pris pour devise et avoir inscrit sur leur bannière, comme cet intrépide voyageur de la poésie de Longfellow : Excelsior ! Excelsior !
Voulant toujours exhausser les voûtes et agrandir les nefs, ils ont été amenés, par une
conséquence inévitable, à cette forme et à tout ce qui a suivi, à cette pondération
habile, à cette solidarité de tous les membres de l’édifice se faisant équilibre entre
eux, à cet appuis fermement distribués sur certains points, à ces contre-forts et à ces
arcs-boutants extérieurs où les médisants ont voulu voir des béquilles, où il est aussi
aisé de voir des rames ou des ailes, remigium alarum. Et certes une
église gothique, — ce beau vaisseau, cette nef de haut bord avec toutes ses mâtures et
armatures, se détachant sur un fond de ciel brumeux ou dans un couchant enflammé, — ne
perd point à être vue du dehors : du plus loin, la flèche ; de près, la façade ; et, sur
les flancs mêmes, des portails secondaires, merveilleux d’ornements, peuplés de saints
et saintes dans leurs niches ! Mais c’est surtout pour le dedans qu’elle est faite,
c’est par le dedans qu’elle a grandi, et c’est par là aussi qu’elle doit être vue ; ces
églises sont bâties pour des fidèles qui y entrent et qui y prient ; les vitraux, ternes
au-dehors, ne s’illuminent et n’ouvrent leurs rosaces mystérieuses qu’au-dedans ; jamais
monument sacré ne fut plus conforme au génie qui l’inspira, à la foi qui s’y nourrit et
s’y enflamme, à la dévotion qui s’y prosterne et y adore. Qu’on se figure, dans ce cadre
auguste et approprié, une de ces solennités telles qu’on les célébrait au Moyen-Âge les
grands jours de fêtes saintes, un de ces drames liturgiques comme il s’en représentait
alors dans les églises, avec musique et personnages, le clergé faisant les rôles, — les
trois Mages à la crèche, les trois Maries au saint Tombeau, ou la scène des disciples
d’Emmaüs au lendemain de la résurrection du Sauveur. Que manquait-il à l’illusion du
croyant, à l’avant-goût des joies célestes ? Jamais il ne fut plus vrai de dire avec
M. Viollet-Le-Duc : « Montrez-moi l’architecture d’un peuple, et je vous dirai ce
qu’il est. »
Ou encore : « Les édifices sont l’enveloppe de la société
à une époque. »
Le Parthénon d’Athènes, le Panthéon de Rome, Sainte-Sophie de Constantinople, et une nef, une façade gothique dans toute sa gloire, Notre-Dame de Paris : voilà les quatre points culminants de l’histoire de l’architecture, en tant que l’invention y préside, que la beauté s’y joint à la sincérité, et que le fond et la forme s’y marient.
Et ce n’est pas seulement l’architecture religieuse, qui prenait son essor vers ce
temps d’une merveilleuse et franche renaissance, aux premières années du XIIIe siècle : « l’architecture civile et militaire suit pas à pas
la marche de l’architecture religieuse, et dans la ville où l’on construit une
cathédrale gothique, on élève en même temps des édifices civils, des maisons et des
remparts qui se dépouillent entièrement des traditions romanes ».
Le château,
de son côté, tout en se revêtant à neuf et en prenant sa forme féodale, appropriée aux
besoins de la défense, reçoit à l’intérieur son arrangement et sa distribution en vue de
l’agrément et même du luxe qui s’introduit peu à peu ; il se meuble de mille objets
curieux, que les romans du temps nous font connaître, et dont M. Viollet-Le-Duc a dressé
l’inventaire dans un de ses ouvrages les plus intéressants37.
En même temps que l’architecture est en train de s’épanouir et même, comme il arrive
après tout triomphe, de passer outre en exagérant ses moyens, la poésie aussi, de rude
qu’elle était d’abord, va se polir, se raffiner et se broder à l’excès en des romans de
la Table ronde et autres pareils, où la chevalerie et la galanterie se donnent carrière.
La philosophie, distincte de la théologie, perce elle-même à ce moment ; elle a des
visées bien hautes. Abélard, en son rude raisonnement, est de bien loin dépassé. Roger
Bacon, ce moine de génie, aborde les sciences, envisage en face l’autorité et la réduit
à ce qu’elle est : « L’autorité n’a pas de valeur, dit-il, si l’on n’en rend
compte : elle ne fait rien comprendre, elle fait seulement croire. »
Lui, il
ne veut plus croire, mais vérifier ; et, arrachant à l’antiquité son titre même, le
retournant au profit de l’avenir, il pose ce principe du progrès moderne, que
« les plus jeunes sont en réalité les plus vieux ».
Trois siècles et
demi après, l’autre Bacon ne fera que le répéter, lorsqu’il dira dans un autre aphorisme
mémorable : « Antiquitas sæculi, juventus mundi ; ceux qu’on
appelle les anciens sont de fait les plus jeunes ».
On a la contre-partie de
la même pensée.
Ce n’est pas une glorification du Moyen-Âge qu’on prétend faire, c’est le signalement et la reconnaissance, au sein du Moyen-Âge et à son sommet, d’un mouvement unique et trop rapide d’émancipation, d’expansion et de fécondité. Que ceux qui trouvent qu’on en dit trop ne se hâtent pas de crier à l’enthousiasme. Patience ! nous le savons de reste, les choses humaines, dès qu’elles ont atteint une certaine hauteur, retombent assez vite, s’embrouillent et se gâtent assez tôt : et sans sortir du domaine de l’architecture, cette Notre-Dame de Paris dont la façade s’était élevée en moins de quinze ans avec une célérité prodigieuse, œuvre d’un maître dont on a oublié de nous transmettre le nom, ne fut pas même terminée d’après le plan primitif : il manqua toujours les deux flèches au front des deux tours, d’où elles se seraient élancées, également aériennes et légères, mais variées sans doute dans leur dentelure et dissemblables entre elles sur leur double base. La force ou la volonté fit défaut pour l’achèvement : la cathédrale des rois, au sein de la capitale et jusque dans sa grandeur, est restée découronnée.
En France les goûts changent vite ; on se prend et on se déprend ; on se rompt en
visière à soi-même. S’il est vrai, comme on le redit souvent et comme il nous est doux
de le penser, que la France suive la grande ligne de la civilisation, pourquoi faut-il
que ce ne soit trop souvent qu’à travers un zigzag d’injustices et, pour tout dire,
d’ingratitudes envers soi et les siens ? Ainsi notre propre Moyen-Âge, en ce qu’il a eu
de meilleur et d’excellent, notre architecture d’alors, bien nationale, bien originale,
née chez nous dans l’Ile-de-France ou aux environs, a eu tort à nos yeux, et l’on est
allé, dans la suite, chercher ailleurs, à l’étranger, bien loin, ce dont on avait la
clef sous la main et chez soi. Longtemps on s’est plu à regarder la cathédrale de
Cologne, qui est une imitation de celles d’Amiens et de Beauvais, et qui leur est
postérieure de près de cinquante ans, « comme le prototype de l’art
gothique ».
Ainsi nous faisons sans cesse, toujours en action et en réaction ;
nous nous chargeons volontiers d’être nos propres mépriseurs. Nous
initions et nous rompons ; nous adorons et nous brisons. Le mot de Philibert Delorme,
qui s’en plaignait amèrement en son temps, est juste encore : « Le naturel du
Français, disait-il, est de priser beaucoup plus les artisans et artifices des nations
étranges que ceux de sa patrie, bien qu’ils soient très ingénieux et
excellents. »
M. Viollet-Le-Duc fait mieux que de protester contre cette
manie ; il en démontre sur des points essentiels la fausseté et l’erreur. On peut dire
qu’il a eu l’honneur de restituer à notre architecture gothique ses vrais titres au
complet ; on ne les lui enlèvera plus.
Nous n’avons pas à le suivre avec la même attention dans ce qui est au-delà. Il a cependant très bien marqué encore en quoi notre Renaissance, — ce qu’on appelle de ce nom dans l’architecture, — est une Renaissance bien particulière, ayant son goût propre et sa saveur à elle, entée de longue main sur l’art gothique, et non pas purement transplantée et copiée de l’Italie.
II.
J’ai déjà indiqué, parmi les ouvrages de M. Viollet-Le-Duc, un des plus curieux pour l’étude et l’intelligence entière du Moyen-Âge, le Dictionnaire raisonné du Mobilier français durant cette époque ; c’est le complément naturel et tout agréable de son grand Dictionnaire de l’Architecture française dans les mêmes siècles. Ce genre de travail et d’inventaire l’a conduit à nous tracer un tableau de la vie privée de la noblesse féodale en ces âges où les mœurs, dans les hautes classes et les classes aisées, cessèrent d’être barbares dès le XIIIe siècle et devinrent même assez raffinées au XIVe. Il emprunte à tous les ouvrages du temps des témoignages et des descriptions qui viennent à l’appui de ses définitions techniques. Les cérémonies, sacres, couronnements, noces, obsèques, nous sont présentés comme si nous y assistions ; nous sommes censés faire en sa compagnie une tournée chez les plus habiles ouvriers et fabricants des divers métiers, sur la fin du XIIe siècle, — maître Jacques le huchier, Pierre Aubri l’écrinier, qui fabrique de si jolis coffrets d’ivoire, — Guillaume Beriot, l’imagier le plus occupé de Paris, un ornemaniste, comme nous dirions, — maître Hugues le serrurier qui, tout vieux qu’il est, travaille suivant la nouvelle mode, non sans regretter l’ancienne, plus solide et plus savante, — maître Alain le lampier, qui excelle à modeler et à fondre de grands chandeliers, des candélabres d’autel, des bras pour recevoir des cierges, des lampesiers ou lustres, et qui regrette, lui aussi, le bel art du temps passé. Monteil avait ouvert la voie, dans son Histoire des Français des divers états aux cinq derniers siècles ; on avait alors pour source presque unique d’informations le musée des Petits-Augustins formé à si grand’peine par Alexandre Lenoir et trop brusquement dissipé, le musée de Cluny fondé par feu Dusommerard, et si augmenté depuis, si bien dirigé par son fils. M. Viollet-Le-Duc a poussé ce genre de curiosité plus loin que personne avant lui ; par sa science précise de détail, il est véritablement contemporain de chaque moment du Moyen-Âge ; il est l’hôte familier de chaque classe et de chaque maison. On s’est fort occupé dans un temps, chez les érudits classiques, de ce qu’était une maison romaine, ou encore et de plus près, de ce qu’était la toilette d’une dame romaine. Un savant allemand, Bœttiger, a fait tout un livre là-dessus38 ; même depuis la collection Campana et les innombrables bijoux d’usage rassemblés aujourd’hui sous nos yeux, le livre de Bœttiger ne nous paraît pas trop arriéré. M. Viollet-Le-Duc, par son travail complet, et qui bientôt ne laissera rien à désirer, a mis à contribution pour le Moyen-Âge tous les livres de recherches antérieurs, et, indépendamment des objets mêmes qu’il a dû voir, il a voulu connaître tout ce qu’on en a dit ; il a puisé abondamment pour cela aux sources originales, c’est-à-dire aux chroniques, aux romans chevaleresques, aux traités moraux et didactiques d’alors, tels que le Livre du chevalier de La Tour-Landry pour l’enseignement de ses filles 39, ou le Ménagier de Paris 40. Et il me plaît ici, pour diversifier ce sujet un peu grave, de montrer une petite scène d’intérieur, de soulever un coin de la tapisserie qui dérobait la toilette d’une dame de haute qualité au Moyen-Âge. Je suppose donc que j’ouvre le Dictionnaire, non plus du Mobilier, mais des Ustensiles, au mot Tressoir, — ce dernier Dictionnaire n’a point encore paru, mais il est sous presse, et, comme on dit, en préparation : — qu’y trouvé-je ? Tressoir est le nom qu’on donnait à un grand peigne, au peigne à dents écartées, que nous appelons démêloir ; c’est peut-être aussi un ornement de tête et de la coiffure. Une scène de roman va nous édifier à ce sujet, et si agréablement que nous ne l’oublierons plus. Ce qui suit est tiré d’un roman-poème du XIIIe siècle, Partonopeus de Blois, œuvre de Denis Pyram, un poète des plus polis. Il y est donné une description détaillée de la toilette des dames de la Cour de Melior, — je ne sais quelle Cour fabuleuse orientale, — pas si fabuleuse pourtant : chaque dame est enfermée avec sa femme de chambre et se met dans ses plus beaux atours pour la noce de la belle Melior, l’impératrice de Constantinople. Voici ce petit tableau et ce colloque, plein de mouvement, de coquetterie et de grâce :
« Les dames mirent beaucoup de temps à faire leur toilette. Il n’y eut aucun pli de leurs vêtements qui ne fût disposé avec art. Leurs robes sont justes, et elles portent de petites franges d’or et d’argent depuis les poignets jusqu’aux hanches, qui sont très belles et très blanches. Elles se sont coiffées et lacées et habillées debout ; elles ramènent par devant les ouvertures et les pendants de leur ceintures, et vont souvent se regardant, afin qu’il n’y ait rien de disgracieux et de mésavenant. Leur tresse est disposée en natte avec une élégante frisure, et à l’aide de tressoirs bien fins, leurs cheveux sont artistement ornés de fils d’argent et d’or41. Leur visage est lavé à l’eau rose. Celle qui voulut employer d’autres préparations (le fard) fit apporter les objets devant elle42 ; quelques-unes ne s’en soucient point, tant la nature leur a donné de beauté ! Il y eut un grand embarras au moment de nouer la tresse : tantôt elle est trop haute, tantôt trop plate ; tantôt elle a trop d’ouverture, tantôt ce gonflement ne sied pas bien ; tantôt elle est trop lâche, tantôt trop étroite. Tantôt : « Je n’aime rien à côté de ce pli. » D’autres fois : « Prends garde tout autour. Là, montre-moi ce miroir ; regarde derrière, et moi devant. Fais-moi là un tour plus ample ; à présent découvre-moi un peu la joue, baisse le pli qui touche aux yeux ; tire en bas, tire en haut ; rabaisse un peu au milieu du front ; tire un peu de là en arrière, j’en aurai une figure plus large. Hausse encore ; assez, arrête : c’est au mieux, c’est parfait. Si tu avais ôté ce poil que je vois en travers à mon sourcil, je serais alors tout à fait à mon gré. Que t’en semble-t-il, je t’en prie ? » — « Madame, j’ai beau regarder, je ne vois plus rien à retoucher. Certes, si je l’osais dire, Madame va bien exciter l’envie. »
Et moi je demande : N’est-ce pas comme aujourd’hui ? n’est-ce pas comme à l’une de ces toilettes galantes du XVIIIe siècle ? n’est-ce pas comme de tout temps ? Ovide ne décrivait pas plus coquettement la toilette d’une dame romaine. Et c’est ainsi qu’à la faveur du mot Tressoir, nous voilà entrés et initiés dans le boudoir élégant d’une châtelaine au plus bel âge gothique.
III.
Il pourra paraître jusqu’ici assez difficile de comprendre comment M. Viollet-Le-Duc, par cette série de travaux neufs, exacts, scrupuleux, incontestables, que je ne fais en ce moment qu’effleurer, est parvenu à s’acquérir l’opposition et presque l’inimitié des savants artistes et architectes qui se sont partagé, pour les cultiver, d’autres domaines de l’art. Ce serait pourtant mal connaître le cœur humain que de le croire si disposé à rendre justice à ce qui est bien, même quand ce qui est bien ne barre le chemin de personne et augmente le savoir de tous. Et puis, il faut le dire, il y a eu un moment et un jour où les chemins se sont croisés, et où l’on a dû se rencontrer, se heurter et se contrecarrer très nettement.
Autant, en effet, il a de respect et de goût pour l’art libre, original, ayant en soi
sa raison d’être et son principe de développement, autant M. Viollet-Le-Duc est sévère
pour l’art emprunté, copié, extérieur, fastueux, plus apparent que réel, pour l’art
massif qui s’impose et qui ne correspond ni à un état de civilisation, ni à un besoin
réel, ni à une pensée sincère, ni à un bien-être, à une habitude ou à une convenance de
la société régnante et vivante. L’art de l’architecture sous Louis XIV lui est
antipathique. Ce faux romain pris de toutes pièces et alourdi lui paraît, ou peu s’en
faut, une barbarie masquée. Il distingue, au reste, entre le Louis XIV du début et celui
de la fin. « Personne ne contestera, dit-il, que l’art de l’architecture était
plus brillant au moment de la majorité de Louis XIV qu’à sa mort. Il en est des
architectes du grand roi comme de ses ministres et de ses généraux : il a commencé par
avoir près de lui des Colbert et des Louvois ; il a fini par des Chamillart et des
Pontchartrain. »
De même, il avait trouvé d’abord pour architectes des de
Brosse, des Blondel, des François Mansart, et il a fini par le second des Mansart. Ce
dernier est particulièrement odieux à M. Viollet-Le-Duc ; et s’il a, comme je crois
l’avoir vu, le portrait du premier Mansart, du seul digne de renom, dans son cabinet et
sur sa cheminée, il faut même que ce soit un pinceau bien habile et bien cher qui le lui
ait fait accepter : autrement il eût préféré, sans nul doute, un maître de la pure
Renaissance.
Le goût de Louis XIV pesa sur l’art de son temps et contribua à l’appesantir. On le sait, le grand roi se flattait d’avoir le compas dans l’œil ; il se piquait, à la simple vue, de saisir la moindre irrégularité dans la pose d’une pierre, dans le tracé d’une fenêtre : il était esclave de la symétrie. Lorsque Mme de Maintenon se morfondait dans un de ces grands appartements de Versailles si peu faits pour être habités, et qu’elle essayait d’entourer son fauteuil d’un paravent, Louis XIV, en entrant, faisait la mine ; car la symétrie était violée. Il fallait donc geler, bon gré, mal gré, en l’honneur du principe, geler dans les formes, et, comme elle le disait spirituellement, périr en symétrie.
Mais du moins, sous Louis XIV, si l’on visait au majestueux à tout propos, si l’on se fourvoyait en partant d’un faux principe, on se trompait avec grandeur ; depuis lors on a gardé le faux principe, et la grandeur a diminué. L’architecture, sans caractère propre, a cessé d’être ce qu’elle était au Moyen-Âge et jusqu’à la Renaissance inclusivement, l’enveloppe de la société, le vêtement qui se prêtait aux formes et aux mouvements du corps :
« Ce vêtement est devenu la chose principale ; il a gêné le corps, parlant l’esprit. Il s’est formé à la longue une compagnie privilégiée qui a fini par ne plus permettre qu’une seule coupe d’habit, quel que fût le corps à vêtir : cela évitait la difficulté de chercher des combinaisons nouvelles, et celle, non moins grande, d’étudier les diverses formes adoptées chez nous dans les siècles antérieurs et d’y recourir au besoin. »
Voilà le grief. Pourquoi aussi M. Viollet-Le-Duc s’avise-t-il de penser et de dire de
ces choses ? pourquoi pense-t-il de la plupart des architectes modernes les mieux
établis et les plus favorisés que ce sont gens qui, pleins des formes du passé, — d’un
passé lointain, — et obéissant à une idée préconçue, procèdent dans leur œuvre du dehors
au dedans, font d’abord une boîte pour les yeux, un couvercle de grande apparence selon
les règles dites du beau, et qui ne songent qu’ensuite et secondairement à ce qui sera à
l’intérieur, à ce qui doit s’y loger, y agir, s’y mouvoir et s’en accommoder ? Voilà un
bloc, non pas informe, mais cette fois tout taillé, creusé et construit en monument :
qu’en fera-t-on ? Une bourse, — une église, — un palais, — un ministère ? Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? Le même surtout de pierre, avec portiques et
colonnes selon la formule, pourra servir presque indifféremment à plusieurs usages. Mais
est-ce que les Grecs dont on parle sans cesse ont fait ainsi ? Les Romains, passe
encore ! ils ont aimé l’uniformité, la régularité en tout temps et en tout lieu ; eux
aussi, ils auraient pu dire, comme un illustre préfet moderne : « Il entre
toujours les trois quarts au moins d’administration dans ce qu’on appelle
architecture »
, quoiqu’encore dans leurs villas, leurs thermes, leurs
basiliques, ces mêmes Romains aient songé principalement, et largement pourvu à la
destination, à la commodité présente et à l’usage. Mais nous, préoccupés de je ne sais
quelles idées traditionnelles que nous éternisons, nous ne raisonnons plus comme ces
Anciens que nous invoquons toujours. Nous nous asservissons à eux, et nous importons
pour d’autres mœurs, pour d’autres usages et sous un autre climat, des formes toutes
faites dont nous méconnaissons le principe originel et l’esprit.
C’est l’esprit et la manière de raisonner des anciens architectes, non la lettre et la forme qu’il faut prendre. Est-ce à dire, comme quelques-uns le lui imputent, que M. Viollet-Le-Duc veuille qu’on imite le gothique au détriment de l’antique ? Oh ! je reconnais bien là cette éternelle façon de combattre celui qui nous gêne et qui nous déplaît. Il a une qualité, un mérite qu’on ne peut lui contester : vite on prétend l’enfermer et l’emprisonner dans ce mérite ; on se sert de cette qualité comme d’une arme pour l’écarter et le repousser de tout le reste. Vous avez étudié le gothique, vous le savez ; restez-y, vous n’êtes propre qu’à cela. Mais M. Viollet-Le-Duc se permet d’en sortir ; voilà ce qui déplaît à ceux qui font monopole de l’antique. Ce que demande M. Viollet, c’est d’abord qu’on ne prenne pas l’antique pour le transporter, tel quel, chez nous, sans motif, sans égard à tout ce qui diffère profondément entre des sociétés si dissemblables ; et de notre passé à nous, de notre ancienne architecture nationale, il veut qu’on n’en prenne que ce qui s’applique à nos mœurs actuelles, à notre objet, aux matériaux dont nous nous servons, et surtout qu’on s’inspire du bon sens extraordinaire dont ces vieux architectes du XIIIe siècle ont fait preuve. Sa doctrine bien simple, et si peu suivie aujourd’hui, est de faire des édifices pour leur destination, et non pour la seule apparence extérieure. Sa règle est que la disposition d’un bâtiment est commandée par l’usage qu’on en veut faire. L’ornementation, à laquelle aujourd’hui on sacrifie tout, ne vient qu’en seconde ligne, et elle doit, comme la disposition générale, tirer son caractère de sa destination.
Dans un des articles de son grand Dictionnaire 43, il décrit la salle synodale de Sens, une de ces vastes salles destinées à des réunions nombreuses, où il fallait trouver de la lumière, de l’air, de grandes dispositions ; il nous la montre réunissant toutes les conditions d’utilité et de beauté. Cet édifice, bâti sous Saint Louis, est admirable de bon sens, aussi bien approprié à sa destination que la salle des États au Louvre l’est peu.
Oh ! qui donc nous rendra une architecture originale, si elle est encore possible, celle de la société présente et à venir ? Grand problème. Comment échapper enfin au convenu ? comment secouer la formule soit classique, soit gothique, soit néo-romaine, et trouver la nôtre ? comment se débarrasser du malheur de venir si tard et d’avoir l’imagination encombrée de souvenirs ? Le bon sens tout seul qui préserverait de l’inconvenant et de l’absurde, suffit-il pour faire qu’on crée à son tour, qu’on retrouve le neuf en accord avec le beau, qu’on rejoigne l’élégant avec l’utile ? Je me garderai bien de m’embarquer dans de telles questions44 ; mais j’en ai dit assez pour indiquer le point juste et le point vif où M. Viollet-Le-Duc a piqué les académiques. Ils ne savent que faire pour le lui rendre aujourd’hui.
IV.
C’est encore une tactique à leur usage, de le représenter comme un homme instruit, il
est vrai, mais un architecte de livres et de cabinet, un pur archéologue : c’est ainsi
que d’un général instruit on dira, pour le déprécier aux yeux des troupes, qu’il a fait
son chemin dans les bureaux, ou d’un médecin, pour dégoûter de lui les malades, que
c’est un érudit et non un praticien. Or cela est tout à fait inexact en ce qui regarde
M. Viollet-Le-Duc. Élevé, je l’ai dit, par un père de qui il a reçu une très bonne
instruction littéraire, il a puisé de bonne heure auprès de son oncle Delécluze le goût
des arts. Celui-ci ne cessait de lui montrer de belles estampes, de beaux modèles ; il
lui faisait copier des statues grecques, ce qu’il y avait de mieux en gravures. C’est
ainsi que ce bon et digne homme, très classique, très entiché d’un beau de convention et
fort médiocre en tant qu’artiste, a cependant réussi à former un artiste excellent et ne
lui ressemblant en rien. De très bonne heure le jeune Viollet a usé de son crayon pour
vivre ; il faisait des décorations, des modèles pour des étoffes, pour des meubles, un
peu de tout. On comprend les avantages et le profit qu’un esprit juste, élevé, a pu
tirer ensuite de tous ces détails et de tout cet acquit pour la pratique de son art. Un
bon juge, et qui l’a vu à l’œuvre, me disait : « Je ne connais personne qui
dessine mieux, plus facilement, et qui rende plus exactement le caractère de l’objet qu’il dessine. Je l’ai vu, grimpé sur une corniche à 60
pieds du pavé, dessiner debout aussi bien que s’il avait été dans son
cabinet. »
Le premier grand travail dont il ait été chargé a été la
restauration de l’église de Vézelay ; cette grande et belle église, chef-d’œuvre des
architectes clunisiens, était en si mauvais état, qu’il avait été plus d’une fois
question de la démolir ; il était à craindre qu’au premier coup de marteau tout ne
tombât. M. Mérimée, inspecteur alors des monuments historiques, crut devoir consulter
auparavant M. Delécluze, et lui demanda si on ne faisait pas courir un trop grand risque
à son neveu en lui confiant une restauration si difficile et si dangereuse.
M. Delécluze, fier au-delà de tout de ce jeune neveu, son élève, qui contrariait
pourtant ses idées les plus chères, répondit : « Si Eugène a dit qu’il s’en
chargeait, ne craignez rien, il réussira. »
Depuis lors, M. Viollet-Le-Duc n’a cessé d’être chargé de grands travaux par le gouvernement ; il est le conservateur et le réparateur de l’enceinte militaire de Carcassonne, ce modèle de fortification datant du XIIIe siècle. Il a bâti un hôtel de ville à Narbonne ; il est en train de réparer et de restituer le château de Pierrefonds, qui était à la fois une place militaire et une habitation de luxe ; il est inspecteur des édifices diocésains, et il construit même, bon an mal an, deux ou trois maisons à Paris pour de simples bourgeois. C’est donc un homme du métier, s’il en fut. Ajoutez-y des livres très étudiés de tout point et où rien n’est négligé, qu’il poursuit et qu’il achève. Que d’emplois ! dira-t-on ; et j’en omets peut-être. Son activité et son habitude de travail suffisent à tout. Dans ses travaux d’architecte, on n’attend jamais avec lui. Il fait chaque chose, m’assure-t-on, également bien, minutieusement bien. Dans ses constructions et réparations, il ne s’en remet qu’à lui-même des moindres détails. Il n’y a pas à Notre-Dame un ornement qu’il n’ait dessiné de la grandeur d’exécution. Pour moi, et là où je suis plus à même d’en juger, c’est avant tout un esprit bien fait, net, délié, philosophique, au courant de toute science et de toute branche d’étude ; un écrivain facile, alerte, spirituel. Ses Lettres sur la Sicile, insérées dans le Moniteur à l’époque de l’expédition de Garibaldi et pendant cette expédition même, précédaient, pour ainsi dire, les événements, et elles ont montré sa sagacité comme observateur. En un mot, on peut dire de lui ce que je crois avoir lu quelque part, au sujet d’un maître d’autrefois, qu’il tient également bien
Le compas, le crayon, la truelle et la plume.