Notice préliminaire
Naigeon, à qui la tâche eût été plus facile qu’à tout autre, n’a point pris la peine de réunir les lettres de Diderot ; l’édition Belin en avait rassemblé dix-neuf auxquelles l’édition Brière joignit, outre les correspondances avec Le Monnier et Mlle Jodin, douze lettres inédites, ainsi que divers billets ou réponses de Voltaire, Rousseau, Galiani, Mme Riccoboni. Nous en offrons près du triple ; dans ce nombre trente environ sont inédites, et le reste était dispersé dans des recueils peu consultés ou dans des publications plus récentes.
Ce résultat n’est pas tel, certes, que nous l’eussions souhaité ; mais nous sommes bien forcé d’arrêter là des investigations poursuivies pendant plus de trois années, et, sans vouloir fatiguer le lecteur du récit de nos déceptions ou des péripéties de nos recherches, nous citerons les noms de ceux qui se sont faits nos collaborateurs bénévoles.
Tout d’abord, nous ne ferons aucune difficulté de reconnaître que nous devons un avantage ainsi marqué sur nos prédécesseurs au goût des autographes, qui, à peine soupçonné il y a cinquante ans, a, de nos jours, presque renouvelé l’érudition historique et littéraire. Aussi les premiers noms que nous devons inscrire ici sont ceux des dignes représentants de la science créée par Jacques Charavay et Auguste Laverdet. Le successeur de celui-ci, M. Gabriel Charavay, a mis à notre disposition les exemplaires annotés des ventes qu’ils ont dirigées ; quant à M. Étienne Charavay, non content de nous prodiguer les indications les plus utiles, il a usé de la légitime considération dont l’honorent les amateurs pour nous procurer l’accès de collections que nous n’espérions pas toujours voir s’ouvrir.
C’est ainsi que le doyen des amateurs parisiens, M. Boutron-Charlard, nous a permis de copier une épître très-flatteuse au président de Brosses et un bulletin de victoire, tout brûlant d’enthousiasme, adressé à Voltaire, lors de la première représentation, à Paris, du Père de Famille ; c’est ainsi que M. Alfred Sensier nous a communiqué, outre la lettre à Le Monnier qui figure plus haut, quelques piquants billets à Suard ; c’est ainsi encore que le regretté M. Rathery a, par le prêt de lettres à Langeac et à Sartine, comblé deux des lacunes trop nombreuses que nous révélaient les catalogues de ventes.
M. Moulin, à qui nous devons une autre lettre à Sartine, nous engageait à aller frapper à la porte de M. le marquis de Fiers, et, tout aussitôt, celui-ci mettait sous nos yeux trois lettres à l’abbé Gayet de Sansale, qui forment un véritable petit drame judiciaire. Sur la recommandation de M. Ch.-L. Livet, M. le baron de Boyer de Sainte-Suzanne autorisait, dans les termes les plus gracieux, la reproduction de quatre longues lettres relatives au séjour et au retour de Russie.
C’est de Saint-Pétersbourg même que M. Howyn de Tranchère nous faisait connaître en quels termes Diderot posait sa candidature à l’Académie impériale des arts. M. Dubrunfaut, à qui M. Assézat devait de pouvoir collationner le texte de Jacques sur une copie ancienne, lui remettait en même temps diverses lettres inédites à Grimm et à Suard.
M. le duc de Broglie empruntait à ses archives de famille un intéressant remerciement du philosophe à Mme Necker.
Au moment de se séparer de sa magnifique collection, M. Benjamin Fillon nous permettait de prendre copie d’une curieuse lettre de recommandation adressée aussi à cette femme célèbre dont le salon fut un des derniers qu’il fréquenta dans sa vieillesse.
Une requête conservée à la Bibliothèque nationale (Département des manuscrits, réserve) nous révélait que Diderot prenait, à Vincennes même, sur l’Histoire naturelle, des notes qu’il demandait la permission d’offrir à Buffon ; la bibliothèque Victor Cousin nous fournissait deux réponses, fort différentes par la date et le contenu, à Jaucourt et à Mercer, et nous permettait de rétablir, dans une lettre à Voltaire, tout un passage où Diderot osait le combattre sur sa haine pour Shakespeare.
On trouvera, d’ailleurs, au bas de chaque pièce nouvelle, le nom de son possesseur ou l’indication de sa provenance, renseignement qui nous a parfois manqué pour les lettres contenues dans les éditions Belin et Brière.
Nous avons suivi, pour le classement, l’ordre chronologique même lorsque, malgré l’absence fréquente des dates, le contenu de la lettre ou le nom du destinataire nous éclairait sur l’époque où elle avait dû être écrite, et nous avons rejeté aux dernières pages quelques billets que nous aurions été contraint de placer arbitrairement, si nous les eussions supposé écrits à tel moment ou adressés à tel personnage.
Quant aux desiderata dont, plus que personne, nous connaissons le nombre et l’importance, l’un des appendices du vingtième volume renfermera tout au moins, sur ceux qui nous auront définitivement échappé, des renseignements que nos successeurs mettront peut-être un jour à profit. Jusque-là, nous voulons espérer que nos derniers appels aux détenteurs de certains autographes seront entendus.
I.
À Voltaire1.
Le moment où j’ai reçu votre lettre, monsieur et cher maître, a été un des moments les plus doux de ma vie ; je vous suis infiniment obligé du présent que vous y avez joint. Vous ne pouviez envoyer votre ouvrage à quelqu’un qui fût plus admirateur que moi. On conserve précieusement les marques de la bienveillance des grands ; pour moi, qui ne connais guère de distinction réelle entre les hommes que celles que les qualités personnelles y mettent, je place ce témoignage de votre estime autant au-dessus des marques de la faveur des grands que les grands sont au-dessous de vous. Que ce peuple pense à présent de ma Lettre sur les Aveugles tout ce qu’il voudra ; elle ne vous a pas déplu ; mes amis la trouvent bonne : cela me suffit.
Le sentiment de Saunderson n’est pas plus mon sentiment que le vôtre ; mais ce pourrait bien être parce que je vois. Ces rapports qui nous frappent si vivement n’ont pas le même éclat pour un aveugle : il vit dans une obscurité perpétuelle ; et cette obscurité doit ajouter beaucoup de force pour lui à ses raisons métaphysiques. C’est ordinairement pendant la nuit que s’élèvent les vapeurs qui obscurcissent en moi l’existence de Dieu ; le lever du soleil les dissipe toujours ; mais les ténèbres durent pour un aveugle, et le soleil ne se lève que pour ceux qui voient. Il ne faut pas que vous imaginiez que Saunderson dût apercevoir ce que vous eussiez aperçu à sa place : vous ne pouvez-vous substituer à personne sans changer totalement l’état de la question.
Voici quelques raisonnements que je n’aurais pas manqué de prêter à Saunderson, sans la crainte que j’ai de ceux que vous m’avez si bien peints.
S’il n’y avait jamais eu d’êtres, lui aurais-je fait dire, il n’y en aurait jamais eu ; car pour se donner l’existence il faut agir, et pour agir il faut être : s’il n’y avait jamais eu que des êtres matériels, il n’y aurait jamais eu d’êtres spirituels ; car les êtres spirituels se seraient donné l’existence ou l’auraient reçue des êtres matériels, ils en seraient des modes ou du moins des effets, ce qui n’est point du tout votre compte. Mais s’il n’y avait jamais eu que des êtres spirituels, vous allez voir qu’il n’y aurait jamais eu d’êtres matériels. La bonne philosophie ne me permet de supposer dans les choses que ce que j’y aperçois distinctement ; mais je n’aperçois distinctement d’autres facultés dans l’esprit que celles de vouloir et de penser, et je ne conçois non plus que la pensée et la volonté puissent agir sur les êtres matériels ou sur le néant, que le néant et les êtres matériels sur les êtres spirituels. Prétendre qu’il ne peut y avoir d’action du néant et des êtres matériels sur les êtres purement spirituels, parce qu’on n’a nulle perception de la possibilité de cette action, c’est convenir qu’il ne peut y avoir d’action des êtres purement spirituels sur les êtres corporels ; car la possibilité de cette action ne se conçoit pas davantage. Il s’ensuit donc de cet aveu et de mon raisonnement, continuerait Saunderson, que l’être corporel n’est pas moins indépendant de l’être spirituel que l’être spirituel de l’être corporel, qu’ils composent ensemble l’univers, et que l’univers est Dieu. Quelle force n’ajouterait point à ce raisonnement l’opinion qui vous est commune avec Locke : que la pensée pourrait bien être une modification de la matière !
Mais, lui répliquerez-vous, et ces rapports infinis que je découvre dans les choses, et cet ordre merveilleux qui se montre de tous côtés ; qu’en penserai-je ? — Que ce sont des êtres métaphysiques qui n’existent que dans votre esprit, vous répondrait-il. On remplit un vaste terrain de décombres jetés au hasard, mais entre lesquels le ver et la fourmi trouvent des habitations fort commodes ; que diriez-vous de ces insectes, si, prenant pour des êtres réels les rapports des lieux qu’ils habitent avec leur organisation, ils s’extasiaient sur la beauté de cette architecture souterraine, et sur l’intelligence supérieure du jardinier qui a disposé les choses pour eux ? Ah ! monsieur, qu’il est facile à un aveugle de se perdre dans un labyrinthe de raisonnements semblables, et de mourir athée, ce qui toutefois n’arriva point à Saunderson ! Il se recommanda, en mourant, au dieu de Clarke, de Leibnitz et de Newton, comme les Israélites se recommandaient au dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, parce qu’il est à peu près dans une position semblable ; je lui laisse ce qui reste aux sceptiques les plus déterminés, toujours quelque espérance qu’ils se trompent ; mais que cela soit ou non, je ne suis point de leur avis. Je crois en Dieu, quoique je vive très-bien avec les athées. Je me suis aperçu que les charmes de l’ordre les captivaient malgré qu’ils en eussent ; qu’ils étaient enthousiastes du beau et du bon, et qu’ils ne pouvaient, quand ils avaient du goût, ni supporter un mauvais livre, ni entendre patiemment un mauvais concert, ni souffrir dans leur cabinet un mauvais tableau, ni faire une mauvaise action : en voilà tout autant qu’il m’en faut ! Ils disent que tout est nécessité. Selon eux, un homme qui les offense ne les offense pas plus librement que ne les blesse la tuile qui se détache et qui leur tombe sur la tête : mais ils ne confondent point ces causes, et jamais ils ne s’indignent contre la tuile, autre conséquence qui me rassure. Il est donc très-important de ne pas prendre de la ciguë pour du persil, mais nullement de croire ou de ne pas croire en Dieu : « Le monde
, disait Montaigne, est un esteuf qu’il a abandonné à peloter aux philosophes »
, et j’en dis presque autant de Dieu même. Adieu, mon cher maître.
II.
À Bernard du Châtelet,
gouverneur du Château de Vincennes2.
Lorsque vous me fîtes sortir du Donjon, vous eûtes la bonté de me promettre que les cahiers que j’y avais écrits me seraient rendus. Si vous les avez parcourus, vous vous serez aperçu que des observations, bonnes ou mauvaises, sur l’Histoire naturelle composent la plus grande partie de ce qu’ils contiennent. On travaille actuellement à une seconde édition de cet ouvrage, et je serais bien aise de communiquer mes remarques à M. de Buffon pour qu’il en fît l’usage qu’il jugerait à propos. Voilà, monsieur, la seule raison que j’aie de vous redemander des matériaux informes, dont je ne fais pas grand cas dans l’état où ils sont, mais qui peuvent devenir meilleurs. Je vous supplie de me continuer les marques de votre bienveillance auprès de M. d’Argenson, car j’en ai plus besoin que jamais.
III.
À Jaucourt3.
Je vous dois, monsieur, en mon particulier, un remerciement pour l’article Anatomie. J’emploierai votre article Bysse, ceux que M. David m’a fait passer de votre part et les autres que vous voudrez bien nous communiquer ; et je n’ignore pas ce que notre Dictionnaire y gagnera. Je serai bien charmé d’avoir l’honneur de vous voir chez moi, mais permettez que je vous fasse une visite. Nous causerons chez vous plus à notre aise, et je veux mettre à profit cette conversation même pour la perfection de notre ouvrage. Je serai chez vous, dimanche matin prochain, entre neuf et dix. En attendant, je suis, avec toute l’estime et le respect que l’on doit aux hommes de votre mérite, monsieur, etc.
Si le jour et l’heure que je prends ne vous conviennent pas, vous pouvez m’en marquer d’autres.
IV.
À Formey4.
On ne peut être plus sensible que je le suis à l’honneur que vous m’annoncez5.
Pour savoir à quel titre je dois l’accepter, je n’ai qu’à me juger en parcourant les noms célèbres auxquels l’Académie n’a pas dédaigné de joindre le mien. Il est heureux que pour la seule fois qu’elle eut à se relâcher de ses maximes, ce fut en ma faveur ; et qu’elle ait accordé à l’espérance d’encourager en moi quelque talent ce qu’on n’avait obtenu d’elle, jusqu’à ce jour, que sur des preuves d’un mérite supérieur.
Tels sont, monsieur, les sentiments avec lesquels j’ai reçu son diplôme et que je vous supplie de lui rendre dans les expressions les plus fortes. Moins j’avais lieu de m’attendre à une grâce de sa part, plus j’en dois être pénétré.
Nous nous sommes promis, mon illustre collègue M. d’Alembert et moi, de lui présenter les volumes de l’Encyclopédie à mesure qu’ils seront publiés. L’avantage que j’ai d’appartenir à un corps aussi illustre m’est une forte raison pour souhaiter qu’entre les articles que j’ai faits dans cet ouvrage il s’en rencontre quelques-uns qui ne soient pas indignes de paraître à côté des vôtres.
V.
Au P. Castel6.
Il me faudrait un an et un gros livre pour y mettre autant d’esprit que vous en avez mis dans la lettre obligeante que vous avez la bonté de m’écrire, mais il ne faut qu’un moment et l’amour de la vérité pour vous assurer combien je suis sensible à cette marque de bonté. La personne par laquelle vous m’avez fait tenir cette lettre vous en dira là-dessus bien plus que je ne peux vous en exprimer. Il y a des choses qu’il faut voir, monsieur et révérend Père, et les signes de joie que j’ai ressentis quand on m’a annoncé quelque chose de votre part sont de ce nombre.
Je puis donc compter deux moments doux dans ma vie. L’un me fut procuré quand mon aveugle clairvoyant
7 parut ; cette lettre m’en valut une autre de Mme la marquise du Châtelet et mon sourd-muet m’en vaut une autre de vous. Mais, au nom de Dieu, mon révérend Père, à quoi pense le P. Berthier de persécuter un honnête homme qui n’a d’ennemis dans la société que ceux qu’il s’est faits par son attachement pour la compagnie de Jésus et qui, tout mécontent qu’il en doit être, vient de repousser avec le dernier mépris les armes qu’on lui offrait contre elle ? Vous le dirai-je, mon révérend Père ? Sans doute, je vous le dirai, car vous êtes un homme vrai, et par conséquent disposé à prendre les autres pour tels. À peine mes deux lettres eurent-elles paru, que je reçus un billet conçu en ces termes : « Si M. Diderot veut se venger des Jésuites, on a de l’argent et des mémoires à son service ; il est honnête homme, on le sait ; il n’a qu’à dire : on attend sa réponse. »
Cette réponse attendue, la voici : « Je saurai bien me tirer de ma querelle avec le P. Berthier sans le secours de personne ; je n’ai point d’argent, mais je n’en ai que faire. Quant aux mémoires que l’on m’offre, je n’en pourrai faire usage qu’après les avoir très-sérieusement examinés et je n’en ai pas le temps. »
Jugez-nous actuellement le P. Berthier et moi, vous, mon révérend Père, qui joignez tant d’équité à tant de discernement.
VI.
Au même.
Je ne connais rien de si fin et de si délié et qui marque tant de goût et tant de précision que vos observations ; vous avez raison partout. Les deux Ajax sont mal dessinés8, mais c’est leur faute et non la mienne. Quant à la nuit de Vernet, je conviens que, tout admirable qu’elle soit dans son tableau, elle n’avait pas la majesté ni le pathétique de la nature, ce qui signifie tout au plus que mon exemple est mal choisi, mais ce qui n’empêche pas mon principe d’être vrai. Il est certain, je crois, que toutes les fois que le plaisir réfléchi se joindra au plaisir de la sensation, je dois être plus vivement affecté que si je n’éprouvais que l’un ou l’autre. Je viens de recevoir de bien loin une autre lettre sur la même matière, et l’on me propose à cette occasion cinq ou six questions bien délicates à discuter ; mais comment faire au milieu des énormes occupations dont je suis accablé ? Si cependant je pouvais dérober un moment à l’Encyclopédie, je ne dis pas qu’il ne m’échappât une troisième lettre qui, grâce à vous, monsieur, et à votre esprit (car c’est le caractère de ceux qui en ont vraiment d’en donner aux autres) ne fût bien supérieure aux précédentes. En tout cas, je devrais à la part que vous auriez à cette lettre tout au moins l’attention de vous la communiquer manuscrite et je n’y manquerai pas.
Mais revenons aux deux autres ; je suis bien fâché que vous n’ayez pas été chargé de les faire connaître au public ; il y aurait gagné et je n’aurais pas perdu ; vous avez si bien saisi ce qu’il peut y avoir de bon dans ces petits écrits, que, tout en marquant ce qu’il y a de faible et de mauvais, il se fût fait dans votre examen une moyenne de critique et d’éloge dont j’aurais été bien content ; car j’aime surtout la vérité et la vertu, et quand ces deux qualités se réunissent dans un même homme, il va dans mon esprit de pair avec les dieux. Jugez donc, monsieur, des sentiments de dévouement et de respect que je dois avoir pour vous. Pardonnez-moi ce laconisme, mais d’ici à trois ans et demi, si je goûte quelque plaisir, ce ne sera guère qu’à la dérobée. J’ai l’honneur d’être, etc.
VII.
À la Condamine9.
Notre ami M. d’Alembert me renvoie à vous, monsieur, pour avoir l’Apologie de milord Bolingbroke et le Tombeau de la Sorbonne 10, Si vous me procurez la lecture de ces deux brochures, je vous en serai très-obligé. Je sais qu’elles sont rares.
VIII.
À madame de ***11.
Je crains toute épithète et ne mérite point celle de philosophe ; je ne suis ni d’âge ni d’étoffe à faire un Caton, et il est cent occasions où je serais bien fâché qu’une femme aimable n’eût à louer que ma sagesse.
Pour poëte, je ne me souviens pas d’avoir sommeillé sur le Parnasse assez longtemps pour être à mon réveil salué de ce nom.
Pour faire un vers mauvais ou bon,Je ne vais point à la fontaineQui baigne le sacré vallon :J’aime la jeune Célimène,Sa gorge fait mon Hélicon ;Or, devinez mon Hypocrène.
Le titre de musicien ne me va pas plus. Il y a cinq ou six ans que j’ai perdu le peu de voix que j’avais, pour la raison que nous ne pratiquons pas en France la méthode de la faire durer autant qu’en Italie.
La stérilité du menton est donc la seule qualité qui soit commune entre Phébus et moi. Aussi ses malheurs ne me touchent-ils guère, et je vous jure que si j’avais vécu comme lui avec neuf pucelles et qu’elles eussent la même bonne volonté pour moi, mortel chétif, j’aurais mieux employé mon temps que ce dieu.
Quant à Daphné, vous conviendrez que cette fille était de mauvais goût, et qu’avec toutes les raisons qu’elle avait de se défier d’un chanteur qui allait jusqu’au la, il valait mieux risquer d’être déesse que de s’exposer à devenir laurier et faire la récompense de l’amant que la couronne du poète.
Enfin, madame, je n’ai ni les vices ni les vertus d’Apollon, seul de ses frères à qui leur père ait accordé un équipage et même assez brillant. Il tranchait du petit-maître et personne ne l’est moins que je ne le suis. Né jaloux jusqu’à la fureur, il fit à Vénus une tracasserie dont je suis incapable, car si je ne parviens pas à me procurer le bonheur de Mars, je ne suis pas homme à donner à Vulcain avis de son malheur.
IX.
Au président de Brosses12.
C’est dans l’état où était votre manuscrit sur la matière étymologique et non dans celui où vous vous proposez de le porter que j’en ai été enchanté. Je serais trop difficile si je ne demandais un mieux que je ne conçois pas. Je l’accepte donc comme je l’ai vu et comme il est, et je l’accepte avec toutes les conditions que vous y mettez. Les unes sont trop justes, les autres, nous faisant un devoir de reconnaître devant le public l’obligation que nous aurons, nous sont trop agréables. Ayez donc la bonté de recueillir en notre faveur les fragments dispersés de votre manuscrit et de les adresser à Le Breton, libraire et imprimeur, rue de la Harpe, vis-à-vis de la rue Saint-Séverin. C’est un des associés de l’Encyclopédie.
M. de Buffon m’avait déjà parlé de votre Histoire des terres australes 13. Je voudrais bien que vous eussiez été à portée d’entendre ce qu’il m’en disait. Le suffrage et les éloges d’un homme tel que lui font la récompense la plus réelle des travaux d’un homme de lettres. Lorsque vos occupations vous permettront de mettre la dernière main à votre morceau sur l’étymologie, je serais très-flatté d’en être l’éditeur, si vous m’estimez toujours assez pour me conserver ce titre ; mais en attendant que vous puissiez le publier séparément, c’est un service dont je sens tout le prix que la liberté que vous nous accordez de le faire connaître. Je vous réponds au nom de tous ceux qui veulent bien coopérer à la perfection de notre Dictionnaire. Il n’y en a aucun qui ne doive craindre de voir votre travail à côté du sien, mais il n’y en a aucun qui ne doive s’en tenir honoré. Je suis avec un profond respect, monsieur, etc.
X
À Pigalle.
Comme je suis très-sensible aux belles choses, depuis, monsieur, que j’ai vu votre Mort, votre Hercule, votre France, et vos Animaux, j’en suis obsédé14. J’ai beaucoup pensé aux critiques qu’on vous a faites, et je me crois obligé en conscience de vous avertir que celles qui tombent sur votre Amour ne marquent pas une véritable idée du sublime dans les personnes à qui elles se sont présentées ; que ces critiques passeront, et que ce casque dont vous aurez couvert la tête de votre enfant restera et détruira en partie ce contraste du doux et du terrible que quelques artistes anciens ont si bien connu, et qui produit toujours le frémissement dans ceux qui sont faits pour admirer leurs ouvrages… Celui qui saura voir sera frappé dans le vôtre d’un enfant et d’une femme en pleurs, mis en opposition ici avec votre Hercule, là avec un spectre effrayant ; d’un autre côté, avec ces animaux que vous avez si bien renversés les uns sur les autres. Supprimez cette figure, plus d’harmonie dans la composition ; les autres figures seront désunies ; la France, adossée à de grands drapeaux nus, n’aura plus d’effet, et l’œil sera choqué de rencontrer presque dans une ligne droite, dont rien ne rompra la direction, trois têtes de suite, celles du Maréchal, de la France et de la Mort. Transformez cet Amour en un génie de la guerre, et vous n’aurez plus qu’une seule figure douce et pathétique contre un grand nombre de natures fortes et de figures terribles. J’en appelle à vos yeux et à ceux du premier homme de goût que vous placerez devant votre ouvrage, et qui voudra bien se transporter au-delà du moment présent. J’ajouterai que le symbole de la guerre sera double, et que ce second symbole, déjà superflu par lui-même, sera encore équivoque ; car, pourquoi ne prendrait-on pas sous un casque un enfant avec son flambeau pour ce qu’il est en effet, pour un Amour déguisé ? Pour Dieu, monsieur, laissez cet enfant ce que votre génie l’a fait.
Je suis sûr que ce que je vous dis, la postérité le verra, le sentira, le dira ; et n’allez pas croire qu’elle examine jamais avec nos caillettes de Paris et nos aristarques modernes, si décents et si petits, en quel lieu le Maréchal allait prendre les femmes qu’il destinait à ses plaisirs. L’Amour entre dans les compositions les plus nobles, antiques et modernes : il n’eût point été déplacé sur le tombeau d’Hercule ; cet Hercule fut sa plus grande victime. L’Amour eût marqué dans un pareil monument, comme dans le vôtre, que ce héros, de même que votre Maréchal, avait eu la passion des femmes, et que cette passion lui avait ôté la vie au milieu de ses triomphes. Adieu, monsieur. Quand on sait produire de belles choses, il ne faut pas les abandonner avec faiblesse. Un grand artiste comme vous doit s’en rapporter à lui-même plus qu’à personne. Et croyez-vous, monsieur, que s’il s’agissait d’avoir son avis et de le préférer à celui du maître dont on juge la composition, je n’aurais pas eu le mien comme un autre ? Selon mon goût à moi, par exemple, la Mort, courbée sur le tombeau, la main gauche appuyée sur le devant et relevant la pierre de la main droite, aurait été tout entière à cette action ; elle n’eût ni regardé le héros, ni entendu la France : la mort est aveugle et sourde. Son moment vient, et la tombe se trouve ouverte. J’aurais laissé tomber mollement les bras du Maréchal, et il serait descendu en tournant la tête avec quelque regret sur les symboles d’une gloire qu’il laissait après lui : il en eût été plus pathétique et plus vrai ; car, quelque héros qu’on soit, on a toujours du regret à mourir. Le reste du monument serait demeuré comme il est, excepté peut-être que j’aurais couvert les os du squelette d’une peau sèche qui en aurait laissé voir les nodus, et qu’on n’en aurait aperçu que les pieds, les mains et le bas du visage. C’eût été un être vivant ; cet être en fût devenu plus terrible encore ; et l’on eût sauvé l’absurdité de faire voir, entendre et parler un fantôme qui n’a ni langue, ni yeux, ni oreilles. Voilà, monsieur, ce que j’aurais voulu ; mais j’ai pensé que quand un grand ouvrage était porté à un haut point de perfection, et que l’effet en était grand, il valait mieux se taire que de jeter de l’incertitude dans les idées de l’artiste, que de l’exposer à gâter un chef d’œuvre. Je vous conseille donc de ne faire aucune attention à ce que je viens d’avoir la témérité de vous dire, et de laisser votre monument tel qu’il est. Ce sera toujours un des plus beaux morceaux de sculpture qu’il y ait en Europe. Je suis, etc.
XI.
À Landois15.
Il y a, mon cher, tant de griefs dans votre lettre, qu’un gros volume, tel que je suis condamné d’en faire, m’acquitterait à peine, si je donnais à chaque chose plus de quatre mois de réponse que vous me demandez. Si vous êtes toujours aussi pressé de secours que vous le dites, pourquoi attendez-vous à la dernière extrémité pour les appeler ? Vos amis ont assez d’honnêteté et de délicatesse pour vous prévenir ; mais, errant comme vous êtes, ils ne savent jamais où vous prendre. On n’obtint pas la première rescription qui vous fut envoyée aussi promptement qu’on l’aurait désiré, parce qu’on n’en accorde point pour des sommes aussi modiques ; elle était datée du 17, elle ne fut remise à D… que le 18, et à moi que le 19 ; le 20 les lettres ne partaient pas : ajoutez à ces délais sept à huit jours de poste, et vous retrouverez ces douze jours de retard que vous me reprochez…
Que je me suppose le patient si je peux.
Et depuis trois ou quatre ans que je ne reçois que des injures en retour de mon attachement pour vous, ne le suis-je pas ? Et ne faut-il pas que je me mette à tout moment à votre place pour les oublier, ou n’y voir que les effets naturels d’un tempérament aigri par les disgrâces et devenu féroce ?…
Je ne vous répondis point, je n’envoyai point le mot de recommandation pour M. de V…
; c’est que j’avais résolu de vous servir et de ne plus vous écrire. Je ne connais point V… ; je l’aurais connu, que je ne vous aurais point adressé à lui. Cet homme est dangereux, et vous eussiez fait à frais communs des imprudences dont vous eussiez porté toute la peine. Voilà les raisons de mon silence.
Je me soucie peu
, dites-vous,
de la manière dont vous voyez mes procédés
; il est vrai que je me soucie beaucoup plus qu’ils soient bons. Tant que je n’aurai point de reproches à me faire, je serai peu touché des vôtres. Le point important, mon ami, c’est que l’injustice ne soit pas de mon côté. Je passe par-dessus les cinq ou six lignes qui suivent, parce qu’elles n’ont point le sens commun. Si un homme a cent bonnes raisons, il peut en avoir une mauvaise ; c’est toujours à celle-ci que vous vous en tenez.
Mais, venons à l’affaire de votre manuscrit ; c’est un ouvrage capable de me perdre ; c’est après m’avoir chargé à deux reprises des outrages les plus atroces et les plus réfléchis que vous m’en proposez la révision et l’impression. Vous n’ignoriez pas que j’avais femme et enfant, que j’étais noté, que vous me mettiez dans le cas des récidives : n’importe, vous ne faites aucune de ces considérations, ou vous les négligez ; vous me prenez pour un imbécile, ou vous en êtes un ; mais vous n’êtes point un imbécile. L’on doit n’exiger jamais d’un autre ce que vous ne feriez pas pour lui, ou soumettez-vous à des soupçons de finesse ou d’injustice. Je vois les projets des hommes, et je m’y prête souvent, sans daigner les désabuser sur la stupidité qu’ils me supposent. Il suffit que j’aperçoive dans leur objet une grande utilité pour eux, assez peu d’inconvénient pour moi. Ce n’est pas moi qui suis une bête, toutes les fois qu’on me prend pour tel.
Aux yeux du peuple, votre morale est détestable ; c’est de la petite morale, moitié vraie, moitié fausse, moitié étroite aux yeux du philosophe. Si j’étais un homme à sermons et à messes, je vous dirais : ma vertu ne détruit point mes passions ; elle les tempère seulement, et les empêche de franchir les lois de la droite raison. Je connais tous les avantages prétendus d’un sophisme et d’un mauvais procédé, d’un sophisme bien délicat, d’un procédé bien obscur, bien ténébreux ; mais je trouve en moi une égale répugnance à mal raisonner et à mal faire. Je suis entre deux puissances dont l’une me montre le bien et l’autre m’incline vers le mal. Il faut prendre parti. Dans les commencements le moment du combat est cruel, mais la peine s’affaiblit avec le temps ; il en vient un où le sacrifice de la passion ne coûte plus rien ; je puis même assurer par expérience qu’il est doux : on en prend à ses propres yeux tant de grandeur et de dignité ! La vertu est une maîtresse à laquelle on s’attache autant par ce qu’on fait pour elle que par les charmes qu’on lui croit. Malheur à vous si la pratique du bien ne vous est pas assez familière, et si vous n’êtes pas assez en fonds de bonnes actions pour en être vain, pour vous en complimenter sans cesse, pour vous enivrer de cette vapeur et pour en être fanatique.
Nous recevons
, dites-vous,
la vertu comme le malade reçoit un remède
, auquel il préférerait, s’il en était cru, toute autre chose qui flatterait son appétit. Cela est vrai d’un malade insensé : malgré cela, si ce malade avait eu le mérite de découvrir lui-même sa maladie ; celui d’en avoir trouvé, préparé le remède, croyez-vous qu’il balançât à le prendre, quelque amer qu’il fût, et qu’il ne se fit pas un honneur de sa pénétration et de son courage ? Qu’est-ce qu’un homme vertueux ? C’est un homme vain de cette espèce de vanité, et rien de plus. Tout ce que nous faisons, c’est pour nous : nous avons l’air de nous sacrifier, lorsque nous ne faisons que nous satisfaire. Reste à savoir si nous donnerons le nom de sages ou d’insensés à ceux qui se sont fait une manière d’être heureux aussi bizarre en apparence que celle de s’immoler. Pourquoi les appellerions-nous insensés, puisqu’ils sont heureux, et que leur bonheur est si conforme au bonheur des autres ? Certainement ils sont heureux ; car, quoiqu’il leur en coûte, ils sont toujours ce qui leur coûte le moins. Mais si vous voulez bien peser les avantages qu’ils se procurent, et surtout les inconvénients qu’ils évitent, vous aurez bien de la peine à prouver qu’ils sont déraisonnables. Si jamais vous l’entreprenez, n’oubliez pas d’apprécier la considération des autres et celle de soi-même tout ce qu’elles valent : n’oubliez pas non plus qu’une mauvaise action n’est jamais impunie ; je dis jamais, parce que la première que l’on commet dispose à une seconde, celle-ci à une troisième, et que c’est ainsi qu’on s’avance peu à peu vers le mépris de ses semblables, le plus grand de tous les maux. Déshonoré dans une société, dira-t-on, je passerai dans une autre où je saurai bien me procurer les honneurs de la vertu : erreur. Est-ce qu’on cesse d’être méchant à volonté ? Après s’être rendu tel, ne s’agit-il que d’aller à cent lieues pour être bon, ou que de s’être dit : je veux l’être ? Le pli est pris, il faut que l’étoffe le garde.
C’est ici, mon cher, que je vais quitter le ton de prédicateur pour prendre, si je peux, celui de philosophe. Regardez-y de près, et vous verrez que le mot liberté est un mot vide de sens ; qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir d’êtres libres ; que nous ne sommes que ce qui convient à l’ordre général, à l’organisation, à l’éducation et à la chaîne des événements. Voilà ce qui dispose de nous invinciblement. On ne conçoit non plus qu’un être agisse sans motif, qu’un des bras d’une balance agisse sans l’action d’un poids, et le motif nous est toujours extérieur, étranger, attaché ou par une nature ou par une cause quelconque, qui n’est pas nous. Ce qui nous trompe, c’est la prodigieuse variété de nos actions, jointe à l’habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre. Nous avons tant loué, tant repris, nous l’avons été tant de fois, que c’est un préjugé bien vieux que celui de croire que nous et les autres voulons, agissons librement. Mais s’il n’y a point de liberté, il n’y a point d’action qui mérite la louange ou le blâme ; il n’y a ni vice ni vertu, rien dont il faille récompenser ou châtier. Qu’est-ce qui distingue donc les hommes ? la bienfaisance et la malfaisance. Le malfaisant est un homme qu’il faut détruire et non punir ; la bienfaisance est une bonne fortune, et non une vertu. Mais quoique l’homme bien ou malfaisant ne soit pas libre, l’homme n’en est pas moins un être qu’on modifie ; c’est par cette raison qu’il faut détruire le malfaisant sur une place publique. De là les bons effets de l’exemple, des discours, de l’éducation, du plaisir, de la douleur, des grandeurs, de la misère, etc. ; de là une sorte de philosophie pleine de commisération, qui attache fortement aux bons, qui n’irrite non plus contre le méchant que contre un ouragan qui nous remplit les yeux de poussière. Il n’y a qu’une sorte de causes, à proprement parler ; ce sont les causes physiques. Il n’y a qu’une sorte de nécessité ; c’est la même pour tous les êtres, quelque distinction qu’il nous plaise d’établir entre eux, ou qui y soit réellement. Voilà ce qui me réconcilie avec le genre humain ; c’est pour cette raison que je vous exhortais à la philanthropie. Adoptez ces principes si vous les trouvez bons, ou montrez-moi qu’ils sont mauvais. Si vous les adoptez, ils vous réconcilieront aussi avec les autres et avec vous-même : vous ne vous saurez ni bon ni mauvais gré d’être ce que vous êtes. Ne rien reprocher aux autres, ne se repentir de rien : voilà les premiers pas vers la sagesse. Ce qui est hors de là est préjugé, fausse philosophie. Si l’on s’impatiente, si l’on jure, si l’on mord la pierre, c’est que dans l’homme le mieux constitué, le plus heureusement modifié, il reste toujours beaucoup d’animal avant que d’être misanthrope : voyez si vous en avez le droit. Au demeurant, voilà votre apologie : la mienne est celle de tous les hommes. Il y a bien de la différence entre se séparer du genre humain et le haïr. Mais pourriez-vous me dire si, parmi tous les hommes, il en est un seul qui vous ait fait la centième partie du mal que vous vous êtes fait à vous-même ? Est-ce la malice des hommes qui vous rend triste, inquiet, mélancolique, injurieux, vagabond, moribond ? Pardonnez-moi la question ; nous raisonnons et vous connaissez bien ma façon de penser. Si les méchants sont plus entreprenants avec vous qu’avec un autre, et cela à proportion de votre faiblesse et de votre impuissance, c’est la loi générale de la nature ; il faut, s’il vous plaît, s’y soumettre : car il y aurait peut-être bien du mal à la changer ; et puis ne dirait-on pas que la nature entière conspire contre vous ; que le hasard a rassemblé toutes les sortes d’infortunes pour les verser sur votre tête ? Où diable avez-vous pris cet orgueil-là ? Mon cher, vous vous estimez trop, vous vous accordez trop d’importance dans l’univers. Excepté une ou deux personnes, qui vous aiment, qui vous plaignent, qui vous excusent, tout est tranquille autour de vous, et dormez. Avec vos cinq cents livres, où vous êtes et ce que vous êtes, vous êtes mieux que moi avec mes deux mille cinq cents livres où je suis et ce que je suis. Vos criailleries impatientent D… Et n’est-il pas vrai que si tous ceux qui sont plus malheureux que vous faisaient autant de vacarme, on ne tiendrait pas dans ce monde ? ce serait un sabbat interminable. Qu’est-ce que vous voulez dire avec tout ce galimatias de
pitié qu’on n’a point de vous, de mauvais offices qu’on vous rend, de votre perte qu’on veut, d’abîmes qu’on vous creuse, de précipice qui vous entraîne
? Et f....., une bonne fois pour toutes, laissez là vos accusations, ces jérémiades, et rapprochez-vous des hommes dont vous vous plaignez, pour les voir tels qu’ils sont, et arrêtez ce torrent d’invectives et de fiel qui coule depuis quatre ans. Vous avez dit : Je n’ai pas assez, et D… a fait davantage. J’y ajoute peu de chose ; mais vous pouvez y compter tant que je vivrai. Vous avez dit encore :
Mais tout peut m’échapper
, et D… a assuré votre sort. De quoi s’agit-il à présent ? on est exact. Pourquoi faites-vous des demandes qui sont au moins déplacées ! À juger de la position de D… par la mienne, je puis me priver en trois mois de vingt-cinq francs, mais non de cinquante : chacun a son arrangement.
Vous vous indignez du ton de D.... ; mais ne connaissez-vous pas son caractère et sa dialecte ? Tel mot ne signifie rien dans la bouche d’un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d’un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connaître les hommes, et vous en êtes encore à ignorer que chacun a sa langue qu’il faut interpréter par le caractère.
Si le hasard vous jetait dans quelque embarras, notre conduite vous permet-elle de penser qu’on vous y laisserait ? Vous demandez donc à D… ce qu’on ne refuse à personne, et vous marquez toujours à vos amis de la défiance ; eh mordieu ! allez droit votre chemin, et soyez sûr de ceux que vous n’avez point encore vu broncher.
J’avais envie de vous suivre jusqu’au bout, mais je n’en ai pas le temps, et grâce à votre lettre qui ne finit point, voici un bavardage éternel. Cependant combien d’injures, de soupçons, de mots aussi ridiculement que malignement jetés, j’aurais à reprendre encore ! mais je vous ferai bien rougir de toutes ces sottises, si vous revenez jamais de votre délire.…
Vous voudriez ne me rien devoir.… j’ai occasionné en partie votre mauvaise situation.… je veux vous perdre…
qu’est-ce que cela signifie ? et pour Dieu, laissez là toutes ces f..… phrases, et surtout, considérez qu’à la fin on se rassasie d’invectives. En vérité, je ne conçois pas comment vous osez vous plaindre du ton de D… et en prendre avec moi un aussi déplacé.
Je ferai ce que vous me demandez dans votre lettre. Adieu, portez-vous bien, et tenez-vous-en sur le compte de vos amis au témoignage de votre conscience. Ce n’est pas elle, c’est votre mauvais jugement qui ne cesse de les accuser. Adieu, encore une fois adieu.
XII.
À J.-J. Rousseau.
Vous voyez bien, mon cher, qu’il n’est pas possible de vous aller trouver par le temps qu’il fait, quelque envie, quelque besoin même que j’en aie. Auparavant tout le monde était malade chez moi ; moi d’abord qui ai été tourmenté de colique et de dévoiement pour avoir pris de mauvais lait ; ensuite l’enfant, d’un rhume de poitrine qui faisait tourner la tête à la mère et qui m’a inquiété, tant il était sec et rauque. Tout va mieux, mais le temps ne permet rien. Savez-vous ce que vous devriez faire ? Ce serait d’arriver ici et d’y demeurer deux jours incognito. J’irais samedi vous prendre à Saint-Denis, où nous dînerions et de là nous nous rendrions à Paris dans le fiacre qui m’aurait amené. Et ces deux jours, savez-vous à quoi nous les emploierions ? À nous voir, ensuite à nous entretenir de votre ouvrage ; nous discuterions les endroits que j’ai soulignés et auxquels vous n’entendrez rien si nous ne sommes pas vis-à-vis l’un de l’autre. Vous finirez en même temps l’affaire du manuscrit du Baron, soit avec Pissot, soit avec Briasson, et vous prendrez des arrangements pour le vôtre, et peut-être arrangerez-vous une troisième affaire dont je me réserve à vous parler quand vous viendrez. Voyez donc si vous voulez que j’aille vous prendre. Je suis bien aise que mon ouvrage vous ait plu et qu’il vous ait touché16. Vous n’êtes pas de mon avis sur les ermites. Dites-en tant de bien qu’il vous plaira, vous serez le seul au monde dont j’en penserai, encore y aurait-il à dire là-dessus si l’on pouvait vous parler sans vous fâcher. Une femme de quatre-vingts ans ! On m’a dit une page d’une lettre du fils de Mme d’Épinay qui a dû vous peiner beaucoup, ou je connais mal le fond de votre âme. Je vous salue, je vous embrasse, j’attends votre réponse pour vous aller prendre à Saint-Denis et même jusqu’au parc de Montmorency, voyez. Adieu, j’embrasse aussi Mme Levasseur et sa fille. Je vous plains tous beaucoup par le temps qu’il fait. Jeudi.
Je vous demande pardon de ce que je vous dis sur la solitude où vous vivez. Je ne vous en avais point encore parlé. Oubliez ce que je vous en dis et soyez sûr que je ne vous en parlerai plus.
Adieu, le citoyen ! C’est pourtant un citoyen bien singulier qu’un ermite.
XIII.
Au même.
Il est vrai qu’il y a quinze ans que j’ai femme, enfant, domestique, nulle fortune, et que ma vie est si pleine d’embarras et de peines que souvent même je ne peux jouir de quelques heures de bonheur et de relais que je me promets. Mes ennemis en font, selon leur caractère, un sujet de plaisanterie ou d’injure. Après cela, de quoi aurais-je à me plaindre ?
Je ne veux plus aller à Paris. Je n’irai plus, pour cette fois je l’ai résolu.
Il n’est pas absolument impossible que ce soit là le ton de la raison.
Vous ne savez quelle peut être l’affaire que j’ai à vous proposer, cependant vous la refusez et m’en remerciez. Mon ami, je ne vous ai jamais rien proposé qui ne fut honnête, et je n’ai pas changé de ce que j’étais.
À peine y a-t-il quinze jours que le temps où j’ai dû vous parler de votre ouvrage est expiré, il fallait en conférer ensemble ; il le faut, et vous ne voulez pas venir à Paris. Eh bien, samedi matin, quelque temps qu’il fasse, je pars pour l’Ermitage. Je partirai à pied, mes embarras ne m’ont permis d’y aller plus tôt, ma fortune ne me permet pas d’y aller autrement, et il faut bien que je me venge de tout le mal que vous me faites depuis quatre ans.
Quelque mal que ma lettre ait pu vous faire, je ne me repens pas de vous l’avoir écrite. Vous êtes trop content de votre réponse, vous ne reprocherez point au ciel de vous avoir donné des amis. Que le ciel vous pardonne leur inutilité !
Je suis encore effrayé du danger de Mme Levasseur, et je n’en reviendrai que quand je l’aurai vue (je vous dirai tout bas que la lecture que vous lui avez faite de votre lettre pouvait être un sophisme bien inhumain), mais à présent elle vous doit la vie et je me tais.
Le lettré17 a dû vous écrire qu’il y avait sur le rempart vingt pauvres qui mouraient de faim et de froid et qui attendaient le liard que vous leur donniez. C’est un échantillon de notre petit babil, et si vous entendiez le reste il vous réjouirait comme cela.
Il vaut mieux être mort que fripon ; mais malheur à celui qui vit et qui n’a point de devoir dont il soit esclave !
Scipion avait pour amis tout ce qu’il y avait de grands dans la république, et je me doute bien que le chemin de Rome à Linterne et de Linterne à Rome était souvent embarrassé de litières. Mais le plus opulent des vôtres ne saurait payer le louage d’un fiacre sans se gêner, et voilà pourquoi l’on ne trouvera sur le chemin de l’Ermitage à la Chevrette que quelques philosophes pédestres, gagnant pays le bâton à la main, mouillés jusqu’aux os et crottés jusqu’au dos.
Cependant, en quelque endroit du monde que vous voulussiez vous sauver d’eux, leur amitié vous suivrait, et l’intérêt qu’ils prennent à Mme Levasseur ; vivez, mon ami, vivez et ne craignez pas qu’elle meure de faim.
Quelque succès qu’ait eu mon ouvrage, et quoi que vous m’en disiez, je n’en ai guère recueilli que de l’embarras et n’en attends que du chagrin. Adieu, à samedi18.
XIV.
Au même.
Mme d’Épinay m’a fait dire vendredi par monsieur son fils que vous arriveriez samedi et qu’il était inutile que j’allasse à l’Ermitage. Il eût été si bien à vous de venir et j’étais si convaincu que vous arriviez que je vous attendis tout le jour. Il n’est pas difficile de deviner par quelle raison une femme honnête et vraie a pu se déterminer à ce petit mensonge.
Je comprends, vous m’auriez chargé d’injures ; vous m’auriez fermé votre porte, et l’on a voulu vous épargner un procédé qui m’aurait affligé et dont vous auriez eu à rougir. Mon ami, croyez-moi, n’enfermez point avec vous l’injustice dans votre asile, c’est une fâcheuse compagnie. Une bonne fois pour toutes, demandez-vous à vous-même : Qui est-ce qui a pris part à ma santé quand j’ai été malade ? Qui est-ce qui m’a soutenu quand j’ai été attaqué ? Qui est-ce qui s’est intéressé vivement à ma gloire ? Qui est-ce qui s’est réjoui de mes succès ? Répondez-vous avec sincérité et connaissez ceux qui vous aiment. Si vous avez dit à Mme d’Épinay quelque chose qui soit indigne de moi, tant pis pour vous : on me voit, on m’entend, et l’on comparera ma conduite avec vos discours. Je vous renvoie votre manuscrit, parce qu’on m’a fait assez entendre qu’en vous le reportant je vous exposerais à maltraiter votre ami. Oh ! Rousseau, vous devenez méchant, injuste, cruel, féroce, et j’en pleure de douleur. Une mauvaise querelle avec un homme que je n’estimai et que je n’aimai jamais comme vous m’a causé des peines et des insomnies. Jugez quel mal vous me faites. Mais je crains que les liens les plus doux ne vous soient devenus fort indifférents. Si je ne vous éloigne point par ma visite, écrivez-le-moi et j’irai vous voir, vous embrasser et conférer avec vous sur votre ouvrage. Il n’est pas possible que je vous en écrive, cela serait trop long. Vous savez que je n’ai que les mercredis et les samedis, et que les autres jours sont à la chimie. Faites-moi signe quand vous voudrez et j’accourrai ; mais j’attendrai que vous fassiez signe.
M. d’Holbach vous prie de prendre arrangement avec quelque imprimeur ou libraire, afin que l’ouvrage que vous savez puisse paraître.
XV.
Au même.
Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin. J’apprends que Mme d’Épinay va à Genève et je n’entends point dire que vous l’accompagniez. Mon ami, content de Mme d’Épinay, il faut partir avec elle. Mécontent, il faut partir beaucoup plus vite. Êtes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui avez, voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui témoigner votre reconnaissance ? Elle va dans un pays où elle sera comme tombée des nues, elle est malade, elle aura besoin d’amusements et de distractions.
L’hiver ! voyez, mon ami, l’objection de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne le crois. Mais êtes-vous beaucoup plus mal aujourd’hui que vous ne l’étiez il y a un mois et que vous ne le serez au commencement du printemps ? Ferez-vous dans trois mois d’ici le voyage plus commodément qu’aujourd’hui ? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais supporter la chose, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et puis, ne craignez-vous point qu’on ne mésinterprète votre conduite : on vous soupçonnera ou d’ingratitude ou d’un autre motif secret. Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez pour vous le témoignage de votre conscience ; mais ce témoignage suffira-t-il seul ? Et est-il permis de négliger jusqu’à un certain point celui des autres hommes ? Au reste, mon ami, c’est pour m’acquitter avec vous et avec moi que je vous écrit ce billet ; s’il vous déplaît, jetez-le dans le feu et qu’il n’en soit non plus question entre nous que s’il n’avait point été écrit. Je vous salue, vous aime et vous embrasse.
XVI.
Au même.
Il est certain qu’il ne vous reste plus d’amis que moi ; mais il est certain que je vous reste. Je l’ai dit sans déguisement à tous ceux qui ont voulu l’entendre, et voici ma comparaison : c’est une maîtresse dont je connais bien tous les torts, mais dont mon cœur ne peut se détacher. Une bonne fois pour toutes, mon ami, que je vous parle à cœur ouvert. Vous avez supposé un complot entre tous vos amis pour vous envoyer à Genève, et la supposition est fausse. Chacun a parlé de ce voyage selon sa façon de penser et de voir. Vous avez cru que j’avais pris sur moi le soin de vous instruire de leurs sentiments, et cela n’est pas. J’ai cru devoir vous donner un conseil et j’ai mieux aimé risquer de vous en donner un que vous ne suivriez pas que de manquer à vous en donner un que vous devriez suivre. Je vous ai écrit, homme prudent, une lettre qui n’était que pour vous et que vous communiquez à Grimm et à Mme d’Épinay ; et des embarras, des réticences équivalentes à de petits mensonges, des équivoques, des questions adroites, des réponses détournées ont été les suites de cette indiscrétion ; car après tout, il fallait garder le silence que vous m’aviez imposé, et tous vos torts avec moi ne pouvaient me dispenser de la parole que je vous avais donnée.
Autre inadvertance : vous me faites une réponse et vous la lisez à Mme d’Épinay, et vous ne vous apercevez pas qu’elle contient des mots offensants pour elle, qu’elle montre une âme mécontente, que ses services y sont appréciés et réduits, et que sais-je encore ? Et qu’est-ce, par rapport à moi, que cette réponse ? Une ironie amère, une leçon aigre et méprisante, la leçon d’un précepteur due à son clerc ; et voilà le coup d’œil sous lequel vous ne craignez pas de nous faire voir l’un et l’autre à une femme que vous avez jugée.
J’ignorais sans doute beaucoup de choses que peut-être il eût fallu savoir pour vous conseiller ; mais il y en avait de très-importantes dont vous m’aviez instruit vous-même et je n’ai rien entendu des autres que je ne susse comme eux. Pour Dieu, mon ami, permettez à votre cœur de conduire votre tête et vous ferez le mieux qu’il est possible de faire ; mais ne souffrez pas que votre tête fasse des sophismes à voire cœur : toutes les fois que cela vous arrivera, vous aurez une conduite plus étrange que juste, et vous ne contenterez ni les autres, ni vous-même.
Que deviendrais-je avec vous, si l’âpreté avec laquelle vous m’avez écrit m’avait déterminé à ne plus vous parler de vos affaires que quand vous me consulteriez ? Mais tenez, mon ami, je m’ennuie déjà de toutes ces tracasseries ; j’y vois tant de petitesse et de misère que je ne conçois pas comment elles peuvent naître et moins encore durer entre des gens qui ont un peu de sens, de fermeté et d’élévation.
Pourquoi délogez-vous de l’Ermitage ? Si c’est impossibilité d’y subsister, je n’ai rien à dire ; mais toute autre raison d’en déloger est mauvaise, excepté celle encore du danger que vous y pourriez courir dans la saison où nous allons entrer. Songez à ce que je vous dis là, votre séjour à Montmorency aura mauvaise grâce. Eh bien, quand je me mêlerais encore de vos affaires sans les connaître assez, qu’est-ce que cela signifierait ? Rien. Ne suis-je pas votre ami, n’ai-je pas le droit de vous dire tout ce qui me vient en pensée ? N’ai-je pas celui de me tromper ? Vous communiquer ce que je croirai qu’il est honnête de faire, ce n’est pas mon devoir ? Adieu, mon ami, je vous ai aimé il y a longtemps, je vous aime toujours ; si vos peines sont attachées à quelque mésentendu sur mes sentiments, n’en ayez plus, ils sont les mêmes19.
XVII.
À Grimm.
Cet homme20 est un forcené. Je l’ai vu, je lui ai reproché, avec toute la force que donnent l’honnêteté et une sorte d’intérêt qui reste au fond du cœur d’un ami qui lui est dévoué depuis longtemps, l’énormité de sa conduite, les pleurs versés aux pieds de Mme d’Épinay, dans le moment même où il la chargeait près de moi des accusations les plus graves ; cette odieuse apologie qu’il vous a envoyée, et où il n’y a pas une seule des raisons qu’il avait à dire ; cette lettre projetée pour Saint-Lambert, qui devait le tranquilliser sur des sentiments qu’il se reprochait, et où, loin d’avouer une passion21 née dans son cœur malgré lui, il s’excuse d’avoir alarmé Mme d’Houdetot sur la sienne. Que sais-je encore ? Je ne suis point content de ses réponses ; je n’ai pas eu le courage de le lui témoigner ; j’ai mieux aimé lui laisser la misérable consolation de croire qu’il m’a trompé. Qu’il vive ! Il a mis dans sa défense un emportement froid qui m’a affligé. J’ai peur qu’il ne soit endurci.
Adieu, mon ami ; soyons et continuons d’être honnêtes gens : l’état de ceux qui ont cessé de l’être me fait peur. Adieu, mon ami ; je vous embrasse bien tendrement… Je me jette dans vos bras comme un homme effrayé ; je tâche en vain de faire de la poésie ; mais cet homme me revient tout à travers mon travail, il me trouble, et je suis comme si j’avais à côté de moi un damné : il est damné, cela est sûr. Adieu, mon ami… Grimm, voilà l’effet que je ferais sur vous, si je devenais jamais un méchant : en vérité, j’aimerais mieux être mort. Il n’y a pas le sens commun dans tout ce que je vous écris, mais je vous avoue que je n’ai jamais éprouvé un trouble d’âme si terrible que celui que j’ai.
Oh ! mon ami, quel spectacle que celui d’un homme méchant et bourrelé ! Brûlez, déchirez ce papier, qu’il ne retombe plus sous vos yeux ; que je ne revoie plus cet homme-là, il me ferait croire aux diables et à l’enfer. Si je suis jamais forcé de retourner chez lui, je suis sûr que je frémirai tout le long du chemin ; j’avais la lièvre en revenant. Je suis fâché de ne lui avoir pas laissé voir l’horreur qu’il m’inspirait, et je ne me réconcilie avec moi qu’en pensant que vous, avec toute votre fermeté, vous ne l’auriez pas pu à ma place : je ne sais pas s’il ne m’aurait pas tué. On entendait ses cris jusqu’au bout du jardin ; et je le voyais ! Adieu, mon ami, j’irai demain vous voir ; j’irai chercher un homme de bien, auprès duquel je m’asseye, qui me rassure, et qui chasse de mon âme je ne sais quoi d’infernal qui la tourmente et qui s’y est attaché. Les poëtes ont bien fait de mettre un intervalle immense entre le ciel et les enfers. En vérité, la main me tremble.
XVIII.
À M. N…, à Genève.
Des occupations, des embarras, des chagrins, de la mauvaise santé, voilà, monsieur, depuis deux mois que je vous dois une réponse, ce qui m’a fait dire tous les jours : demain, demain. Mais quoique ma négligence soit inexcusable, vous m’en accorderez le pardon, vous imiterez celui qui nous reçoit en quelque temps que nous revenions, et qui jamais n’a dit : C’est trop tard.
J’ai été touché de vos éloges plus que je ne puis vous l’exprimer ; et comment ne l’aurais-je pas été ? Ils étaient d’un homme chargé par état, et digne par ses talents, de prêcher la vertu à ses semblables. En approuvant mes ouvrages, et en m’encourageant à les continuer, il semblait m’associer à son ministère. C’est ainsi que je me considérais un moment, et j’en étais vain ; je me sentais échauffé, et j’aurais pu entreprendre même la vie de Socrate, malgré mon insuffisance que vous me faisiez oublier. Vous voyez combien la louange de l’homme de bien est séduisante. Quoique je n’aie pas tardé à rentrer en moi-même et à reconnaître combien le sujet était au-dessus de mes forces, je n’y ai pas tout à fait renoncé, mais j’attendrai. C’est par ce morceau que je voudrais prendre congé des lettres. Si jamais je l’exécutais, il serait précédé d’un discours dont l’objet ne vous paraîtra ni moins important, ni moins difficile à remplir : ce serait de convaincre les hommes que, tout bien considéré, ils n’ont rien de mieux à faire dans ce monde que de pratiquer la vertu.
J’y ai déjà pensé, mais je n’ai encore rien trouvé qui me satisfasse. Je tremble lorsqu’il me vient à l’esprit que si la vertu ne sortait pas triomphante du parallèle, il en résulterait presque une apologie du vice. Du reste, la tâche me paraît si grande et si belle, que j’appellerais volontiers à mon secours tous les gens de bien. Oh ! combien la vanité serait puérile et déplacée dans une occasion où il s’agirait de confondre le méchant et de le réduire au silence ! Si j’étais puissant et célibataire, voilà le prix que je proposerais en mourant ; je laisserais tout mon bien à celui qui mettrait cette question hors d’atteinte, au jugement d’une ville telle que la vôtre. J’ai dit en mourant, et pourquoi pas de mon vivant ? Moi qui estime la vertu à tel point que je donnerais volontiers ce que je possède pour être parvenu jusqu’au moment où je vis avec l’innocence que j’apportai en naissant, ou pour arriver au terme dernier avec l’oubli des fautes que j’ai faites et la conscience de n’en avoir point augmenté le nombre ! Et où est le misérable assez amoureux de son or pour se refuser à cet échange ? où est le père qui ne l’acceptât avec transport pour son enfant ? où est l’homme qui, ayant atteint l’âge de quarante-cinq ans sans reproche, n’aimât mieux mourir mille fois que de perdre une prérogative si précieuse par le mensonge le plus léger ? Ah ! monsieur, étendez cet homme sur de la paille au fond d’un cachot, chargez-le de chaînes, accumulez sur tous ses membres toute la variété des tourments, vous en arracherez peut-être des gémissements ; mais vous ne l’empêcherez point d’être ce qu’il aime le mieux ; privez-le de tout, faites-le mourir au coin d’une rue, le dos appuyé contre une borne, et vous ne l’empêcherez point de mourir content.
Il n’y a donc rien au monde à quoi la vertu ne soit préférable ; et si elle ne nous paraît pas telle, c’est que nous sommes corrompus et qu’il ne nous en reste pas assez pour en connaître tout le prix. Je ne vous écris pas, mais je cause avec vous comme je causais autrefois avec cet homme qui s’est enfoncé dans le fond d’une forêt où son cœur s’est aigri, où ses mœurs se sont perverties. Que je le plains !… Imaginez que je l’aimais, que je m’en souviens, que je le vois seul entre le crime et le remords avec des eaux profondes à côté de lui.… Il sera souvent le tourment de ma pensée ; nos amis communs ont jugé entre lui et moi ; je les ai tous conservés, et il ne lui en reste aucun.
C’est une action atroce que d’accuser publiquement un ancien ami, même lorsqu’il est coupable ; mais quel nom donner à l’action s’il arrive que l’ami soit innocent ? Et quel nom lui donner encore si l’accusateur s’avouait au fond de son cœur l’innocence de celui qu’il ose accuser ?
Je crains bien, monsieur, que votre compatriote ne se soit brouillé avec moi parce qu’il ne pouvait plus supporter ma présence. Il m’avait appris deux ans à pardonner les injures particulières, mais celle-ci est publique, et je n’y sais plus de remèdes ; je n’ai point lu son dernier ouvrage. On m’a dit qu’il s’y montrait religieux : si cela est, je l’attends au dernier moment22.
XIX
À Grimm, à Genève.
Eh bien ! mon ami, êtes-vous arrivé, êtes-vous un peu remis de votre frayeur ? Je ne sais pas ce que vous aviez dit à Mme d’Esclavelles, mais elle envoya chez moi le surlendemain de votre départ, dès les six heures du matin, pour me faire part des nouvelles qu’elle avait reçues de sa fille. Il nous faut un mot de votre main qui remette un peu nos esprits, qui m’apprenne votre arrivée en bonne santé, et qui me dise que Mme d’Épinay est mieux. Oh ! que je serais content d’elle, de vous et de moi, si nous en étions quittes pour une alarme. Cependant je sèche d’ennui ; que voulez-vous que je fasse avec les autres ? Je ne sais que leur dire. Je vous envoie le reste de la besogne que vous m’avez laissée. À tout hasard j’ai pris des doubles, et vais tâcher de faire contre-signer cet énorme paquet.
Tandis que vous alliez, nos amis nous supposaient tous deux à la campagne ; ils n’ont su qu’hier votre départ. J’apparus comme un revenant, chez le Baron, au milieu de la grande assemblée. Je le pris d’abord à part. Je lui contai ce qui vous était arrivé, et, au milieu du dîner, il le répéta tout haut. Je n’ai été réellement content dans cette occasion que du marquis de Croismare. Chacun bavarda à sa guise sur cet événement.
Bonjour, mon ami : bonjour, jouissez de votre voyage, écrivez-moi tout ce que vous ferez. J’ai eu trop de peine à vous voir partir, pour que vous croyiez que votre retour me soit indifférent ; mais je veux d’abord votre satisfaction. Revenez quand il vous plaira ; si c’est bientôt, vous serez content de vous ; si ce n’est pas bientôt, vous serez encore content de vous : quoi que vous fassiez, vous serez toujours content, parce que vous avez dans le cœur un principe qui ne vous trompera jamais. N’écoutez que lui où vous êtes, et, de retour à Paris, n’écoutez encore que lui. Heureusement, cette voix crie fortement en vous, et elle étouffera tout le petit caquetage de la tracasserie qui ne s’élèvera pas jusqu’à votre oreille. Je vous souhaite heureux partout où vous serez. Je vous aime bien tendrement, je le sens, et quand je vous possède et quand je vous perds. Ne m’oubliez pas auprès de M. Tronchin ; présentez mon respect à M. de Jully et à Mme d’Épinay ; dites à son fils que je l’aimerai bien s’il est bon, et que c’est de la bonté surtout que nous faisons cas. Lisez et corrigez les paperasses que je vous envoie, et que je sache, du moins, que je n’ai plus rien à y faire et que vous êtes content. Adieu, encore une fois.
XX.
À Voltaire.
Je vous demande pardon, monsieur et cher maître, de ne vous avoir pas répondu plus tôt. Quoi que vous en pensiez, je ne suis que négligent. Vous dites donc qu’on en use avec nous d’une manière odieuse, et vous avez raison. Vous croyez que j’en dois être indigné, et je le suis. Votre avis serait que nous quittassions tout à fait l’Encyclopédie ou que nous allassions la continuer en pays étranger, ou que nous obtinssions justice et liberté dans celui-ci. Voilà qui est à merveille ; mais le projet d’achever en pays étranger est une chimère. Ce sont les libraires qui ont traité avec nos collègues ; les manuscrits qu’ils ont acquis ne nous appartiennent pas, et ils nous appartiendraient qu’au défaut des planches, nous n’en ferions aucun usage. Abandonner l’ouvrage, c’est tourner le dos sur la brèche, et faire ce que désirent les coquins qui nous persécutent. Si vous saviez avec quelle joie ils ont appris la désertion de d’Alembert et toutes les manœuvres qu’ils emploient pour l’empêcher de revenir ! Il ne faut pas s’attendre qu’on fasse justice des brigands auxquels on nous a abandonnés, et il ne nous convient guère de le demander ; ne sont-ils pas en possession d’insulter qui il leur plaît sans que personne s’en offense ? Est-ce à nous à nous plaindre, lorsqu’ils nous associent dans leurs injures avec des hommes que nous ne vaudrons jamais ? Que faire donc ? Ce qui convient à des gens de courage : mépriser nos ennemis, les poursuivre, et profiter, comme nous avons fait, de l’imbécillité de nos censeurs. Faut-il que, pour deux misérables brochures, nous oubliions ce que nous nous devons à nous-mêmes et au public ? Est-il honnête de tromper l’espérance de quatre mille souscripteurs, et n’avons-nous aucun engagement avec les libraires ? Si d’Alembert reprend et que nous finissions, ne sommes-nous pas vengés ? Ah ! mon cher maître ! où est le philosophe ? où est celui qui se comparait au voyageur du Boccalini ? Les cigales l’auront fait taire. Je ne sais ce qui s’est passé dans sa tête ; mais, si le dessein de s’expatrier n’y est pas à côté de celui de quitter l’Encyclopédie, il a fait une sottise ; le règne des mathématiques n’est plus. Le goût a changé. C’est celui de l’histoire naturelle et des lettres qui domine. D’Alembert ne se jettera pas, à l’âge qu’il a, dans l’étude de l’histoire naturelle, et il est bien difficile qu’il fasse un ouvrage de littérature qui réponde à la célébrité de son nom. Quelques articles de l’Encyclopédie l’auraient soutenu avec dignité pendant et après l’édition. Voilà ce qu’il n’a pas considéré, ce que personne n’osera peut-être lui dire, et ce qu’il entendra de moi ; car je suis fait pour dire la vérité à mes amis, et quelquefois aux indifférents ; ce qui est plus honnête que sage. Un autre se réjouirait en secret de sa désertion : il y verrait de l’honneur, de l’argent et du repos à gagner. Pour moi, j’en suis désolé, et je ne négligerai rien pour le ramener. Voici le moment de lui montrer combien je lui suis attaché ; et je ne me manquerai ni à moi-même, ni à lui. Mais, pour Dieu, ne me croisez pas. Je sais tout ce que vous pouvez sur lui, et c’est inutilement que je lui prouverai qu’il a tort si vous lui dites qu’il a raison. D’après tout cela, vous croirez que je tiens beaucoup à l’Encyclopédie et vous vous tromperez. Mon cher maître, j’ai la quarantaine passée ; je suis las de tracasseries. Je crie, depuis le matin jusqu’au soir. Le repos, le repos, et il n’y a guère de jour que je ne sois tenté d’aller vivre obscur et mourir tranquille au fond de ma province. Il vient un temps où toutes les cendres sont mêlées. Alors, que m’importera d’avoir été Voltaire ou Diderot, et que ce soient vos trois syllabes ou les trois miennes qui restent ? Il faut travailler, il faut être utile, on doit compte de ses talents, etc… Être utile aux hommes ! Est-il bien sûr qu’on fasse autre chose que les amuser, et qu’il y ait grande différence entre le philosophe et le joueur de flûte ? Ils écoutent l’un et l’autre avec plaisir ou dédain, et demeurent ce qu’ils sont. Les Athéniens n’ont jamais été plus méchants qu’au temps de Socrate, et ils ne doivent peut-être à son existence qu’un crime de plus. Qu’il y ait là-dedans plus d’humeur que de bon sens, je le veux ; et je reviens à l’Encyclopédie. Les libraires sentent aussi bien que moi que d’Alembert n’est pas un homme facile à remplacer ; mais ils ont trop d’intérêt au succès de leur ouvrage pour se refuser aux dépenses. Si je peux espérer de faire un huitième volume deux fois meilleur que le septième, je continuerai ; sinon serviteur à l’Encyclopédie. J’aurai perdu quinze ans de mon temps : mon ami d’Alembert aura jeté par la fenêtre une quarantaine de mille francs, sur lesquels je comptais et qui auraient été toute ma fortune ; mais je m’en consolerai, car j’aurai le repos.
Adieu, mon cher maître, portez-vous bien et aimez-moi toujours.
Ne soyez plus fâché, et surtout ne me redemandez plus vos lettres ; car je vous les renverrais et n’oublierais jamais cette injure. Je n’ai pas vos articles, ils sont entre les mains de d’Alembert et vous le savez bien. Je suis pour toujours avec attachement et respect, monsieur et cher maître, etc.
XXI.
Au même23.
Si je veux de vos articles, monsieur et cher maître, est-ce qu’il peut y avoir de doute à cela ? Est-ce qu’il ne faudrait pas faire le voyage de Genève et aller vous les demander à genoux, si on ne pouvait les obtenir qu’à ce prix ? Choisissez, écrivez, envoyez, envoyez souvent. Je n’ai pu accepter vos offres plus tôt ; mon arrangement avec les libraires est à peine conclu. Nous avons fait ensemble un beau traité, comme celui du diable et du paysan de La Fontaine. Les feuilles sont pour moi, le grain est pour eux ; mais au moins ces feuilles me seront assurées. Voilà ce que j’ai gagné à la désertion de mon collègue. Vous savez, sans doute, qu’il continuera de donner sa partie mathématique. Il n’a pas dépendu de moi qu’il ne fît mieux. Je croyais l’avoir ébranlé ; mais il faut qu’il se promène. Il est tourmenté du désir de voir l’Italie. Qu’il aille donc en Italie ; je serai content de lui s’il revient heureux, etc.
XXII.
À l’abbé de la Porte et à Marmontel24.
Des personnes mal informées, monsieur, ayant répandu que la traduction imprimée du Père de Famille de Goldoni avait été faite par M. Deleyre et celle du Véritable Ami par M. de Forbonnais, la connaissance que j’ai eue de ces deux traductions m’oblige de déclarer que celles qui paraissent sont très-différentes ; et il est constaté que ni l’un ni l’autre n’a eu part à l’édition de ces ouvrages.
XXIII.
À Malesherbes25.
J’apprends de tous côtés que l’on m’attribue une brochure intitulée : Mémoire pour Abraham Chaummeix 26. Je vous proteste sur tout ce que les hommes ont de plus sacré que je n’y ai aucune part soit directe, soit indirecte. Si ce que l’on m’a dit de cet ouvrage est vrai, il ne peut être que d’un ennemi attaché à la perte de l’Encyclopédie et de ses auteurs. Je suis assuré, monsieur, que les mesures que votre équité vous inspirera pour en découvrir l’auteur me justifieront pleinement aux yeux du public et aux vôtres.
XXIV.
Au même27.
J’apprends que des personnes mal instruites ou mal intentionnées m’attribuent une brochure intitulée : Préface de la Comédie des Philosophes 28. Je crois devoir vous prévenir que je n’ai aucune part, quelle qu’elle puisse être, ni directe ni indirecte, à cet ouvrage, et que je n’en connais ni n’en soupçonne l’auteur. Si les recherches les plus rigoureuses que j’ose vous demander en grâce d’ordonner vous conduisent à quelque découverte contraire à ce que j’ai l’honneur de vous assurer, j’aurai mérité toute votre indignation moins pour avoir eu la moindre connaissance de ce qui a rapport à la brochure en question que pour vous avoir menti indignement en le niant. Il est bien malheureux pour moi d’avoir à vous importuner sans cesse et qu’il ne suffise pas toujours d’être innocent pour être tranquille. Je n’ai point été à la pièce des Philosophes. Je ne l’ai point lue. Je n’ai point lu la préface de Palissot et je me suis interdit tout ce qui a irait à cette indignité. Loin de ces injures atroces, je ne serai point tenté de manquer à la promesse que je me suis faite et que je me suis tenue jusqu’à présent de ne pas écrire un mot de représailles. Quand les honnêtes gens veulent bien s’indigner pour nous, nous sommes dispensés de l’être.
XXV.
À Voltaire.
Monsieur et cher maître, l’ami Thiriot aurait bien mieux fait de vous entretenir du bel enthousiasme qui nous saisit ici, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, lui, l’ami Damilaville et moi, et des transports d’admiration et de joie auxquels nous nous livrâmes deux ou trois heures de suite, en causant de vous et des prodiges que vous opérez tous les jours, que de vous tracasser de quelques méchantes observations communes que je hasardai entre nous sur votre dernière pièce29. C’est bien à regret que je vous les communique ; mais, puisque vous l’exigez, les voici.
Rien à objecter à voire premier acte. Il commence avec dignité, marche de même, et finit en nous laissant dans la plus grande attente.
Mais l’intérêt ne me semble pas s’accroître au second, à proportion des événements. Pourquoi cela ? Vous le savez mieux que moi. C’est que les événements ne sont presque rien en eux-mêmes, et que c’est de l’art magique du poëte qu’ils empruntent toute leur importance. C’est lui qui nous fait des terreurs, etc.
Tant qu’Argire ne me montrera pas la dernière répugnance à croire Aménaïde coupable de trahison, malgré la preuve qu’il pense en avoir ; tant que la tendresse paternelle ne luttera pas contre cette preuve, comme elle le doit ; tant que je n’aurai pas vu ce malheureux père se désoler, appeler sa fille, embrasser ses genoux, s’adresser aux chefs de l’État, les conjurer par ses cheveux blancs, chercher à les fléchir par la jeunesse de son enfant, tout tenter pour sauver cet enfant, l’acte n’aura pas son effet. Je ne prendrai jamais à Aménaïde plus d’intérêt que je n’en verrai prendre à son père. Tâchez donc qu’Argire soit plus père, s’il se peut ; et que je connaisse davantage Aménaïde. Ne serait-ce pas une belle scène que celle où le père la presserait de s’ouvrir à lui, où Aménaïde ne pourrait lui répondre ?
Le troisième acte est de toute beauté. Rien à lui comparer au théâtre, ni dans Racine, ni dans Corneille. Ceux qui n’ont pas approuvé qu’on redît à Tancrède ce qui s’était passé avant son arrivée sont des gens qui n’ont ni le goût de la vérité, ni le goût de la simplicité ; à force de faire les entendus, ils montrent qu’ils ne s’entendent à rien. Dieu veuille que je n’encoure pas la même censure de votre part.
Ah ! mon cher maître, si vous voyiez la Clairon traversant la scène, à demi renversée sur les bourreaux qui l’environnent, ses genoux se dérobant sous elle, les yeux fermés, les bras tombants comme morte ; si vous entendiez le cri qu’elle pousse en apercevant Tancrède, vous resteriez plus convaincu que jamais que le silence et la pantomime ont quelquefois un pathétique que toutes les ressources de l’art oratoire n’atteignent pas.
J’ai dans la tête un moment de théâtre où tout est muet, et où le spectateur reste suspendu dans les plus terribles alarmes. Ouvrez vos portefeuilles. Voyez l’Esther du Poussin paraissant devant Assuérus ; c’est la Clairon allant au supplice. Mais pourquoi Aménaïde n’est-elle pas soutenue par ses femmes comme l’Esther du Poussin ? Pourquoi ne vois-je pas sur la scène le même groupe ?
Après ce troisième acte, je ne vous dissimulerai pas que je tremblai pour le quatrième ; mais je ne tardai pas à me rassurer. Beau, beau.
Le cinquième me parut traîner. Il y a deux récitatifs. Il faut, je crois, en sacrifier un, et marcher plus vite. Ils vous diront tous, comme moi : Supprimez, supprimez, et l’acte sera parfait.
Est-ce là tout ? Non. Voici encore un point sur lequel il n’y a pas d’apparence que nous soyons d’accord. Tancrède doit-il croire Aménaïde coupable ? Et s’il la croit coupable, a-t-elle droit de s’en offenser ? Il arrive. Il la trouve convaincue de trahison par une lettre écrite de sa propre main, abandonnée de son père, condamnée à mourir, et conduite au supplice. Quand sera-t-il permis de soupçonner une femme, si l’on n’y est pas autorisé partant de circonstances ? Vous m’opposerez les mœurs du temps, et la belle confiance que tout chevalier devrait avoir dans la constance et la vertu de sa maîtresse. Avec tout cela, il me semblerait plus naturel qu’Aménaïde reconnût que les apparences les plus fortes déposent contre elle ; qu’elle en admirât d’autant plus la générosité de son amant ; que leur première entrevue se fît en présence d’Argire et des principaux de l’État, qu’il fût impossible à Aménaïde de s’expliquer clairement ; que Tancrède lui répondît comme il fait ; et qu’Aménaïde, dans son désespoir, n’accusât que les circonstances. Il y en aurait bien assez pour la rendre encore malheureuse et intéressante.
Et lorsqu’elle apprendrait les périls auxquels Tancrède est exposé, et qu’elle se résoudrait à voler au milieu des combattants et à périr s’il le faut, pourvu qu’en expirant elle puisse tendre les bras à Tancrède et lui crier : Tancrède, j’étais innocente ; croyez-vous alors que le spectateur le trouverait étrange ?
Voilà, monsieur et cher maître, les puérilités qu’il a fallu vous écrire. Revenez sur votre pièce ; laissez-la comme elle est ; et soyez sûr, quoi que vous fassiez, que cette tragédie passera toujours pour originale, et dans son sujet, et dans la manière dont il est traité.
On dit que Mlle Clairon demande un échafaud dans la décoration ; ne le souffrez pas, morbleu ! C’est peut-être une belle chose en soi ; mais si le génie élève jamais une potence sur la scène, bientôt les imitateurs y accrocheront le pendu en personne.
M. Thiriot m’a envoyé, de votre part, un exemplaire complet de vos œuvres. Qui est-ce qui le méritait mieux que celui qui a su penser et qui a eu le courage d’avouer, depuis dix ans, à qui le veut entendre, qu’il n’y a aucun auteur français qu’il aimât mieux être que vous ? En effet, combien de couronnes diverses rassemblées sur cette tête ! Vous avez fait la moisson de tous les lauriers ; et nous allons glanant sur vos pas, et ramassant par-ci par-là quelques petites feuilles que vous avez négligées et que nous nous attachons fièrement sur l’oreille, en guise de cocarde, pauvres enrôlés que nous sommes !
Vous vous êtes plaint, à ce qu’on m’a dit, que vous n’aviez pas entendu parler de moi au milieu de l’aventure scandaleuse qui a tant avili les gens de lettres et tant amusé les gens du monde ; c’est, mon cher maître, que j’ai pensé qu’il me convenait de me tenir tout à fait à l’écart ; c’est que ce parti s’accordait également avec la décence et la sécurité ; c’est qu’en pareil cas il faut laisser au public le soin de la vengeance ; c’est que je ne connais ni mes ennemis, ni leurs ouvrages ; c’est que je n’ai lu ni les Petites Lettres sur de grands Philosophes 30, ni cette satire31 dramatique où l’on me traduit comme un sot et comme un fripon ; ni ces préfaces où l’on s’excuse d’une infamie qu’on a commise, en m’imputant de prétendues méchancetés que je n’ai point faites, et des sentiments absurdes que je n’eus jamais.
Tandis que toute la ville était en rumeur, retiré paisiblement dans mon cabinet, je parcourais votre Histoire universelle. Quel ouvrage ! C’est là qu’on vous voit élevé au-dessus du globe qui tourne sous vos pieds, saisissant par les cheveux tous ces scélérats illustres qui ont bouleversé la terre, à mesure qu’ils se présentent ; nous les montrant dépouillés et nus, les marquant au front d’un fer chaud, et les enfonçant dans la fange de l’ignominie pour y rester à jamais.
Les autres historiens nous racontent des faits pour nous apprendre des faits. Vous, c’est pour exciter au fond de nos âmes une indignation forte contre le mensonge, l’ignorance, l’hypocrisie, la superstition, le fanatisme, la tyrannie, et cette indignation reste, lorsque la mémoire des faits est passée.
Il me semble que ce n’est que depuis que je vous ai lu que je sache que de tous les temps le nombre des méchants a été le plus grand et le plus fort ; celui des gens de bien, petit et persécuté ; que c’est une loi générale à laquelle il faut se soumettre ; que, de toutes les séductions, la plus grande est celle du despotisme ; qu’il est rare qu’un être passionné, quelque heureusement qu’il soit né, ne fasse pas beaucoup de mal quand il peut tout ; que la nature humaine est perverse ; et que, comme ce n’est pas un grand bonheur que de vivre, ce n’est pas un grand malheur que de mourir.
J’ai pourtant lu la Vanité, le Pauvre diable, et le Russe à Paris ; la vraie satire qu’Horace avait écrite, et que Rousseau et Boileau ne connurent point, mon cher maître, la voilà. Toutes ces pièces fugitives sont charmantes.
Il est bon que ceux d’entre nous qui sont tentés de faire des sottises sachent qu’il y a sur les bords du lac de Genève un homme armé d’un grand fouet, dont la pointe peut les atteindre jusqu’ici.
Mais est-ce que je finirai cette causerie sans vous dire un mot de la grande entreprise ? Incessamment le manuscrit sera complet, les planches gravées ; et nous jetterons tout à la fois onze volumes in-folio sur nos ennemis.
Quand il en sera temps, j’invoquerai votre secours.
Adieu, monsieur et cher maître. Pardonnez à ma paresse.
Ayez toujours de l’amitié pour moi. Conservez-vous ; songez quelquefois qu’il n’y a aucun homme au monde dont la vie soit plus précieuse à l’univers que la vôtre.
Et Pompignanos semel arrogantes sublimi tange flagello.
XXVI.
Au même32.
Ce n’est pas moi qui l’ai voulu, mon cher maître, ce sont eux qui ont imaginé que l’ouvrage pourrait réussir au théâtre ; et puis les voilà qui se saisissent de ce triste Père de Famille et qui le coupent, le taillent, le châtrent, le rognent à leur fantaisie. Ils se sont distribué les rôles entre eux et ils ont joué sans que je m’en sois mêlé. Je n’ai vu que les deux dernières répétitions et je n’ai encore assisté à aucune représentation. J’ai réussi à la première autant qu’il est possible quand presque aucun des acteurs n’est et ne convient à son rôle. Je vous dirais là-dessus des choses assez plaisantes si l’honnêteté toute particulière dont les comédiens ont usé avec moi ne m’en empêchait. Il n’y a que Brizard, qui faisait le père de famille, et Mme Préville, qui faisait Cécile, qui s’en soient bien tirés. Ce genre d’ouvrage leur était si étranger que la plupart m’ont avoué qu’ils tremblaient en entrant sur la scène comme s’ils avaient été à la première fois. Mme Préville fera bientôt une excellente actrice, car elle a de la sensibilité, du naturel, de la finesse et de la dignité. On m’a dit, car je n’y étais pas, que la pièce s’était soutenue de ses propres ailes et que le poëte avait enlevé les suffrages en dépit de l’acteur. À la seconde représentation, ils y étaient un peu plus ; aussi le succès a-t-il été plus soutenu et plus général, quoiqu’il y eût une cabale formidable. N’est-il pas incroyable, mon cher maître, que des hommes à qui on arrache des larmes fassent au même moment tout leur possible pour nuire à celui qui les attendrit ? L’âme de l’homme est-elle donc une caverne obscure que la vertu partage avec les furies ? S’ils pleurent, ils ne sont pas méchants ; mais si, tout en pleurant, ils souffrent, ils se tordent les mains, ils grincent les dents, comment imaginer qu’ils soient bons ? Tandis qu’on me joue pour la troisième fois, je suis à la table de mon ami Damilaville et je vous écris sous sa dictée que si le jeu des acteurs eût un peu plus répondu au caractère de la pièce, j’aurais été ce qu’ils appellent aux nues et que, malgré cela, j’aurai le succès qu’il faut pour contrister mes ennemis. Il s’est élevé du milieu du parterre des voix qui ont dit : Quelle réplique à la satire des Philosophes ! Voilà le mot que je voulais entendre. Je ne sais quelle opinion le public prendra de mon talent dramatique et je ne m’en soucie guère, mais je voulais qu’on vît un homme qui porte au fond de son cœur l’image de la vertu et le sentiment de l’humanité profondément gravés, et on l’aura vu. Ainsi Moïse peut cesser de tenir les mains élevées vers le ciel. On a osé faire à la reine l’éloge de mon ouvrage. C’est Brizard qui m’a apporté cette nouvelle de Versailles. Adieu, mon cher maître, je sais combien vous avez désiré le succès de votre disciple et j’en suis touché. Mon attachement et mon hommage pour toute ma vie.
On revient de la troisième représentation. Succès, malgré la rage de la cabale.
XXVII.
À Sartine33.
Lorsqu’il fut question de recouvrer les diamants de la parure de Mme la Dauphine, le sieur Belle, marchand joaillier, rue Saint-Louis, dont j’ai eu l’honneur de vous parler comme d’un homme distingué par sa droiture, reçut vos différents ordres ci-joints.
L’un de ces ordres retenait entre ses mains quelques pièces désignées par leur valeur et par leur poids, ou comme appartenant à la parure ou comme pouvant convenir à la rétablir. Cependant il s’est trouvé que l’une de ces choses n’était pas et que l’autre n’a point eu lieu. En comparant les pierres du sieur Belle avec les chatons qui restaient de la parure, on a reconnu que ces pierres n’appartenaient point à la parure et cette parure a été rétablie sans qu’on ait songé à faire usage des pierres du sieur Belle.
Il vous supplie donc, monsieur, de lui rendre la liberté du commerce de ces pierres qui sont d’un prix considérable, qu’il a gardées jusqu’à présent par le respect qu’il doit à vos ordres, mais qu’il ne pourrait garder plus longtemps sans gêne et sans préjudice.
Il mérite votre protection et la même justice que vous avez accordée à ses confrères, et j’ose la solliciter pour lui.
XXVIII.
À Voltaire34.
Non, très-cher et très-illustre frère, nous n’irons ni à Berlin ni à Pétersbourg achever l’Encyclopédie, et la raison, c’est qu’au moment où je vous parle on l’imprime ici, et que j’en ai des épreuves sous mes yeux. Mais chut. Assurément c’est un énorme soufflet pour mes ennemis que la proposition de l’impératrice de Russie ; mais croyez-vous que ce soit le premier de cette espèce que les maroufles aient reçu ? Oh ! que non. Il y a plus de deux ans que ce roi de Prusse, qui pense comme nous, qui pense aux plus petites choses en en exécutant de grandes, leur en avait appliqué un tout pareil. Si vous avez la bonté d’écrire en mon nom un mot à M. de Schouvalof, comme je vous en supplie, vous ne manquerez pas de faire valoir cette conformité de vues entre la princesse régnante et le plus grand monarque qui soit. L’un et l’autre n’ont pas dédaigné de nous tendre la main, et cela dans ces circonstances où l’on ne s’occupe d’une entreprise de littérature que quand on a reçu une de ces têtes rares qui embrassent tout à la fois. Par les offres qu’on nous fait, je vois qu’on ignore que le manuscrit de l’Encyclopédie ne nous appartient pas ; qu’il est en la possession des libraires qui l’ont acquis à des frais exorbitants, et que nous n’en pouvons distraire un feuillet sans infidélité. Quoi qu’il en soit, ne croyez pas que le péril que je cours en travaillant au milieu des barbares me rende pusillanime. Notre devise est : sans quartier pour les superstitieux, pour les fanatiques, pour les ignorants, pour les fous, pour les méchants et pour les tyrans, et j’espère que vous le reconnaîtrez en plus d’un endroit. Est-ce qu’on s’appelle philosophe pour rien ? Quoi ! le mensonge aura ses martyrs, et la vérité ne sera prêchée que par des lâches ? Ce qui me plaît des frères, c’est de les voir presque tous moins unis encore par la haine et le mépris de celle que vous avez appelé l’infâme
que par l’amour de la vérité, par le sentiment de la bienfaisance, et par le goût du vrai, du bon et du beau, espèce de trinité qui vaut un peu mieux que la leur. Ce n’est pas assez que d’en savoir plus qu’eux, il faut leur montrer que nous sommes meilleurs, et que la philosophie fait plus de gens de bien que la grâce suffisante ou efficace. L’ami Damilaville vous dira que ma porte et ma bourse sont ouvertes à toute heure et à tous les malheureux que mon bon destin m’envoie ; qu’ils disposent de mon temps et de mon talent, et que je les secoure de mes conseils et de mon argent ; c’est ainsi que je sers la cause commune, et les fanatiques qui m’environnent le voient et en frémissent de rage. Ils voudraient bien, les pervers qu’ils sont, que je les autorisasse par quelque mauvaise action à décrier nos sentiments ; mais, ventrebleu ! il n’en sera rien. Ils en sont réduits à dire que Dieu ne permettra pas que je meure dans mon incrédulité, et qu’un ange descendra sans faute pour me ramener, dans mes derniers moments : et moi, je leur promets de revenir à leur absurdité si l’ange descend. Cette manie de n’accorder de la probité qu’à ses sectateurs n’est-elle pas particulière au christianisme ? Adieu, grand frère, portez-vous bien, conservez-vous pour vos amis, pour la philosophie, pour les lettres, pour l’honneur de la nation qui n’a plus que vous, et pour le bien de l’humanité à laquelle vous êtes plus essentiel que cinq cents monarques fondus ensemble !
Damilaville m’a communiqué vos remarques sur Cinna. Le rival de Corneille devenu son commentateur ! Mais laissons cela ; votre motif est trop honnête pour oser vous gronder. Au demeurant, toutes vos critiques sont justes. Je vous trouve seulement bien plus d’indulgence que je n’en aurais ; cela vient sans doute de ce que la difficulté de l’art vous est mieux connue. Convenez que c’est un homme bien extraordinaire que Shakespeare35. Il n’y a pas une de ces scènes dont avec un peu de talent on ne fît une grande chose. Est-ce qu’une tragédie ne commencerait pas bien par deux sénateurs qui reprocheraient à un peuple avili les applaudissements qu’il vient de prodiguer à son tyran ? Et puis quelle rapidité et quel nombre ! Adieu, encore une fois. M. Thiriot, votre ami et le nôtre, vous aura dit combien je vous suis attaché, combien je vous admire et vous respecte. N’en rabattez pas un mot, s’il vous plaît. Quelque temps avant son départ, nous bûmes à votre convalescence ; buvez ensemble à notre santé.
Ah ! grand frère, vous ne savez pas combien ces gueux qui, faisant sans cesse le mal, se sont imaginé qu’il était réservé à eux seuls de faire le bien, souffrent de vous voir l’ami des hommes, le père des orphelins, et le défenseur des opprimés. Continuez de faire de grands ouvrages et de bonnes œuvres et qu’ils en crèvent de dépit. Adieu, sublime, honnête et cher Anté-christ.
XXIX.
À Naigeon.
Voici, mon ami, ce qu’un Genevois qui aurait de l’esprit et de la délicatesse dirait à Rousseau :
Sans doute, vous avez bien mérité d’une patrie que vous illustrez par vos talents ; il se peut que vos concitoyens ne vous aient pas rendu tous les égards qu’ils vous devaient ; mais Cimon, Thémistocle, Aristide, Miltiade ont été traités plus indignement que vous par les Athéniens, et ne se sont pas plaints. Thémistocle était presque le fondateur d’Athènes, et vous n’avez point fondé Genève. Vous n’avez pas encore, comme Miltiade, battu sur mer et sur terre le grand monarque de l’Asie ; vous n’avez ni les vertus guerrières, ni les vertus civiles de Cimon. J’avoue que vous êtes bien aussi juste qu’Aristide ; mais vous ne l’êtes pas davantage. Lorsque ces braves et glorieux citoyens ont été ignominieusement chassés de leurs maisons, de leurs villes, arrachés à leur famille, ils s’en sont allés, en souhaitant à leur patrie des hommes qui l’aimassent autant qu’eux, et qui la servissent mieux. Aucun d’eux ne s’est avisé de s’en venger, en jetant parmi ses habitants divisés un ouvrage capable de les armer les uns contre les autres, et d’ensanglanter les rues, les places publiques, les temples ! Et s’il arrivait, malheureusement pour vous, que l’ouvrage que vous venez de publier produisît cet effet, qu’il y eût un seul coup de poignard de donné, un seul de vos concitoyens d’égorgé, Rousseau, je vous connais ; vous verriez sans cesse le sang de ce citoyen couler ; le cadavre de l’infortuné serait sans cesse sous vos yeux, et vous péririez de chagrin ! Je sais bien que vous ne manquerez ni de raisons ni d’éloquence pour me prouver que Thémistocle, Aristide et Miltiade ont fait ce qu’ils devaient, et vous aussi. Je sais bien qu’il faudrait avoir toute votre fécondité et toute votre éloquence pour vous répondre : mais ce que je sens encore mieux, c’est qu’il faut bien de l’art pour faire votre apologie, et qu’il n’en faut point pour faire celle de Thémistocle ou de Miltiade. J’ai toutes les peines du monde à vous trouver innocent, et je trouve les autres innocents, justes, honnêtes, sans y réfléchir. Tout cela, mon ami, un peu mieux arrangé, embarrasserait un peu l’ami Jean-Jacques ; surtout si l’on ajoutait : Si vous n’êtes pas plus juste qu’Aristide, vous n’êtes pas non plus plus sage que Socrate, et vos concitoyens ne vous ont pas condamné à la mort comme il le fut par les siens. Cependant Socrate ne dit point à ses juges : Je ne suis pas le seul qui connaisse les mystères d’Eleusine ; Platon ne les ignore pas plus que moi, et Criton ne méprise pas moins les Eumolpides ; ainsi c’est trop ou trop peu d’une coupe. Il ne dénonça point Criton comme un criminel fait ses complices, et il ne s’en porta point l’accusateur, parce qu’il lui avait offert tous ses biens pour le racheter. Ceci rendrait l’apologie plus difficile encore, et l’embarras de l’ami Jean-Jacques plus grand.
XXX.
À le Breton.
Ne m’en sachez nul gré, monsieur, ce n’est pas pour vous que je reviens ; vous m’avez mis dans le cœur un poignard que votre vue ne peut qu’enfoncer davantage. Ce n’est pas non plus par attachement à l’ouvrage que je ne saurais que dédaigner dans l’état où il est. Vous ne me soupçonnez pas, je crois, de céder à l’intérêt. Quand vous ne m’auriez pas mis de tout temps au-dessus de ce soupçon, ce qui me revient à présent est si peu de chose, qu’il m’est aisé de faire un emploi de mon temps moins pénible et plus avantageux. Je ne cours pas enfin après la gloire de finir une entreprise importante qui m’occupe et fait mon supplice depuis vingt ans ; dans un moment, vous concevrez combien cette gloire est peu sûre. Je me rends à la sollicitation de M. Briasson. Je ne puis me défendre d’une espèce de commisération pour vos associés qui n’entrent pour rien dans la trahison que vous m’avez faite, et qui en seront peut-être avec vous les victimes. Vous m’avez lâchement trompé deux ans de suite ; vous avez massacré ou fait massacrer par une bête brute le travail de vingt honnêtes gens qui vous ont consacré leur temps, leurs talents et leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vérité, et sur le seul espoir de voir paraître leurs idées, et d’en recueillir quelque considération qu’ils ont bien méritée, et dont votre injustice et votre ingratitude les aura privés. Mais songez bien à ce que je vous prédis : à peine votre livre paraîtra-t-il, qu’ils iront aux articles de leur composition, et que voyant de leurs propres yeux l’injure que vous leur avez faite, ils ne se contiendront pas, ils jetteront les hauts cris. Les cris de MM. Diderot, de Saint-Lambert, Turgot, d’Holbach, de Jaucourt et autres, tous si respectables pour vous et si peu respectés, seront répétés par la multitude. Vos souscripteurs diront qu’ils ont souscrit pour mon ouvrage, et que c’est presque le vôtre que vous leur donnez. Amis, ennemis, associés élèveront leur voix contre vous. On fera passer le livre pour une plate et misérable rapsodie. Voltaire, qui nous cherchera et ne nous trouvera point, ces journalistes, et tous les écrivains périodiques, qui ne demandent pas mieux que de nous décrier, répandront dans la ville, dans la province, en pays étranger, que cette volumineuse compilation, qui doit coûter encore tant d’argent au public, n’est qu’un ramas d’insipides rognures. Une petite partie de votre édition se distribuera lentement, et le reste pourra vous demeurer en maculatures. Ne vous y trompez pas, le dommage ne sera pas en exacte proportion avec les suppressions que vous vous êtes permises ; quelque importantes et considérables qu’elles soient, il sera infiniment plus grand qu’elles. Peut-être alors serai-je forcé moi-même d’écarter le soupçon d’avoir connivé à cet indigne procédé, et je n’y manquerai pas. Alors on apprendra une atrocité dont il n’y a pas d’exemple depuis l’origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ouï parler de dix volumes in-folio clandestinement mutilés, tronqués, hachés, déshonorés par un imprimeur ? Votre syndicat sera marqué par un trait qui, s’il n’est pas beau, est du moins unique. On n’ignorera pas que vous avez manqué avec moi à tout égard, à toute honnêteté et à toute promesse. À votre ruine et à celle de vos associés que l’on plaindra, se joindra, mais pour vous seul, une infamie dont vous ne vous laverez jamais. Vous serez traîné dans la boue avec votre livre, et l’on vous citera dans l’avenir comme un homme capable d’une infidélité et d’une hardiesse auxquelles on n’en trouvera point à comparer. C’est alors que vous jugerez sainement de vos terreurs paniques et des lâches conseils des barbares ostrogoths et des stupides vandales qui vous ont secondé dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu’il en arrive, je serai à couvert. On n’ignorera pas qu’il n’a été en mon pouvoir ni de pressentir ni d’empêcher le mal quand je l’aurais soupçonné ; on n’ignorera pas que j’ai menacé, crié, réclamé. Si, en dépit de vos efforts pour perdre l’ouvrage, il se soutient, comme je le souhaite bien plus que je ne l’espère, vous n’en retirerez pas plus d’honneur, et vous n’en aurez pas fait une action moins perfide et moins basse ; s’il tombe, au contraire, vous serez l’objet des reproches de vos associés et de l’indignation du public auquel vous avez manqué bien plus qu’à moi. Au demeurant, disposez du peu qui reste à exécuter comme il vous plaira ; cela m’est de la dernière indifférence. Lorsque vous me remettrez mon volume de feuilles blanches, je vous donne ma parole d’honneur de ne le pas ouvrir que je n’y sois contraint pour l’application de vos planches. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois : j’en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi, devant votre associé, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant, et mon domestique. J’ai trop souffert, et je souffre trop encore pour m’exposer à recevoir la même peine. Et puis, il n’y a plus de remède. Il faut à présent courir tous les affreux hasards auxquels vous nous avez exposés. Vous m’aurez pu traiter avec une indignité qui ne se conçoit pas : mais en revanche vous risquez d’en être sévèrement puni. Vous avez oublié que ce n’est pas aux choses courantes, sensées et communes que vous deviez vos premiers succès, qu’il n’y a peut-être pas deux hommes dans le monde qui se soient donné la peine de lire une ligne d’histoire, de géographie, de mathématiques et même d’arts, et que ce qu’on y a recherché et ce qu’on y recherchera, c’est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs. Vous l’avez châtrée, dépecée, mutilée, mise en lambeaux, sans ugement, sans ménagement et sans goût. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l’attrait, le piquant, l’intéressant et la nouveauté. Vous en serez châtié par la perte pécuniaire et par le déshonneur : c’est votre affaire : vous étiez d’âge à savoir combien il est rare de commettre impunément une vilaine action ; vous l’apprendrez par le fracas et le désastre que je prévois. Je me connais ; dans cet instant, mais pas plutôt, le ressentiment de l’injure et la trahison que vous m’avez faites sortira de mon cœur, et j’aurai la bêtise de m’affliger d’une disgrâce que vous aurez vous-même attirée sur vous. Puissé-je être un mauvais prophète ! mais je ne le crois pas : il n’y aura que du plus ou du moins ; et avec la nuée de malveillants dont nous sommes entourés, et qui nous observent, le plus est tout autrement vraisemblable que le moins. Ne vous donnez pas la peine de me répondre ; je ne vous regarderai jamais sans sentir mes sens se retirer, et je ne vous lirai pas sans horreur.
Voilà donc ce qui résulte de vingt-cinq ans de travaux, de peines, de dépenses, de dangers, de mortifications de toute espèce ! Un inepte, un ostrogoth détruit tout en un moment : je parle de votre boucher, de celui à qui vous avez remis le soin de nous démembrer. Il se trouve à la fin que le plus grand dommage que nous ayons souffert, que le mépris, la honte, le discrédit, la ruine, la risée nous viennent du principal propriétaire de la chose ! Quand on est sans énergie, sans vertu, sans courage, il faut se rendre justice, et laisser à d’autres les entreprises périlleuses. Votre femme entend mieux vos intérêts que vous ; elle sait mieux ce que nous devons aux persécutions et aux arrêts qu’on a criés dans les rues contre nous ; elle n’eût jamais fait comme vous.
Adieu, monsieur Le Breton ; c’est à un an d’ici que je vous attends, lorsque vos travailleurs connaîtront par eux-mêmes la digne reconnaissance qu’ils ont obtenue de vous. On serait persuadé que votre coignée ne serait tombée que sur moi, que cela suffirait pour vous nuire infiniment ; mais. Dieu merci ! elle n’a épargné personne. Comme le baron d’Holbach vous enverrait paître vous et vos planches, si je lui disais un mot ! Je finis tout à l’heure, car en voilà beaucoup ; mais c’est pour n’y revenir de ma vie. Il faut que je prenne date avec vous ; il faut qu’on voie, quand il en sera temps, que j’ai senti, comme je devais, votre odieux procédé, et que j’en ai prévu toutes les suites. Jusqu’à ce moment vous n’entendrez plus parler de moi ; j’irai chez vous sans vous apercevoir ; vous m’obligerez de ne me pas apercevoir davantage. Je désire que tout ait l’issue heureuse et paisible dont vous vous bercez ; je ne m’y opposerai d’aucune manière ; mais si, par malheur pour vous, je suis dans le cas de publier mon apologie, elle sera bientôt faite. Je n’aurai qu’à raconter nûment et simplement les faits comme ils se sont passés, à prendre du moment où, de votre autorité privée et dans le secret de votre petit comité gothique, vous fîtes main-basse sur l’article Intendant et sur quelques autres dont j’ai les épreuves.
Au reste, ne manquez pas d’aller remercier M. Briasson de la visite qu’il me rendit hier. Il arriva comme je me disposais à aller dîner chez M. le baron d’Holbach, avec la société de tous ses amis et les miens. Ils auraient vu mon désespoir (le terme n’est pas trop fort) ; ils m’en auraient demandé la raison, que je n’aurais pas eu la force de la leur celer, et votre ouvrage serait décrié et perdu. Je promis à Briasson de me taire, et je lui ai tenu parole. J’ai fait plus : j’ai bien dit à M. Briasson tout le désordre que vous aviez fait ; mais il ignore comment j’ai pu m’en assurer, et ne sait pas que j’ai les volumes ; c’est un secret que vous êtes le maître de lui garder encore. Je fais si peu de cas de mon exemplaire, que sans une infinité de notes marginales dont il est chargé, je ne balancerais pas à vous le faire jeter au milieu de votre boutique. Encore s’il était possible d’obtenir de vous les épreuves, afin de transcrire à la main les morceaux que vous avez supprimés ! La demande est juste, mais je ne la fais pas : quand on a été capable d’abuser de la confiance au point où vous avez abusé de la mienne, on est capable de tout. C’est mon bien, pourtant, c’est le bien de vos auteurs que vous retenez. Je ne vous le donne pas ; mais vous, vous le retiendrez, quelque serment que je fasse de ne les employer à aucun usage qui vous soit le plus légèrement préjudiciable. Je n’insiste pas sur cette restitution qui est de droit : je n’attends rien de juste ni d’honnête de vous.
P. S. Vous exigez que j’aille chez vous, comme auparavant, revoir les épreuves ; M. Briasson le demande aussi : vous ne savez ce que vous voulez ni l’un ni l’autre ; vous ne savez pas combien de mépris vous aurez à digérer de ma part : je suis blessé pour jusqu’au tombeau. J’oubliais de vous avertir que je vais rendre la parole à ceux à qui j’avais demandé et qui m’avaient promis des secours, et restituer à d’autres les articles qu’ils m’avaient déjà fournis, et que je ne veux pas livrer à votre despotisme. C’est assez de tracasseries auxquelles je serai bientôt exposé, sans encore les multiplier de propos délibéré. Allez demander à votre associé ce qu’il pense de votre position et de la mienne, et vous verrez ce qu’il vous en dira.
XXXI.
À d’Alembert36.
Grand merci, mon ami. Je vous avais déjà lu et vous m’avez fait grand plaisir37. Ils n’en diront rien, mais ils n’en enrageront pas moins. Je voudrais bien qu’il y eût une gazette moliniste, comme il y en a une janséniste, afin que votre épigraphe se vérifiât et que vous eussiez le plaisir de voir l’une approuvant ce que l’autre blâmerait, et réciproquement votre impartialité bien constatée. La belle nuée d’ennemis secrets que vous allez vous faire ! Mais il faut en passer par là, ou renoncer à dire la vérité. Recevez mon compliment et mon remerciement. Faites-nous souvent de ces ouvrages-là, pour l’honneur de la philosophie, le vôtre et votre santé. Car il est impossible qu’on n’ait pas grand plaisir à écrire ce qu’on en a tant à lire. C’est bien dommage que cela n’ait pas paru plus tôt ; j’en aurais tiré bon parti. Les ennemis de la philosophie sont faits pour recevoir coup sur coup toutes ces sortes de désagréments : l’année est mauvaise pour eux. Voici un événement qui ne les réjouira pas plus que votre ouvrage. J’avais fait proposer par Grimm, à l’impératrice de Russie, d’acheter ma bibliothèque. Savez-vous ce qu’elle a fait ? Elle la prend, elle me la fait payer ce que j’en ai demandé, elle me la laisse et elle y ajoute cent pistoles de pension ; et il faut voir avec quelle attention, quelle délicatesse, quelle grâce tous ces bienfaits sont accordés. Me voilà donc heureux et complètement heureux ; et ce qui me convient beaucoup, j’ai l’obligation de mon bonheur à mon ami et à une souveraine qui a tout fait pour vous appeler auprès d’elle. C’est un peu de l’estime particulière qu’elle fait de vous qui aura réfléchi sur moi avec un penchant naturel à la bienfaisance. Si vous avez occasion d’écrire à cette cour, joignez, je vous prie, vos remerciements aux miens. Qu’on y voie que tous les honnêtes gens de ce pays-ci sont sensibles au choix qu’elle a fait de moi parmi ceux qui partagent ses grâces. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Portez-vous mieux.
XXXII.
À Suard38.
Je ne suis, mon cher ami, ni ingrat, ni paresseux, ni négligent ; mais je deviens fou. J’ai passé plus de temps à chercher ce maudit extrait de Montamy qu’il ne m’en aurait fallu pour le refaire à neuf. Pendant quinze jours que je n’en ai eu aucun besoin, je ne rencontrai pas autre chose sous mes yeux. Eh bien, il faut que le diable l’ait emporté. J’ai retourné et retourné dix fois, vingt fois et portefeuilles, et tiroirs, et cartons, inutilement. Nous n’avons plus qu’une ressource : c’est que peut-être il est parmi des papiers que je remis au domestique de M. de Montamy lorsqu’il m’apporta le livre. Je vous prie très-instamment d’y envoyer. Si l’extrait dont il s’agit se retrouve là, envoyez-le-moi. Je m’y mets sur-le-champ et vous serez satisfait. Bonjour, ayez le moins d’humeur que vous pourrez, je vous en conjure. Pour cette fois, je ne suis pas coupable.
XXXIII.
À Grimm39.
Si je savais, mon ami, où trouver Sedaine, j’y courrais pour lui lire votre lettre et vos observations. Ouf ! je respire. Voilà le jugement que j’en ai porté, et hier, en l’écoutant, à chaque instant je me suis surpris pensant à vous et devinant vos transports. Mais une chose dont vous ne me parlez point et qui est pour moi le mérite incroyable de la pièce, ce qui me fait tomber les bras, me décourage, me dispense d’écrire de ma vie et m’excusera solidement au jugement dernier, c’est le naturel sans aucun apprêt, c’est l’éloquence la plus vigoureuse sans l’ombre d’effort ni de rhétorique. Combien d’occasions de pérorer auxquelles on ne se refuse jamais sans le goût le plus grand et le plus exquis ! Exemple : « Je me suis couché le plus tranquille et le plus heureux des pères et me voilà ! » Vous avez raison, ne nous plaignons pas encore du public. Il faut être un ange en fait de goût pour sentir le mérite de cette simplicité-là. J’ai quelquefois eu hier la vanité de croire, au milieu de deux mille personnes, que je le sentais seul, et cela, parce qu’on n’était pas fou, ivre comme moi, qu’on ne faisait pas des cris… Je ne pouvais souffrir qu’on dît froidement, avec un petit air de satisfaction indulgente : Oui, cela est naturel.… Saindieu ! croyez-vous qu’on mérite ces ouvrages-là, quand on en parle ainsi ?
Au sortir, l’abbé Le Monnier me fit entrer au café. Un blanc-bec s’approche de lui, et lui dit : « L’abbé, cela est joli. » À l’instant je me lève de fureur, et je dis à l’abbé : « Sortons, je n’y saurais tenir. Comment, mordieu ! vous connaissez des gens comme cela ? »
Oui, mon ami, oui, voilà le vrai goût, voilà la vérité domestique, voilà la chambre, voilà les actions et les propos des honnêtes gens, voilà la comédie.
Ou cela est faux, ou cela est vrai. Si cela est faux, cela est détestable. Si cela est vrai, combien il y a sur nos théâtres de choses détestables, et qui passent pour sublimes !
J’étais à côté de Cochin, et je lui disais : « Il faut que je sois un honnête homme, car je sens vivement tout le mérite de cet ouvrage. Je m’en récrie de la manière la plus forte et la plus vraie ; et il n’y a personne au monde à qui elle dût faire plus de mal qu’à moi, car cet homme me coupe l’herbe sous les pieds. »
J’attends à présent tous nos petits censeurs de la rue Royale. Je ne me donnerai pas la peine de les contredire ; mais leur jugement va devenir pour moi la règle et la mesure du goût qu’ils ont.
Eh bien, monsieur le plaisant, m’en croirez-vous une autre fois, quand je vous louerai une chose ? Je vous disais que je ne connaissais rien qui ressemblât à cela ; que c’était une des choses qui m’avaient le plus surpris ; qu’il n’y avait pas d’exemple d’autant de force et de vérité, de simplicité et de finesse. Dites le contraire, si vous osez.
Je sens bien, je juge bien, et le temps finit toujours par prendre mon goût et mon avis. Ne riez pas : c’est moi qui anticipe sur l’avenir, et qui sais sa pensée.
Il faut que je vous voie aujourd’hui. Hatmann m’a envoyé un clavecin ; nous en causerons ce soir. Bonjour. Je vous embrasse de tout mon cœur. Il me semble que vous me soyez plus cher encore ; cette conformité de voir et de sentir me serre contre vous d’une manière délicieuse. Comme je vous baiserais, si vous étiez à côté de moi !
XXXIV.
À Damilaville40.
Je viens, mon ami, de recevoir votre dissertation sur les moines, où je me doute, avant que de l’avoir lue, que vous prouvez à merveille que des sociétés de célibataires ordonnés, à votre mode, dans un certain état de société, loin d’être nuisibles seraient avantageuses, peut-être même nécessaires ; s’agissait-il de cela ? Aucunement ; mais de nos moines tels qu’ils sont dans l’état où nous sommes. Il s’agissait de savoir si les nations voisines qui n’ont ni moines, ni prêtres, ni célibataires, n’ont pas de l’avantage sur nous. Je m’arrête là ; je vous lirai quand je serai sorti de la poussière des livres et des copeaux des menuisiers. Vous n’êtes jamais un sot ; mais vous aimez à contredire ; et souvent vous ne voulez pas voir que, puisqu’il n’y a rien de bon qui n’ait quelque inconvénient, pas même la vertu ; rien de mauvais qui n’ait quelque avantage, pas même le crime ; le bon jugement consiste à peser et à rejeter nettement comme mauvais ce qui est plus mauvais que bon ; pareillement dans les questions abstraites, à traiter comme faux ce qui a le moins de vraisemblable ; car quelle est la question spéculative en faveur de laquelle on ne puisse trouver une raison ? Il n’y en a pas une d’assez indigente. Malebranche prouve que l’homme voit tout en Dieu, Berkley qu’il est lui le seul existant ; personne ne les en a crus et je n’oserais assurer que personne leur ait encore bien répondu. Le fil de la vérité sort des ténèbres et aboutit à des ténèbres. Sur la longueur il y a un point le plus lumineux de tous, où il faut savoir s’arrêter et au-delà duquel l’obscurité semble renaître.
J’en appelle à tous mes amis, à vous-même ; je ne suis aucunement tyran des opinions, je dis mes raisons et j’attends ; j’ai remarqué plusieurs fois au bout d’un certain temps que mon adversaire et moi nous avions tous les deux changé d’avis. Je ne désespère pas qu’un jour je ne croie à l’utilité des moines, et que vous n’y croyez plus.
Ce que je dirai quand je verrai de votre façon un ouvrage en faveur de la religion chrétienne ?
Je dirai que vous avez fait le plus grand abus de l’esprit qu’il était possible de faire ; cette religion étant à mon sens la plus absurde et la plus atroce dans ses dogmes ; la plus inintelligible, la plus métaphysique, la plus entortillée et par conséquent la plus sujette à divisions, sectes, schismes, hérésies, la plus funeste à la tranquillité publique, la plus dangereuse pour les souverains par son ordre hiérarchique, ses persécutions et sa discipline, la plus plate, la plus maussade, la plus gothique et la plus triste dans ses cérémonies, la plus puérile et la plus insociable dans sa morale considérée non dans ce qui lui est commun avec la morale universelle, mais dans ce qui lui est propre et ce qui la constitue morale évangélique, apostolique et chrétienne, la plus intolérante de toutes ; je dirai que vous avez oublié que le luthéranisme débarrassé de quelques absurdités est préférable au catholicisme, le protestantisme au luthéranisme, le socinianisme au protestantisme, le déisme, avec des temples, des cérémonies, au socinianisme : je dirai que puisqu’il faut que l’homme superstitieux de la nature ait un fétiche, le fétiche le plus simple et le plus innocent sera le meilleur de tous. Je dirai que, puisque l’idée de ce fétiche est sujette à varier comme toutes les autres chimères, le seul moyen d’ôter aux diverses opinions leur danger effroyable c’est de les tolérer toutes sans aucune exception, et de les décrier les unes par les autres, en les rapprochant les unes des autres. Je dirai que si le ministère avait le bon jugement de n’attacher aucune prérogative, aucune distinction, à certaine façon de parler et de penser en matière de religion, on aurait atteint tout ce qu’il y aurait de mieux ; je finirai par dire qu’un mystère est encore bien barbare, quand il n’a pas songé à pourvoir à la chose à laquelle l’homme attache plus d’importance qu’à sa fortune, sa liberté, son honneur et sa vie.
Il est vrai que l’impératrice vient de me donner une marque nouvelle de sa bienveillance, et que cette grâce n’est pas moins approuvée des honnêtes gens que la première ; mais il ne l’est pas moins que je n’y ai pas été aussi sensible que je l’aurais été dans un autre temps et dans d’autres circonstances. Si j’ai dit à nos amis que vous m’écriviez de la déraison, ce n’est pas dans le dessein de vous desservir ; c’est la suite de la conversation, et d’une effusion d’âme qui entraîne ces sortes d’indiscrétions ; c’est qu’on est porté naturellement à croire que ceux qui nous écoutent y mettent encore moins d’importance que nous. Mon ami, je pense que l’Amour est un maître sauvage et cruel. Qu’il soit impossible d’allier plus de raison avec tant de passion que vous le faites, c’est ce que je n’avouerai jamais. J’ai été quelquefois dans votre position ; je trouvais bien dans ma tête les mêmes sophismes que vous, je me les proposais à moi-même et aux autres, comme vous faites ; mais je ne pouvais m’empêcher d’en sentir le faux et d’en rire ; ce qui me dépite, c’est que vous donniez sérieusement dans toutes ces subtilités qui n’ont besoin que d’être traduites en d’autres termes pour devenir d’un ridicule comique. Mon ami, lisez Térence, Plaute, Molière, Regnard et les autres ; vous y trouverez les amants aussi bons raisonneurs que vous. Ce qui me déplaît, c’est cet état, mi-parti de raison et de folie ; c’est son incompatibilité avec le bonheur. Je n’y aurais trouvé qu’un remède quand j’étais jeune : c’était d’avouer la chose telle comme elle était, et de m’avouer toute mon extravagance, et de regarder mon jugement comme une planche à sauver du naufrage. Je pensais comme un sage et j’agissais comme un fou. Mais je ne l’ignorais pas, je n’en voulais pas imposer à la complice de ma folie. M’objectait-elle quelque chose de sensé ? je disais : « Vous avez raison ; mais votre raison me désespère et votre folie me ferait tant de plaisir. » À l’intrépidité avec laquelle vous prétendez concilier les sentiments les plus incompatibles, les projets les plus disparates, les rôles les plus antipathiques, on dirait que vous êtes né d’hier et que vous n’avez pas la première notion du cœur humain ; et j’ai la bêtise d’argumenter en forme contre vous, tandis que l’ironie me suffirait. Adieu, bonjour, portez vous bien : aimez-moi comme je vous aime, et vous m’aimerez beaucoup. Madame prétend ne vous avoir rien écrit de pareil à vos lignes soulignées sur l’affaire du précepteur manqué. Car je me suis plaint sincèrement qu’elle me dît d’une façon et qu’elle vous écrivît d’une autre.
XXXV.
Au général Betzky.
Je suis très-honoré des marques de confiance que vous avez eu la bonté de me donner, et j’ai tâché d’y répondre avec tout le zèle et toute l’activité possibles ; mais Son Excellence le prince de Galitzin a su si bien gagner mon Falconet, qui, de son côté, a apporté tant de facilité à nos vues, qu’il ne me reste presque aucun mérite dans le succès de cette affaire. L’affabilité charmante du prince et le désintéressement singulier de l’artiste ont tout fait. Je perds un bon ami que le prince de Galitzin m’enlève ; et l’honneur d’être appelé par la plus grande des souveraines, et de travailler à la gloire du plus grand des monarques, ravit à la nation un homme excellent qu’elle regrette. Il n’y a qu’une voix sur le choix de votre artiste.
Falconet partira le 15 du mois de septembre prochain. Il n’y a aucune sorte d’intérêt qu’il n’ait sacrifié à l’empressement flatteur que vous avez de le posséder. Permettez, monsieur, à l’amitié de vous révéler ce que la hauteur d’âme de mon artiste vous aurait certainement laissé ignorer. Il s’éloigne d’un pays où il est honoré ; il quitte à cinquante ans son foyer, la maison qu’il a lui-même bâtie, les arbres qu’il a plantés, le jardin qu’il cultivait lui-même de ses mains, des amis qui lui sont chers ; il renonce à la méditation, à l’étude, à toutes les douceurs d’une retraite délicieuse ; avec une âme bonne et sensible, telle que Votre Excellence l’a reçue de la nature, elle concevra toute la force de ces sortes de liens, et combien il en doit coûter pour les rompre. Falconet les a rompus, et ce n’est ni la soif de l’or, ni l’ambition d’une plus grande fortune qui l’ont déterminé. Il méprise l’or, il est âgé, et il a la fortune du sage ; mais il est entraîné par le talent et le désir de s’immortaliser par une grande et belle chose.
Il avait un état de maison tel qu’il convenait de l’avoir à un homme qui est dans l’aisance. À peine son voyage a-t-il été arrêté que tous ses effets ont été donnés, dissipés ou vendus.
M. le prince de Galitzin vous dira qu’il n’a réservé, du prix de la location de sa maison, qu’une pension annuelle très-modique qu’il faisait à une de ses parentes dont il est le bienfaiteur et le soutien.
On a disposé de la place qu’il occupait à la manufacture de Sèvres, et qui lui rendait deux mille quatre cents livres par an.
Il a renoncé à la place de professeur, aux grades académiques et aux honoraires qui y sont attachés.
Il avait seize cents livres de pension de la cour ; et il est d’autant plus incertain que ces seize cents livres lui restent, qu’on a refusé d’accepter, en payement d’un bloc de marbre qui lui avait été fourni, mille écus qu’on lui redevait sur cette pension.
Il a confié à un autre sculpteur, qui a bien voulu s’en charger, le soin d’achever à ses dépens la statue de saint Ambroise qu’il travaillait pour les Invalides.
Je n’entre dans tous ces détails que pour supplier Votre Excellence d’épargner à mon ami toutes sortes de regrets, de lui accorder votre protection entière, et de lui procurer un travail facile et un séjour heureux. Je mourrais de chagrin, si j’avais jamais à me reprocher les conseils que je lui ai donnés et les assurances que je lui ai faites. Vous avez à remplir avec mon ami toutes les promesses que je lui ai faites.
Le duc de Wurtemberg a permis que les deux statues qu’il avait entreprises pour lui, et qui étaient presque finies, appartinssent à Sa Majesté Impériale, à qui, soit dit sans offense, elles conviendraient beaucoup mieux. L’une représente la Souveraineté appuyée sur son faisceau, l’autre la Gloire qui entoure d’une guirlande un médaillon où l’image de Catherine sera très-bien placée.
Une troisième, qui montre une femme assise qui enveloppe d’un pan de sa robe des fleurs d’hiver, semble avoir été projetée pour la Russie. Les deux premières figures sont très-belles ; mais cette dernière est de position, de caractère, de simplicité, de mouvements, de draperies, un chef-d’œuvre à placer à côté de l’antique.
Les trois caisses qui renferment ces trois morceaux sont accompagnées de dix-sept autres, dont cinq contiennent quelques effets appartenant à l’artiste ; les autres sont pleines de dessins, de plans, d’estampes, d’outils ; en un mot, de choses relatives à l’étude et à la pratique de l’art ; et le projet de Falconet est de les abandonner à l’usage de l’Académie.
Il est à propos que Votre Excellence veille à la sûreté de ces caisses, et empêche qu’elles ne soient ouvertes avant l’arrivée de l’artiste : il serait fâcheux que des choses précieuses, qui auraient échappé aux périls du voyage, fussent brisées par des ouvriers maladroits.
Jusqu’à présent, je n’ai pas dit un mot à Votre Excellence du traité fait avec Falconet ; ç’a été l’ouvrage d’un quart d’heure, et l’écrit d’une demi-page.
Nous nous sommes informés de ce que de pareils monuments exécutés avaient produit, à Paris, aux artistes qu’on en avait chargés, à Bouchardon, à Pigalle, à Le Moyne, et nous avons su que leurs honoraires avaient été évalués à cent mille écus, sans compter une infinité de petits gains malhonnêtes, connus dans tous les métiers sous le nom de tour du bâton.
Votre Excellence imagine bien que nous avons laissé là ces gains qui ne nous convenaient pas, et qui ne devaient convenir à aucun honnête homme ; nous avons même négligé des considérations plus justes, telles que la nécessité de s’expatrier, et toutes les peines qu’elle cause, et toutes les pertes qui en sont la suite nécessaire, et nous avons proposé cent mille écus à Falconet. Notre artiste nous a répondu qu’il ne lui fallait que deux cent mille francs, que celui qui ne savait pas être heureux avec deux mille livres de rente ne l’était pas avec cent mille ; et que, quant aux autres cent mille francs dont il se départait sans peine, on les lui rembourserait en bons procédés ; ce qui ne coûterait rien à personne. Je supplie Votre Excellence déjuger à ce trait mon ami.
Le traité ne porte donc que deux cent mille francs, il a fallu en passer par là. Nous n’avons jamais pu vaincre là-dessus l’opiniâtreté de notre statuaire ; ainsi ce n’est pas économie de notre part, c’est refus de la sienne. C’est lui-même qui a réduit son honoraire à ce prix modique, malgré que nous en eussions, et au grand scandale de tous nos artistes qui ont su son procédé honnête et qui ne le lui pardonnent pas.
Les monuments de cette espèce coûtent ici des millions, et durent un temps infini. Si tout répond aux vues de notre artiste, qui ne pense pas qu’il soit plus permis de voler un souverain qu’un particulier, Sa Majesté Impériale saura combien il en faut rabattre, et pour le temps et pour la dépense, quand on a affaire à un honnête homme et à un habile homme.
Il est à présumer que moins un artiste pense à lui-même, plus il pense à ses ouvriers ; Falconet avait son intérêt à les choisir excellents, c’est ce qu’il a fait. Et Votre Excellence verra qu’il ne leur a presque rien accordé au-delà de ce qu’ils gagnent dans les ateliers de Paris.
Que Votre Excellence me permette de lui représenter que le travail de mon ami lui rend environ dix mille francs à Paris, et qu’en ajoutant à ces dix mille francs son honoraire annuel de la manufacture de Sèvres, ses pensions, ses honoraires académiques et le reste de son revenu, son traité avec la cour de Russie n’ajoute presque rien à sa fortune. Comblez donc d’honneurs mon Falconet, rendez-le donc heureux, faites qu’il jouisse du repos ; faites qu’il ne trouve aucun dégoût, aucun obstacle qui le retardent dans ses opérations, et l’empêchent d’exécuter pour vous une grande et belle chose ; et il aura obtenu la récompense dont il fait cas. Je vous demande son bonheur avec mille fois plus d’instance que je n’oserais vous demander le mien. Qu’il m’écrive incessamment qu’il est heureux, et qu’à son retour il puisse m’embrasser avec joie ! C’est à ces conditions que je vous l’envoie.
Il part avec un de ses ouvriers et une jeune personne âgée de dix-neuf ans41 Il sera suivi d’un second ouvrier, et il en prendra un troisième à Berlin.
Le ministre précédent avait accordé au peintre La Grenée dix mille francs pour son voyage. Mon statuaire, qui se distingue jusque dans les plus petites choses, a pensé que la même somme suffirait pour cinq personnes, et il n’en a pas demandé davantage.
Je ne vous dis rien des autres articles du traité ; j’espère que Votre Excellence reconnaîtra que l’intérêt n’en a dicté aucun, et que tout y a été dirigé à l’économie, à la célérité et au succès.
Il n’est pas indifférent que vous sachiez que les ouvriers qui accompagnent ou suivent mon ami ont, la plupart, femme et enfants qu’ils laissent dans ce pays, et à la subsistance desquels il est juste qu’ils pourvoient.
Tout en arrivant, mon statuaire vous présentera son ébauche. C’est un homme qui pense et sent grandement ; son idée m’a paru neuve et belle, elle est sienne ; il y est singulièrement attaché, et je pense qu’il a raison. Avec le talent le plus distingué, il a encore la modestie de ne pas trop présumer de lui-même ; cependant je ne doute point qu’il n’aimât mieux s’en revenir en France, après avoir supporté la fatigue d’un long et pénible voyage, que de se soumettre à faire une chose ordinaire et commune. Le monument sera simple, mais correspondra parfaitement au caractère du héros. On pourrait l’enrichir sans doute ; mais vous savez mieux que moi que, dans les beaux-arts, la richesse est presque toujours l’ennemie mortelle du sublime. Nos artistes sont accourus dans son atelier ; tous l’ont félicité de s’être affranchi de la route battue ; et c’est la première fois que j’ai vu une idée nouvelle aussi universellement applaudie, et des gens de l’art, et des gens du monde, et des ignorants, et des connaisseurs. Un de ses ouvriers lui dit à l’aspect de son modèle : « N’est-ce pas vous qui avez fait cela ? C’est le czar. »
Je relis le traité à mesure que j’ai l’honneur de vous écrire, et je n’y vois rien que Sa Majesté Impériale ne puisse approuver. Si cependant, contre notre attente, il se trouvait, soit dans la forme, soit dans quelques autres points, quelque chose qui ne s’arrangeât pas pourtant avec les coutumes, les mœurs, les usages du pays, on peut attendre du bon esprit de mon ami qu’il se prêtera à toutes les rectifications qui ne croiseront ni la célérité ni le succès de son entreprise.
Il ne me reste plus qu’à remercier Votre Excellence de toutes les choses obligeantes qu’elle a la bonté de me dire. Il est naturel que dans la seule occasion que j’aurai peut-être de ma vie de lui témoigner mon respect et mon dévouement, je souhaite ardemment que ma conduite ait été bien conforme à ses intentions. J’espère qu’elle ne dédaignera pas de m’en instruire, afin que je puisse m’excuser, si j’ai failli ; ou jouir de la satisfaction la plus douce, si j’ai eu le bonheur de la contenter.
Surtout que Votre Excellence ne confonde pas mon artiste avec la foule des artistes communs. C’est un homme qui a des idées, et qui sait penser par lui-même. J’ignore sur quelle entreprise plus intéressante Votre Excellence pourrait avoir dans la suite à me consulter ; mais quand mon Falconet sera à côté du général Betzky, il n’aura plus besoin de personne. Qu’on le laisse faire, et il fera de grandes choses.
Cependant Votre Excellence peut disposer de moi en toutes circonstances, elle doit connaître mon dévouement. S’il est vrai que ce soit le cœur qui rende disert, ce sera surtout quand il sera question de la servir et de célébrer Sa Majesté Impériale que je suis très-sûr de trouver du génie, s’il est vrai que la nature m’en ait départi quelque étincelle.
Vous avez déjà un sculpteur à Pétersbourg, et même de notre Académie. Pour peu qu’il ait d’âme, il est difficile qu’il voie arriver un autre artiste pour exécuter un monument qu’il ne doit pas juger au-dessus de son talent ou de sa médiocrité : les hommes ne se rendent pas cette justice. Il est naturel qu’il regarde l’artiste avec un œil jaloux, et l’ouvrage d’un œil critique ; qu’il examine, qu’il censure, qu’il inquiète, et qu’il suscite des difficultés et des arguments ; il est tout simple que Sa Majesté Impériale et vous, monsieur, qui êtes son ministre, interposiez votre autorité, et disiez les mots graves qui font taire. Il ne faut pas que notre artiste, qui aura besoin de toute la tranquillité de sa tête, soit importuné et distrait dans une grande opération par le bourdonnement et la piqûre des guêpes.
Il espère trouver dans les écuries de Sa Majesté, ou des seigneurs de sa cour, de beaux modèles de chevaux, et quelques bons écuyers à son service.
Quant à la suite des opérations, la construction des ateliers, la préparation du petit modèle et l’exécution du grand, elles se succéderont, comme j’ai eu l’honneur de vous le marquer dans la précédente lettre à laquelle Votre Excellence a fait une réponse que je regarde comme un témoignage précieux de son estime et de sa bienveillance.
Un jeune comédien russe qui voyage aux dépens de Sa Majesté, sachant que c’était au général Betzky que mon Falconet était adressé, s’écria avec une naïveté qui me remplit de joie : « Le général ! c’est le plus honnête homme de la Russie. M. Falconet ne sera pas plus tôt arrivé, qu’il sera son enfant. »
Il ne me reste plus qu’un mot à dire à Votre Excellence : le projet de Sa Majesté serait-il d’appeler dans ses États des Français ? le moment est favorable. Mais oserais-je vous représenter, monsieur, que ce soient surtout des jeunes gens ? Il faut les prendre lorsque leur éducation est faite, leur tempérament fort et vigoureux, et leur talent bien décidé, entre vingt à trente ans. Ce n’est qu’à cet âge qu’on n’a point de patrie et qu’on en prend une. C’est dans cet intervalle qu’on épouse une contrée, et qu’on l’épouse si bien qu’on n’imagine plus qu’on puisse subsister heureusement sans un vitchoura. C’est alors que les passions se développent, et qu’on sent le besoin d’une compagne. Le vieillard arrive, rend les services qu’on lui demande, forme quelques élèves qui s’abâtardissent, reçoit les honoraires qu’on lui a promis, s’en retourne ; le jeune homme prend femme, a des enfants, et fait une famille qui reste.
XXXVI.
À Voltaire42.
Monsieur et cher maître, je sais bien que quand une bête féroce43 a trempé sa langue dans le sang humain, elle ne peut plus s’en passer ; je sais bien que cette bête manque d’aliment, et que, n’ayant plus de Jésuites à manger, elle va se jeter sur les philosophes. Je sais bien qu’elle a les yeux tournés sur moi et que je serai peut-être le premier qu’elle dévorera ; je sais bien qu’un honnête homme peut en vingt-quatre heures perdre ici sa fortune, parce qu’ils sont gueux ; son honneur, parce qu’il n’y a point de lois ; sa liberté, parce que les tyrans sont ombrageux ; sa vie, parce qu’ils comptent la vie d’un citoyen pour rien, et qu’ils cherchent à se tirer du mépris par des actes de terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres. Je sais bien qu’ils viennent d’égorger un enfant44 pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable45 à tous égards, parce qu’il refusait de conspirer à la ruine de sa province et qu’il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état, ni les talents qui recommandaient M. de La Chalotais, et que quand ils voudront me perdre, je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec amertume :
Ô Solon, Solon !
Je ne me dissimule rien, comme vous voyez ; mon âme est pleine d’alarmes ; j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit : « Fuis, fuis » ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C’est que je suis père d’une jeune fille à qui je dois l’éducation ; c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions ; et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis je me lève tous les matins avec l’espérance que les méchants se sont amendés pendant la nuit ; qu’il n’y a plus de fanatiques ; que les maîtres ont senti leurs véritables intérêts, et qu’ils reconnaissent enfin que nous sommes les meilleurs sujets qu’ils aient. C’est une bêtise, mais c’est la bêtise d’une belle âme qui ne peut croire longtemps à la méchanceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s’aperçoit point. La société présente un aspect si tranquille que l’âme, lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à laquelle il est presque impossible de se refuser. L’innocence et l’obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et comment voulez-vous que celui qui n’en veut à personne s’imagine, sous les tuiles où il s’occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un bûcher ? Quand on s’est rassuré par sa nullité, on se rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit à soi-même : « Ils n’auront pas le front de persécuter un homme qui a consumé ses plus belles années à bien mériter de son pays ; n’est-ce pas assez qu’ils aient laissé à d’autres le soin de l’honorer, de le récompenser, de l’encourager ? s’ils ne m’ont pas fait de bien, ils n’oseront me faire du mal. » C’est ainsi qu’on est alternativement dupe de sa modestie et de son orgueil. Qui que vous soyez qui m’avez écrit la lettre pleine d’intérêt et d’estime que notre ami commun m’a remise, je sens toute la reconnaissance que je vous dois, et je jette d’ici mes bras autour de votre cou. Je n’accepte ni ne refuse vos offres. Plusieurs honnêtes gens, effrayés du train que prennent les choses, sont tentés de suivre le conseil que vous me donnez. Qu’ils partent, et quel que soit l’asile qu’ils auront choisi, fût-ce au bout du monde, j’irai. Notre ami m’a fait lire un ouvrage nouveau46. Je tremble pour le moment où cet ouvrage sera connu. C’est un homme qui a pris la torche de vos mains, qui est entré fièrement dans leur édifice de paille, et qui a mis le feu de tous côtés. Ils voudront faire un exemple, et, dans leur fureur, ils se jetteront sur le premier venu. Si cet ouvrage vous est connu, et que vous puissiez en différer la publicité jusqu’à des circonstances plus favorables, vous ferez bien. Je vais déposer votre lettre, afin qu’à tout événement vous puissiez joindre à ma justification que je vous recommande le témoignage des précautions que vous aviez prises pour leur épargner un crime nouveau. Si j’avais le sort de Socrate, songez que ce n’est pas assez de mourir comme lui pour mériter de lui être comparé.
Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe, et si, connaissant toute sa férocité, nous balançons à nous en éloigner, c’est par des considérations dont le prestige est d’autant plus fort qu’on a l’âme plus honnête et plus sensible. Nos entours sont si doux, et c’est une perte si difficile à réparer !
XXXVII.
Fenouillot de Falbaire à Garrick47.
Je n’ai point l’honneur, monsieur, de vous connaître personnellement, ni d’être connu de vous ; mais je connais vos talents, votre réputation, et je sais que votre âme n’est point du tout au-dessous. Malgré la distance des lieux et la différence du pays, le goût d’un art que je cultive et que vous embellissez doivent nous rapprocher, ainsi que l’amitié de M. Diderot, qui nous est commune à tous deux. L’un et l’autre m’autorisent à vous demander un service que je sais que vous avez rendu à plusieurs autres avec lesquels vous avez été en société de travail, pour les aider à composer des pièces dignes de vous avoir pour acteur. J’ai fait une comédie dans un genre assez particulier et qui ne peut être jouée en France, parce que le protestantisme en est la base, et que c’est proprement la tolérance mise en action. Je crois, monsieur, qu’elle pourrait réussir sur votre théâtre, si vous aviez la bonté de la traduire et de l’accommoder à votre scène. C’est un vrai service que vous me rendriez et que j’ose espérer de vous. Tous les gens de lettres et les honnêtes gens n’ont qu’une patrie, et je sais qu’à ces deux titres on peut tout attendre de M. Garrick. Je vous envoie ma pièce sous l’enveloppe de l’ambassadeur de France, chez qui je vous prie de vouloir bien la faire prendre. Je vous laisse absolument le maître de tous les changements que vous jugerez nécessaires, et je suis sûr que mon ouvrage gagnera beaucoup à passer par vos mains. Si ce premier drame me procure l’avantage d’entrer avec vous, monsieur, en société de travail, je serai trop flatté pour ne pas la continuer. J’ai actuellement sur le métier une tragédie d’un genre aussi très-neuf, qui, par le sujet et les allusions, intéressera particulièrement votre nation, et que la hardiesse des pensées et de l’intrigue rend trop forte pour la mienne48. C’est un second enfant que je vous prierai encore d’adopter, et auquel je tâcherai de donner d’autres pères, dans la confiance que vous prendrez de tous le même soin. Au reste, monsieur, l’avantage le plus précieux et le plus flatteur que j’y envisage, c’est l’amitié que j’espère qui en résultera entre nous. L’envie que j’ai de mériter et d’acquérir la vôtre est égale aux sentiments d’estime et de considération avec lesquels j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
XXXVIII.
Diderot à Garrick.
Monsieur et très-honoré Roscius, c’est moi qui ai donné au poëte qui vous écrit au coin de mon feu le conseil de travailler plutôt pour le théâtre de Londres que pour le nôtre. Il est jeune49 mais il a l’âme haute, et il pense que s’il n’est pas permis de mettre sur la scène les prêtres, les rois, leurs ministres, en un mot tous les grands bélîtres de ce monde, il n’y a qu’à fermer boutique. Les personnages les plus ridicules, les moines, les religieuses, les abbés, les évêques, les présidents à mortier nous sont interdits, tant c’est une chose respectable pour nous qu’une croix et un capuchon. Celui qui oserait intituler son drame Jacques Clément, Henri IV, Richelieu, Damiens, Coligny, risquerait d’obtenir un logement aux dépens de l’État, à la Bastille ou à Bicêtre, et la fantaisie de mon jeune ami serait de mériter cette faveur et de ne pas l’obtenir. La pièce que vous recevrez et qu’il vous soumet est son coup d’essai ; s’il est possible de l’ajuster à votre costume, je vous demande, par l’amitié que vous avez pour moi et que je vous rends bien, et par l’intérêt que vous devez à un talent qui naît et qui promet, s’il est encouragé, de vous en occuper. M. Fenouillot n’est point du tout indigne que vous fassiez pour sa gloire et pour sa fortune ce que vous faites pour la gloire et la fortune de M. Colman50. S’il arrive, après que vous vous serez bien gratté le front et rongé les ongles pour réussir en commun, que le pied vous glisse, la chute sera pour lui seul. En cas de succès, il sera très-flatté de voir son nom en accolade avec le vôtre, et, pardieu ! je le crois bien. Du reste, vous en userez avec lui connue il vous plaira. Quoiqu’il soit presque aussi gueux qu’il convient à un enfant d’Apollon, il aimerait encore mieux une feuille de laurier qu’une grosse pièce d’or. Il a lu, je ne sais où, qu’anciennement ceux qui mâchaient du laurier prophétisaient, et il a grand appétit de ce fourrage. Adieu, monsieur et très-aimable ; souvenez-vous de temps en temps de la synagogue de la rue Royale et du petit sanctuaire de la rue Neuve-des-Petits-Champs ; on y fait souvent commémoration de vous, le verre en main, et l’on vous y boit en bourgogne, en Champagne, en malaga, en toutes couleurs, en tout pays. Je suis, comme vous savez, votre admirateur, et je serais bien fâché que vous ne me comptassiez pas au nombre de vos amis.
XXXIX.
À l’Académie impériale des beaux-arts
à Saint-Pétersbourg51.
Comblé par Sa Majesté Impériale de bienfaits, que j’ai très-peu mérités, j’ose aspirer à un honneur qu’assurément je ne mérite pas davantage. Voilà l’effet ordinaire des grâces ; on s’enhardit, par celles qu’on a obtenues, à solliciter celles qu’on peut obtenir encore ; avec un mérite borné, on forme des prétentions sans mesure, et le philosophe même n’est pas à l’abri de cette séduction.
L’Académie est composée de trois classes où l’on voit le talent qui produit, entre la protection qui encourage et le bon goût qui apprécie. Si je me demande à moi-même quelle est, de ces trois classes, celle où je puis être admis, je ne suis pas peu embarrassé de me répondre ; en effet, suis-je un grand, un homme puissant ? Non, messieurs. Un artiste distingué ? Non, messieurs. Un amateur éclairé ? Je craindrais d’en appeler sur ce point même au témoignage de M. Falconet, mon ami ; il serait heureux pour moi messieurs, que vous vous proposassiez d’imiter une fois notre auguste fondatrice, et que vous ne dédaignassiez pas d’illustrer gratuitement celui qu’Elle a si gratuitement enrichi ; alors je pourrais compter sur quelques-uns de vos suffrages. Les autres membres de l’Académie honoreraient leur titre, je serais très-honoré du mien. L’Académie serait vaine de vous posséder tous, moi je serais vain de lui appartenir.
XL.
Au général Betzky.
Monsieur, je suis confondu, je reste stupéfait des bontés nouvelles dont il a plu à Sa Majesté Impériale de me combler. Jamais grâces n’ont été moins méritées, plus inattendues ; et jamais reconnaissance ne fut plus vivement sentie et plus difficile à témoigner.
Grande princesse, je me prosterne à vos pieds, je tends mes deux bras vers vous ; je voudrais parler ; mais mon âme se serre, ma tête se trouble, mes idées s’embarrassent, je m’attendris comme un enfant, et les vraies expressions du sentiment qui me remplit expirent sur les bords de ma lèvre.
Monsieur, prenez mon ami Falconet par la main ; conduisez-le au pied du trône, et qu’il tâche de parler pour moi. Mais non ; n’en faites rien, il est touché de mon bonheur comme du sien, et il ne dira pas mieux que moi. Ah ! malheur à celui qui jouirait de tout son esprit à ma place ; cet homme aurait un cœur bien froid.
Sans doute il y a eu des souverains bienfaisants ; mais qu’on m’en cite un seul qui ait mis à ses bienfaits cette singulière délicatesse qu’y met votre souveraine et la mienne. Oui, monsieur, elle est aussi la mienne ; puisque c’est elle qui m’honore, qui me protège, et qui se charge d’acquitter la dette de mon pays.
Catherine ! soyez sûre que vous ne régnez pas plus puissamment sur les cœurs à Pétersbourg qu’à Paris. Vous avez ici une cour et vos courtisans, et ces courtisans ont des âmes nobles, hautes, honnêtes, généreuses, et leur caractère principal est de ne l’être que des héros et de vous. Ce sont tous nos habiles gens ; ce sont tous nos honnêtes gens ; ce sont tous mes amis.
Depuis que la nouvelle des bienfaits récents de Sa Majesté s’est répandue, voilà les hommes dont je suis entouré. Que ne peut-elle être témoin de leurs embrassements ! Que ne peut-elle entendre les éloges qui les accompagnent ! Quel spectacle pour son âme ! Quel concert pour son oreille ! « Qu’elle est grande, s’écrient-ils, qu’elle est noble, cette souveraine ! quelle délicatesse elle met à tout ! Nous autres hommes, continuent-ils, nous n’avons que des vertus d’emprunt ; une âme moitié nôtre, moitié à ceux qui la pétrissent dans l’enfance. On nous fait ce que nous sommes. Une femme, quand elle est grande, l’est d’elle-même. Elle ne doit rien qu’au ciel qui la forma ; et quand elle agit, il y paraît bien. »
Voilà les discours qui retentissent autour de moi. Cependant une épouse sensible, une mère tendre qui les entend, en verse des larmes de joie. Elle est debout à côté de son enfant qui la tient embrassée. Je les regarde et je ne sais plus ce que je deviens. Un noble enthousiasme me gagne ; mes doigts se portent d’eux-mêmes sur une vieille lyre dont la philosophie avait coupé les cordes. Je la décroche de la muraille où elle était restée suspendue ; et la tête nue, la poitrine découverte, comme c’est mon usage, je me sens entraîné à chanter ;
Vous, qui de la DivinitéNous montrez sur le trône une image fidèle ;Vous, qui partagez avec elleLe plaisir, par les rois si rarement goûté,De consacrer l’autorité,Sans cesse formidable et quelquefois cruelle,Au bonheur de l’humanité ;Souffrez qu’aujourd’hui je révèle,Entre tant de vertu, cette unique bontéQui seule aurait suffi pour vous rendre immortelle.Je servirais mon siècle et la postéritéSi, dans l’ivresse de mon zèle,Je peignais dignement de ma félicitéL’histoire touchante et nouvelle ;Si je pouvais apprendre aux roisQue Catherine, leur modèle,Dédaignant ces affreux et trop communs exploitsQui malheureusement conduisent à la gloire,Enchanta l’univers par les mêmes vertusQui font adorer la mémoireDes Antonins et des Titus.Que sa grande âme, en ressources féconde,S’élançait des bornes du mondePour honorer les arts et faire des heureux ;Qu’elle daigna chercher et parvint à connaîtreUn étranger obscur, sans brigue, sans aïeux,Ignoré même de son maître,Et souffrant sans murmure un destin rigoureux ;Qu’elle vint le surprendre au sein de la misère,Et lui montrer, dans ses dons généreux,La magnificence des dieuxEt la tendresse d’une mère.Au récit consolant de ces faits précieux.Tout mortel sensible respire,Et crie à ces héros dont le glaive odieuxVeut du sang à répandre et des murs à détruire,Qu’il est un art plus doux, plus sûr, plus glorieux,D’asservir sans carnage et de vaincre sans nuire ;Que de la Reine que j’admireTous les infortunés devinrent les sujets ;Qu’elle sut à la fois gouverner, plaire, instruire,Et reculer par ses bienfaitsLes limites de son Empire52.
Et vous croyez donc, monsieur, que je consumerai dans une stérile oisiveté les jours heureux que l’impératrice m’a faits ? Vous croyez que je laisserai les instruments qu’elle m’a confiés se couvrir d’une honteuse poussière ? Non, il n’en sera rien. Je jure qu’avant de mourir j’aurai élevé à sa gloire une pyramide qui touchera le ciel, et où dans les siècles à venir les souverains verront, parce que le sentiment seul de la reconnaissance aura entrepris et exécuté, ce qu’ils auraient obtenu du génie si leurs bienfaits l’avaient cherché.
Jeune élève de Praxitèle, hâtez-vous de rendre les traits de mon auguste bienfaitrice. Oubliez-moi ; car si vous vous rappelez que vous avez sous vos yeux celle à qui je dois mon bonheur, je connais votre âme, l’ébauchoir vous tombera des mains, et vous pleurerez. Si c’est en vain que je vous préviens et qu’il vous échappe une larme, essuyez-la bien vite. Songez que les instants précieux que Sa Majesté vous accorde sont pris sur le temps qu’elle doit aux grandes choses que sa tête projette ; songez qu’elle est pressée de parcourir les diverses contrées de son vaste empire, et de porter les espérances d’une félicité future à cent peuples qui l’attendent et dont vous suspendez les acclamations. Hâtez-vous donc ; cependant rendez bien cette physionomie pleine de bonté, de douceur, de grâces, de finesse et de dignité ; et qu’en voyant ce buste sur le piédestal que je lui destine, il me transporte, m’anime, m’en impose, et ne me permette pas d’écrire une ligne médiocre.
Monsieur, j’ai assez de fortune si je sais en quoi consiste le vrai bonheur et je n’en aurai jamais assez si j’ignore ce point. Arrêtez donc, je vous en supplie, la main bienfaisante de Sa Majesté Impériale. Mais je n’ai d’elle qu’une bien mauvaise gravure. S’il est vrai que Mlle Victoire fasse son portrait, et que vous vouliez mettre le comble à toutes les obligations que je vous ai, vous ordonnerez qu’on m’en envoie une copie réparée par la jeune artiste.
Vous ne voulez donc plus être Excellence : eh bien, monsieur, soyez satisfait ; mais vous resterez excellent, malgré que vous en ayez.
Non, mon excellent, non, je ne m’en dépars pas, c’est l’affabilité du prince de Galitzin, le désintéressement de l’artiste, et peut-être, s’il faut dire tout, le noble désir de s’illustrer par un grand monument, qui ont arraché mon artiste philosophe à sa retraite, qui lui était plus chère encore que sa patrie. Je ne saurais accepter un mérite que je n’ai point. S’il a plu à Sa Majesté Impériale de récompenser magnifiquement une marque légère de mon zèle à la servir, je n’en suis point surpris : c’est qu’il convient aux souverains comme elle de récompenser magnifiquement les moindres bagatelles qu’on fait pour eux.
Je suis trop heureux d’avoir arrangé à la satisfaction de Sa Majesté et à la vôtre les conditions du voyage de Falconet, Ah ! vous me promettez le bonheur de mon ami, de Falconet ; monsieur, après m’être jeté aux pieds de Sa Majesté Impériale, permettez que je me jette à votre cou. Je ne vous dissimulerai point que le départ de l’impératrice et votre absence de la Russie ne m’aient causé les plus vives alarmes. Je jugeais de votre cour par la nôtre, où le déplacement, la mauvaise volonté d’un commis suffisent pour embarrasser, retarder, faire échouer les projets les plus importants. Un certain Agatocles, je crois, disait qu’il était l’homme le plus puissant de la Grèce, parce qu’il disposait d’Aspasie, qui disposait de Périclès, qui disposait de la Grèce
; mais le prince de Galitzin m’a dit qu’il n’y avait ni commis ni Agatocles à redouter en Russie
, et j’ai recouvré le sommeil.
Je n’ai point douté, monsieur, que vous ne reconnussiez en mon ami les lumières, l’honnêteté, le talent et les mœurs que je vous en avais promis ; et je m’attendais aux reproches obligeants que vous me faites sur Mlle Collot. C’est qu’il y a quelques circonstances heureuses où il est possible à l’amitié d’exagérer. Au reste, et le maître et l’élève ont la tête tournée des bontés de Sa Majesté et des vôtres, et moi, je l’ai du récit qu’ils m’en ont fait.
Continuez, monsieur, de les honorer l’un et l’autre de votre protection. Le temps ne leur ôtera rien de leurs bonnes qualités ; faites qu’il ne leur ôte rien de la bienveillance du premier instant. Si Falconet exécute une grande et belle chose, comme je n’en doute pas, on devra son succès autant au repos qu’il tiendra de vous qu’à l’excellence de son talent.
Eh bien, monsieur, me voilà donc obligé en conscience de vivre cinquante ans ; bien pis, de ne plus mourir, puisque Sa Majesté Impériale m’assure à jamais un bienfait limité précédemment à la seule durée de ma vie. J’ignore de combien je puis demeurer en reste ; mais je sais que tous mes jours seront marqués par des vœux, et ces vœux, vous croyez sans doute qu’ils seront faits pour elle ; non, monsieur, ils seront tous pour le peuple qu’elle gouverne. Lorsque la Providence destine à un trône, c’est toujours un malheureux qu’elle condamne à des travaux infinis. Il n’y a presque pas une journée pure pour le père d’une si nombreuse famille. Et puis, quels redoutables engagements Catherine n’a-t-elle pas pris avec l’univers ! Il a les yeux attachés sur elle. La voilà dans la nécessité de montrer que la nature n’a fait les obstacles que pour discerner les grandes âmes des âmes communes ; et on le verra.
J’ai vu entre les mains de Mme Geoffrin une lettre dont j’ai commencé par baiser les sacrés caractères. Ils étaient tracés de la main de ma bienfaitrice. Mais jugez de l’état de mon âme à la lecture des choses touchantes que j’y ai trouvées. Il me semblait n’avoir plus mie goutte de mon sang qui m’appartînt. Que les souverains ne feraient-ils pas de nous s’ils daignaient en prendre la peine !
C’est par vous, monsieur, que mon bonheur a commencé ; c’est vous qui fîtes pour la première fois entendre mon nom à votre auguste souveraine. C’est à ce titre que je vous dois tous les sentiments tendres d’un enfant pour son père ; et c’est avec ce profond respect que j’ai l’honneur d’être, etc.
XLI.
À John Wilkes53.
J’ai reçu avec le plus grand plaisir la nouvelle de votre élection. Je me trouvais avec le président quand votre lettre me fut remise ; elle fut lue immédiatement, et toute la compagnie, qui était très-nombreuse, fut ravie de votre succès. Vos vertus sociales rendront en tout temps et partout votre mémoire chère et précieuse à vos amis et la justice qui vous a été rendue d’une manière si publique et si distinguée vous indemnise suffisamment des ennuis de votre exil. Quelle satisfaction de régner sur le cœur des hommes ! Vous régnez sur ceux de vos concitoyens, et vous méritez de régner sur eux dont vous avez défendu les droits ; en véritables enfants de la liberté qu’ils sont, ils ont couronné par acclamation le champion de leurs libertés.
L’unanimité peu commune avec laquelle les électeurs ont voté en votre faveur est une preuve incontestable de leur impartialité. La corruption, l’intrigue et les manœuvres clandestines, qui sont si communes dans les élections, n’ont pas eu place dans la vôtre. L’amour de la liberté enflammait chaque poitrine et dictait le suffrage des électeurs indépendants. Et je ne doute pas que vous n’eussiez été choisi par Londres elle-même, où les intérêts différents qui naissent du commerce ont mis tant de ressorts en mouvement, si, à Guildhall, les électeurs avaient été aussi libéraux qu’ils sont intéressés au commerce : mais l’intérêt, vous le savez, gouverne le monde.
Votre conduite calme et paisible vous fait un honneur infini et vos principes généreux et patriotiques rendront votre nom immortel. Vous avez quitté Paris, cette agréable retraite, où votre amabilité et vos manières affables vous avaient gagné tant d’amis ; et nonobstant tous les divertissements que nous nous sommes efforcés de vous procurer dans le but de rendre votre séjour le plus agréable possible, vous observiez les événements et vous avez volé à la défense des droits de votre pays. Coriolan méditait la ruine du sien, et, sous prétexte de défendre ses libertés, se proposait de lui faire sentir le joug douloureux de l’esclavage, après avoir démoli ses murs. Poussé par un sentiment infiniment plus noble, vous rentrez dans le vôtre en pacificateur, et comme récompense de tout ce que vous avez souffert pour sa cause, vous ne demandez cependant qu’à être encore tout à son service.
En ce moment, Londres vous ouvre ses portes et les citoyens leurs cœurs ; mais la plus grande partie des électeurs, contraints ou paralysés par la puissante influence des autres candidats, n’ont point osé s’aventurer à vous donner leurs votes. L’indépendant et fameux comté de Middlesex vous a d’ailleurs indemnisé des secrètes machinations des uns et de la dégradante pusillanimité des autres. L’Europe sera surprise de votre patriotisme et de votre succès ; ou plutôt elle admirera l’un et se réjouira de l’autre. Je suis le premier à vous féliciter à cette occasion et à joindre mes compliments à ceux de tous les amis de l’humanité, qui certainement ne voulut jamais se consumer dans les fers.
L’auguste sénat de la Grande-Bretagne comptera encore un Wilkes parmi ses plus illustres membres ; et la liberté de votre pays trouvera en vous un généreux défenseur de ses droits et de ses privilèges.
XLII.
À Suard (?)54.
Cela m’est bien doux, mon ami, de me donner du temps pour le morceau et de ne m’en point donner pour le portrait.
Voilà le portrait, belle épreuve ; la petite page viendra bien avant le temps que vous m’accordez.
Mon respect à madame. Ou m’a dit que vous aviez lu l’article Jésuite et qu’il ne vous avait pas déplu. Lisez encore, si vous n’avez rien de mieux à faire, Intolérance et Jouissance.
XLIII.
À l’abbé Gayet de Sansale,
conseiller au Parlement et docteur de la Maison de Sorbonne55.
J’ai lu les deux mémoires et je vais vous en dire mon avis sans partialité. Je connais particulièrement le père, la mère, les frères, les sœurs, toute cette malheureuse famille et toute leur petite fortune. Le père et la mère ont été un exemple frappant que les meilleurs parents peuvent avoir les plus méchants enfants. La sœur n’est pas bonne. Ses frères sont des bêtes féroces, avec cette différence que les frères ont fait le supplice et la ruine de la maison et que la sœur en a fait la consolation et le soutien. Les frères n’ont pas vécu un jour sans le marquer par quelque acte de violence, de débauche et d’extravagance. Ils étaient redoutés de leur père même et ils font aujourd’hui la terreur de toute une ville, au point qu’il n’y a pas un habitant qui osât déposer contre eux, pas un magistrat qui osât en faire justice. Ils sont connus pour des hommes de sang, des brigands capables de se porter aux plus effroyables extrémités. Souvenez-vous de ma prédiction, mon père : ils périront malheureusement. Ils ont déjà subi des condamnations infamantes. La peine capitales les attend. Ils sont gens à m’ôter la vie à moi ou à quelqu’un des miens, s’ils avaient le moindre soupçon que je me suis mêlé de leur affaire. Le mémoire de la sœur et celui des deux frères ne sont que des tissus de mensonges. La sœur nie ce qui est, les frères assurent ce qui n’est pas. Il n’est pas surprenant que des parents aient eu de la prédilection pour une fille qui consumait sa vie à les servir. Les parents, sages ou pusillanimes, mais sages plutôt, étaient obligés de prendre des voies détournées pour récompenser cette enfant de ses soins continus et l’indemniser des dépenses sans cesse renouvelées qu’ils étaient contraints de faire pour les frères, à la fureur desquels ils l’auraient exposée par un exercice plus franc de leur justice et de leur bienveillance. Ils lui permirent de bonne heure de faire un petit commerce de coutellerie. Elle est active, austère, avare. Elle ne tarda pas à avoir en propre un petit pécule, des nippes, des meubles, des effets de toute espèce : elle emprunta, elle prêta de l’argent. Les parents, qui savaient que les effets de cette fille n’étaient pas en sûreté dans leur propre domicile, en autorisèrent le dépôt en différentes maisons ; les dépôts changeaient de place d’un moment à l’autre, parce que la terreur saisissait les dépositaires. Lorsqu’on en portait la connaissance aux parents, la même terreur leur faisait blâmer ce qu’ils approuvaient. Tous craignaient le ressentiment des redoutables frères. Voilà, monsieur, l’origine de la petite fortune de cette fille, la nécessité de ces dépôts, la cause de leurs variations, la raison de l’approbation et de l’improbation alternatives des parents, les apparences de spoliation et la cause des dépositions et de la contradiction de ces dépositions. Qu’avait donc de mieux à faire cette fille attaquée juridiquement par ses frères, si elle avait été bien avisée et bien conseillée, sinon de dire nettement la vérité ? Elle ne l’a pas fait : c’est une imprudence qui lui a attiré la condamnation des deux premiers tribunaux ; encore ces tribunaux lui ont-ils laissé une porte ouverte, en exigeant l’affirmation des frères, condition qui marque ou que la spoliation n’est pas avérée ou que la valeur appréciée à 1, 500 francs est exagérée. Mais, me direz-vous, croyez-vous que cette fille n’ait pas été favorisée par ses père et mère ? Je crois qu’elle l’a été et qu’il était naturel et juste qu’elle le fût. Croyez-vous qu’elle n’ait pas lassé la bienveillance de sa mère et que cette mère ne l’ait pas secrètement avantagée ? Je crois que l’un et l’autre s’est fait. Croyez-vous que cette fille, après le décès de sa mère, n’a pas été tentée de s’égaliser à ses frères par quelques effets détournés ? Je n’en doute pas. Mais, monsieur, si vous saviez ce que c’est que la misérable petite fortune d’un ouvrier de province ; ce que c’est que ces petits avantages que les parents font de la main à la main de préférence à un enfant ; ce que c’est que ces soustractions, soit en argent, soit en linge, soit en ustensiles, qu’on peut faire disparaître après leur décès, cela vous ferait pitié. Je vous en parle selon ma conscience, je ne donnerais pas dix louis de tout ce que les frères peuvent légitimement répéter contre leur sœur ; et encore est-elle exposée à perdre la vie pour se procurer ce petit avantage illicite : car elle était morte si elle eût été rencontrée dans les rues, lorsqu’elle portait de nuit, sous différents déguisements, des paquets déguenillés dans son tablier. Desgrey père était forgeron, mon père l’était aussi. Ces deux ouvriers étaient amis intimes. La fortune de mon père était dix fois au moins plus considérable que celle de Desgrey, et je vous jure, monsieur, qu’il eût été impossible à ma mère ou à ma sœur de soustraire deux louis à l’insu de mon père. Les petits particuliers connaissent jusqu’à un écu la somme de leurs épargnes. Les gros effets apparents sont en évidence, le reste n’est rien ; et dans une maison incomparablement mieux fournie que celle de Desgrey, la maison de mon père, nous n’avons pas cru que le mobilier valût la peine d’être partagé : il est resté en entier à notre sœur. D’après ce que j’ai l’honneur de vous exposer, je me constitue juge dans cette affaire. J’appelle devant moi la fille de Desgrey, je l’interroge ; voici mes questions et voici ses réponses : « Avez-vous eu de l’argent en propre pendant la vie de vos père et mère ? — Oui. — Comment l’avez-vous acquis ? — Par un petit commerce qui leur était connu et qu’ils avaient autorisé. — Qu’est-ce que ces nippes que vous avez déposées en différents endroits ? — Des nippes acquises de mon argent. — Pourquoi les avez-vous déposées hors de la maison paternelle ? — Parce qu’elles n’y étaient en sûreté ni pendant la vie de mes parents ni après leur mort, et que m’appartenant j’en pouvais disposer à mon gré. — Pourquoi avez-vous changé si fréquemment les dépôts ? — Je les ai changés et multipliés par la terreur qu’inspiraient mes frères à mes dépositaires. — Pourquoi est-il arrivé quelquefois à vos parents de les ignorer ou du moins de le paraître, et de blâmer et vos emprunts et vos prêts et vos achats et vos dépôts ? — C’est qu’ils étaient également effrayés de la fureur de deux enfants capables de porter leurs mains parricides sur eux et fratricides s’ils m’avaient évidemment protégée. — Qu’est-ce qui vous autorise à prononcer si cruellement contre vos frères ? — Toute leur conduite. — Qui est-ce qui dépose de cette mauvaise conduite ? — Toute leur vie, des actes juridiques, une ville entière qui se tait, par terreur, des magistrats qui savent et qui n’osent parler, parce que tout le monde craint pour sa vie de la part de furieux qui comptent la leur pour rien. — Mais après le décès de vos parents, il y a preuve d’effets transportés par vous nuitamment. — Cela se peut. — Qu’est-ce que ces effets ? — Les miens. — Pourquoi, s’ils vous appartenaient, en celer le transport ? — Parce qu’ils m’auraient été ravis par la violence ou qu’il m’aurait fallu souffrir le partage entre moi et mes frères à qui ils n’appartenaient pas. — Mais vous avez engagé des particuliers à en revendiquer qui pouvaient être de la succession ? — Il est vrai. — Pourquoi l’avez-vous fait ? — C’est qu’ils n’étaient pas de la succession, qu’ils étaient à moi et à d’autres et qu’ils ne pouvaient revenir que par cette voie. — Vous conviendrez qu’il y a du moins beaucoup de louche, d’imprudence, d’apparences défavorables dans toute votre conduite ? — J’en conviens. — Que vous vous êtes rendue suspecte ? — J’en conviens. — Que si vous êtes strictement jugée par les lois vous serez condamnée à des indemnités ? — Cela sera fâcheux et je n’en dors point. — Que ces indemnités peuvent être appréciées ce que l’on voudra ? — Je ne le pense pas, car quand on regarderait comme directement soustrait tout ce qui en a l’apparence, c’est trop peu de chose et mes fautes sont plutôt celles de mes frères que les miennes ; et je crois que là-dessus ce n’est pas au serment de mes frères, mais au mien qu’il faut s’en rapporter, car si j’ai soustrait, personne ne connaît mieux que moi le prix de la soustraction. — Jurez donc ou que vous n’avez rien à vos frères ou que telle est la valeur de ce que vous avez à leur restituer..... »
Je ne sais, monsieur, si cette forme s’accorde ou non avec celles de la loi ; mais je suis sûr qu’elle est selon la justice naturelle et la droite raison. Le serment doit être exigé de celui qui sait. Le serment doit être exigé de préférence du plus honnête. Or, certainement, il n’y a nulle comparaison sur ce point entre la sœur, à qui l’on n’a jamais fait le moindre reproche, qui est estimée, qui a des mœurs, de la vertu, de la probité, et des frères qui sont sans foi, sans loi, sans mœurs et sans principes. Voilà, monsieur, tout ce que je connais de cette malheureuse affaire dont je me mêle bien malgré moi. J’espère que le compte que je prends la liberté de vous en rendre sera profondément ignoré, car, je vous le répète, si ma démarche venait jamais à la connaissance des frères Desgrey, je ne répondrais plus de ma vie, ni de celle des miens.
XLIV.
À l’abbé Gayet de Sansale,
conseiller au Parlement et docteur de la Maison de Sorbonne.
Il est de la dernière importance pour votre cliente qu’elle soit promptement jugée : elle n’est pas en état de supporter plus longtemps les dépenses du séjour de Paris.
Je ne puis, sans manquer à l’humanité et à la justice, m’empêcher de vous représenter :
1° Que les prétendues spoliations dont elle est accusée et dont elle s’est rendue suspecte ne peuvent jamais l’indemniser de la fatigue qu’elle a supportée dans la maison, des soins qu’elle a pris de son père et de sa mère, de la servitude dans laquelle elle a vécu pendant de longues années, d’un concours continu à conserver et augmenter le bien de la maison avec les parents, des dépenses qu’on faisait pour réparer les extravagances de ses frères, des insultes qu’elle a reçues, des peines qu’elle a souffertes de leur part. Elle aurait été cent fois mieux récompensée et cent fois moins malheureuse si elle eût été la servante et non la fille de la maison.
2° Que si l’on accordait à ses frères l’indemnité qu’ils demandent et qu’elle perdît son procès, elle serait absolument ruinée. Il est bien dur d’avoir servi toute sa vie, de n’avoir commis d’autre faute que celles auxquelles la férocité de ses frères la contraignait et de tomber dans la misère.
3° Que ses frères lui ont fait un tort réel en faisant saisir mal à propos des marchandises qui sont restées sur son compte. C’est, ce me semble, au saisissant à répondre des suites d’une saisie mal faite.
4° Que les violences qu’elle a essuyées de ses frères, brisant les portes pendant la nuit et s’introduisant chez elle, doivent entrer en considération, soit pour excuser les démarches inconsidérées de leur sœur, soit pour apprécier la sorte d’indemnité qui leur est due.
5° Que sur la connaissance que j’ai des pauvres ménages des ouvriers de province, je ne saurais vous dire le peu de valeur des spoliations possibles, fussent-elles réelles et démontrées.
6° Que l’ayant interrogée moi-même sur des draps et autres guenilles, en un mot sur la circonstance qui paraît la charger davantage, elle y a satisfait avec beaucoup d’ingénuité et de vraisemblance. Elle nomme ceux à qui ces effets appartiennent, et elle en motive l’emprunt par la nature de la maladie de sa mère, qui exigeait plus de linge qu’il n’y en avait à la maison.
7° Que moi qui connais un peu ce que c’est que le linge des ouvriers de province, je puis vous assurer qu’on n’en ferait pas ici des torchons de cuisine. Imaginez qu’une fille portait sur ses bras quatre paires de ces draps.
8° Que, quoique la maladie de sa mère eût été dispendieuse et longue, il se trouve plus de bien à sa mort qu’il n’y en avait à la mort du mari.
9° Que cette fille se trouve dans la position la plus effroyable ; que si elle perd son procès, elle sera réduite à la dernière extrémité, et que si elle le gagne, elle sera forcée de s’expatrier, à moins qu’elle ne veuille s’exposer à périr de la main de ses frères.
10° Que ses frères ont leur talent et que l’unique ressource de la sœur est d’entrer au service.
11° Qu’il ne lui restera pas seulement l’honneur intact, parce que la moindre indemnité l’accuse de vol.
12° Que s’il y a des cas où interdum pœna justo juri recidit , c’en est un que celui-ci. Quoi ! des méchants, des hommes injustes, me forceront à des fautes inconsidérées et ils se serviront ensuite de ces fautes pour me ruiner et me déshonorer ! Cela est bien dur.
Voilà, monsieur, les réflexions que je me suis permises depuis ma première lettre et à laquelle je joins celle-ci.
XLV.
Au même.
J’ai l’honneur de vous réitérer que dans l’affaire de la demoiselle Desgrey et de ses frères, je suis de la plus rigoureuse impartialité ; mais comme cette qualité ne suffit pas pour être juste et que je ne me consolerais pas d’avoir induit un juge en erreur, quand même j’aurais été de la meilleure foi du monde, pour plus de sûreté je me suis adressé aux hommes de ma ville les plus honnêtes, les plus éclairés, et j’ai eu la satisfaction de voir que leur récit s’accordait exactement avec ce que j’avais pris la liberté devons écrire. En voici le résumé. Il n’y a jamais eu de domestique dans la maison des père et mère. C’est cette fille qui en a fait les fonctions pénibles depuis qu’elle est au monde, et tant qu’ils ont vécu, leur équité l’en avait indemnisée par un petit commerce qu’ils autorisaient ; voilà l’origine de ce misérable pécule si envié par les frères ; voilà la cause de ces dépôts chez différents particuliers, dépôts qui ont changé autant de fois qu’ils ont été ou soupçonnés ou découverts par les frères dont on redoutait les violences et le ressentiment. Tandis que la fille passait sa vie et épuisait sa santé à seconder les efforts des père et mère pour faire le bien de la maison, elle était ruinée par la débauche, la dissipation et les extravageances des frères ; ils étaient sans mœurs ; ils se faisaient des affaires fâcheuses ; ils s’enrôlèrent ; et c’était toujours aux dépens de la maison qu’ils se tiraient d’affaire. Pour les encourager à leur métier, le père, chez qui ils travaillaient, leur payait l’ouvrage qu’ils faisaient comme à des compagnons de boutique, et leur sœur, qui avait sur les bras toute la charge de la maison, n’en a jamais perçu aucun salaire. S’il y avait eu un état fidèle des dépenses faites pour la fille et pour les frères et qu’à la mort du père on eût fait le partage de la succession, de manière qu’ils eussent été tous égalisés, il ne serait rien resté pour les frères. Ceux-ci ont un bon métier qui peut les soutenir convenablement. Leur sœur n’a rien, pas même de la santé, et si elle a le malheur de succomber dans ce procès, elle n’a d’autres ressources que d’entrer en service. Elle aura été condamnée toute sa vie à la domesticité : domestique de ses père et mère tant qu’ils ont vécu, domestique chez des étrangers après leur mort. Mettez-vous pour un moment, monsieur, à la place des parents et jugez de leur intention, ou plutôt gardez celle de juge rempli d’intégrité et de commisération comme vous l’êtes et daignez seulement écouter ce que des parents, qui étaient la probité même, vous diront du fond de leur cercueil en faveur d’une enfant dont ils n’ont jamais eu que de la satisfaction et qui n’en fut jamais récompensée. Si j’avais à plaider sa cause, je ne manquerais pas de faire parler ici ces parents ; vous les entendriez et vous seriez ému de leur discours. Mais mon dessein n’est pas de vous toucher. Je me suis simplement proposé de vous dire la vérité. Il y a sans doute de l’indiscrétion dans quelques-unes des demandes de la demoiselle Desgrey ; mais c’est l’injustice, c’est la violence de ses frères qui l’ont occasionnée. Il y a du louche dans son mémoire et dans ses réponses ; mais c’est sa pusillanimité, son inexpérience, les mauvais conseils des gens d’affaires qui l’ont empêchée de dire franchement la vérité qui l’aurait bien mieux servie que tous leurs détours. Ils ont cru qu’il fallait opposer mensonge à mensonge. Les pauvres gens ! ils ne savent pas encore toute la force de la vérité. Les démarches en apparence les plus suspectes se réduisent à rien quand on a le courage de les avouer et d’en exposer les véritables motifs. Ce qui achève de montrer la demoiselle Desgrey sous un coup d’œil peu favorable, c’est l’impossibilité de donner à ses réponses une force juridique en les appuyant par des témoignages étrangers. Comment des étrangers auraient-ils osé témoigner pour elle lorsqu’elle avait peine à trouver des gens de bien qui s’occupassent pour elle et des juges qui osassent prononcer en sa faveur ? Soyez très-assuré, monsieur, que la juste terreur qu’on avait conçue du ressentiment des frères a mené toute cette affaire en province, et que la dissimulation habituelle des avocats et procureurs lui a fait prendre un tout à fait mauvais tour à Paris. Monsieur, que vous êtes à plaindre, destiné à prononcer sur l’honneur, la fortune et la vie des citoyens et à ne presque jamais entendre la vérité ! Il faudrait presque aussi souvent faire justice des avocats que des parties. Toute ma vie, je regretterai de n’avoir pas embrassé cette profession. Je n’aurais peut-être pas montré au Palais un grand orateur, mais j’y aurais certainement montré un homme véridique.
En un mot, monsieur, toutes ces prétendues spoliations ne sont rien, mais rien du tout ; toutes les preuves qu’on en apporte, que des fausses apparences fondées sur les démarches secrètes d’une enfant qui cherchait à sauver le peu de guenilles qui lui appartenaient et qui restaient à la maison, après la mort de sa mère. Son état indigent ne le prouve que trop ; d’ailleurs elle a de la religion, des sentiments et de la probité, qualités qui répondent d’elle et dont les frères sont mal pourvus. Je l’ai tenue ici sur la sellette. Je l’ai interrogée, tournée, retournée ; et la seule objection que j’ai eu à lui faire, c’est de n’avoir pas répondu à ses juges comme elle me répondait. Si les frères Desgrey succombent, comme je me le promettrais si je pouvais donner à leur chef la même conscience que j’ai, ils resteront dans leur état, et ils y seront bien s’ils reviennent de leurs folies. Si le jugement est défavorable à leur sœur, elle est ruinée et réduite à l’indigence. Que diraient ses père et mère s’il était possible de les ramener à la vie et de leur montrer le seul enfant qu’ils eussent raison de chérir écrasé, dépouillé et condamné à la hart et à la servitude !
Je ne sais si j’ai l’honneur de vous être connu ; mais les premiers magistrats de ce pays-ci, des prélats même, aussi distingués dans l’Église par leurs vertus que par leur dignité, vous attesteraient que dans une affaire de la plus grande importance et qui me serait personnelle, rien au monde ne me déterminerait à m’écarter de la vérité. Il faut défendre ses opinions par ses mœurs ; et moins les opinions sont populaires, plus il importe que les mœurs soient irrépréhensibles. Des colonnes de l’Église, dont j’ai l’honneur d’approcher, ont quelquefois juré sur ma seule parole. Je n’ose me flatter d’obtenir de vous le même degré de confiance ; croyez, monsieur, que je me trompe, mais ne croyez pas que je mente.
Je suis avec un profond respect, etc.
La Destruction des Jésuites n’est pas de moi ; elle est, je crois, d’un ami56 qui sera trop flatté de vous l’offrir.
XLVI.
À mademoiselle Legendre57.
Mademoiselle, j’ai l’honneur de vous saluer et de vous prier de donner au porteur un bel exemplaire de Perse : c’est pour un ami, souscripteur de Térence. Je vous remercie de l’exemplaire broché que vous avez eu la bonté de m’envoyer.
Si vous écrivez au cher abbé, joignez mes douceurs aux vôtres ; cela ne gâtera rien.
XLVII.
À Sartine58.
J’ai mille remerciements à vous faire : notre édition va son train et nous ne serons pas mutilés. Nous paraîtrons comme Dieu nous a faits ; et c’est la chose la plus honnête et, comme la suite vous le prouvera, la chose en même temps la plus indifférente. Je vous l’ai dit cent fois, monsieur, et je vous ai toujours dit vrai, la plus belle page n’entrera jamais en comparaison, à mes yeux, avec votre satisfaction.
Mais j’ai à vous parler d’une bien autre chose. Quoi ! les libraires prétendent que nous ne pouvons faire imprimer nos ouvrages à nos frais et dépens ; que quand le roi et son ministre nous en auront accordé la permission, il faudra qu’ils soient les dépositaires de notre bien ; que quand nous leur aurons confié nos livres à vendre, ils en mettront l’argent dans leur poche, nous payeront en livres de leurs fonds et feront ensuite saisir chez nous ces livres ; que nous n’aurons pas la liberté de nous adresser à des commerçants de province ; que nos amis, qui sont au loin, n’auront pas celle de s’adresser à nous ! Jamais cela ne sera, et nous espérons que vous ferez bonne et prompte justice de ces prétentions aussi ridicules qu’elles sont injustes. Je n’insiste pas là-dessus, car je sais que vous nous estimez un peu plus que ces gens dont nous faisons la fortune, et qui nous ont condamnés à mâcher des feuilles de laurier. N’est-il pas bien étrange que j’aie travaillé trente ans pour les associés de l’Encyclopédie ; que ma vie soit passée, qu’il leur reste deux millions et que je n’aie pas un sol ? À les entendre, je suis trop heureux d’avoir vécu. J’ai l’honneur, etc.
XLVIII.
À Luneau de Boisjermain.
Je suis tout aussi embarrassé que vous, monsieur, pour avoir les Dialogues sur les grains
59; la distribution en est empêchée, sans qu’on puisse deviner pourquoi. J’ai fait ce que j’ai pu pour en pourvoir mes amis, sans y réussir. J’avais un exemplaire de présent, et cet exemplaire court la ville et les champs. Voyez Merlin, c’est lui qui a le livre. J’ai une bien autre grâce à vous demander que vous ne me refuserez certainement pas : c’est de ne point faire mention dans vos Mémoires des sept derniers volumes de l’Encyclopédie charpentés. Le fait ne peut être su que par moi. Il est étranger à votre affaire. Je pense encore avoir des démêlés d’intérêts avec les associés. Cela pourrait les irriter et m’embarrasser. Ainsi j’attends de vous cette marque d’estime que je saurai bien vous rendre dans l’occasion. Si c’était un fait qui pût servir au fond de votre procès, je me garderais bien de vous en demander la suppression. Cette demande serait injuste. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Si je puis me procurer les Dialogues, si mon exemplaire me revient, vous l’aurez sur-le-champ.
Vale iterum et litiga fortiter
.
XLIX.
À Sartine60.
Vous désirez savoir mon sentiment sur l’ouvrage que vous avez bien voulu me confier, et que je vous renvoie61. Le voici : Je le trouve dur, sec, plein d’humeur et pauvre d’idées. L’auteur ne me paraît ni assez pourvu d’expérience, ni assez fort de raisons pour briser son adversaire comme il se l’est promis. Il le calomnie en plusieurs endroits ; il affecte de ne pas l’entendre, ou il ne l’entend pas en quelques autres. Ses réponses aux principaux arguments qu’il attaque ne sont pas aussi victorieuses qu’il l’imagine ; il y en a auxquels il ne répond point du tout. Il disjoint les idées ; il aperçoit fort bien les inconvénients des vues de l’auteur, il n’aperçoit pas les inconvénients des siennes. Il attribue au chevalier ce que la vérité du dialogue exigeait qu’on mît dans la bouche de ses interlocuteurs, et il lui en fait un crime ou un ridicule. Tout cela est mal, et je vous proteste qu’à la place de l’abbé Galiani, je ne serais affligé de cette critique que parce que je me serais peut-être flatté d’un ton et d’un procédé plus honnêtes. Le caractère du réfutateur en sera un peu plus barbouillé ; on n’en aura pas plus haute opinion de sa suffisance, et la question n’en sera pas plus éclaircie. Les dialogues conserveront toute la faveur qu’ils ont obtenue, et l’ouvrage dont il s’agit n’aura qu’augmenté le nombre des ouvrages économiques qu’on ne lit plus. La lutte contre un homme de génie qui connaît le monde et les hommes, le cœur humain, la nature de la société, l’action et la réaction des ressorts opposés qui la composent, la force de l’intérêt, la pente des esprits, la violence des passions, les vices des différents gouvernements, influence des plus petites causes, et les contre-coups des moindres effets dans une grande machine, est une lutte périlleuse, comme M. Turgot le savait bien, et comme M. l’abbé Morellet l’aura prouvé, après M. l’abbé Beaudeau, M. Dupont et M. de La Rivière.
L’abbé Galiani n’a pas besoin, pour paraître grand, que M. l’abbé Morellet se mesure avec lui. Le seul parti que la critique pourrait tirer de son travail, ce serait d’en faire une bonne lettre qu’il enverrait à celui qu’il appelait à Paris son ami. Il y aurait dans ce sacrifice moins à perdre qu’à gagner ; car cet ouvrage passera sans faire la moindre sensation, malgré le nom et la célébrité de l’auteur, à qui il n’en restera qu’un petit vernis d’homme noir. Après s’être donné une entorse à un pied dans l’affaire de la Compagnie des Indes, il ne faudrait pas s’en donner une à l’autre pied dans celle des blés ; car c’est sous peine de ne pouvoir plus marcher. Si l’abbé Morellet avait ceint le tablier dans la boutique de M. de Mirabeau, et qu’il eût été personnellement offensé, qu’aurait-il fait de pis ? Je ne voudrais prendre ce ton amer qu’avec mon ennemi, encore ne serait-ce qu’en représailles. Je vois avec chagrin que les hommes de lettres font moins de cas de leur caractère moral que de leur talent littéraire. Cette réfutation nuira beaucoup à M. l’abbé Morellet, qui ne doit s’attendre ni à l’indulgence du public, ni à celle de ses amis ; et c’est ce que je me ferais un devoir de lui dire, si je pouvais m’en expliquer avec lui sans manquer à la confiance dont vous m’honorez. Je lui communiquerais aussi quelques endroits des lettres de l’abbé Galiani dont il n’aurait rien de mieux à faire que de justifier la bonne opinion. Voici, monsieur, comment le charmant Napolitain en parle dans la dernière que j’ai reçue : « Le cher abbé Morellet raisonne comme sa tête le mène ; mais il agit par principes ; ce qui fait que je l’aime de tout mon cœur, bien que ma tête n’aille pas comme la sienne, et que lui, de son côté, m’aime à la folie, bien qu’il me croie machiavellino. Au reste, son âme, qui est bonne, entraînera sa tête ; il finira par ne pas me répondre, et par m’aimer davantage. »
D’où vous conclurez que le petit machiavéliste italien s’entend un peu mieux en procédés que le philosophe français ; mais, toute réflexion faite, je me persuade que l’abbé Morellet ne publiera pas ses guenillons recousus. Quoi qu’il en soit, comme censeur, je n’y vois rien qui doive en empêcher l’impression, sans même en excepter quelques paragraphes dont un examinateur précédent paraît s’être effarouché. Les économistes de profession sont bien d’une autre hardiesse, et la liberté, jointe au courage qu’ils ont de tout dire, est, à mon sens, un des principaux avantages de leur école. Je suis avec respect, etc.
L.
Au même.
Monsieur, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné ; mais, pour remplir votre objet, il a fallu me montrer un peu, et exposer ce que j’avais ouï dire de la pièce62 afin d’en faire parler les autres. m’a paru qu’on prenait la chose assez froidement : quand on a embrassé un état, il en faut savoir supporter les dégoûts. Il leur a été impossible de concevoir une haute opinion du talent d’un homme malhonnête ; car celui-là est malhonnête qui calomnie publiquement, et qui dévoue, autant qu’il dépend de lui, à la haine générale de bons citoyens. Au reste, votre condescendance sur ce point sera toujours regardée comme une nécessité à laquelle vous n’aurez pu vous soustraire. Ils savent tous qu’ils ont mérité quelque considération de votre part, et ils redoutent plus pour vous les réflexions d’un public impartial que, pour eux, la méchanceté d’un poëte. Ce que vous pensez vous-même de la licence que cet exemple pourrait introduire ne leur a point échappé. Quant à moi, qui n’ai pas la peau fort tendre, et qui serais plus honteux d’un défaut que j’aurais que de cent vices que je n’aurais pas, et qui me seraient injustement reprochés, je vous réitère que si j’avais été le censeur du Satirique, j’aurais souri à toutes ces injures, n’en aurais l’ait effacer aucune, et les aurais regardées comme des coups d’épingle plus douloureux à la longue pour l’auteur que pour moi. Cet homme, quel qu’il soit, croit n’avoir aiguisé qu’un couteau à deux tranchants : il s’est trompé, il y en a trois ; et le tranchant qui coupe de son côté le blessera plus grièvement qu’il ne pense. Quelle est la morale de sa comédie ? c’est qu’il faut fermer sa porte à tout homme d’esprit sans principes et sans probité. On la lui appliquera, et le sort qui l’attend est le mépris et une demeure à côté de P...63.
Je ne crois pas que la pièce soit de ce dernier ; on n’est pas un infâme assez intrépide pour se jouer soi-même et pour faire trophée de sa scélératesse. Si c’est M. de Rulhières, coupable de la même indignité que P…, il est plus vil que lui, puisqu’il s’en cache.
Au reste, monsieur, si l’auteur croit que quelques vers heureux suffisent pour soutenir un ouvrage dramatique, il en est encore à l’A, B, C du métier. Le sien est sans verve, sans génie, sans intérêt. Son Oronte est plat ; ce n’est qu’une mince copie de l’Orgon de Molière dans le Tartuffe. Son Dorante aurait de belles et bonnes choses à dire qui le caractériseraient ; mais l’auteur ne pouvait les trouver ni dans son cœur, ni dans son esprit : et ce personnage, prétendu philosophe, n’est pas même de l’étoffe d’un homme du monde. Le Satirique, faible contre-partie du Méchant de Gresset, n’en a ni la grâce ni la légèreté. Julie est une fille mal élevée qui conspire avec sa soubrette, bassement, et contre toute délicatesse d’une personne de son état, pour attirer le satirique dans un piège. Le satirique, qui se fie à ces deux femmes, est un sot. Dorante, qui souffre patiemment devant lui un coquin, qui a composé et mis sur son compte un libelle contre un tuteur honnête dont il aime la pupille, est un lâche. Cela est sans mouvement et sans chaleur, et tous ces personnages ne semblent agir que pour prouver que toute idée d’honnêteté est étrangère à l’auteur. Aussi suis-je persuadé qu’il y a tout à perdre pour lui, et qu’il ne lui restera que l’ignominie d’avoir fait des tirades contre des gens de bien ; ce qui ne sera pas compensé par le très-mince et très passager succès d’une très-médiocre pièce. Je plains cet homme de déchirer ceux dont les conseils lui apprenaient peut-être à tirer un meilleur parti de son talent. Il ne lardera pas à dire, comme M. P…, qu’il n’est pas trop sûr d’être bien aise d’avoir fait cette pièce. Du moins, faudrait-il que sa satire fût gaie ; mais elle est triste, et l’auteur ne sait pas le secret de nuire avec succès.
Il ne m’appartient pas, monsieur, de vous donner des conseils ; mais, si vous pouvez faire en sorte qu’il ne soit pas dit qu’on ait deux fois, avec votre permission, insulté en public ceux de vos concitoyens qu’on honore dans toutes les parties de l’Europe, dont les ouvrages sont dévorés de près et au loin, que les étrangers révèrent, appellent et récompensent, qu’on citera, et qui concourront à la gloire du nom français quand vous ne serez plus, ni eux non plus ; que les voyageurs se font un devoir de visiter à présent qu’ils sont, et qu’ils se font honneur d’avoir connus lorsqu’ils sont de retour dans leur patrie, je crois, monsieur, que vous ferez sagement. Il ne faut pas que des polissons fassent une tache à la plus belle magistrature, ni que la postérité, qui est toujours juste, reverse sur vous une petite portion du blâme qui devrait résider tout entier sur eux. Pourquoi leur serait-il permis de vous associer à leurs forfaits ?
Les philosophes ne sont rien aujourd’hui, mais ils auront leur tour ; on parlera d’eux, on fera l’histoire des persécutions qu’ils ont essuyées, de la manière indigne et plate dont ils ont été traités sur les théâtres publics ; et si l’on vous nomme dans cette histoire, comme il n’en faut pas douter, il faut que ce soit avec éloge. Voilà mon avis, monsieur, et le voilà avec toute la franchise que vous attendez de moi ; je crains que ces rimailleurs-là ne soient moins les ennemis des philosophes que les vôtres.
LI.
À Grimm64
Monsieur le maître de la boutique du Houx toujours vert, vous rétractez-vous quelquefois ? Eh bien ! en voici une belle occasion. Dites, s’il vous plaît, à toutes vos augustes pratiques que c’est très-mal à propos que vous avez attribué l’incognito à la traduction des Nuits d’Young par M. Le Tourneur. Dites, sur ma parole, que cette traduction, pleine d’harmonie et de la plus grande richesse d’expression, une des plus difficiles à faire en toute langue, est une des mieux faites dans la nôtre. L’édition en a été épuisée en quatre mois, et l’on travaille à la seconde ; dites encore cela, car cela est vrai. Ajoutez qu’elle a été lue par nos petits-maîtres et nos petites-maîtresses, et que ce n’est pas sans un mérite rare qu’on fait lire des jérémiades à un peuple frivole et gai. Vous n’ignorez pas que la gloire qu’un auteur retire de son travail est la portion de son honoraire qu’il prise le plus ; et voilà que vous en dépouillez M. Le Tourneur ! et c’est vous qu’on appelle le juste par excellence ! C’est vous qui commettez de pareilles iniquités ! Mais le libraire Bleuet, qui s’est chargé de l’ouvrage, qui en a avancé les frais et l’honoraire à l’auteur, que vous a-t-il fait ? Ternir la réputation d’un homme ! sceller autant qu’il est en soi la porte d’un commerçant ! Ah ! monsieur Grimm, monsieur Grimm ! votre conscience s’est chargée d’un pesant fardeau ; et il n’y a qu’un moyen de s’en soulager, c’est de rendre incessamment à M. Le Tourneur la justice que vous lui devez. Si vous rentriez en vous-même ce soir, lorsque vous serez de retour de la Comédie-Italienne, où vous vous êtes laissé entraîner par Mme de Forbach, lorsque les sons de Grétry ne retentiront plus dans vos oreilles, et que votre imagination ne s’occupera plus du jeu de l’inimitable Caillot, lorsque tout étant en silence autour de vous, vous serez en état d’entendre la voix de votre conscience dans toute sa force, vous sentirez que vous faites un métier diablement scabreux pour une âme timorée.
LII.
Au même65.
Tâchez d’entendre ce petit logogriphe.
Je vous avais écrit hier, mon ami ; j’allai porter ma lettre à votre porte, où elle n’arriva pas. On en exigea la lecture. On jura que, quoi qu’elle contînt, on ne s’en offenserait pas ; on s’en offensa, et elle fut déchirée.
Réjouissez-vous ; je touche au moment de ma liberté, de l’emploi de mon temps et d’un nouvel ordre de vie.
Je me suis bien tâté ; je ne souffre point ; je ne souffrirai point.
Je jurerais qu’elle fait son malheur ; mais je l’en ai prévenue ; et me voilà quitte envers elle et envers moi. J’en ai aussi parlé fortement à l’homme.
L’homme simple et doux m’a achevé sa confession depuis Gloria Patri jusqu’à Amen. Sur le billet qu’on lui avait écrit, il est accouru ; il a fait sa déclaration ; il a pleuré, on lui a permis les assiduités, aux conditions accoutumées qu’il serait bien sage, bien tranquille, et le reste ; il a promis, comme de raison, et puis vous devinez comme on est sûr de soi et de lui !… mais on est donc enfant toute la vie ?
C’est un plaisir comme je les encourage l’un à aller à toutes jambes vers l’autre, l’autre à aller à toutes jambes vers l’un, et comme ils y vont !
Et notre amie, à ce mot : « Mais il a des désirs… — Des désirs… des désirs… — Et oui, madame… — Ce n’est pas là notre arrangement… » Et puis la satisfaction qui perce par tous les points du visage… et puis votre ami qui en fait la remarque et qui le dit.
Si tout cela n’est pas à bonne fin avant quinze jours, le philosophe y perdra son latin.
Autre chose plus honnête (peut-être) et plus sûre. Il faut que j’aille là pourtant. Une éclipse subite marquerait. Il ne faut pas que je gêne. Et puis, moi philosophe, pourquoi ne venez-vous pas me voir ? Venez me voir. C’est l’enfant chéri qui parle ainsi. Est-ce pour moi ? Est-ce pour la mère ?
Si vous étiez bien sûr de moi, comme vous ririez !
Soyez-en sûr. Je ne suis ni injuste, ni fou ; et peut-être, un jour vous prouverai-je que je serais l’un et l’autre.
Je me vois expliqué. Je laisse l’amitié dans toute son étendue ; mais je veux absolument la restitution de mon temps ; on s’y oppose ; et l’on vous accepte pour juge. On imagine que apparemment vous me sacrifierez à des égards, à des bienséances et cætera. Je crois, mon ami, que vous n’en ferez rien. Je vous conjure de vous expliquer nettement et fortement là-dessus. Je veux avoir aussi ma chaise de paille ; et je l’ai priée plaisamment de me l’envoyer.
J’y dînai hier avec l’homme, comme vous pensez bien, et je fus fou à ravir, et je vous jure sans effort.
Bonjour. Je ferai tout mon possible pour vous voir encore une fois, dussé-je aller à la Briche.
Vestimenta suspendi mani deo,
Et ce qu’il y a d’heureux, c’est que j’en suis à mon dernier voyage.
LIII.
Au même.
Vous êtes, mon ami, très-fin, très-délié, mais pour cette fois je crois que je vois mieux que vous, parce que j’ai sur le nez d’autres besicles que les vôtres.
J’aime mieux la croire inconstante que malhonnête. Voyez M. l’Écuyer66 s’installer entre la mère et la fille à Bourbonne ; toutes les deux, convaincues qu’il en voulait à l’une ou à l’autre, cependant appeler ses visites ; le retenir à souper tous les jours ; retarder son retour, le mener à Vandœuvre où il n’est pas connu ; à Châlons où il ne l’est pas davantage ; lui permettre à Paris une cour assidue, accepter de lui et voiture et gibier dont j’ai mangé par parenthèse et que j’ai trouvé bon, attendre une déclaration, arranger une présentation au Louvre ; accorder la permission d’écrire et par conséquent s’engager à répondre, etc.
Oh ! ma foi, mon ami, si l’on a bien résolu de refuser à cet homme-là ce qu’il est aussi encouragé à demander, vous avouerez qu’on s’expose de gaieté de cœur à le rendre profondément malheureux ; est-ce là le rôle qui convient à une femme aussi franche, aussi bonne, aussi honnête que notre amie67 ?
Et mon bonheur et ma tranquillité, que deviennent-ils dans le courant de cette menée ? Si l’on avait projeté de me rendre fou, dites-moi ce qu’on pourrait faire de mieux ?
Et son bonheur et sa tranquillité, que deviendront-ils, lorsqu’elle aura sous les yeux le spectacle assidu d’un malheureux qu’elle aura fait ? Se donne-t-on ce passe-temps-là à l’âge de quarante-cinq ans ?
Une femme qui ne veut pas aimer, et qui n’en a pas assez des visites journalières qu’on est libre de lui rendre chez elle, et qui s’arrange pour voir un homme dont elle est éperdument aimée trois fois la semaine dans une autre maison ; et cette femme-là en use bien, et cette femme-là connaît le fond de son cœur ? et cette femme-là garde quelque mesure avec son ami ?
Convenez, mon ami, que je suis au moins traité très-légèrement, convenez qu’il n’y a dans cette conduite pas une ombre de délicatesse. Convenez qu’à ma place vous sentiriez comme moi. Convenez que vous en seriez bien autrement blessé que moi. Y a-t-il d’autres règles pour une femme que pour une maîtresse ? Si votre femme se comportait ainsi, ne lui en diriez-vous pas un mot ? Puisque l’étude et la pratique de la justice ont été le travail de votre vie, soyez juste.
Elle est sûre d’elle-même ? Et qui le sait ?
Quand elle serait sûre d’elle-même, n’a-t-elle aucun ménagement à garder avec moi ? Je ne souffre point ; je ne souffrirai pas ; mais qui est-ce qui le lui a dit ?
Y a-t-il une conduite pour les femmes et une conduite pour les hommes ? Que penserait-elle, que penseriez-vous de moi, si j’étais aimé d’une autre et que je me permisse tout ce qu’elle a fait ?
Je ne vous parle ainsi, ni pour la dépriser à vos yeux, ni pour exhaler mon ressentiment. Je n’en ai point ; je suis tranquille, je suis heureux et je n’ai que faire de la solitude pour sentir le prix de la liberté qu’on me rend.
Si elle s’en va, je la perdrai sans regret ; si elle revient, je la recevrai avec transport.
Qu’elle s’en aille ou qu’elle me reste, je m’occuperai sincèrement de son bonheur ; l’estime que je faisais d’elle n’en sera point altérée, et je lui conserverai tout mon attachement.
J’ai bien peur que vous ne me voyez ni l’un ni l’autre tel que je suis. Je n’ai aucun mérite à cette belle résignation. Elle ne me coûte rien ; mais rien du tout. Si je lui causais le moindre chagrin, ce serait méchanceté pure ; car ni l’amour-propre ni le cœur ne sont offensés.
Je vous répéterai ce que je lui ai écrit. Je sais ce que je souhaite ; je sais ce qui est honnête ; mais je sais tout aussi bien ce qui n’est pas libre.
Je demande deux choses qu’on ne saurait me refuser sans tyrannie : la jouissance d’un bien que vous avez tant de fois regretté, de mon temps ; et la liberté de m’éloigner, quand il me plaira, d’un spectacle assidu qui pourrait finir par me tourmenter ; et c’est autant pour elle que pour moi que j’insiste sur ce point ; car si j’avais de la peine, elle la partagerait assurément.
Elle s’imagine que je vais chez vous verser un fiel dont mon âme est trop pleine ; vous m’obligerez de la détromper sur ce point.
Je suis arrivé ici tout à temps pour prévenir une aventure très-fâcheuse. Je vous parlerai de cela quand nous nous verrons.
Je n’ai point remis votre billet au Baron et pour cause.
J’ai été malade à mourir pendant deux jours, j’en suis quitte ; et je me porte comme ci-devant.
J’avais pensé comme vous que l’atrocité du prêtre68 ôtait tout le pathétique de l’histoire de Félix. Envoyez-moi une copie de cette histoire et de celle d’Olivier, et ce que vous me demandez sera fait ; mais dépêchez-vous.
Je viens de recevoir une lettre d’elle où je lis : « Que votre travail ne soit point troublé par l’idée d’une peine qui n’existe encore que dans votre tête »
; et ailleurs : « Personne n’a encore le droit de tracasser mon âme. »
Ou je ne sais pas lire, ou ce n’est pas le langage d’une femme sûre d’elle ; je n’entends rien de rien, ou cela signifie : Attendez.
Il est vrai que j’ai mené mon écuyer à toutes jambes, et j’aurais bien fait, si l’on avait su lui faire la réponse nette, ferme et tranchée qu’on devait lui faire, que j’espérais qu’on lui ferait et qu’on aurait dictée à une autre.
On prétend être sage ; mais je suis bien assuré qu’on jugerait autrement de sa voisine, et qu’on ne balancerait pas à dire qu’elle est fausse et folle.
Je puis me taire sur un rival ; mais si j’en parle, je dirai ce que j’en pense, surtout si j’en pense bien.
Sans moi cela ne serait pas arrivé ?
Et c’est vous qui la faites parler ainsi ? N’est-elle pas à présent maîtresse des événements ?
Bonjour, mon ami, bientôt je n’aimerai vraiment que vous, et je n’en serai pas fâché.
LIV.
Au même.
Je réponds en poste à vos deux lettres ; mais, au fait, vous m’entendrez. Il n’y a point de malhonnêteté à exposer un galant homme à toutes les suites d’une passion malheureuse ? Je n’entends pas cela. Quand j’ai hâté la déclaration de ce galant homme, j’ai présumé qu’elle y ferait une réponse claire, nette, franche, bien décidée, bien tranchée, qui finirait tout, et je suis coupable d’en avoir eu trop bonne opinion ? Et parce qu’elle n’a pas fait son rôle, le mien est mauvais, et je me suis rendu garant des événements ? Allez, saint prophète, vous avez commis quelque grand crime, et le Seigneur a fait descendre sur vous l’esprit de vertige ; et elle a quarante-cinq ans, et elle ne connaît ni l’amour, ni ses ombrages ! Et elle ne voit pas qu’elle joue le jeu le plus funeste au bonheur de quatre personnes ; j’y mets le vôtre, car si je deviens fou, la tête vous en tournera. Il n’y a donc qu’à dire à un homme : Je vous aime, je n’aime que vous, et se conduire après cela à sa fantaisie ? On le fait périr, mon ami, à coups d’épingle ; la vie se passe en bouderies, en querelles, en raccommodements suivis de nouvelles querelles ; et puis il faut donc que je partage tous les amusements que ce monsieur lui offrira ? Il y a là dedans je ne sais quoi de vil, de bas, de perfide qui ne me va pas. Chacun a sa façon de sentir, voilà la mienne, je lui ai écrit tout cela ; c’est me perdre bien sûrement ; mais je ne souffre point, je ne souffrirai pas, et tout sera bien. Mais, mon ami, je sais bien ce qu’elle prétend ; reste à savoir s’il y a l’ombre de sens commun dans ses prétentions. Je ne vais point là pour le plaisir de voir M. l’écuyer ; s’il s’interpose à l’avenir, comme il l’a fait pendant un mois, et comme on l’a autorisé à faire pendant dix ans, il vaut mieux que je reste chez moi. Aimée de cet homme, amoureux d’elle et fou comme trente-six fous, c’est son expression, il vous paraît bien de s’être assurée de sa société trois fois la semaine au Louvre ? Allez, vous pensez mieux que vous ne dites, et vous ne pouvez vous dissimuler qu’à moins d’être une bûche, on doit être blessé de ce manque de délicatesse et d’égards. Que me parlez-vous de bonne foi ? On voit dans son âme que j’y suis seul encore ; cela se peut ; mais n’y voit-elle pas qu’elle me manque à tous égards, et qu’une pareille conduite de ma part la blesserait. Vous êtes étonné qu’elle m’ait répété vos encore, vos suppositions, vos craintes, etc. ; elle a bien fait pis, c’est que folle ou sage, fidèle ou infidèle, heureuse ou malheureuse, traîtresse ou trahie, il faut que je reste à côté d’elle. C’est qu’en protestant qu’elle se porte bien, elle conçoit qu’elle peut devenir malade, sans s’apercevoir que cette espèce de maladie est fort avancée, quand on craint de la prendre ; et voilà les propos et les procédés d’une femme qui n’est ni légère, ni fausse, ni idiote ! Dites-moi donc ce qu’elle est. Quand on reprend la liberté, je n’ai aucun besoin de traiter pour recouvrer la mienne ? Cela vous plaît à dire. Je ne veux pas qu’on m’accuse de n’avoir pas fait ce que j’ai promis. Et ce sens qui doit me guider, vous verrez qu’il m’avertira à temps ? Je ferai comme on fait, je lanternerai, l’amour-propre s’en mêlera, et je serai plus à plaindre que les punis. Je sacrifiais mon temps, mon repos, ma vie ; cela vaut bien peu de chose, si l’on ne sait pas, sans que je m’en mêle, être honnête de soi-même, et me débarrasser tout au moins d’un importun. Qu’on garde celui qu’on a apparemment de bonnes raisons de ménager, j’y consens ; mais qu’on me laisse en repos et que je fasse de moi tout ce qu’il me plaira. Quant à la destinée de mon temps et de ma personne, je vous promets bien que votre prophète radote sur ce point. La saison du besoin est bien loin, et ma nullité est un oracle plus sûr que le vôtre. Je ne sais ce que votre billet au Baron contient, je vous le remettrai cacheté ; mais il m’a semblé, par quelques mots de Mme d’Aine qu’il croit juste, qu’on sait ici que nous nous écrivons. Je ne vous ai rien dit du roi de Pologne, parce que, quand il s’agit de sa maîtresse, c’est une belle foutue guenille qu’un roi. Je penserai à votre roi, quand mon âme m’en aura laissé le loisir. Oui, vraiment, j’ai le cœur dur comme un caillou ; cela est au point que, quand je me lève le malin, je crois qu’on m’a volé pendant la nuit celui que j’avais, et qu’on m’en a donné un autre, et je n’en suis pas plus content, car je tenais beaucoup au mien. J’espère le retrouver auprès de vous. On m’a envoyé le papier de Félix ; mais on aurait bien fait d’y joindre celui d’Olivier que j’avais demandé, afin de donner aux deux contes un peu d’unité. N’importe, je me passerai de celui qui me manque, et je ferai de mon mieux. Ma santé serait mauvaise, si cela se pouvait ; je me porte bien, malgré moi ; car je ne me soucie plus de moi. Je fais ici un travail immense, et en même temps deux ou trois indigestions les unes sur les autres. Je n’aurai parlé que pour m’affranchir des petites servitudes et disposer plus entièrement de mes journées. J’ai mis au net le Traité d’Harmonie de Bemetzrieder ; c’est, si je ne me trompe, un bel et charmant ouvrage. Si vous pouviez y donner un coup d’œil avant qu’on ne l’imprimât, cela serait bien ; mais je n’ose l’espérer ; vous avez tout gâté avec votre bribe louée et puis non louée. J’ai donné mes trois fêtes au Baron ; comment diable voulez-vous à présent que je les retire, lorsqu’on en a fait presque des feux de joie ? Je crains bien, mon ami, que je ne sois tenté de rester où je fais le bien, où j’ai établi le repos ; cela vaut mieux que d’aller chercher de la peine à Paris où je ne reparaîtrai qu’à la Saint-Martin. Envoyez, s’il vous plaît, de la musique à ma fille, et si vous m’écrivez encore, ce que je désire beaucoup, dites-moi qu’elle se porte bien. Bon gré, mal gré, vous partagerez avec elle la portion de tendresse qu’on me restituera moitié par moitié ; je crève de nouvelles à vous apprendre. J’ai reçu dans la maison une lettre que j’ai gardée pour vous la montrer ; vous verrez par là combien il importait que j’arrivasse et combien il importe peut-être que je reste. Tâchez de faire entendre cela à notre amie. Je voudrais que ce foutu musicien de Bâle fût au fond de la rivière. Je fais tout si négligemment, que j’allais oublier de vous dire qu’on est furieuse de trois ou quatre lettres que j’ai écrites d’ici. Qu’avez-vous donc mis dans ces lettres, direz-vous ? Rien, mon ami, que de la raison, de l’honnêteté et de la tendresse. J’ai demandé qu’on vous envoyât la dernière, parce qu’on en a appelé à votre tribunal. Si on le fait, vous prononcerez. Si on ne le fait pas, comme je le présume, vous ignorerez cela ; entendez-vous ? Bonjour, portez-vous bien. Aimez-moi, car il est affreux de n’être aimé de personne. J’étais heureux et tranquille, sa dernière lettre m’a fait un mal incroyable. Je suis sûr qu’il n’y paraîtra plus demain, après ou après ; mais voilà toujours ma tête dérangée ; et ne fût-ce que pour quelques jours, c’est trop. J’en ai besoin ici. Je me mettrai demain matin à Félix ; ce sera une affaire faite dans la matinée. Oh ! la sotte chose que la vie ! Hier je le prouvais au Baron au point de s’aller noyer, si l’éloquence et la vertu avaient encore quelque pouvoir sur nous. À propos, l’abbé Morellet nous est venu avec le récit de ses trente-six infortunes, c’était à crever de rire ; c’était la jérémiade la plus vile, la plus intéressée et la plus naturelle que vous puissiez imaginer, et cela sans que le Jérémie s’en doutât. Il m’a laissé son ouvrage contre l’abbé69 ; je ne l’ai pas encore ouvert ; mais je me suis promis de lui en dire mon avis bien serré. Je vais me coucher. On épie ici mes veillées à la diminution de ma bougie, et l’on m’en fait des querelles très-sérieuses. La belle-mère et les enfants m’aiment d’instinct. Le Baron paraît vivement touché de me posséder. Quant à sa femme, je le suis vivement de la marque de confiance qu’elle m’a donnée. La négociation en question est venue tout au travers d’une autre beaucoup plus grave. Celle-ci est finie ; il ne tiendra qu’à elle que l’autre le soit incessamment.
LV.
Au même.
Il faut pourtant, mon ami, que je cause encore une fois avec vous avant de quitter ce Grandval, dont les habitants auraient certainement été malheureux comme des chiens (non pas les chiens de Mme d’Aine), si, par le temps qu’il fait, je les avais abandonnés à la discrétion du maître de la maison… Mais il m’apporte le soir ses chiffons ; le matin il vient voir si je m’en suis occupé ; nous en causons et d’autres choses. Il me laisse ; il va fumer sa pipe ; c’est tout juste le moment où sa femme s’enferme pour étudier, où la belle-mère est à sa toilette ou à la cuisine, l’instituteur et les enfants à leur tâche… Ainsi, il ne peut avoir de l’humeur que contre lui-même, et cette humeur n’est point du tout déplacée. L’heure du diner sonne ; nous dînons. Si je vois ses enfants menacés de quelques moulinets, je me jette tout au travers, et cela dure moins. Au sortir de table nous faisons une partie de billard ; nous philosophons, c’est-à-dire que nous ergotons jusqu’à cinq heures, temps où chacun se retire. À sept heures et demie, je leur fais la chouette à lui et à Lagrange ; je perds et tout va bien. Notre souper n’est pas orageux, parce qu’il est court ; nous achevons notre partie après souper ; les femmes, éparses, dorment sur des fauteuils ; si nous sommes tristes, nous ne tardons pas à nous retirer ; nous ne nous couchons tard que quand nous sommes gais, et il n’y a pas de mal à cela. J’ai fait votre commission ; il fallait qu’on s’attendît à quelque chose de votre part, puisque la belle-mère est montée chez moi, pour savoir si dans mes paquets il n’y avait rien pour sa fille. Je remettrai votre billet à mon enfant, lundi soir ou matin, selon l’heure à laquelle nous partirons d’ici ; si nous arrivons à temps, je pourrai bien aller prendre place à côté de la chaise prophétique et sacrée ; cependant n’y comptez pas trop. Rassurez-vous sur la santé de mon corps et sur celle de mon âme ; la maison entière est en fort bon état. Pour Dieu, croyez à ce que je vous dis, et n’en rabattez pas un iota. J’ai pris d’inadvertance une indigestion de pain ; c’est la pire de toutes ; j’en ai eu l’estomac dérangé pendant quatre ou cinq jours. J’ai, en dépit de la maîtresse de la maison, suivi, le reste du séjour, un régime si sévère qu’il n’y a plus paru. J’ai travaillé comme un forçat ; Barthe m’a envoyé sa comédie de la Femme jalouse ; tout en la lisant pour l’auteur, j’en ai fait une petite analyse pour vous. Si vous étiez aussi un peu curieux de mon sentiment sur l’ouvrage de l’abbé Panurge, je vous donnerais la lettre que je lui ai préparée. Enfin, mon ami, il est rare que je sois tout à fait content de l’emploi de mon temps, lorsqu’il n’y a pas une ligne dont vous puissiez tirer votre profit, et qui vous fasse une petite économie de travail. Il faut bien que je vous dédommage des distractions que vous causent mes affaires de cœur. Je vous jure, mon ami, que jusqu’à présent le tour tout au moins équivoque qu’elles ont pris ne m’a pas donné une heure d’inquiétude. Si vous avez été en souci sur la chaleur que vous avez pu remarquer dans quelques endroits de mes lettres, ne l’imputez qu’à l’impatience de vous voir pallier, excuser, défendre, affaiblir, contre le témoignage de votre conscience, une conduite qui n’était susceptible d’aucune couleur favorable. Je n’y vais pas, moi, par quatre chemins ; lorsqu’il s’agira de chasser mon ami ou un indifférent, je ne serai jamais embarrassé du choix ; mais passons, cela n’eût été ni honnête, ni poli ; mais la politesse, l’honnêteté exigeaient-elles qu’on permît de venir tous les jours et à toute heure, comme on l’a fait ; de se prêter à une correspondance pendant l’absence ; d’introduire dans la société du Louvre ? Dites-moi un peu ce qu’on pouvait faire de mieux pour déranger une autre tête que la mienne ? Je vous le dis et vous le répète ; j’aimerais bien mieux qu’il y eût une passion bien formée, si elle n’y est pas, que les motifs secrets qu’on ne s’avoue pas parce qu’on en rougirait, et qui n’en déterminent pas moins à des procédés qu’on trouverait abominables dans sa voisine. Je ne saurais souffrir ces foutues balances-là, où les actions d’autrui pèsent comme du plomb, et où les nôtres sont légères comme des plumes. Et puis, « mes amis, restez-moi ; vous suffisez au bonheur de ma vie ; entre vous, je défie le destin de m’attaquer ». Et puis il se trouve un beau jour que tout cela n’est que du verbiage. Homme équitable, j’avais sacrifié à cette femme-là tout mon avoir, qui est de quelque prix apparemment, puisque cette perte a fait souvent le sujet de vos doléances ; croyez-vous qu’il y eût du trop dans ce qu’elle avait à mettre là contre ? Vous avez beau plaider pour elle, vous ne changerez ni mon opinion ni la sienne ; vous ne mettrez jamais son cœur à l’aise ; soyez sur qu’elle est mécontente d’elle-même, et si mécontente que, quoique j’aie fait l’impossible pour la tranquilliser, l’encourager, la rassurer sur mon estime, sur mon amitié, sur mon repos, en mettant les choses au pis aller, je n’ai encore pu y réussir. C’est qu’il ne faut pas se donner pour merveilleuse quand on ne l’est pas ; c’est que quand on vient à découvrir qu’on n’est ni pis ni mieux que les autres, il faut tout doucement baisser la tête, et dire comme je ne sais quelle femme disait à son mari la première nuit de ses noces : Hé bien, monsieur, v’là qu’est ; comme v’là qu’est ; et s’épargner à soi-même et à un galant homme qui n’y met pas la moindre importance, tous ces efforts inutiles pour trouver et faire trouver ses patins aussi hauts qu’on les croyait. J’ignore ce que l’avenir me prépare ; mais, pardieu, s’il m’arrive quelques-uns de ces essais scabreux où je sois forcé d’en déchanter sur mon compte, hé, pardieu, j’en déchanterai bien franchement ; et attendez-vous que je dirai comme l’abbé de La Porte :
Je me croyais quelque chose ; mais j’ai découvert que je n’étais qu’un plat bougre, comme un autre.
Ce ne sera sûrement pas encore pour cette fois-ci. Imaginez que je lui écrivais d’ici : « Si vous vous trouvez entre le désir et le scrupule, appelez-moi vite, et je me joindrai au désir pour prouver au scrupule qu’il n’est qu’un sot »
, et ainsi du reste. Bonsoir, mon ami, aimez-moi bien, vous ; car c’est sur cette infidélité-là que je n’entendrais pas raison.
LVI.
À la princesse Dashkoff70.
Le ciel sait les reproches que vous devez m’avoir faits. Je vous entends d’ici vous écrier : « Non-seulement il avait promis de m’écrire, mais encore il paraissait jaloux de garder une place dans mon souvenir ; et voici trois mois passés sans qu’une seule ligne soit tombée de sa plume. » Et Mlle Caminski aussi, qui peut-être aurait eu bonne envie de glisser un mot en ma faveur, n’était que les apparences sont si fort contre moi, n’aura-t-elle pas perdu de la bonne opinion qu’elle entretenait à l’égard de ma nation et mis à son compte une faute dont je suis seul coupable ? Si le philosophe Diderot est surpris en flagrant délit d’inconstance, de légèreté ; s’il prodigue les promesses et semble ne les faire que pour y manquer, quelle opinion, dira-t-elle, pourra-t-on se former des autres ? On peut remarquer que c’est là le sophisme particulier à tous ceux qui ont été déçus en amour ou en amitié. Si quelqu’un nous a trompés, il n’y a plus de fonds à faire sur les amis ; si quelqu’un a joué à notre égard un rôle de fausseté, adieu les amours. Eh bien, madame, en dépit de mon silence, je suis toujours le même ; toujours rempli de dévouement et de respect pour vous, mais toujours, hélas ! le plus occupé des hommes. J’en ai agi avec vous, princesse, exactement comme j’ai agi avec mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, que j’aime tous de tout mon cœur, et auxquels je n’ai jamais donné signe de vie, excepté dans les occasions où j’avais la bonne fortune de leur être de quelque utilité. Montrez-moi seulement, madame, en quoi je pourrai m’employer pour vous, et vous apprendrez alors de quelle scrupuleuse exactitude je suis capable.
Je dois cependant vous faire quelques excuses, en laissant à part les bons ou mauvais penchants de mon caractère. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous avons tous été malades, le père, la mère et l’enfant. Depuis deux mois passés nous plongeons chaque matin dans un bain chaud cet enfant pour lequel ma tendresse est sans bornes. J’ose vous parler de ces affections, à vous qui m’avez révélé par votre bonté que ce qui m’intéresse profondément ne vous est pas tout à fait indifférent.
M. Maurice vient de m’apprendre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je vous déclare sur l’honneur, princesse, qu’aucune lettre de vous ne m’est parvenue.
Si j’étais sûr que ce que je suis en train d’écrire ne dût pas tomber en d’autres mains que celles auxquelles je le destine, je pourrais vous dire qu’un avocat général a chassé les Jésuites de Bretagne. Ces hommes remuants et vindicatifs ont mis de leur côté le gouverneur de la province ; ce gouverneur est un grand homme violent, déterminé, despotique ; ce grand homme a jeté en prison l’avocat général. Le parlement de la province défend son magistrat, et voilà l’affaire portée devant le parlement de la capitale ; le parlement de la capitale appelle la vengeance sur le représentant de la cour, et la cour, avec une chaleur égale, défend son représentant. Tandis que se roule ce plaisant écheveau, le maître71 prend pour son compte une maîtresse ; le premier ministre nomme un magistrat à la place de chancelier, immédiatement ce chancelier travaille à renverser le ministre, et il y réussit. Ledit chancelier prend en main la cause du représentant de la cour ; et comme il ne voit pas d’autre moyen de soustraire son protégé à la rigueur des lois que de renverser le parlement de la capitale, il soumet audit parlement un édit qu’il est sûr que celui-ci repoussera.
En effet, l’édit est rejeté, et le parlement de la capitale est dissous ; les charges des magistrats qui le composaient sont annulées ; et ce qui formait les attributions de ce parlement est maintenant divisé en un certain nombre de petites cours de judicature.
Cet événement a produit une grande émotion parmi tous les ordres de l’État. Les princes font des remontrances, les autres tribunaux des remontrances, toute la noblesse des remontrances ; on n’en finit plus avec les remontrances. Les têtes s’échauffent ; ce feu se répand par degrés, les principes de liberté et d’indépendance, autrefois cachés dans le cœur de quelques gens qui pensent, s’établissent à présent et sont ouvertement avoués.
Chaque siècle a son esprit qui le caractérise. L’esprit du nôtre semble être celui de la liberté. La première attaque contre la superstition a été violente, sans mesure. Une fois que les hommes ont osé d’une manière quelconque donner l’assaut à la barrière de la religion, cette barrière la plus formidable qui existe comme la plus respectée, il est impossible de s’arrêter. Dès qu’ils ont tourné des regards menaçants contre la majesté du ciel, ils ne manqueront pas le moment d’après de les diriger contre la souveraineté de la terre. Le câble qui tient et comprime l’humanité est formé de deux cordes ; l’une ne peut céder sans que l’autre vienne à rompre.
Telle est notre position présente ; et qui peut dire où cela nous conduira ? Si la cour revient sur ses pas, ses adversaires apprendront à estimer leur force, et c’est ce qui ne pourrait arriver sans amener de graves conséquences. Nous touchons à une crise qui aboutira à l’esclavage ou à la liberté ; si c’est à l’esclavage, ce sera un esclavage semblable à celui qui existe au Maroc ou à Constantinople. Si tous les parlements sont dissous, et la France inondée de petits tribunaux composés de magistrats sans conscience comme sans autorité, et révocables au premier signe de leur maître, adieu tout privilège des états divers formant un principe correctif qui empêche la monarchie de dégénérer en despotisme. Si le mouvement qui aujourd’hui fait chanceler la constitution avait eu lieu avant l’expulsion des Jésuites, l’affaire pourrait être terminée ; tous les tribunaux eussent été remplis en un clin d’œil de leurs affiliés et adhérents, et nous serions tombés dans une espèce de théocratie ; d’où il suit qu’en moins d’un siècle nous eussions rétrogradé vers un état de barbarie la plus absolue. On ne permettrait plus d’écrire, nous n’oserions même plus penser ; bientôt il deviendrait impossible de lire ; car auteurs, livres et lecteurs seraient également proscrits.
Au-dessus de la portée de nos facultés de divination il existe certaines possibilités. C’est la circonstance même qui les développe. Pour ma part, je proteste que dans un autre temps je n’eusse jamais conçu les idées que je suis capable aujourd’hui de nourrir. Il est mille fois plus facile, j’en suis persuadé, pour un peuple éclairé de retourner à la barbarie que pour un peuple barbare d’avancer d’un seul pas vers la civilisation. Il semble en vérité que toute chose, le bien comme le mal, ait son temps de maturité. Quand le bien atteint son point de perfection, il commence à tourner au mal ; quand le mal est complet, il s’élève vers le bien. Mais au fait, princesse, je ne sais trop pourquoi je vous parle de sujets comme ceux-là que vous devez entendre discuter autour de vous avec plus de liberté et de force. Non, je n’ai jamais oublié la promesse que je vous ai faite. Je prie Mlle Caminski d’agréer l’expression de mon respect. Celui que je vous offre, madame, est aussi sincère que profond.
LVII.
À Briasson et à Le Breton72.
Je n’ai point lu le Mémoire de M. Luneau, messieurs, et je ne le lirai point, parce que j’ai mieux à faire ; mais je vois par votre réponse qu’il vous reproche d’avoir imprimé l’Encyclopédie en un plus grand nombre de volumes que vous n’auriez dû. Et où M. Luneau a-t-il pris que le nombre de volumes dépendît de vous ? Le nombre des volumes d’un ouvrage dépend de l’étendue du manuscrit, et l’étendue du manuscrit, de l’objet et de la manière de le traiter, toutes choses qui ne concernent que l’auteur, qui est concis ou diffus. M. Luneau n’ignore pas plus que moi qu’on ne se donne pas le talent de bien écrire. Si l’Encyclopédie a des vices, ce n’est pas votre faute ; c’est la mienne.
Les chicanes qu’il vous fait sur le choix du caractère et sur la longueur de la page ne me semblent pas mieux fondées. Je n’entends rien aux engagements qu’on vous suppose avec le public. Que m’importaient à moi ces engagements ? J’ai demandé le caractère qui me convenait. J’ai fixé ma page à ma volonté. J’ai voulu que mon édition fût à ma fantaisie. Il n’est point d’auteur qui n’ait cette sorte d’autorité, et qui ne consulte sur le caractère et la page son goût particulier, la nature de son ouvrage, et l’espèce de lecteurs qu’il se promet. M. Luneau, qui a fait imprimer, et qui s’est promis des lecteurs, ne l’ignore pas.
Que vous vous fussiez décidés obscurément ou nettement pour le petit romain, je veux le cicéro. Si M. Luneau n’exerce pas ce despotisme-là, c’est son affaire ; mais je vois qu’il vous suppose une importance avec moi qu’assurément son libraire ne prend pas avec lui.
Prétendre que le prospectus n’est pas en cicéro, c’est une chose à dire aux Quinze-Vingts. La partie du prospectus que j’ai voulu qu’on prît pour modèle de l’ouvrage est en cicéro : et M. Luneau était le seul homme qui pût s’y méprendre de bonne foi.
Que vous ayez pris ou non pris aux compas la longueur de la ligne, et que votre page dût être de soixante-quatorze ou de soixante-dix-sept lignes, le fait est qu’à la révision de la première épreuve, j’ai dit : Ma page est bien ; je ne la veux ni plus longue ni plus courte, et qu’en renvoyant la feuille, j’ai écrit au bas : Corrigez et tirez ; comme c’est l’usage.
Voici bien une autre vision. Quoi ! messieurs, parce qu’à l’origine de l’entreprise je ne prévoyais ni ne pouvais prévoir que l’ouvrage dût aller au-delà de dix volumes, il ne vous était pas libre d’en exécuter davantage ? mais tous les jours un ouvrage fournit plus ou moins de volumes que l’auteur n’en avait annoncés au public, sans qu’on se soit encore avisé de s’en prendre au libraire. C’est bien assez du risque de garder l’ouvrage en piles, si le public est mécontent. Nous faisons imprimer, M. Luneau ou moi ; c’est moi, si vous voulez, qui fournis la copie. Le libraire trouve que mon bavardage chasse beaucoup et s’en plaint. Qu’en arrive-t-il ? Je l’écoute ou je ne l’écoute pas, selon qu’il m’en prend envie. Il insiste ; je lui propose de laisser l’ouvrage. Il revient à la charge et m’importune ; je le prie le plus honnêtement que je peux de sortir de mon cabinet ; et son unique ressource est de continuer à ma discrétion une entreprise dans laquelle il s’est engagé, sans savoir où je le conduirais. M. Luneau qui, en qualité d’amphibie, connaît et le rôle d’auteur et celui de libraire, ne niera pas que la chose ne se fasse ainsi.
Si vous vous êtes bien trouvés de l’Encyclopédie en dix-sept volumes, je m’en réjouis ; mais je vous déclare que, sans les persécutions qui détachèrent la plupart de nos auxiliaires, M. Luneau aurait beaucoup plus beau jeu avec vous, ou plutôt avec moi ; car, bon gré, malgré, vous en auriez imprimé vingt-quatre.
Avec le beau zèle dont on était épris en province, à Paris, dans toutes les contrées de l’Europe policée, de contribuer à cette énorme entreprise, il était impossible de savoir jusqu’où nous irions. Fallait-il jeter au feu tous ces matériaux ? M. Luneau répondra : Pourquoi non ? M. Luneau l’aurait fait, sans doute, à ma place. Mais je ne vois pas qu’il faille punir le libraire de ma pusillanimité, ni de quel droit on exigerait de moi le courage de M. Luneau. Chacun a ses lumières et ses principes ; et l’un fera sans conséquence ce qu’un autre rougirait d’oser.
Quant à la loi qu’il vous impose de renfermer toute la matière dans le nombre de volumes annoncés, ou de distribuer l’excédant pour rien, on ne répond pas à cela, messieurs ; on en rit.
Lorsque nous annonçâmes que l’Encyclopédie n’aurait pas moins de huit volumes et de six cents planches, qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’alors nous étions possesseurs du fonds de huit volumes de discours et de six cents dessins au moins ; et c’était la vérité. Mais qu’est-ce qu’il y a de commun entre cette annonce et la querelle qu’on vous fait ? Il y aurait eu moins huit volumes qu’on aurait pu vous en demander raison ; il y en aurait eu cinquante que vous n’auriez pas été plus responsables de ce forfait. Il fallait bien que vous crussiez aveuglément ce que nous vous disions ; il fallait bien que vous allassiez comme je vous menais ; et je préviens tout libraire auquel je puis avoir affaire à l’avenir que je n’en userai pas autrement avec lui. Puisse-t-il ne s’en pas trouver plus mal que vous !
On ne me soupçonnera pas d’avoir consumé, de propos délibéré, vingt-cinq à vingt-six ans de ma vie à un travail ingrat et périlleux, dont il aurait dépendu de moi de voir la fin dix ou douze ans plus tôt. En abrégeant le temps et l’ouvrage, j’aurais bien abrégé vos peines et les miennes.
En supprimant de l’Encyclopédie les choses redondantes, en y suppléant les choses omises ou tronquées, et en aspirant à un degré de perfection facile à concevoir, impossible à atteindre, l’ouvrage aurait eu cinq à six volumes de plus. Une preuve sans réplique, c’est qu’à présent on travaille à des suppléments. On m’a dit que M. Luneau était du nombre des coopérateurs ; j’ai peine à le croire.
Il ne fallait pas dire dans votre Mémoire qu’il était contraire à la perfection de l’ouvrage de fixer le nombre des volumes ; il fallait dire que la demande en était absurde. Avec les secours journaliers des surnuméraires qui se présentaient de tous les coins du royaume, par intérêt pour une entreprise à laquelle un homme d’un mérite transcendant et deux honnêtes gens s’étaient consacrés, était-il possible d’en apprécier l’étendue ? Sans vouloir offenser M. Luneau, ni douter de ses forces, je crois sincèrement qu’il y aurait été tout aussi embarrassé que moi. Il ne faut donc clabauder contre personne d’un avantage ou d’un inconvénient inévitable et moins encore contre les libraires que contre l’éditeur. Je hais toutes disputes ; j’en suis las ; mais il serait bien malhonnête à moi de me tenir clos et couvert dans une circonstance où l’ignorance des faits, et non la méchanceté (car M. Luneau n’est pas méchant), se prévaut contre vous des fautes que j’ai pu faire, moitié par insuffisance, moitié par nécessité, pour en imposer à la justice et vous tourmenter.
Vous vous êtes prêtés, dites-vous, de la meilleure grâce à tout ce que nous avons exigé pour le mieux ; et vous avez bien fait : Sans cela, croyez-vous que nous eussions continué ?
Quant à la partie des arts et des planches qui me concerne seul, je suis fâché que vous vous soyez mêlés de me défendre. J’ai fait faire les dessins comme il m’a plu. J’ai étendu ou resserré les objets comme il m’a plu. Votre unique affaire a été de payer les travailleurs que j’occupais, et j’aurais trouvé fort mauvais que vous prissiez un autre soin, quand vous l’auriez pu ou voulu. Le libraire est l’homme à l’argent, et c’est bien assez. L’auteur et le libraire sont à deux de jeu : si celui-ci paye comme il veut, en revanche il ne sait pas ce qu’il achète.
Si M. Luneau se fût adressé à moi, et qu’il m’eut demandé la raison de la prétendue profusion qui règne dans nos planches, je lui aurais montré, et, comme il est homme de grand sens, il aurait conçu que je ne n’avais accordé à aucun art que la quotité très-rigoureuse de figures qu’il exigeait ; que ce n’était ni lui ni moi, mais l’artiste qu’il en fallait croire sur ce point ; que l’Académie des sciences, qui s’y entend aussi bien que lui et un peu mieux que moi, emploie cent planches où nous n’en employons pas vingt ; que le rhinocéros est dessiné sur une échelle qui suffit pour le reconnaître ; que ce n’est pas l’usage de l’examiner au microscope ; que la puce est de sa grandeur microscopique ; que cette figure est imitée d’un des plus célèbres observateurs du siècle ; que sous un volume mille fois, dix mille fois exagéré, il y a encore des parties qui échappent à la vue ; que la plaisanterie sur ce point serait d’une ignorance et d’une bêtise impardonnables ; que si l’on a quelque reproche à nous faire, ce n’est pas d’avoir supposé dans les ateliers des manœuvres ou des instruments qui n’y sont pas, mais d’avoir omis ou peu détaillé ceux qui y sont ; et M. Luneau m’aurait remercié de ma leçon, parce qu’on en peut recevoir sur ce qu’on ne sait pas, et qu’on est oblige à celui qui nous instruit, quelque supérieur qu’on lui soit d’ailleurs en histoire, en littérature, en philosophie, en tout autre genre.
Quant à l’affaire de M. de Réaumur, je la lui aurais expliquée de manière à le satisfaire : je lui aurais dit que nous n’avions pas employé une seule figure de Réaumur ; et un homme de bien tel que lui se laissant aller à la confiance par le sentiment intérieur qu’il en mérite et qu’il serait injuste d’en refuser à un autre homme de bien, jamais M. Luneau n’aurait pu s’empêcher de me croire. J’aurais ensuite appelé à l’appui de sa candeur naturelle l’attestation des commissaires même de l’Académie, à qui nos dessins furent présentés dans le temps, qui ont approuvé nos planches jusqu’à ce jour, et dont le témoignage pourrait, je crois, contre-balancer l’accusation de M. Luneau, quelque poids qu’on lui donnât. Il y a dans le commencement de cette longue phrase je ne sais quoi d’incorrect et d’entortillé ; mais je n’ai pas le temps de m’expliquer plus nettement.
Un autre fait sur lequel je défie qui que ce soit de me contredire, sans en excepter M. Luneau, c’est d’avoir été moi-même dans les divers ateliers de Paris ; d’avoir envoyé dans les plus importantes manufactures du royaume ; d’en avoir quelquefois appelé les ouvriers ; d’avoir fait construire sous mes yeux, et tendre chez moi leurs métiers. Si M. Luneau a le secret d’expliquer et de faire dessiner les manœuvres et les instruments de la papeterie de Montargis, par exemple, ou des manufactures de Lyon, et cela sans les avoir vus, moi, je ne l’ai pas.
Je me flatte peut-être ; mais je pense qu’après un quart d’heure d’entretien avec M. Luneau sur les différents points de son Mémoire, le zèle de la vérité qui le consume m’aurait secondé, qu’il se serait tu de plusieurs choses dont il ne doute aucunement, quoiqu’elles soient fausses, et qu’il aurait parlé plus correctement des autres. Quoi qu’il en soit, je me suis témoin à moi-même d’avoir fait pour le mieux, en un mot, tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire, privé des conseils et du secret de M. Luneau.
Dix fois dans votre Mémoire vous répétez que c’est moi qui ai fait dessiner ; que c’est moi qui ai approuvé les planches. Et à qui appartenait-il donc, messieurs, de prendre ce soin ? j’ai ordonné ; vous avez bien payé, on n’a plus rien à vous dire. Soit en éloge, soit en blâme, le reste me regarde.
Vous exhortez M. Luneau à s’informer du prix des planches de l’Académie ; j’ajouterai : et de leur nombre. N’en déplaise à M. Luneau, l’Académie répète les objets d’un art à un autre, et fait bien. Rien ne serait plus ridicule qu’un forgeron, parcourant la description et les figures de son art, n’y trouvât pas son marteau, et fût obligé de l’aller chercher dans les planches d’un autre atelier. M. Luneau sait beaucoup ; mais il ne sait pas tout, ni moi non plus ; et j’oserais presque assurer que l’Académie en sait plus que nous deux ensemble.
Je n’entends rien à son bouquiniste d’estampes ; il pourrait très-bien se faire que ce bouquiniste ne fût que dans sa tête ; au risque de traiter sérieusement un persiflage, je proteste que je n’ai jamais acquis, ni par cette voie, ni par une autre, aucune estampe dont je me sois servi ; et l’on me croira, parce qu’on me connaît.
Si M. Luneau a dit qu’une autorité respectable m’avait constitué médiateur entre lui et le syndic de la communauté dans l’affaire de la saisie73 il a dit une vérité ; mais si par hasard il avait entendu ma médiation à l’affaire de l’Encyclopédie, il aurait dit un mensonge impudent dont un homme moins scrupuleux encore que M. Luneau ne pourrait être soupçonné.
À juger du fond de cette affaire par la lecture de votre Mémoire, le seul que je connaisse et que je veuille connaître, je vois bien de quoi m’adresser une bonne ou mauvaise critique, mais non de quoi vous faire un procès. Aussi n’entends-je rien au procédé de M. Luneau, qui passe pour un homme doux, simple, droit et surtout pacifique.
J’avoue qu’il est affligeant, messieurs, après quarante à cinquante ans d’une probité reconnue dans son commerce et récompensée par des fonctions distinguées dans son corps et dans la société, de se voir tout à coup accusé de malversation et de mauvaise foi ; j’avoue qu’il est triste, après une vingtaine d’années de persécutions que j’ai bien partagées, d’être troublé dans la jouissance d’une fortune que vous avez méritée par votre travail ; mais une autre position plus fâcheuse encore que la vôtre, ce serait d’avoir perdu son honneur et gardé son édition ; et cela n’est pas sans exemple.
LVII.
À madame…74.
Vous permettez donc, madame, qu’on ajoute quelques mots au jugement que vous venez de porter de l’Éloge de Fénelon par M. de La Harpe, et je vais user de la permission.
Relisez, et vous sentirez combien il y a peu de ressort au fond de cette âme. La déclamation d’un morceau, quel qu’il soit, est l’image et l’expression du génie qui l’a composé : il commande à ma voix, il dicte mes accents, il les affaiblit, il les enfle, il les ralentit, il les suspend, il les accélère. Jamais, dans le cours de cet éloge, on n’est tenté d’élever le ton, de l’abaisser, de se laisser emporter, de s’arrêter pour reprendre haleine ; jamais on n’est hors de soi, parce que l’orateur n’est jamais hors de lui. Oh ! pour l’art de le posséder, il le possède, et me le laisse au suprême degré. Aucune variété marquée dans le ton de celui qui déclame ce discours ; donc, aucune variété dans les sentiments, dans les pensées, dans les mouvements. Il n’en est pas ainsi de Démosthène, de Cicéron, de Bossuet, de Massillon, même de Fléchier, phrasier et périodiste comme M. de La Harpe, mais qui a des moments de chaleur que M. de La Harpe n’a pas et n’aura jamais.
Je n’effacerai point votre éloge, bonne amie, parce que j’aime à louer ; mais je me garderai bien d’être de votre avis. M. de La Harpe a du nombre dans le style, de la clarté, de la pureté dans l’expression, de la hardiesse dans les idées, de la gravité, du jugement, de la force, de la sagesse ; mais il n’est point éloquent et ne le sera jamais. C’est une tête froide ; il a des pensées, il a de l’oreille, mais point d’entrailles, point d’âme. Il coule, mais il ne bouillonne pas ; il n’arrache point sa rive, et n’entraîne avec lui ni les arbres, ni les hommes, ni leurs habitations. Il ne trouble, n’abat, ne renverse, ne confond point ; il me laisse aussi tranquille que lui ; je vais où il me mène ; comme dans un jour serein, lorsque le lit de la rivière est calme, j’arrive à Saint-Cloud en batelet ou par la galiote.
Qu’il s’instruise, qu’il serre son style, qu’il apprenne à le varier, qu’il écrive l’histoire ; mais qu’il ne monte jamais dans la tribune aux harangues. La femme de Marc-Antoine n’aurait point coupé la langue et les mains à celui-ci.
Son ton est partout celui de l’exorde ; il va toujours aussi compassé dans sa marche, également symétrisé dans ses idées, jamais ni plus froid ni plus chaud. Il ne réveille aucune passion, ni le mépris, ni la haine, ni l’indignation, ni la pitié ; et, s’il vous a touchée jusqu’aux larmes, c’est que vous avez l’âme sensible et tendre.
Thomas et La Harpe sont les revers l’un de l’autre ; le premier met tout en montagnes, celui-ci met tout en plaines. Cet homme sait penser et écrire ; mais je vous dis, madame, qu’il ne sent rien et qu’il n’éprouve pas le moindre tourment.
Je le vois à son bureau ; il a devant lui la vie de son héros, il la suit pas à pas ; à chaque ligne de l’histoire il écrit sa ligne oratoire ; il s’achemine de ligne en ligne jusqu’à ce qu’il soit à la fin de son discours ; coulant, faible, nombreux et doux comme Isocrate, mais bien moins plein, bien moins penseur, bien moins délicat que l’Athénien. Ô vous, Carnéade ! ô vous, Cicéron ! que diriez-vous de cet éloge ? Je ne t’interroge pas, toi qui évoquais les mânes de Marathon.
Cela est fort beau ; mais j’ai peine à aller jusqu’au bout ; cela me berce.
Revenez sur l’endroit où il réveille du sommeil de la mort les générations passées, pour en obtenir l’éloge du maître et du disciple. À ce début, vous vous attendez à quelque chose de grand, et c’est la montagne en travail.
Pour Dieu, mon amie, abandonnez-moi les poëtes et les orateurs : c’est mon affaire. J’ai pensé envoyer votre analyse sans correctif. Est-ce là de l’éloquence ? C’est à peine le ton d’une lettre ; encore ne faudrait-il pas l’avoir écrite dans un premier moment d’émotion. Jamais Fénelon ne m’est présent ; j’en suis toujours à cent ans : c’est le sublime du Raynaldisme mitigé, et puis c’est tout. Si l’abbé Raynal avait eu un peu moins d’abondance et un peu plus de goût, M. de La Harpe et lui seraient sur la même ligne.
Eh oui, mon ami, tout ce que tu dis du Télémaque est vrai ; mais c’est ton goût et non ton cœur muet qui l’a dicté ; si tu avais senti l’épisode de Philoctète, tu aurais bien autrement parlé. Et c’est ainsi que tu sais peindre le fanatisme, maudit phrasier ! Le fanatisme, cette sombre fureur qui s’est allumée dans l’âme de l’homme à la torche des enfers, et qui le promène l’œil égaré, le poignard à la main, cherchant le sein de son semblable pour en faire couler le sang et la vie aux yeux de leur père commun.
Jamais une exclamation ni sur les vertus, ni sur les services, ni sur les disgrâces de son héros. Il raconte, et puis quoi encore ? Il raconte. Raconte donc, puisque c’est ta manie de raconter ; jette au moule tes phrases l’une après l’autre, comme le fondeur y a jeté, comme le compositeur a arrangé les lettres de ton discours. Un homme qui avait quelquefois de l’éloquence et de la chaleur me disait : « Je ne crois pas en Dieu, mais les six lignes de La Harpe contre l’athéisme sont les seules que je voudrais avoir faites »
; et je pense comme cet homme, non que je croie ces lignes vraies, mais parce qu’elles sont éloquentes ; encore l’orateur n’a-t-il rencontré que la moitié de l’idée. Avant de dire que l’athéisme ne rendait justice qu’au méchant qu’il anéantissait, fallait-il lui reprocher d’affliger l’homme de bien qu’il privait de sa récompense ?
Sans doute, il faut être vrai et dans l’éloge et dans l’histoire ; mais, historien ou orateur, il ne faut être ni monotone, ni froid.
« Je n’use point
, dit M. de La Harpe, du droit des panégyristes. »
Eh ! de par tous les diables, je le sens bien, et c’est ce dont je me plains.
Et vous avez le front de me louer cela, vous, l’abbé Arnaud, vous qui m’effrayez toujours du frémissement sourd et profond du volcan ou des éclats de la tempête ; vous qui me faites toujours attendre avec effroi ce qui sortira des flancs de cette nuée obscure qui s’avance sur ma tête ! Abandonnez cette aménité élégante et paisible aux mânes froides des gens de la cour, et à la délicatesse mince et fluette de votre collègue75.
Je vous atteste ici, lecteurs, tous tant que vous êtes, soyez vrais ; et dites-moi si l’on n’est pas toujours le maître de quitter cet éloge, de recevoir une visite, de faire un whist, de se mettre à table et de le reprendre, et si cela fera passer une nuit sans dormir.
Dieu soit loué ! voilà donc encore une demi-page qui aurait été vraiment du ton véhément de l’orateur, si l’on n’y avait pas mis bon ordre par les antithèses, et le nombre déplacé : c’est la peinture de nos misères sur la fin du règne de Louis XIV.
Encore une fois, cet homme a du nombre, de l’éloquence, du style, de la raison, de la sagesse ; mais rien ne lui bat au-dessous de la mamelle gauche. Il devrait se mettre pour quelques années à l’école de Jean-Jacques.
L’auteur dira qu’il a choisi ce genre d’écrire tranquille pour conformer son éloquence au caractère de son héros ; mais M. de La Harpe n’est jamais plus violent, et vous verrez que, pour louer convenablement Fénelon, il fallait s’interdire tout mouvement oratoire.
LVIII.
À la princesse Dashkoff.
Rien n’est plus vrai. Je suis réellement à Pétersbourg. J’ai fait huit ou neuf cents lieues à soixante ans ; me voilà loin de ma femme, de ma fille, de mes parents, de mes amis et connaissances ; tout cela pour rendre hommage à une grande souveraine, ma bienfaitrice ! Que diriez-vous de moi ? Que j’ai bien fait ? Votre réponse, j’en suis sûr, sera celle d’une femme qui a du cœur, de la sensibilité et, par-dessus tout, une large dose de cette qualité sans laquelle on ne doit jamais espérer de sortir de la médiocrité en rien, et qui s’appelle l’enthousiasme. Cependant j’ai deux fois risqué ma vie dans le voyage, bien que, lorsque nous nous séparons de ceux que nous aimons et de ceux qui nous aiment, la vie ne doive pas compter pour beaucoup ! Peut-être, au retour, ne serai-je pas capable de me targuer de la même intrépidité.
J’ai eu l’honneur d’approcher Sa Majesté Impériale aussi souvent que je pouvais le désirer ; plus souvent peut-être que je n’eusse osé l’espérer. Je l’ai trouvée telle que vous me l’aviez peinte à Paris : l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre. Si elle est grande sur le trône, ses attraits, comme femme, auraient fait tourner la tête à des milliers de gens. Personne ne connaît mieux qu’elle l’art de mettre tout le monde à son aise. Pardonnez-moi, madame ; j’oubliais que j’ai été témoin aussi de votre habileté à cet égard. Là où il n’y a rien, absolument rien, ou bien là où il y a quelque chose seulement, ce quelque chose ne manque jamais d’acquérir une certaine valeur avec l’impératrice ou avec vous. Vous n’avez pas oublié sans doute avec quelle liberté vous me permettiez de vous parler dans la rue de Grenelle. Eh bien, je jouis de la même liberté dans le palais de Sa Majesté Impériale. On m’y permet de dire tout ce qui me passe par la tête ; des choses sages peut-être quand je me crois fou, et peut-être très-folles quand je me crois sage. Les idées qu’on transplante de Paris à Pétersbourg prennent, c’est certain, une couleur différente.
Votre nom s’est présenté souvent dans notre conversation ; et, si c’était pour moi un plaisir de le prononcer, je dois dire aussi franchement qu’il a toujours été entendu avec satisfaction. Néanmoins, avouerai-je la vérité ? Trois délicieuses heures, si bien employées tous les trois jours, m’eussent laissé abondamment de loisir, si l’étude et les alternatives de santé et d’indisposition m’avaient sauvé de l’ennui. Il faut toujours ou que j’occupe mes pensées ou que je sois dans un état de souffrance ; je trouve moins désagréable de souffrir que de bâiller. Mais permettez-moi de vous demander, madame, ce que vous faites ? Et Mlle Caminski ? Elle vous est, je gage, toujours chère, et vous êtes également l’objet de son affection. Si le même sentiment de tendresse vous unit comme autrefois, n’ai-je pas le droit de vous dire heureuse ? vos enfants aussi complètent-ils votre bonheur ? répondent-ils à vos soins maternels ? occupent-ils et remplissent-ils votre temps ? seront-ils un jour dignes de vous ?
Pourquoi ne venez-vous pas voir ces choses de vos propres yeux ? J’entends d’ici cette réponse : « Telle était bien mon intention ; mais une misérable machine, hors d’état de supporter les fatigues du voyage, et accablée par le froid sous une pelisse du poids de cinquante livres ; éraillée, tordue, frissonnante, véritable objet de compassion ; chancelante, ridée et réduite tout au plus à la moitié de ses dimensions, m’avertit de la manière la plus impérieuse et la plus douloureuse aussi que cette entreprise est impossible. » Ayez pitié de moi, madame, mais ne me grondez pas. Recevez l’expression de mon parfait respect, et offrez-en autant, de ma part, à Mlle Caminski. Conservez-moi votre estime, puisque vous avez bien voulu me l’accorder. Si nonobstant le dédain avec lequel vous traitez mon pays (et que je dois par politique vous pardonner, car ma vanité se console par l’idée d’avoir à pardonner quelque chose aux êtres que leur perfection a élevés au-dessus de la sphère commune), si vous daignez m’honorer de quelques-unes de vos commissions, croyez qu’elles seront très-ponctuellement remplies.
Falconet, son élève et moi, nous parlons souvent de vous ; et si vous pouviez nous entendre, je crois bien que vous ne seriez pas fâchée contre nous. C’est là qu’on dit volontiers la vérité lorsque ailleurs on garde le silence. Permettez-moi cependant de faire une exception en faveur du cabinet de Sa Majesté Impériale. Je puis vous assurer positivement que le mensonge n’entre pas en ce lieu quand le philosophe s’y trouve.
Le porteur de cette lettre est un honnête homme avec qui vous pourrez causer en sûreté et tout à fait à votre aise. Son respect pour vous, fondé sur une juste appréciation de votre caractère, est parfaitement sincère. Donnez-moi carte blanche pour tout ce que je dis de lui, et n’hésitez pas à croire tout ce qu’il vous dira de moi ; et alors, madame, permettez-moi de prendre votre main et de la presser très-cordialement.
Si je vous demandais une faveur, ne suis-je pas certain d’avance que vous auriez grand plaisir à me l’accorder ? Je vous prie donc de joindre vos sollicitations à celles de M. de Nariskin pour obtenir d’un M. de Demidoff (qui, soit dit en passant, professe sur le compte du peuple français une opinion à peu près aussi flatteuse que la vôtre, mais qui a bien voulu faire une exception en ma faveur, parce que la politesse ordonne toujours qu’on épargne les gens présents), pour obtenir de ce M. de Demidoff certains échantillons d’histoire naturelle qu’il possède, fossiles, minéraux, coquillages, etc. Bien qu’un peu bilieux et insociable, ce M. de Demidoff est un très-digne homme, et il ne sera pas nécessaire de le presser beaucoup sur un point où il s’est engagé déjà ; d’autant plus qu’il est lié par la réception toute obligeante que lui a faite M. Daubenton, au cabinet d’Histoire naturelle. Veuillez aussi le prier de faire étiqueter les échantillons dont il me fera présent.
Je ne néglige aucun effort pour m’instruire ici, et il y a deux moyens d’y réussir : le premier, c’est d’interroger toujours quand on ignore les choses, et d’interroger les gens qui peuvent vous renseigner, et c’est ainsi qu’on acquiert quelque connaissance de la vérité ; le second, c’est de chasser la folie qui a pris possession de votre cerveau ; car une fois la fantaisie mise dehors, vous fermez la porte et l’empêchez de rentrer jamais. Je parle, vous le voyez, comme si j’étais réellement près de vous, juste comme j’avais l’habitude de le faire, tandis que vous vous teniez debout, le coude appuyé sur le chambranle de la cheminée, et examinant ma physionomie pour découvrir si j’étais sincère ou à quel point je l’étais. Si alors vous pouviez lire tout le respect, tout le dévouement, toute l’estime que vous m’inspiriez, vous n’avez rien de plus à chercher ; rien n’est changé, madame ; les mêmes sentiments continuent d’être aisés à lire, et jamais ils ne seront effacés.
P.-S. Je vous envoie en même temps que cette lettre un petit catalogue des principaux échantillons que je désire obtenir ; si M. de Demidoff était tenté d’étendre jusque-là sa générosité, il n’y aurait pas lieu à la contenir. À propos, madame, vous écriviez des vers ; je puis en écrire aussi ; mais les vôtres sont toujours délicieux, les miens ne le sont que quelquefois. Vous pouvez les adapter à votre voix, et votre musique vocale est toujours tendre, variée, touchante, j’oserai même dire voluptueuse. Pour ma part, je puis sentir tout ce mérite, mais je ne le possède pas. Combien vous êtes heureuse, princesse, d’être née musicienne ! La musique est le plus puissant de tous les beaux-arts. Son influence, comme celle de l’amour, s’augmente par le plaisir qu’elle donne, et peut-être plus encore par les consolations qu’elle procure. Une certaine Mme de Borosdin, qui chante avec beaucoup de goût et une très-jolie voix, m’a promis quelques airs nationaux ; mais je crains qu’elle ne soit trop évaporée, trop admirée, trop éprise peut-être d’admiration, trop indolente par le fait pour songer à tenir sa parole. Je ne dois pas compter, madame, parmi ces promesses certains airs de vous, aussi populaires que les airs de salon, avec des paroles russes écrites en dessous et avec un accompagnement de vos grâces noté comme le permet la chose et sans lequel, à la distance de neuf cents lieues, il y aurait quelque difficulté à faire sentir toute leur beauté. Comme j’abuse de votre bienveillance !
LIX.
À la même.
Je n’hésite pas à accepter toutes les choses affectueuses, jolies, flatteuses et agréables que vous avez eu la bonté de m’adresser, et je ne suis pas trop désireux non plus de m’enquérir si elles sont méritées ou non ; mais il y a du côté gauche certain organe qui m’assure que jamais vous n’aurez à rétracter de telles expressions. Il n’y a en ce monde que trois choses qui puissent vraiment rendre un homme méprisable : un amour ardent des richesses, des honneurs et de la vie. Pour moi, il y a tant de choses dont je puis aisément me passer, qu’il ne m’en coûte pas de mépriser les richesses. Un morceau de pain, noir ou blanc peu importe, un pot d’eau claire, quelques livres, un ami, et de temps en temps les charmes d’un petit entretien féminin ; voilà, avec une conscience tranquille, tout ce qu’il me faut. Les honneurs qui n’amènent pas avec eux des devoirs sont de purs badinages créés tout exprès pour amuser de grands enfants. L’âge n’est plus pour moi où ces choses-là pouvaient me plaire, quoique, à la vérité, en jetant un regard en arrière sur le passé, je ne me rappelle pas le moment où elles ont pu avoir pour moi beaucoup d’attrait. Quand les fonctions qu’elles imposent sont importantes, le cas est différent. Ah ! madame, quel glorieux compagnon que le plus honoré des saints, le Sacro-Saint Far Niente !
Dès qu’on s’est voué à ce culte, on jouit d’une félicité complète ; car qui peut être plus heureux que celui qui ne fait que ce qui lui plaît ? Vous pouvez donc, sans reproche, prendre une heure ou deux de plus de sommeil, car cette licence ne compromet le bonheur de personne. Et quant à la vie, je vous déclare que je quitterais la mienne aussi aisément que je verserais un verre de vin de Champagne, ne fût-ce que pour fermer la bouche à quiconque oserait contredire une telle assertion. Cependant, soit que je précipite le finale de cette lourde et insipide farce qu’on appelle la vie, soit que j’en attende patiemment la conclusion, mettez-moi toujours, madame, au nombre de vos plus dévoués serviteurs.
Je suis sur le point de quitter Pétersbourg. Si mes services à Paris peuvent être de la moindre utilité et si vous hésitez à en user, je pourrai ne considérer que comme une expression de vos lèvres l’estime dont vous m’honorez ; et, dans ce cas, j’en serai fâché pour l’un et l’autre. Mais figurez-vous dans quelle position je me trouve. Il y a un paresseux garçon de fils qui est venu de Paris à Pétersbourg et qui m’entraîne vers une femme qui me jettera dans le délire sitôt que je m’approcherai d’elle ; vers quelques pestes d’enfants qui me donneront fort à faire pour m’accommodera leurs folies ; vers des amis qui, dix contre un, m’imposeront un mois de peine pour un seul jour de plaisir ; vers des connaissances qui chanteront, riront, pousseront des cris de joie ; comme si ma présence, dont ils se sont merveilleusement bien passés, était essentielle à leur bonheur ; vers mes concitoyens, dont une moitié se couche accablée sous sa ruine et l’autre moitié au désespoir, jusqu’à ce qu’elle se lève pour contempler ce spectacle.
Pourquoi alors ne pas rester là où vous vous trouvez si bien pour le moment ? me direz-vous tout naturellement ; ou pourquoi ne pas venir à Moscou où je puis vous offrir le repos, vous offrir la société dans laquelle vous causeriez en pleine confiance et tout à l’aise, vous offrir aussi votre idole adorée le Sacro-Saint Far Niente, vous offrir enfin le bonheur tout façonné, tout taillé selon votre fantaisie ? Pourquoi, madame ? Parce que je suis un fou, et que votre sagesse, la mienne et la sagesse de tout le monde consiste à sentir que c’est folie que de chercher les circonstances, d’y rêver et d’en devenir encore la dupe.
Adieu, madame, il m’est si délicieux de me croire l’objet de votre amitié que j’ai résolu de conserver cette croyance. J’ai eu l’honneur de voir le comte votre frère, et je l’attends ; nous avons à parler ensemble d’une de vos commissions qui est bien digne qu’on y prenne garde. Elle sera exécutée ; vous pouvez en être certaine ; mais je ne puis dire si ce sera avec succès.
J’ose vous prier de favoriser le porteur de cette lettre de tous les moments de loisir que vous pourrez lui accorder. Il se nomme Crillon, et il n’est pas indigne du nom qu’il porte. C’est d’un de ses ancêtres que Henri IV, son souverain et son ami, disait : « Voilà l’homme le plus brave de tout mon royaume. »
Il va à Moscou pour voir la princesse Dashkoff, et il profitera de l’occasion pour visiter la ville. Il a conçu à mon égard la même opinion favorable que vous m’avez fait l’honneur de m’exprimer, et rien ne saurait plus l’enchanter que d’entendre mon éloge de votre bouche. Enchantez-le, princesse, le plus possible. Il croira tout ce que vous lui direz, et il s’en reviendra si plein de vous qu’il me rendra au centuple la même satisfaction que vous lui aurez donnée. Je n’ai pas besoin de dire un mot de l’esprit éclairé et du jugement du comte de Crillon. Bientôt vous serez à même de vous former une opinion sur ces points : votre opinion sera d’accord avec la mienne pour lui rendre justice ; mais elle lui fera certainement beaucoup plus d’honneur. Il pourrait venir un moment où vous l’aimeriez et l’estimeriez infiniment plus que la personne qui le recommande à votre attention. J’espère donc seulement qu’il ne restera pas assez longtemps pour vous en fournir la possibilité.
LX.
Au comte de Munich76.
Voilà les principales questions sur lesquelles je vous supplie de m’instruire. Quand vous m’aurez appris ce que vous en savez, personne n’en saura plus que moi. Pardonnez cette importunité à un étranger qui voudrait bien ne pas s’en retourner tout à fait ignorant. Songez que je serai assailli d’inlerrogations, et qu’il faudra pourtant satisfaire à quelques-unes. Si vous aviez écrit quelque chose sur l’administration politique, civile, militaire, etc., et que vous m’estimassiez assez pour me confier vos réflexions, je vous jure que je n’aurai aucune répugnance à me parer de vos plumes.
Je suis, etc.
Questions renvoyées par Sa Majesté Impériale à M. le comte de Munich.
1. À combien peut s’évaluer la production annuelle en grains de toute la Russie ? Cela se sait-il ?
2. À combien peut s’évaluer le produit annuel du chanvre et du lin, année commune ?
3. Quelle quantité l’étranger en tire-t-il ?
4. Sur les détails du tabac, renvoyé à M. le comte de Munich.
5. Quel était le prix du bail de la douane en 1749 ?
6. Quelle quantité de chaque sorte de bois sort-il annuellement des forêts de Russie ?
7. Sur la poix, le goudron et le brai, renvoyé à M. le comte de Munich.
8. Ce qu’il pourra savoir sur la production, la manière de recueillir, le transport et la rente de la rhubarbe.
9. Quelle est la quantité de chevaux tirés de l’étranger, année commune ?
10. Ce qu’il saura sur le commerce du miel et de la cire.
11. La quantité de l’exportation annuelle des poteries et des cuirs. Celle des cuirs verts est-elle permise ?
12. La population approchée de l’empire, de Pétersbourg, de Moscou, des principales villes de l’empire.
13. Je lui serai bien obligé de me débrouiller le dédale du commerce des eaux-de-vie.
14. Quelle quantité d’huile tirée de l’étranger, année commune ?
15. À combien s’évalue l’exportation du poisson et du caviar, année commune ?
16. Quel est le rapport du salaire du journalier au prix des denrées nécessaires ou combien un ouvrier journalier pourrait-il acheter de pain avec son salaire ?
Ce que vaut la livre du pain qu’il mange.
17. Que paye-t-on pour avoir le droit d’exercer librement son métier de tailleur, de perruquier, etc., et à qui ce droit se paye-t-il ?
18. Saurait-on à peu près le nombre des métiers-battants de l’empire ?
19. Où sont les fabriques de savon ?
20. Y a-t-il plusieurs manufactures de glaces ?
Où en est celle qui a été établie par Pierre le Grand ?
21. A-t-on des métiers à bas ?
22. Quel est le salaire des matelots ? Quel est le fret ?
Quel est le cabotage de port à port ? Emploie-t-il beaucoup de navires ?
23. Y a-t-il quelques banques ou compagnies d’assurances ?
Quel est le cours dans les temps de paix ?
Y a-t-il quelques usages de jurisprudence sur ce point ?
24. Sa Majesté Impériale prie (oui, prie) M. le comte de Munich de tâcher de me trouver un tableau le plus complet qu’il se pourra : des poids et mesure, longueur, largeur et profondeur, itinéraires, de solide, de fluide, etc.
25. Même prière pour les monnaies (autre tableau). Les espèces d’or et d’argent, leur titre ou grain de fin.
26. Quel est le revenu total de l’empire ?
27. Quelle est la dette publique ?
28. Pour combien de papier ?
29. Comment et où se fait l’échange des espèces étrangères ?
Y a-t-il des changeurs en titre et privilégiés ?
30. Les tributaires de la couronne payent-ils en argent ou en denrées ?
Si en denrées, que deviennent-elles ?
LXI.
Au docteur Clerc77.
Je viens de recevoir votre charmante lettre. Je n’ai le temps que d’y répondre deux mots.
Nous avons fait le voyage le plus heureux ; des soirées et des matinées très-froides, des journées de printemps, et des routes préparées tout exprès. Vous connaissez ces bâtons mis les uns à côté des autres et qui forment les grands chemins. Eh bien ! la Providence, qui aime ses bons serviteurs, avait l’attention de les couvrir toutes les nuits d’un matelas de duvet, de l’épaisseur d’un bon pied et demi.
Tout cela ne nous a pas empêché de briser deux ou trois voitures. Nous avons fait gaiement sept cents lieues en vingt-deux jours.
À Hambourg, nous avons fait partir nos bagages par un chariot de poste pour Amsterdam, d’où ils ne nous parviendront à La Haye que sous deux ou trois jours. C’est alors que je mets les fers au feu, et que je m’occupe de votre affaire, comme j’attendrais de votre amitié qu’elle s’occupât de la mienne. Je suis encore à trois mois de mon pays, ou je n’en suis plus qu’à huit jours ; c’est selon que je trouverai le libraire hollandais plus ou moins arabe.
Dites, je vous prie, à M. le général que, de ses trois conditions, la plus difficile à remplir est celle où il m’impose la dure loi de parler de lui avec l’économie qu’il exige. Il faudra que je me tienne à deux mains. Je me conformerai pourtant à ses intentions.
Quant à l’article des gouvernements, il y aurait bien de la folie à parler mal de celui d’un pays où l’on se propose de passer le reste de sa vie ; sans compter que je suis bon Français, nullement frondeur, et que la nature de l’ouvrage ne comporte que des textes généraux, connue Monarchie, Oligarchie, Aristocratie, Démocratie, etc., textes sur lesquels on peut prêcher à sa fantaisie, et cela, sans offenser ni se compromettre.
L’affaire des religions est purement historique. J’en chargerai un habile docteur de Sorbonne que j’empêcherai d’être ni fou, ni intolérant, ni atroce, ni plat.
En lui présentant mon respect, vous aurez la bonté de lui lire ce paragraphe de mon billet, de le remercier du mot obligeant qu’il a écrit de moi au prince de Galitzin, et de l’assurer de ma reconnaissance et de mon éternelle vénération.
Si Mlle Anastasia voulait vous permettre de l’embrasser pour moi, mais comme je l’embrassais lorsque nous étions en gaieté, dans le cou, entendez-vous, docteur, à côté de l’oreille, parce que cela fait plaisir ; cette commission ne vous chagrinerait pas, n’est-ce pas ? je vous la donne donc avec la permission de Mme Clerc.
Ne me laissez pas oublier de M. le comte de Munich. Toutes les fois que je voudrai me faire une juste image de la sagesse, de la modération, de la raison, je penserai à lui.
J’accepte les baisers sterling de Mme Clerc, à condition que ce ne soit pas un don gratuit, et que je m’acquitterai tôt ou tard avec elle en même monnaie, ou que vous payerez Sonica pour moi ; mais n’y mettez rien de plus, parce que cela fait mal.
Mais, mon cher docteur, savez-vous qu’arrivé à Riga, il faisait le plus beau temps et le plus beau ciel ; savez-vous que nous n’avions aucune garantie de la Providence que ce beau temps et ce beau ciel dureraient ?
Savez-vous qu’un délai de vingt-quatre heures pouvait nous attirer deux mois de retard, des peines infinies et des dangers sans nombre ? Savez-vous que les glaces de la Douïna s’ébranlaient sous les pas de nos chevaux ; savez-vous qu’elles étaient entr’ouvertes de tous côtés ; savez-vous que ce passage est un des plus grands dangers que j’aie jamais courus ?
Bonjour, monsieur et très-aimable docteur, ne me grondez pas de ne vous avoir point fait d’adieux ; je n’en ai fait à aucun de ceux que j’aimais.
Lorsque vous verrez M. Devrain, témoignez-lui toute l’estime que son esprit, son talent, son caractère honnête, doux et charmant, m’ont inspirée ; chargez-le de mon respect pour M. Durand.
Ne m’oubliez pas auprès de Mme et de Mlle Lafont, et de leurs charmantes élèves que je respecte toutes.
S’il y a quelques honnêtes gens qui me veuillent du bien et que je ne me rappelle pas, ayez la bonté d’y suppléer. Je ratifie tout ce que vous leur direz de ma part.
J’attendrai, avec votre envoi, ou celui de M. le général, par les premiers vaisseaux, toutes les choses que vous me promettez ; n’y manquez pas, monsieur et cher docteur, je n’ai pas la moindre pudeur avec vous. J’accepte tout.
Bonjour, bonjour, monsieur et cher docteur, je vous embrasse, vous et madame, conjointement et séparément.
J’écrirai à M. le général Betzky l’ordinaire prochain.
Et monsieur le vice-chancelier donc ? Est-ce que vous ne lui direz rien de moi ? C’est un des hommes les plus honnêtes et les plus aimables, non pas de la Russie seulement, mais du monde entier policé.
LXII.
À madame Diderot78.
Chère amie, je suis arrivé à La Haye le 5 de ce mois, après avoir fait environ sept cents lieues en vingt-deux jours. Le prince et la princesse m’attendaient avec impatience et m’ont reçu avec les démonstrations de l’amitié la plus vraie et la plus touchante. Dans quatre jours d’ici je serais à côté de toi, si la fantaisie m’en prenait un peu sérieusement ; mais Sa Majesté Impériale m’a chargé de publier ici les statuts d’un grand nombre d’établissements qu’elle a formés pour le bonheur de ses sujets, et il faut s’acquitter de cette commission. Si le libraire hollandais est un arabe, comme il a coutume d’être, je pars incessamment pour Paris. Si je peux l’amener à quelque condition raisonnable, je reste. Je ne sais pas encore à quoi m’en tenir sur les frais de mon retour. J’attendrai, pour m’en expliquer avec mon conducteur, qu’il ait fait en Hollande sa tournée et qu’il revienne à La Haye.
La veille de mon départ de Pétersbourg, Sa Majesté Impériale me fit remettre trois sacs de mille roubles chacun. J’allai chez notre ministre à sa cour échanger cet argent du pays contre un billet payable en France. L’escompte, qui est très-fort, surtout dans ce moment, à Pétersbourg, a réduit ces trois mille roubles à douze mille six cents livres de notre monnaie. Si je prends sur cette somme la valeur d’une plaque en émail et de deux tableaux dont j’ai fait présent à l’impératrice, les frais de mon retour et les présents qu’il est honnête que nous fassions aux Nariskin, qui ont eu tant de bontés pour moi, qui m’ont traité comme un de leurs frères, et qui m’ont logé, nourri, défrayé de tout pendant cinq mois, il nous restera cinq à six mille francs, peut-être même un peu moins ; mais je ne saurais me persuader que ce soit tout ce que nous avons à attendre d’une souveraine qui est la générosité même ; pour laquelle j’ai fait, dans un âge assez avancé, plus de quinze cents lieues, qui n’a pas dédaigné un présent, et pour laquelle j’ai travaillé de toutes les manières possibles, presque nuit et jour, pendant cinq mois de temps : aussi mon conducteur m’a-t-il insinué le contraire. Quand les choses resteraient comme elles sont, je n’aurais pas à me plaindre. Elle m’a si généreusement traité auparavant, qu’il n’y aurait qu’une avidité insatiable qui m’en ferait exiger davantage ; cependant il faut attendre, et même assez longtemps, avant que de rien prononcer. Elle sait que ses dons ne m’ont pas enrichi, et je suis sûr qu’elle a de l’estime, j’oserais même dire de l’amitié pour moi. Je lui avais autrefois proposé de refaire l’Encyclopédie pour elle ; elle est revenue d’elle-même sur ce projet qui lui plaisait, car tout ce qui a un caractère de grandeur l’entraîne. Après avoir discuté avec elle ce qui concerne sa gloire, elle m’a renvoyé par devant un de ses ministres pour la chose d’intérêt. Tout s’est arrangé entre ce ministre et moi ; et au moment où je t’écris, ce ministre me fait dire qu’incessamment il me fera passer les fonds pour aller en avant. Ces fonds seront très-considérables. Il ne s’agit pas moins que de quarante mille roubles, ou deux cent mille francs, dont nous aurions la rente en tout d’abord et ensuite en partie, à peu près pendant six ans ; c’est-à-dire environ dix mille francs pendant quinze mois, cinq mille francs pendant les quinze mois suivants, etc., ce qui, joint à notre revenu courant, arrangerait très-bien nos affaires. Mais il faut garder un profond silence là-dessus : premièrement, parce que la chose, quoique vraisemblable, n’est pas sûre ; secondement, c’est que, quand les fonds seraient arrivés, et que la chose serait sûre, il faudrait encore s’en taire à cause de nos enfants qui nous tourmenteraient pour avoir de nous des fonds qu’il faudrait regarder comme un dépôt sacré, et pour plusieurs autres raisons qui te viendront sans que je te les dise. Ainsi, bonne amie, prépare-toi incessamment à déménager. Je t’avertirai lorsqu’il en sera temps, afin que tu trouves un logement dans un quartier qui s’arrange avec cette affaire. Cette fois-ci, cette Encyclopédie me vaudra quelque chose et ne me causera aucun chagrin ; car je travaillerai pour une cour étrangère, et sous la protection d’une souveraine. Le ministère de France n’y verra que la gloire et l’intérêt de la nation, et j’emploierai utilement pour toi, pour nos enfants, les dernières années de ma vie.
Outre mes petits présents et mon travail de Pétersbourg, Sa Majesté m’a honoré d’une multitude de commissions parmi lesquelles il y en a plusieurs qui disposeront de mon talent et de mon temps. En vérité, plus j’y pense, et moins je puis me persuader que cette souveraine, qui est si grande en tout, me cède l’avantage sur elle dans cette occasion ; car il faut que tu saches que c’est moi-même qui lui ai lié les mains et qui ai arrêté sa bienfaisance. Tu me demanderas pourquoi j’en ai usé de cette manière, et je vais te le dire. À peine fus-je arrivé à Pétersbourg, que des gueux écrivirent de Paris, et d’autres gueux répétèrent à Pétersbourg, que, sous prétexte de venir remercier des premiers bienfaits, j’en venais solliciter de nouveaux : cela me blessa, et à l’instant je me dis à moi-même : Il faut que je ferme la bouche à cette canaille-là. Lors donc que j’allai prendre congé de Sa Majesté Impériale, je lui portai une espèce de supplique dans laquelle je lui disais que je la priais instamment, et cela sous peine de flétrir mon cœur, de ne rien ajouter, mais rien du tout, à ses premières grâces. Elle m’en demanda la raison, comme je m’y attendais. « C’est, lui répondis-je, pour vos sujets et pour mes compatriotes, pour vos sujets, à qui je ne veux pas laisser croire ce qu’ils ont eu la bassesse de m’insinuer, que ce n’était pas la reconnaissance, mais un motif secret d’intérêt qui avait occasionné mon voyage ; j’ai à cœur de les détromper là-dessus, et il faut que Votre Majesté ait la bonté de me seconder ; pour mes compatriotes, auprès desquels je veux conserver mon franc-parler ; il ne faut pas lorsque je leur dirai la vérité de Votre Majesté qu’ils croient entendre la voix de la reconnaissance qui est toujours suspecte. Il me sera plus doux, lorsque je ferai l’éloge de vos grandes qualités, d’en être cru, que d’avoir plus d’argent. » Elle me répliqua : « Êtes-vous riche ? — Non, madame, lui dis-je ; mais je suis content, ce qui vaut mieux. — Que ferai-je donc pour vous ? — Beaucoup de choses ; premièrement, Sa Majesté, qui ne voudrait pas m’ôter pour deux ou trois ans l’existence que je lui dois, acquittera les dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, observant qu’un philosophe ne voyage pas en grand seigneur » ; et elle me répondit : « Combien voulez-vous ? — Je crois que quinze cents roubles me suffiront. — Je vous en donnerai trois mille. — Secondement, Votre Majesté m’accordera une bagatelle qui tire tout son prix d’avoir été à son usage. — J’y consens, mais dites-moi quelle est la bagatelle que vous désirez. » Je lui répondis : « Votre tasse et votre soucoupe. — Non, cela se casserait et vous en auriez du chagrin ; je penserai à autre chose. — Troisièmement, de m’accorder un de vos officiers qui me reconduise et me remette sain et sauf dans mon foyer, ou plutôt à La Haye où je passerai trois mois pour le service de Votre Majesté. — Cela sera fait. — Quatrièmement, de recourir à Votre Majesté en cas que je vinsse à être ruiné par les opérations du gouvernement, ou par quelque autre accident. » Elle me répondit à cet article : « Mon ami (ce sont ses mots), comptez sur moi, vous me trouverez en toute occasion, en tout temps. » Tu penses bien que cette bonté me fit pleurer à chaudes larmes, et elle presque aussi. Cette soirée fut de la plus grande douceur pour tous les deux : elle le dit à Grimm qu’elle vit après moi. Elle ajouta : « Mais vous partez donc incessamment ? — Si Votre Majesté le permet. « Mais au lieu de vous en retourner, que ne faites-vous venir toute votre famille ? — Hélas ! madame, lui dis-je, ma femme est âgée et très-valétudinaire, et j’ai une belle-sœur qui touche à la quatre-vingtaine. » Elle ne répliqua rien à cela. « Quand partez-vous ? — Lorsque la saison le permettra. — Ne me faites point d’adieux, parce que les adieux chagrinent. » Aussitôt elle ordonna une voiture à l’anglaise toute neuve, où je pourrais être assis ou couché comme dans un lit, et pourvut à tout ce qui tenait à la sûreté et à la commodité de mon voyage. Elle chercha parmi les officiers celui qui me convenait le mieux. Elle nomma pour me conduire un galant homme plein d’honnêteté, de connaissances et d’esprit. Je suis tenté de lui faire présent de ma montre, qu’en penses-tu ? Il n’y a sorte d’attentions que cet homme, qui est du collège au bureau des colonies et de la chancellerie du prince Orlow, n’ait eues pour moi. Dis-moi ton avis là-dessus, je ferai ce que tu me conseilleras ; ainsi, réponse sur-le-champ. La veille de mon départ, elle dit à Grimm : « Je suis enchantée, j’ai enfin découvert, à force d’y rêver, quelque chose qui aura été à mon usage, et qui fera plaisir à Diderot. »
Le jour de mon départ, le matin, elle parut au milieu de sa cour avec une bague au doigt. Elle appela un de ses chambellans, et tirant cette bague de son doigt, elle dit à cet officier : « Tenez, prenez cette bague et portez-la de ma part à M. Diderot ; dites-lui que je l’ai portée. C’est une bagatelle comme il me l’a demandée, mais je suis sûre que cette bagatelle lui fera plaisir. » Cette bague était une pierre gravée, et cette pierre gravée était son portrait. Il faut que tu saches que quand je lui eus demandé la bagatelle à son usage, et nommé sa tasse et sa soucoupe, j’ajoutai : Ou une pierre gravée. Elle répliqua : « Je n’en avais qu’une belle, et je l’ai donnée au prince Orlow. » Je lui répondis : « Il n’y a qu’à la redemander. — Je ne redemande jamais ce que j’ai donné. — Quoi ! madame, vous avez de ces scrupules-là entre amis ? » Elle sourit. Tiens, ma femme, j’ai peine à te continuer cette conversation, car je sens que mon âme s’embarrasse. Cette femme-là est aussi bonne qu’elle est grande ; car il faut que tu saches que le prince Orlow a été son favori : au reste elle avait fait un excellent choix, car c’est un homme plein d’élévation et il n’y a que ses quatre frères qui le vaillent ; ce sont eux qui l’ont mise sur le trône.
Voilà, ma bonne, comment on cause avec l’impératrice de Russie, et cette conversation que je viens de te rendre ressemble aux soixante autres qui l’avaient précédée.
Cette belle voiture qu’elle avait ordonnée s’est rompue à Mittau, c’est-à-dire à environ deux cent trente lieues de Pétersbourg.
À présent, ma bonne, tu sais tout. Ne brûle pas cette lettre. Écoute, si je donne ma montre à mon conducteur, elle le saura ; et d’ailleurs elle me sert si peu, et j’ai pensé en faire présent à M. de Nariskin. À présent tu sais tout, qu’en penses-tu ? Crois-tu que Sa Majesté Impériale s’en tienne strictement aux articles de notre traité, et ne fasse plus rien pour moi ?
Avant de lui présenter cette supplique, où je mettais moi-même des bornes à sa bienfaisance, comme elle pouvait être mésinterprétée, et masquer une vue intéressée sous de beaux dehors, je la montrai à Grimm et à deux ou trois honnêtes gens, les suppliant instamment de m’en dire leur avis ; tous me dirent unanimement qu’elle était de la délicatesse la plus touchante, et qu’elle ne prêtait, par aucun côté, à une mauvaise interprétation : en conséquence je ne balançai pas à la lui lire et à la lui présenter. Comme c’était en effet mes véritables sentiments, la lecture que j’en fis acheva de lui donner le caractère de la vérité, et Sa Majesté Impériale en fut tout à fait touchée.
Le baron de Noltken, ministre de Suède à Pétersbourg, un de ceux que j’avais consultés, vint quelques jours après savoir comment la supplique avait pris. « Fort bien », lui dis-je. Il me répondit : « J’étais sûr de son effet. » Et il ajouta : « Vous avez fait votre devoir en très-galant homme, en homme parfaitement désintéressé, et je suis bien sûr que l’impératrice fera le sien. — Mais, monsieur le baron — J’entends, vous avez parlé très-sérieusement à l’impératrice ; ce que vous lui avez dit, c’est ce que vous pensez réellement ; mais il est impossible qu’elle vous prenne au mot. Elle a été frappée de vos raisons parce qu’elles sont bonnes. Elle ne voudra pas ôter au bien que vous direz d’elle le caractère de la vérité ; mais quand vous aurez parlé, elle agira. C’est ce que je ferais à sa place, et ce qu’elle fera : ainsi elle différera plus ou moins les marques de sa bienfaisance, mais elles viendront, n’en doutez pas ; car je la connais, cela est tout à fait selon sa manière de faire. »
Ma bonne, que le ministre de Suède ait rencontré ou non, je te jure que cela m’importe peu ; je suis content de moi, et je serai toujours content d’elle. Nous lui devons tout ; quoi que j’aie fait et que je fasse, je demeurerai toujours en reste. Voilà tout ce que je vois, et je ne verrai jamais autrement, ni toi non plus, car je te connais.
Adieu, ma bonne, je t’embrasse de tout mon cœur ; salue tout le monde de ma part.
Il est bien décidé que mon retour ne me coûtera rien, et que mon conducteur a eu ordre de l’impératrice de faire toutes les dépenses du voyage, et de ne rien recevoir de moi. Cela m’a fait plaisir sans me surprendre ; je reconnais bien la souveraine à ce généreux procédé.
LXIII.
À M. M***, à Paris79.
Mon ami, après avoir fait quinze cents lieues et la moitié de cette tournée en vingt-deux jours, me voilà à La Haye depuis le 5 de ce mois, jouissant d’une très-bonne santé et moins fatigué que je ne l’étais après une de nos promenades. Je vous parle dans l’exacte vérité. Ah ! mon ami, le beau voyage que j’ai fait ! la grande, l’extraordinaire femme que j’ai vue ! Vous ne direz pas que je suis payé pour en parler ainsi, car je n’ai rien voulu d’elle. J’ai donné la loi sur cet article à la souveraine la plus despote qu’il y ait en Europe. J’ai voulu fermer la bouche aux malveillants de son empire qui disaient que j’étais venu solliciter de nouvelles grâces sous prétexte de remercier des anciennes et avoir mon franc-parler avec vous, gens incrédules de Paris. Lorsque je vous louerai cette femme, ce sera bien l’éloge fait par la vérité et non par la reconnaissance, toujours un peu suspecte d’exagération. Écoutez, mon ami : voici en quatre mots l’histoire de mon voyage. J’ai eu quarante-cinq jours de beau temps pour aller. J’arrive. Je suis présenté à Sa Majesté et j’obtiens l’entrée de son cabinet tous les jours seul à seule. Je suis comblé de ses bontés ; tous les seigneurs de la cour m’accablent de politesses, cela va sans dire. Le terme de mon séjour arrive ; je lui demande mon congé ; elle me l’accorde avec peine ; je lui demande pour toute grâce de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour ; je lui en dis les raisons, et elle les approuve, parce qu’elles lui paraissent honnêtes et sortir d’une âme vraie et désintéressée ; je lui demande une bagatelle dont tout le prix soit d’avoir été à son usage ; elle me la promet, et la veille de mon départ, elle a la complaisance de porter à mon doigt une pierre gravée ; c’est son portrait. Je lui demande un de ses officiers qui me remette sain et sauf où je désirerai ; et elle ordonne elle-même tout ce qui peut faire la commodité et la sûreté de mon retour. Je pars le 5 mars, au milieu d’un dégel, et j’ai trente jours d’une saison qui n’aurait pas été plus favorable, quand elle aurait été faite à mes ordres. À quelques verstes de Pétersbourg, l’hiver se remontre, des neiges tombent, les chemins se durcissent, et les terribles claies dont ils sont faits se couvrent de matelas de duvet sur lesquels nous glissons plus de deux cents lieues. La Courlande, cette énorme fondrière, m’offre la plus belle route, une grande glace sur laquelle la neige affermit le pas des chevaux ; le reste du voyage, des matinées et des soirées d’un bal d’hiver, et entre ces matinées et ces soirées, des jours d’une chaleur de printemps et même d’été. C’est ainsi que j’arrive à La Haye en moins de temps que les courriers n’en emploient dans la belle saison. Cependant, mon ami, nous avons laissé en chemin quatre voitures fracassées. J’ai pensé me perdre dans les glaces à Riga, et me fracasser un bras et une épaule dans un bac, pendant la nuit, à Mittau. En allant, j’ai fait deux maladies, l’une à Dresbourg, l’autre à Nerva ; deux inflammations d’entrailles. J’ai eu deux fois la néva à Pétersbourg. La néva est la diarrhée que donnent les eaux de cette rivière, comme les eaux de la Seine à Paris ; quelques jours avant mon départ, une violente attaque de poitrine dont on a cru que je mourrais, et qui s’est dissipée presque aussi promptement qu’elle est venue. Mon ami, c’est ici le pays des grands phénomènes, tant au physique qu’au moral ; sans vouloir en trop dire de bien, soyez sûr que celui qui y apporte des talents et des mœurs y trouve une récompense très-convenable. La plupart des Français qui y sont se déchirent et se haïssent, se font mépriser et rendent la nation méprisable ; c’est la plus indigne racaille que vous puissiez imaginer. Mais nous jaserons de tout cela à notre aise. Mais quand ? Peut-être avant quinze jours ; peut-être pas avant trois mois. Je suis chargé de publier les statuts des différents établissements que Sa Majesté a formés pour l’utilité de ses sujets. Si le libraire hollandais est un juif, un arabe, comme à son ordinaire, je pars pour Paris ; et si je puis l’amener à des conditions à peu près raisonnables, je reste. Mais j’oubliais de vous parler d’un de mes plaisirs les plus vifs, c’est d’avoir embrassé un matin M. le comte de Crillon et M. le prince de Salm. Si vous saviez ce que produit la présence d’un compatriote qu’on aime qu’on estime, et qu’on retrouve subitement à sept ou huit cents lieues de sa patrie : et Grimm dont je me sépare à Paris, incertains si nous ne nous reverrons jamais, qui parcourt un arc de cercle dont l’extrémité se termine à Pétersbourg, tandis qu’à l’insu l’un de l’autre, je parcours un arc de cercle opposé qui aboutit au même endroit sous le pôle ! Avec quelle violence on se précipite entre les bras l’un de l’autre ! On est bien longtemps à se serrer, à se quitter, à se reprendre, à se serrer encore, sans pouvoir parler. Ce voyage est plein de particularités inattendues et délicieuses. J’ai beaucoup travaillé en allant, infiniment pendant mon séjour, peu en revenant. Je vous voyais tous, dès le premier pas, à l’extrémité de ma route, et cette douce idée n’en laissait arriver aucune autre, etc.
LXIV.
Au général Betzky80.
Vous auriez grande raison de vous plaindre si je laissais partir un voyageur d’à côté de nous sans vous donner un signe de vie. Grâce aux bontés du prince de Galitzin, je souffre moins de la prolongation de mon exil ; je laisse crier ma femme, mes enfants, mes amis et mes connaissances et je m’occupe sans cesse de l’édition de votre ouvrage. L’imprimeur hollandais a pris enfin le mors aux dents et va aussi bien qu’on peut l’exiger d’une grosse et vieille rosse poussive. Nous sommes à peu près à la moitié de notre tâche, cela aura du succès et beaucoup, je vous en réponds ; nous faisons deux éditions à la fois ; une in-4° avec tout le faste typographique ; une en in-8 ou in-12 simple et que tout amateur pourra se procurer à peu de frais.
J’ai fait usage de votre note sur l’inexactitude des gazetiers qui ont parlé et si mal parlé de la médaille que le sénat vous a décernée.
Je vous ai envoyé un petit livret dont tous les paragraphes peuvent entrer dans le catéchisme moral que Sa Majesté Impériale désire.
Vous recevrez incessamment deux exemplaires de l’ouvrage de l’abbé Raynal qui a déjà paru en France et qui doit paraître incessamment ici. Cette nouvelle édition est divisée par chapitres, augmentée de cartes géographiques, et d’un volume de plus.
J’ai entre les mains un billet de mille écus, payables à l’ordre du docteur Clerc au commencement de l’année prochaine ; tâchez de le déterminer à m’instruire sur ce qu’il veut que je fasse de ce billet.
Je ne vous dis rien du reste de vos commissions, ni de celles de M. le comte de Munich, et pas davantage de celles de Sa Majesté Impériale ; pour m’en acquitter à votre gré et au mien, il faut que je sois en France.
En buvant ici la santé de M. le vice-chancelier, nous buvons aussi la vôtre ; et nous nous flattons quelquefois que vous en faites autant de votre côté.
N’oubliez pas, monsieur le général, de renouveler à Sa Majesté Impériale les témoignages de mon respect, de mon entier dévouement et de la reconnaissance éternelle que je lui dois pour toutes les bontés dont elle a bien voulu m’honorer. Je ne voudrais pas pour tout ce que je possède n’avoir pas fait le voyage de Pétersbourg. J’ai tant écrit de cette grande et digne souveraine, depuis que je suis ici, que quand la fin de votre ouvrage me permettra de revoir mon pays et les miens, il ne me restera plus qu’à retourner de toutes les façons que mon cœur m’inspirera ce que j’en ai dit. Je me trompe, avec un peu de mémoire, je retrouverai encore beaucoup de traits qui me seront échappés, et je ne serai de longtemps dans le cas de me répéter.
Envoyez-moi bien scrupuleusement toutes les choses que vous m’avez promises ; surtout n’oubliez aucune de celles qui peuvent attester à mes compatriotes l’excellence de l’éducation que vous donnez à vos jeunes demoiselles, et leurs succès étonnants en tout genre. Songez que j’aurai à persuader des gens qui par mille raisons ne seront pas fort disposés à m’en croire, quoique j’aie pris toutes précautions pour les empêcher de détourner mon éloge de l’exacte vérité, et de l’imputer à la reconnaissance et à la vénalité.
Présentez mon respect à Mme et Mlle Lafont et à leurs très-aimables élèves. Je garde très-précieusement les leçons dont elles m’ont honoré avant mon départ.
J’attends des dessins que je puisse joindre à ces lettres.
J’embrasse de tout mon cœur, si toutefois ils veulent bien me le permettre, et M. le comte de Munich, et M. le vice-chancelier et Mlle Anastasia, et Mme Clerc et le docteur ; qui sait si la fantaisie de vous aller voir ne me reprendra pas quelque jour ? Je ne crains plus la fatigue des voyages ; je suis réconcilié avec votre climat ; et vous m’avez tous diablement gâté par votre indulgence ; quand je dis tous, vous pensez bien que je n’en excepte pas Sa Majesté Impériale.
Portez-vous bien ; je ne connais rien dans ce monde dont un homme qui a pour soi l’attestation du censeur que la nature a placé au-dessous de la mamelle gauche puisse se laisser affecter jusqu’à un certain point. Faites le bien ; faites-le avec cette merveilleuse opiniâtreté que le ciel vous a donnée, ayez bon appétit ; buvez, mangez et dormez bien, jusqu’à ce que le dernier sommeil vienne fermer les yeux d’un excellent citoyen, et donner des regrets à sa nation. Monsieur le général, il faut être mort pour obtenir justice des vivants, cela est fâcheux ; mais comme tous les hommes distingués ont subi ce sort, vous aurez la bonté de vous y soumettre.
LXV.
Au même81.
Votre édition va son train. Vous avez reçu l’esquisse du petit catéchisme moral. Vous recevrez incessamment la nouvelle édition de l’ouvrage, de l’abbé Raynal ; et voici la réponse de Mlle Biberon à la proposition que je lui ai faite de passer en Russie. Je vous supplie de communiquer cette réponse à Sa Majesté Impériale.
Mlle Biheron sera très-flattée de contribuer, pour sa petite part, à la perfection des établissements ordonnés par une souveraine qui honore le trône et son sexe, et qui n’a pas dédaigné de jeter les yeux sur elle. Ce sont les mots mêmes de Mlle Biheron. Elle fera partir tous ses ouvrages par la mer. Pour elle, il lui est impossible d’aller autrement que par terre ; elle a cinquante-cinq ans ; elle commence à devenir vieillotte ; sa santé a beaucoup souffert de la continuité de ses travaux. Elle a fait deux fois le voyage d’Angleterre, et chaque traversée a pensé lui coûter la vie. Ce n’est ni pusillanimité ni délicatesse ; elle ne balancerait pas à s’embarquer à Rouen, sans les expériences fâcheuses qu’elle a par devers elle.
Elle s’engage : 1° À démontrer l’anatomie à vos jeunes demoiselles, sur ses pièces ;
2° À dresser des maîtresses qui puissent, quand elle n’y sera plus, en former d’autres et continuer les démonstrations anatomiques dans la maison aussi parfaitement qu’elle, et cela tant qu’il y aura des élèves ;
3° S’il se trouve un sujet de quelque sexe qu’il soit, avec le talent et le goût nécessaires pour la copier, l’égaler, la surpasser même, à le former, à l’instruire, à ne lui rien celer de sa manière d’opérer ; ce qui ajouterait une nouvelle occupation très-singulière et très-intéressante à la multiplicité de celles que vous présentez à l’inclination naturelle de vos demoiselles ;
4° Elle ne met aucun prix à ses pièces anatomiques, qui sont en très-grand nombre ; ce qu’elle en exécutera à Pétersbourg d’année en année fera suite avec sa collection. Le tout restera dans la maison, et elle n’a pas le moindre souci sur le sort qu’il plaira à Sa Majesté Impériale de lui faire ;
5° Elle n’est pas plus inquiète de l’honoraire qu’il plaira à Sa Majesté Impériale d’attacher soit aux leçons qu’elle donnera aux jeunes demoiselles, soit à la peine qu’elle prendra pour former des maîtresses et pour instruire un sujet aux procédés de son art ;
6° Mlle Biheron a de la noblesse dans l’âme, beaucoup de douceur, les mœurs les plus pures ; des lumières même rares parmi les hommes ; en un mot toutes les qualités qui peuvent assurer la satisfaction de Sa Majesté Impériale, la vôtre et la sienne. Trouvez seulement le moyen de la faire arriver ; c’est tout ce qu’elle ose demander ; et, malgré la modicité de sa fortune, c’est avec une sorte de répugnance qu’elle hasarde cette demande ; mais songez que c’est une fille et qu’elle ne peut guère s’exposer à faire une aussi longue route sans une femme de chambre et sans un valet. Lorsque vous aurez pourvu à la bienséance et à la sûreté, vous aurez fait tout ce qu’elle exige.
J’attendrai la décision de Sa Majesté Impériale pour la faire passer à Mlle Biheron, qui partage avec le reste de ma nation l’enthousiasme pour Sa Majesté Impériale et qui serait désolée que, la négociation entamée venant à manquer, elle fût privée de voir un être qui se voit si rarement, un souverain digne de l’être. Quand je parle du reste de ma nation, j’entends les honnêtes gens, ceux qui sentent et qui pensent, et qui ne sont pas à quatre cents lieues de Paris.
Et puis, monsieur le général, venons à la dernière lettre dont vous m’avez honoré.
J’ai frissonné en passant la Douïna 82 ? De par tous les diables, on frissonnerait à moins. Des glaces crevassées de tous côtés ; un fracas enragé à chaque tour de roue de la voiture pesante ; de l’eau qui jaillit de droite et de gauche ; un pont de cristal qui s’enfonce et qui se relève en craquant. Rangés tous autour d’une table bien servie, assis sur des coussins bien mollets, vous en parlez tout à votre aise. M. Bala83 vous dira si je suis une poule mouillée. Ulysse s’étoupa les oreilles et se fit attacher au mât de son vaisseau. S’il eût été plus brave que moi sur la Douïna, j’aurais eu plus de confiance en ma sagesse qu’il n’en eut en la sienne, aux environs de la demeure des Sirènes. Chacun a son côté faible. Le héros grec eut peur de manquer de fidélité à sa Pénélope ; et moi, j’ai eu peur d’être noyé et de ne plus revoir la mienne. L’adultère est certainement un grand péché ; mais j’aimerais mieux l’avoir commis dix fois que d’être noyé une seule.
Eh bien ! monsieur le général, nous encyclopédiserons donc, et je puis prendre mes mesures en conséquence de vos ordres. Cela sera fait. Je vous croyais bien convaincu de la gloire qui en résulterait pour Sa Majesté Impériale, mais pas assez de l’avantage qui en reviendrait à vos établissements, et j’étais incertain sur le dernier parti que vous prendriez.
Je ne vous dissimulerai pas qu’il m’est doux de penser que ceux qui ont tout mis en œuvre pour m’empêcher de faire une grande et belle chose en auront pourtant le démenti ; que ces barbares qui s’appellent policés par excellence grinceront les dents lorsque je pourrai vous livrer le plus beau manuscrit qui ait jamais existé et qui existera jamais ; que la Russie leur enlèvera l’honneur de l’avoir produit et qu’il ne leur restera que la honte de leurs anciennes persécutions.
Ô madame (c’est à Sa Majesté Impériale que je m’adresse), ô monsieur le général, la belle et digne vengeance que vous me faites entrevoir !
Je travaillerai pour vos propres enfants, dont je n’ai pas eu l’esprit d’accroître le nombre d’un seul, comme s’ils m’appartenaient tous ; et vous pouvez compter que je ne gaspillerai pas une obole de leur patrimoine.
Je recevrai avec satisfaction le diplôme de leur maison, et je m’en tiendrai toujours honoré.
Les assurances de votre estime me sont infiniment chères.
Je présente mon respect à toute l’aimable et honnête société qui a la bonté de se ressouvenir de moi.
Que Dieu garde Mlle Anastasia de l’ennui et du Napolitain.
Je présente mes très-humbles civilités a toutes ces demoiselles et à leurs dignes maîtresses.
En quelque coin du monde que je sois, j’y révère M. le vice-chancelier et M. le comte de Munich.
Si M. le général avait quelque pitié d’une bonne sexagénaire, il me ferait toucher les fonds qu’il m’annonce au commencement de septembre et soulagerait la bonne femme des embarras d’un déménagement à faire dans la mauvaise saison ; cependant il est le maître de négliger cette petite considération qui n’est que d’un bon mari. M. le général sait aussi bien que moi comment on témoigne son respect, son hommage et sa reconnaissance à une souveraine bienfaisante ; ainsi j’espère qu’il aura la bonté de prendre ce soin pour moi, sans que je sois obligé de l’en remercier.
J’aurai donc les dessins ! j’aurai donc celui de la machine au rocher ! et des pierres ! Tout cela me fait grand plaisir. C’est M. de Sartine, notre lieutenant de police, qui succède à M. de La Vrillière. L’exécution de notre projet n’en sera que plus facile ; M. de Sartine n’est pas mon protecteur, c’est mon ami de trente-cinq ans ; il m’a écrit deux fois pendant mon absence de France ; une fois ici, une fois à Pétersbourg ; il est tolérant autant qu’il peut l’être.
Je vous avais prédit, monsieur le général, qu’à peine notre projet aurait transpiré, que ceux qui s’occupent à présent des réimpressions en seraient alarmés, et me feraient des propositions. La chose est arrivée. Je n’ai pas daigné leur répondre ; car il est bien décidé dans ma tête que, si je ne refais pas l’Encyclopédie pour vous, je ne veux plus entendre parler de cet ouvrage, à quelque condition que ce puisse être. Ou vous l’aurez telle que je la conçois, ou elle leur restera telle qu’elle est, telle qu’ils l’ont voulue. Elle n’est encore que trop bien pour cette canaille-là. Il ne leur faut que des hommes et des ouvrages médiocres ; et à juger de leur état à venir par les premiers symptômes de leur récente maladie, j’espère qu’ils n’en manqueront pas.
Je suis, avec respect, monsieur le général, etc.
J’ai fait l’usage convenable de votre note sur la médaille84 ; je n’oublierai jamais rien de ce qui pourra vous être agréable.
LXVI.
Au docteur Clerc85.
Il faut, monsieur et cher docteur, que je vous fasse une histoire ou un conte. Un galant homme de notre pays eut deux procès à la fois ; l’un avec sa femme qui l’accusait d’impuissance, l’autre avec une maîtresse qui l’accusait de lui avoir fait un enfant ; il disait : Je ne saurais les perdre tous deux. Si j’ai fait un enfant à ma maîtresse, je ne suis pas impuissant et ma femme en aura un pied de nez. Si je suis impuissant, je n’ai pas fait un enfant à ma maîtresse, et celle-ci en aura le nez camus.
Point du tout, il perdit ses deux procès, parce qu’on les jugea l’un après l’autre. Cela vous paraît bien ridicule ; eh bien ! c’est ce qui vient de m’arriver tout à l’heure à moi-même avec un auteur et un libraire à qui j’avais vendu le manuscrit de l’auteur. Je disais : Si le libraire est mécontent, l’auteur sera satisfait ; et si l’auteur n’est pas satisfait, le libraire sera content. Point du tout. Ils me chantent pouille tous deux.
Je vous proteste, docteur, que j’ai fait de mon mieux ; vous ne pensez pas qu’il est ici d’usage de ne rien payer ; vous ne pensez pas que je n’aurais pas eu un écu de plus à Paris, et qu’on vous y aurait mis en capilotade. Votre manuscrit est fourré de lignes qu’aucun censeur royal n’aurait osé vous passer. Ainsi, madame Clerc, dites à votre mari qu’il se taise et qu’il me laisse en repos.
Je n’enverrai point votre billet à M. de Matinfort ; il est plus sûr, il me semble, de le confier à Grimm, que nous attendons d’un jour à l’autre, que de le risquer par la poste. C’est Rey qui se charge devons expédier votre ballot d’exemplaires, et qui s’en acquittera mieux que moi. Je ferai, du reste, ce que vous me prescrirez.
Comment ! vrai ! l’Encyclopédie est une affaire décidée ! Point de mauvaise plaisanterie, docteur, s’il vous plaît ; quoi ! je ne mourrai pas sans avoir fait encore une bonne action et refait un grand ouvrage ; une bonne action, en dotant, pour ma part, un établissement élevé pour l’humanité ; refait un grand ouvrage, en le conformant au plan sur lequel il avait été projeté ; je ne mourrai pas sans m’être bien dignement vengé de la méchanceté de mes ennemis ; je ne mourrai pas sans avoir élevé un obélisque sur lequel on lise : « À l’honneur des Russes et de leur souveraine et à la honte de qui il appartiendra ! »
Je ne mourrai pas sans avoir imprimé sur la terre quelques traces que le temps n’effacera pas ! J’y mettrai les quinze dernières années de ma vie ; mais, à votre avis, qu’ai-je à faire de mieux ?
J’étais en train, lorsque j’ai reçu votre lettre, de préparer une édition complète de mes ouvrages ; j’ai tout laissé là. Ces deux entreprises ne peuvent aller ensemble ; faisons l’Encyclopédie, et laissons à quelque bonne âme le soin de rassembler mes guenilles, quand je serai mort.
À présent que j’y réfléchis plus sérieusement, la circonspection de M. le général ne me surprend plus. L’affaire d’intérêt ne pouvait pas être aussi claire pour lui que celle d’utilité et de gloire pour la souveraine. Il s’est donné le temps d’entendre et de me connaître. Les grands sont si sujets à rencontrer des fripons qu’ils se méfient des honnêtes gens. Si nous avions été dix ou douze ans à leur place, nous nous méfierions comme eux.
M. de Sartine, je ne dis pas mon protecteur, mais mon ami de trente ans, remplace M. de La Vrillière ; jugez comme cela faciliterait ma besogne, si elle était sujette à difficultés. Renouvelez les assurances de dévouement et de respect de ma part à MM. Durand, De Lacy et de Noltken.
L’édition va son train ; nous gémissons sous deux presses, l’une à Amsterdam, l’autre ici. J’y mets tout ce que je sais. Maudit arabe que vous êtes, qui toisez l’amitié sur l’importance des services, faites-vous couper le prépuce, et puis judaïsez, et jurez après cela tant qu’il vous plaira.
Mon respect à tous les dignes commensaux de la table ronde.
Je vais sonder mes coopérateurs ; et je ne tarderai pas à vous en rendre compte.
Je vous dirais bien quelques nouvelles publiques, mais le lendemain détruit l’ouvrage du jour ou de la veille.
Je vous embrasse, j’embrasse Mme Clerc et le petit ourson blanc ; s’il vous vient quelque mot bien saugrenu et bien doux, adressez-le de ma part à Mlle Anastasia.
Mais, dites-moi, ne pouvez-vous pas engager M. le général à m’expédier les fonds qu’il m’a promis, plutôt au commencement qu’à la fin de septembre ? Cela fait la différence de trois mois et peut-être de six pour mes arrangements. Les grands seigneurs, qui n’ont l’embarras de rien, ne savent pas ce que c’est qu’un déménagement, et un déménagement dans la mauvaise saison.
Le prince Orloff m’a promis des minéraux, j’ai laissé un petit catalogue à M. le vice-chancelier. Ce sont tous de fort honnêtes gens ; mais ces honnêtes gens-là ont tant d’affaires, comme de boire, manger et dormir, dans toutes les combinaisons possibles !
J’ai écrit, il y a quelques jours, à le M. vice-chancelier un petit billet pantagruélique. C’est style d’ancien welche. Peut-être n’y entendra-t-il rien.
J’attends mes malles et tous vos envois ; n’oubliez pas la suite des anecdotes polonaises. Adieu, mon cher docteur : lorsque la mélancolie vous prendra, faites-vous dire à l’oreille, deux ou trois fois de suite, par Mme Clerc, le soir et le matin, la formule mais bien articulée.
LXVII.
À Necker.
Je ne suis pas un de ceux qui vous doivent le moins de reconnaissance pour le bel ouvrage que vous venez de publier86. Je n’ai pas mémoire d’avoir jamais fait une lecture qui m’ait autant intéressé ; je n’en excepte pas même l’Éloge de Marc-Aurèle. Il faut convenir qu’il y a des plaisirs bien doux, et qui sont à bon prix. Huit jours de bonheur continu, et cela à moins de frais qu’il ne m’en eût coûté pour deux livres de pain par jour ! L’équité restituera au frontispice un titre que la modestie en a supprimé ; c’est la défense de la nation contre les nations rivales, c’est l’apologie du travail contre l’oisiveté, et de l’indigence contre la richesse. Cette cause pouvait être défendue par de bonnes ou de mauvaises raisons ; mais il était difficile de s’en proposer une plus auguste, et, de quelque manière que l’on s’en tirât, on était sûr d’en remporter le renom d’honnête homme et de bon citoyen. On s’installait encore parmi les hommes de génie, lorsqu’on y montrait de la profondeur, de l’éloquence et de la finesse comme il vous est arrivé. J’ai plus de mérite que vous ne pensez peut-être à vous rendre toute cette justice ; car avec un odorat un peu délicat, on croit s’apercevoir que vous ne faites pas grand cas de la philosophie et des lettres. Je n’ai garde de mettre sur la même ligne un chapitre de Nicole ou de Montaigne, l’Iphigénie de Racine ou le Misanthrope de Molière avec un Traité des subsistance de première nécessité ; vous conviendrez que le plaisir que ces premiers ouvrages nous causent n’est pas sans utilité, et qu’il ne finira jamais. On dit : Vivre, et philosopher ensuite ; je dis tout au contraire : Philosopher d’abord, et vivre après, si l’on peut. Peut-être eussiez-vous moins rabaissé ces sublimes leçons de morale qui ne s’adressent qu’à la portion opulente, oisive et corrompue de la société, si vous eussiez considéré l’influence bonne ou mauvaise, mais nécessaire, des mœurs des citoyens distingués sur la multitude qui les environne et qui les imite sans presque s’en apecevoir. L’opinion, ce mobile dont vous connaissez toute la force pour le bien et pour le mal, n’est à son origine que l’effet d’un petit nombre d’hommes qui parlent après avoir pensé, et qui forment sans cesse, en différents points de la société, des centres d’instructions d’où les erreurs et les vérités raisonnées gagnent de proche en proche, jusqu’aux derniers confins de la cité, où elles s’établissent comme des articles de foi. Là tout l’appareil de nos discours s’est évanoui, il n’en reste que le dernier mot. Nos écrits n’opèrent que sur une certaine classe de citoyens, nos discours sur toutes ; c’est la glace devant laquelle l’homme qui respire a passé. Le peuple sait qu’il faut que le blé soit à bon marché, parce qu’il gagne peu, et qu’il a grand’faim ; mais il ignore et il ignorera toujours les moyens difficiles de concilier les vicissitudes des récoltes avec son besoin qui ne varie point. Qui est-ce qui décidera la querelle des économistes et de leurs adversaires ? La raison. Et où est la raison ? Dans les hommes d’État ? Assurément elle y est en puissance, mais ceux qui croient tout savoir n’ont guère la tentation de s’instruire. Dans le peuple ? Il n’a malheureusement pas le temps de la cultiver, de l’étendre et de s’en servir. Dans les gens du monde ? Quand ils se résoudraient à vous sacrifier l’impérieuse frivolité de leurs distractions, ils ne vous entendraient pas. L’intérêt remue et déplace trop les gens d’affaires pour en espérer la lecture suivie d’un ouvrage qui demande de la tenue. À qui vous êtes-vous donc adressé ? Qui est-ce qui parlera de votre travail et en parlera dignement ? Qui est-ce qui en assurera le mérite et en accéléra le fruit ? C’est celui dont la fonction habituelle est de méditer, celui dont la lampe éclairait vos pages pendant la nuit, tandis que le reste des citoyens dormait autour de lui, épuisés par la fatigue des travaux ou des plaisirs ; c’est l’homme de lettres, le littérateur, le philosophe. Songez que les ouvrages que nous feuilletons le moins, avec le plus de négligence et de partialité, ce sont ceux de nos collègues. La chose dont on parle le plus est celle qu’on sait le moins, et cela n’est pas si extravagant qu’on croirait bien ; on se tait naturellement de ce qu’on croit avoir approfondi. Quoi qu’il en soit, nous sommes ce petit nombre de têtes qui, placées sur le cou du grand animal, traînent après elles la multitude aveugle de ses queues. Vous êtes, dit-on, menacé d’une grêle de réponses. Je m’en réjouis ; et vous aussi, n’est-ce pas ? Je suis bien impatient et bien curieux de voir comment l’école se démêlera d’objections qui m’ont paru tout à fait insolubles. Je n’aurai pas tout le plaisir que je me promets si l’abbé Morellet n’est pas un de vos antagonistes. On prétendait, il y a quelques jours, que deux hommes ne pouvaient disputer publiquement sur la même question sans finir par s’aigrir, s’injurier et se haïr, et qu’ils n’avaient rien de plus sage à faire que d’éviter ce terrible conflit de l’amour-propre, s’ils voulaient continuer de s’estimer et de s’aimer. Sans trop présumer de moi, c’est une tâche que je croirais d’autant moins au-dessus de mes forces, que l’expérience journalière m’apprend que le sarcasme et l’injure réussissent moins aujourd’hui que jamais. Je vous ai lu avec toute l’attention dont je suis capable. Je ne vous dissimulerai pas que je vous ai trouvé de temps en temps difficile à entendre, mais il est vraisemblable que c’est plutôt ma faute que la vôtre. Celui qui lit un ouvrage sans y trouver un terme impropre, un tour de phrase obscur ou inusité, ou l’entend supérieurement, ou ne l’entend point du tout ; supérieurement, puisqu’il peut subitement et sans effort rectifier l’inexactitude de l’expression ; point du tout, puisque, ne sentant point ce défaut, la vue de l’auteur lui échappe. Il y a bien aussi quelques points sur lesquels je ne suis pas de votre avis ; mais, pour un endroit souligné, il est resté des vingt pages de suite intactes, et où on lirait à la marge de mon exemplaire : Je voudrais bien savoir ce qu’ils diront à cela.
LXVIII.
À Beaumarchais.
Vous voilà donc, monsieur, à la tête d’une insurgence87 des poètes dramatiques contre les comédiens. Vous savez quel est votre objet et quelle sera votre marche ; vous avez un comité, des syndics, des assemblées et des délibérations. Je n’ai participé à aucune de ces choses, et il me serait impossible de participer à celles qui suivront. Je passe ma vie à la campagne, presque aussi étranger aux affaires de la ville qu’oublié de ses habitants. Permettez que je m’en tienne à faire des vœux pour votre succès. Tandis que vous combattrez, je tiendrai mes bras élevés vers le ciel, sur la montagne de Meudon. Puissent les littérateurs qui se livreront au théâtre vous devoir leur indépendance ! mais, à vous parler vrai, je crains bien qu’il ne soit plus difficile de venir à bout d’une troupe de comédiens que d’un parlement. Le ridicule n’aura pas ici la même force. N’importe, votre tentative n’en sera ni moins juste, ni moins honnête. Je vous salue, et vous embrasse. Vous connaissez depuis longtemps les sentiments d’estime avec lesquels je suis, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
LXIX.
À Naigeon88.
Cet homme89 dites-vous, est né jaloux de toute espèce de mérite. Sa manie de tout temps a été de rabaisser, de déchirer ceux qui avaient quelque droit à notre estime. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? Est-on un sot, parce que cet homme l’a dit ? Non. Qu’en arrive-t-il ? Le cri public s’élève en faveur du mérite rabaissé, déchiré, et il ne reste au censeur injuste que le titre d’envieux et de jaloux.
Cet homme, dites-vous, est ingrat. Son bienfaiteur est-il tombé dans la disgrâce, il lui tourne le dos, et se hâte d’aller encenser l’idole du moment. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? En méprise-t-on moins l’idole et son encenseur ? Non. Qu’en arrive-t-il ? On dit peut-être de l’homme disgracié qu’il avait mal placé sa faveur, et de l’autre, qu’il est un ingrat.
Cet homme, dites-vous, a fait l’apologie d’un vizir dont les opérations écrasaient les particuliers, sans soulager l’empire. Soit ; mais qu’est-ce que cela fait ? Le peuple en est-il plus opprimé, et le vizir moins digne du mortier d’Amurat ? Non. Et que dit-on du vizir ? On dit en soupirant qu’il est toujours en faveur, et l’on attend. Et de son apologiste ? que c’est un lâche ou un insensé.
Mais ce jaloux est un octogénaire qui tint toute sa vie son fouet levé sur les tyrans, les fanatiques, et les autres grands malfaiteurs de ce monde.
Mais cet ingrat, constant ami de l’humanité, a quelquefois secouru le malheureux dans sa détresse, et vengé l’innocence opprimée.
Mais cet insensé a introduit la philosophie de Locke et de Newton dans sa patrie, attaqué les préjugés les plus révérés sur la scène, prêché la liberté de penser, inspiré l’esprit de tolérance, soutenu le bon goût expirant, fait plusieurs actions louables, et une multitude d’excellents ouvrages. Son nom est en honneur dans toutes les contrées et durera dans tous les siècles.
Hé bien, à l’âge de soixante et dix-huit ans, il vint en fantaisie à cet homme tout couvert de lauriers de se jeter dans un tas de boue ; et vous croyez qu’il est bien d’aller lui sauter à deux pieds sur le ventre, et de l’enfoncer dans la fange, jusqu’à ce qu’il disparaisse ! Ah ! monsieur, ce n’est pas là votre dernier mot.
Un jour cet homme sera bien grand, et ses détracteurs bien petits.
Pour moi, si j’avais l’éponge qui pût le nettoyer, j’irais lui tendre la main, je le tirerais de son bourbier, et le nettoierais. J’en userais à son égard comme l’antiquaire avec un bronze souillé. Je le décrasserais avec le plus grand ménagement pour la délicatesse du travail et des formes précieuses. Je lui restituerais son éclat, et je l’exposerais pur à votre admiration.
Bonjour, nous penserons diversement, mais nous ne nous en aimerons pas moins.
E facera ogn’uno al suo senno.
LXX.
À Desessarts90.
Vous avez, monsieur, des droits à mon estime comme acteur, et à mon amitié comme compatriote91 ; je désire de vous servir. On dit que vous faites à merveille le rôle du commandeur dans le Père de Famille et je n’ai pas de peine à le croire. Vous pouvez donc le solliciter en mon nom, au premier comité. Représentez que mon ouvrage ne m’a jamais rien rendu ; et que si l’on veut m’accorder une marque de reconnaissance à laquelle je serai très-sensible, on vous accordera, à vous, monsieur, la croix du sire d’Auvilé. J’espère que mon cher fils Molé et le bon père Brizard voudront bien s’employer en votre faveur. Saluez-les de ma part, monsieur le commandeur. Quoique vous soyez un fort méchant homme sur la scène, je sais que vous êtes un fort galant homme dans la société, et j’embrasse de tout mon cœur celui qui a mieux aimé amuser et instruire ses concitoyens que de les ruiner92.
LXXI.
Au prince Galitzin93.
J’ai confié à un galant homme, appelé M. Deudon, échevin de Malines, la dernière partie de vos oiseaux, avec les deux planches qui vous manquaient. Il y a huit ou dix jours que ces deux rouleaux étaient à Bruxelles, et vous devez maintenant en être en possession.
J’ai relu ma correspondance avec Falconet, sur une mauvaise copie qu’il m’envoya de Pétersbourg, il y a dix ou douze ans. Cette copie est si défectueuse en plusieurs endroits qu’on ne les entend pas. Il y a ajouté je ne sais combien de choses pendant qu’il était en Russie. Je n’assurerais pas, mais je la soupçonne d’être incomplète en quelques autres. Nous sommes si pauvres, si mesquins, si guenilleux, si négligés, si ennuyeux et si diffus partout que cela fait pitié. Cela est plein d’endroits où nous nous tutoyons ; et ce ton, qui peut passer dans un ouvrage manuscrit, est du plus mauvais goût dans un ouvrage imprimé. De mon côté, tandis que Falconet faisait ses additions, je faisais les miennes ; quand on écrit au courant de la plume, tout ce qui peut être dit sur une question, ou ne vient pas, ou ne se dit pas comme il devrait être dit. Il y a parmi ses additions des choses auxquelles on peut faire une bonne réponse ; parmi les miennes, il y en a sans doute auxquelles il ne manquerait pas de répliquer. Cet ouvrage, vaille que vaille, n’appartient pas à Falconet ni à moi, mais à tous les deux, et ne peut honnêtement paraître que du consentement de l’un et de l’autre. Il y a déjà pourtant eu une infidélité de commise. Je ne sais à qui il a confié notre manuscrit, mais on en a fait une traduction anglaise. S’il avait pensé qu’en permettant a l’ouvrage de sortir de ses mains il disposait du bien d’autrui et s’exposait à cet inconvénient, je crois qu’il aurait été plus circonspect. On peut confier sa bourse à qui l’on veut, mais on ne remet à personne la bourse d’un autre. Ce n’est pas ainsi que j’en ai usé, bien que je n’eusse pas trop mauvaise opinion ni de ma cause ni de mon plaidoyer, et qu’on m’en eût souvent demandé communication. Enfin, mon prince, on ne trouve pas mauvais qu’un homme se promène chez lui en robe de chambre et en bonnet du nuit ; mais il faut être décemment dans les rues, en visite, dans une église, en public. Que Falconet publie ses lettres, si elles peuvent paraître sans copier les miennes, j’y consens. Pour celles-ci je m’y oppose formellement. J’ai promis à Mme Falconet de les relire, de les châtier sévèrement, d’y ajouter avec la dernière bonne foi ce que je peux alléguer en ma faveur, ce qu’on peut m’objecter et d’envoyer ensuite ma copie à Falconet, à la condition que mes lettres du moins resteront telles que je les aurai faites ; et je suis bien résolu à tenir parole. Mais quand me mettrai-je à ce travail et quand en sortirai-je ? Je ne saurais faire aucune réponse précise là-dessus. Certainement je ne laisserai pas sur le métier une besogne importante dont je suis maintenant occupé, pour entreprendre celle-là.
On n’écrit pas comme on fait des ourlets et des idées ne se reprennent pas quand elles sont coupées, comme on renoue des bouts de fil. Je serais bien aise que nous paraissions tous deux avec quelque décence. Voilà mon avis, que je vous supplie de faire passer à Falconet, en lui envoyant cette lettre, dans laquelle, avec un peu de justice, il ne trouvera rien, je crois, qui puisse lui déplaire. Il aurait à se plaindre de moi, si je publiais cette correspondance sans sa participation, j’aurais à me plaindre de lui si elle devenait publique sans la mienne. Il fait imprimer ses œuvres en Suisse, à la bonne heure ; mais cet œuvre-ci n’est ni le sien ni le mien. Si nous n’existions plus ni l’un ni l’autre, celui qui en deviendrait possesseur en userait comme il lui plairait. D’ailleurs, cet ouvrage, après que nous y aurons mis la main tous les deux, peut également paraître à Paris et à Lausanne ; il n’y a rien qui puisse effaroucher un censeur.
LXXII.
À madame Necker94.
Je ne sais si c’est à vous ou à M. Thomas que je dois la nouvelle édition de l’Hospice ; mais, pour ne manquer ni à l’un ni à l’autre, permettez que je vous remercie tous les deux. J’ai désiré l’Hospice afin de le joindre au Compte rendu et de renfermer dans un même volume les deux ouvrages les plus intéressants que j’aie jamais lus et que je puisse jamais lire95. J’ai vu dans l’un la justice, la vérité, le courage, la dignité, la raison, le génie, employer toutes leurs forces pour réprimer la tyrannie des hommes puissants, et dans l’autre la bienfaisance et la pitié tendre leurs mains secourables à la partie de l’espèce humaine la plus à plaindre, les malades indigents.
Le Compte rendu apprend aux souverains à se préparer un règne glorieux, et à leurs ministres à justifier aux peuples leur gestion. L’Hospice enseigne leurs devoirs à tous les fondateurs et directeurs d’hôpitaux, grandes leçons qui resteront longtemps infructueuses ; mais ceux qui les ont données marcheront sur la terre au milieu de l’admiration et des éloges de leurs contemporains, et n’en mériteront pas moins, de leur vivant ou après leur mort, un monument commun où l’on nous montrerait l’un instruisant les maîtres du monde, et l’autre relevant le pauvre abattu. Voilà, madame, ce que je pense, avec tous les citoyens honnêtes, de ces deux productions. S’il arrivait toutefois qu’on vous dît que je suis resté muet devant quelques malheureux personnages en qui le sentiment de l’honneur fut étouffé ou ne poignît jamais, et qui auraient eu l’imprudence de les attaquer, croyez-le, l’indignation et le mépris, lorsqu’ils sont profonds, se manifestent, mais ils ne parlent pas, et je suis persuadé qu’il est des circonstances où ce n’est pas honorer dignement la vertu que d’en prendre la défense.
LXXIII.
À Catherine II96.
Madame, les mots les plus simples de Votre Majesté Impériale ne sont pas de nature à se laisser oublier par l’homme doué d’un sens ordinaire qui a eu le bonheur de vous approcher et de les entendre. Je me souviens qu’entre les motifs qu’elle employait pour m’attacher à sa personne, elle me disait que le courant des affaires journalières consumait tout son temps, et qu’en me fixant auprès d’elle, elle m’occuperait à méditer sur différents textes relatifs à la législation. Malgré la profonde connaissance qu’elle a des talents et des esprits, je crois sincèrement et j’oserai lui dire qu’elle avait trop bonne opinion de moi, et que la tâche qu’elle se proposait de m’imposer aurait exigé tout le génie d’un Montesquieu. Quel autre que cet homme était capable de concevoir une idée digne de la réflexion de Catherine II ? Mais il n’est plus, ce Montesquieu, et son successeur se fera attendre longtemps. Que pensera donc de moi Votre Majesté Impériale, si, au défaut d’un penseur aussi rare, j’avais la témérité de lui proposer un sujet autant au-dessus de moi qu’au-dessous de l’auteur de votre bréviaire97 ? C’est un jeune homme ; il a des parents honnêtes, et il n’est pas sans ressources. Rien ne l’attache à son pays, ni passions, ni intérêts. Il désire d’être utile ; il a profondément étudié nos lois, nos usages, nos coutumes, les progrès successifs de notre civilisation ; il a le sens juste, le caractère doux et simple, des mœurs pures, des lumières sans prétention ; avec de la modestie, les connaissances qu’une souveraine qui songe la nuit et le jour au bonheur de ses sujets ne saurait manquer d’ambitionner. Pour qu’elle jugeât elle-même de son talent, il m’a permis de mettre sous ses yeux les premiers cahiers d’un ouvrage auquel il a été conduit par les études de la profession d’avocat. Si elle daignait l’appeler, il irait sans faste, il reviendrait comme il serait allé, et il aurait trop de vanité, s’il était humilié de n’avoir pas su répondre aux vues de Votre Majesté Impériale. Il est et je suis à ses ordres. Que je serais satisfait si j’avais trouvé par hasard une occasion de lui témoigner ma reconnaissance !
C’est avec ce sentiment qui ne pourrait s’affaiblir que dans une âme ingrate, et avec le plus profond respect, que je suis et serai toute ma vie, de Votre Majesté Impériale, etc.
LXXIV.
À Philidor98.
Je ne suis pas surpris, monsieur, qu’en Angleterre toutes les portes soient fermées à un grand musicien, et soient ouvertes à un fameux joueur d’échecs ; nous ne sommes guère plus raisonnables ici que là. Vous conviendrez cependant que la réputation du Calabrais n’égalera jamais celle de Pergolèse. Si vous avez fait les trois parties sans voir, sans que l’intérêt s’en mêlât, tant pis : je serais plus disposé à vous pardonner ces essais périlleux si vous eussiez gagné à les faire cinq ou six cents guinées ; mais risquer sa raison et son talent pour rien, cela ne se conçoit pas. Au reste, j’en ai parlé à M. de Légal, et voici sa réponse : « Quand j’étais jeune, je m’avisai de jouer une seule partie d’échecs sans avoir les yeux sur le damier ; et à la fin de cette partie, je me trouvai la tête si fatiguée, que ce fut la première et la dernière fois de ma vie. Il y a de la folie à courir le hasard de devenir fou par vanité. » Et quand vous aurez perdu votre talent, les Anglais viendront-ils au secours de votre famille ? Et ne croyez pas, monsieur, que ce qui ne vous est pas encore arrivé ne vous arrivera pas. Croyez-moi, faites-nous d’excellente musique, faites-nous-en pendant longtemps, et ne vous exposez pas davantage à devenir ce que tant de gens que nous méprisons sont nés. On dirait de vous tout au plus : « Le voilà, ce Philidor, il n’est plus rien, il a perdu tout ce qu’il était à remuer sur un damier des petits morceaux de bois. » Je vous souhaite du bonheur et de la santé. Encore si l’on mourait en sortant d’un pareil effort ; mais songez, monsieur, que vous seriez peut-être pendant une vingtaine d’années un sujet de pitié ; et ne vaut-il pas mieux être, pendant le même intervalle de temps, un objet d’admiration ?
LXXV.
À madame Necker99.
C’est moi. Je ne suis pas mort et, quand je serais mort, je crois que les plaintes des malheureux remueraient mes cendres au fond du tombeau. Voici une lettre d’un homme qui n’est pas trop personnel et qui sera encore pleine de je. Je jouis d’une santé meilleure qu’on ne l’a à mon âge ; toutes les passions qui tourmentent m’ont laissé, en s’en allant, une fureur d’étude telle que je l’éprouvais à trente ans. J’ai une femme honnête que j’aime et à qui je suis cher, car qui grondera-t-elle quand je n’y serai plus ? S’il y eut jamais un père heureux, c’est moi. J’ai tout juste la fortune qu’il me faut tant que j’aurai des yeux pour me passer de bougie, et ma femme pour monter et descendre d’un quatrième étage ; mes amis ont pour moi et j’ai pour eux une tendresse que trente ans d’habitude ont laissée dans toute sa fraîcheur. Eh bien, direz-vous, avec tout cela que manque-t-il donc à votre bonheur ? Ce qu’il y manque ? Ou une âme insensible, ou le coffre-fort d’un roi, et d’un roi dont les affaires ne soient pas dérangées. Avec une âme insensible ou je n’entendrais pas la plainte de celui qui souffre, ou je ne souffrirais pas en l’entendant ; avec le coffre-fort, je lui jetterais de l’or à poignée, et j’en ferais un reconnaissant ou un ingrat, à sa discrétion. Mais, faute de ces deux ressources, ma vie est pleine d’amertume. Je donne tout ce que j’ai aux indigents de toute espèce qui s’adressent à moi, argent, temps, idées ; mais je suis si pauvre, relativement à la masse de l’indigence, qu’après avoir tout donné la veille, il ne me reste rien le lendemain que la douleur de mon impuissance.
Voilà un long préambule pour vous prier, madame, d’accorder un de ces matins un moment d’audience à une femme à qui vous avez fait l’honneur d’écrire et qui me désole. Elle m’est venue voir avec son mari ; ils voulaient passer tous deux à Pétersbourg ; je les en ai empêchés, car c’est un pays où il ne faut pas aller quand on n’y est pas appelé ; ils m’ont montré vos lettres. Je me suis engagé à vous écrire en leur faveur. Je le fais ; et si j’ai jamais désiré d’être utile, c’est dans ce moment. Les lèvres de cette femme tremblaient ; elle ne savait ce qu’elle disait ; elle ne savait ce qu’elle voulait dire ; je n’ai jamais éprouvé plus fortement l’effet de l’éloquence, de la modestie, de la honte, de la pudeur et du désordre que ces sentiments jettent dans le discours. Si vous craignez que cette femme vous intéresse, ne la voyez pas ; mais voyez-la. Elle s’appelle Pillain de Val du Fresne. Vous ne la verrez pas, vous ne l’écouterez pas sans émotion ; et s’il est possible de faire quelque chose pour elle et pour son mari, je suis sûr que vous vous en féliciterez. Elle est jeune, elle est d’une figure agréable ; elle a quelque talent. Je ne vous conjurerai pas par la crainte que la misère ne dispose d’elle ; je crois qu’elle mourrait plutôt de faim que de cesser d’être honnête ; mais elle n’en est que plus digne de vous intéresser. Songez, madame, que la Providence vous a fait naître pour son apologie. C’était son dessein lorsqu’elle vous prit par la main et qu’elle vous conduisit au rang où vous êtes élevée. Elle vous plaça sur la hauteur afin que votre œil embrassât une plus grande partie de l’espace sur lequel elle a distribué les malheureux. C’est un assez beau rôle. Je vis à la campagne. J’y vis seul ; c’est là que j’abrège les jours et que j’allonge les années ; le travail est la cause de ces deux effets qui semblent opposés. Le jour est bien long pour celui qui n’a rien à faire ; et l’année bien longue pour celui qui a beaucoup fait. Puissiez-vous, entre le premier janvier et le dernier décembre, intercaler trois cent soixante-cinq bonnes actions ! Cela serait bien au-dessus de trois cent soixante belles pages. Je voulais vous écrire trois lignes et voilà bientôt quatre pages ; et cela me rappelle un temps qui n’est pas éloigné où je me proposais de ravir à Mme Necker trois minutes et où je lui ravissais trois heures ; mais j’ai là sur ma table un certain philosophe ancien, homme dur, stoïcien de son métier, qui m’avertit de finir et de n’être pas indiscret.
LXXVI.
Au chevalier de Langeac100.
Je vous prie de vous rappeler la parole que vous m’avez donnée. Notre position devient tout à fait fâcheuse. Acquérez deux belles choses et qui s’embelliront tous les jours en vous montrant un acte de bienfaisance. Lorsque je cède à un autre le mérite d’une bonne œuvre, c’est toujours un sacrifice que je fais. Si vous pouvez, faites. Si vous ne pouvez pas, après vous être endetté cinquante fois pour le vice, endettez-vous une fois pour la vertu. Jugez de notre misère par la vivacité de mes sollicitations. Ce que je vous dis d’un autre, je ne rougirais pas de vous le dire pour moi. Je vous aime pour votre caractère ; je vous estime pour votre esprit et vos talents ; faites que je vous révère pour votre bienfaisance. Il y a près de quarante ans que je connais l’honnête et habile artiste pour lequel j’intercède. Je vous confie sous le secret (car un mot suffit pour gâter la meilleure action) que cet artiste me coûte plus de deux cents louis. Je l’ai fait travailler pour moi toutes les fois qu’il manquait d’ouvrage. Je ne vais jamais chez lui sans me rappeler le mot de Socrate qui disait que l’avare était celui qui craint d’avoir un ami pauvre
. Bonjour, monsieur le chevalier ; je vous salue et je vous embrasse.
Les quinze jours de répit que vous m’avez demandés sont expirés.
LXXVII.
À L. S. Mercier101.
Je n’ai pu, monsieur et cher confrère, répondre plus tôt à votre billet. J’ai passé l’année tout entière à la campagne avec moi seul en assez mauvaise compagnie d’abord, mais sans cesse occupé du soin de la rendre meilleure. Je suis arrivé hier au soir, afin d’embrasser ma femme, mes enfants et petits-enfants, et arranger quelques petites affaires domestiques. J’y retourne ce soir ; et ne croyez pas que je sois insensible au plaisir de voir une femme qui réunit les qualités dont l’éloge de chacune séparée suffirait à la plupart de celles que nous voyons et que nous estimons ; mais il y a des devoirs à remplir de préférence à tous ; celle qui m’abandonne la jouissance, fort au-dessus de la propriété, de ses bâtiments, de ses chevaux, de ses jardins est malade ; on ne m’a laissé revenir à la ville qu’à la condition que je ne lui ravirais qu’un très-court intervalle. Je vais méditer avec Sénèque, dont j’ai commencé la lecture, les grandes leçons de la vie et les pratiquer à côté d’une bonne amie. Je vais faire ce que vous feriez à ma place. On ne saurait avoir tous les bonheurs en même temps. Présentez mes respects à madame la comtesse. Témoignez-lui mon regret. Je vous charge de me dégager auprès d’elle. Parlez-lui littérature, philosophie, honneur, vertu, et quand elle vous aura écouté, elle sera bien dédommagée de ce que j’aurais pu lui dire. Continuez, monsieur et cher confrère, à faire des ouvrages qui nous rendent meilleurs, qui redressent nos têtes tantôt frivoles, tantôt fausses et méchantes, et qui exercent nos amis à la sensibilité qui conduit toujours à la bienfaisance, et soyez sûr d’être toujours heureux vous-même par l’utile emploi de votre temps et de vos talents. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur.
LXXVIII.
À madame Necker102.
La jeune personne qui aura l’honneur de présenter ce billet à Mme Necker mérite tous les sentiments d’humanité par ses mœurs, son courage et son infortune. Elle m’a été recommandée par deux femmes très-honnêtes qui n’accordent pas légèrement leur suffrage. Elle a un nom et des parents. Elle est tombée tout à coup dans la misère, et la ferme résolution de n’en sortir que par des moyens dont elle n’ait pas à rougir la déterminera à tout. Conserver ses mœurs et remplir ses devoirs quels qu’ils soient, voilà son projet. Il n’y a de honteux pour elle que le vice. Cette manière de penser est bien propre à intéresser en sa faveur Mme Necker, que je supplie d’agréer mon respect.
LXXIX.
À Meister103.
J’ai l’honneur de saluer M. Meister. Je n’oserais pas l’inviter à faire une course aussi énorme que celle de la rue Neuve-Luxembourg à la rue Taranne quand il se porterait bien ; à plus forte raison s’il était indisposé ; mais je lui serais infiniment obligé de m’envoyer M. Roland, demain ou après-demain dans la matinée ; après midi, il risquerait de ne pas me trouver. Je lui présente mes souhaits de nouvel an ; repos et santé, deux choses excellentes prises ensemble et qui ne valent pas grande monnaie séparées.
LXXX.
À *** 104.
Il vous paraît que je ne pense pas refuser ; oh ! par Dieu, vous n’y entendez guère. Je n’ai point l’honneur de connaître Mme Fontaine. Je ne sais pas juger d’une autre pièce qu’un autre lit. Je suis occupé ici. Je ne me porte pas bien. Je fuis les gens que je n’ai jamais vus et, vous le savez, je ne vais où je n’ai jamais été que comme un chien qu’on fesse. La vie intime me plaît plus qu’elle ne m’a jamais plu. Loin d’accroître mes connaissances, s’il dépendait de moi, j’en ferais une grande réforme. Bref, si on veut vous confier la pièce un de ces soirs pour deux heures, je la lirai, à tête reposée, et j’écrirai tout ce que j’en penserai. Bonjour. Tirez-moi de là sans blesser personne.
LXXXI.
À *** 105.
La bienfaisance est toujours récompensée.
LXXXII.
À Damilaville106.
Je vous prie, mon ami, de recevoir de ma part la personne qui vous remettra ce billet et de lui procurer la lecture des deux nouvelles pièces de Calas sans se déplacer. C’est une lecture dont on ne se proposera pas un mauvais usage, soyez-en sûr. Je vous embrasse et vous salue.
LXXXIII.
Au docteur Daumont107.
Voulez-vous recevoir mes souhaits de nouvel an ? Ils sont des plus sincères. Joignez-y les assurances très-vraies de mon dévouement. J’ai eu la visite de l’honnête et habile ecclésiastique que vous avez eu la bonté de m’adresser. Je souhaite qu’il soit aussi content de moi que je le suis de lui. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour le servir ; il suffit qu’il soit de vos amis.
Notre quatrième volume d’Encyclopédie est tout prêt. Apprenez-moi seulement par quelle commodité vous désirez qu’on vous le fasse parvenir, vous l’aurez sur-le-champ. J’attends tous les jours de votre bonté pour moi et de votre attachement à notre ouvrage la suite de B et la lettre F. Ce seront de bonnes étrennes à me faire.
LXXXIV.
Au prince Galitzin108.
Après avoir souffert pendant dix jours de suite, j’avais quelque espérance que mon mal finirait, et que je pourrais profiter de l’honneur que vous me faites ; mais j’ai compté sans mon hôte, et cet hôte est une colique, qui me serre les entrailles, et qui ne me paraît pas encore disposée à déloger. Je voudrais bien qu’elle fût aussi lasse de moi que je le suis d’elle, car elle s’oppose à tout ce qui m’aurait été agréable. Sa Majesté Impériale avait eu la bonté de me proposer une niche à Tsarskoé-Célo, et la niche est restée sans le saint.
J’ai manqué trois ou quatre fois à M. le général Betzky : Je m’étais proposé d’aller hier au soir lui faire ma cour un moment. La colique maudite ne me l’a pas accordé.
Je m’étais engagé d’aller célébrer aujourd’hui chez M. le vice-chancelier la naissance d’une grande souveraine, et la colique opiniâtre ne me le permet pas davantage. Je supplie Votre Excellence de me plaindre et de me pardonner.
LXXXV.
Au général Betzky109.
Permettez que je joigne un petit mot pantagruélique à la lettre du prince Galitzin : premièrement, selon la Bible sainte de ce nom, il faut faire tout le bien qu’on peut ; tâcher de réussir ; quand on a réussi, s’en réjouir et boire frais avec ses amis. Secondement, en cas de non succès, se signer, en disant de cœur et d’esprit la dive formule : Ce faisant, bonne digestion, doux sommeil et vie douce, longue et honorée, toutes choses que vous méritez autant que personne, et qui vous adviendroient, si, soir et matin, récitez dévotieusement les trois versets : 1.
Facere officuum suum taliter qualiter
; — 2.
Sinere vivere mundum quomodovult
— 3.
Semper benediceri de Domino priori
.
L’efficace de ces trois sacro-saints versets est d’assurer prédestination, et arrondir le dévot pantagruéliste à vue d’œil, tenir œil clair, teint frais, pituite douce, sperme loyal et mirifiquement titillant, chose qui n’est pas à mépriser, comme le cher docteur vous le certifiera et assurera, et ce, soit dit en commémoration de certaines cènes, faites à huis clos chez certain général, un peu rebours à doctrine saine et pantagruélique, avec certaine demoiselle, qui seroit parfaitement dans les vrais principes, sans certaines lubies napolitaines, qui pourroient venir à crise fâcheuse, si ladite demoiselle n’y met ordre, comme tristesse, bête noire, défaillance de gaieté et d’originalité, que Dieu lui garde en toute plénitude et sans déclin jusqu’à la fin de ses jours. Or, ce n’est pas tout. Je n’oublierai ni l’un, ni l’autre catafalque, afin que puissiez à son aspect vous ramentevoir plus aisément de certains mots pantagruéliques qu’on dit aux uns et autres, le lendemain qu’ils ont bien fait les fous :
Memento quia pulvis es et in pulverem reverteris
; lesquels dits mots avertissent tout bon entendeur d’arrouser ladite poussière de bonne purée septembrale, et d’en déposer, en attendant, quelques molécules en urnes vivifiantes et de forme ovale, afin que le tout ne tombe en non valeur et ne périsse. Ce n’est pas encore tout : Je n’oublierai pas non plus certaine tête d’Emperesse d’Orient, qui, si belle et si grande fût-elle, ne fut ni si grande, ni si belle que celle qui se fait admirer de près et au loin, et aimer de tout ceux qui la voyent et l’ont vue. Or, quand aurez l’honneur d’approcher d’elle, si lui disiez un mot bien respectueux de votre serviteur, peut-être l’entendroit-elle gracieusement. Je ne sais si les Welches pleurent ou rient ; mais je sais qu’ils ont beau texte pour jaser, et qu’ils s’en acquittent tous à ravir, comme sçavent bien faire, car ils sont tous grands et jolis jaseurs de leur métier, depuis le plus petit d’iceux jusqu’au plus grand ; et pourvu qu’ils jasent, sont doux beaux Agnus Dei, et si fait-on d’eux tout ce qu’on veut, a-t-on fait depuis quinze à seize cents ans, et ainsi fera-t-on à tout jamais, ce qui n’en est pas mieux. En attendant, je pantagruélise ici, et tiens le nez haut pour sçavoir d’où vient le vent, et comme il soufflera. Or, pantagruéliser, savez ce que c’est : c’est boire, manger et dormir dans toutes les combinaisons possibles, ce qu’on appelle Vie de roi ; et puis, ce n’est pas encore tout. Une diable de Sibylle, qui quelquefois vaut mieux et quelquefois aussi ne vaut la Sibylle de Panzoust, dont il est fait mention au grand livre : Des dits et gestes par excellence, s’est-elle pas mis en tête de chamarrer notre prince à la guise des autres ; et voilà qu’elle en écrit à certain seigneur, à qui ils n’ont pas tout ôté, puisqu’ils lui ont laissé quelques centaines d’aulnes de vieux ruban. Or, de ce ruban on lui en a promis plus de trois aulnes et un quart, à condition que la très-grande Emperesse, qui en a elle de bien plus beau, permettroit que celui notre Prince acceptât de l’autre, en attendant du sien qui est vraiment plus beau. Or, appuyez loyamment et fermement la susdite permission, et ce pour raison valable que je vais vous déduire, et que je vous supplie de ne point prendre en facétie, parce qu’en dépit du ton, c’est chose sérieuse. Notre Prince, comme vous sçavez, est grandement pourvu de vertus, un peu chichement de pécune, et j’aurois fort à cœur qu’il économisât beaucoup sur ce peu de pécune : ce à quoi nous aideroient grandement les susdites trois aulnes et un quart de ruban, en nous dispensant d’oripeaux, d’or, de galons et autres luxuriences, qui vous vuident à merveille une poche, tant profonde soit-elle. Or, par vertu de cettui magique ruban, irions si simplement que ceux qui font journellement venir de France, par la diligence de Bruxelles, de la rue Au-Fer, ou de la Petite-Rue, force tissus, larges, les uns de trois doigts, les autres de quatre, et qui s’en embordurent comme estampes ou comme tableaux, et marchent très-fièrement, quand une fois ils sont ainsi embordurés. Veuillez faire tout le possible vôtre, pour que nous soyons dispensés de la susdite ruineuse bordure, et allions en gros drap, peluche, camelot, et autres étoffes de commun aloi, sans qu’on en glose ou qu’on nous prenne pour des je ne sais qui, en disant que ressemblons à je ne sais quoi.
Sérieusement, mon Prince, pour quitter ce ton de maître François Rabelais, tout ridiculement que je vous aie présenté ce motif, il n’en est pas moins solide. Avec un cordon qui nous distingue, nous avons la liberté de nous vêtir aussi simplement qu’il nous plaît, et le Prince est malheureusement si borné dans sa dépense, qu’il est forcé de regarder à tout. Vous avez bien aussi quelques engagements à remplir avec moi : Je me flatte que vous ne les aurez pas mis en oubli. Oserais-je vous prier de présenter mon respect aux aimables convives de M. le général, et d’accepter celui, avec lequel je suis et serai fort profondément toute ma vie, mon Prince, etc., etc.
LXXX.
À Emmanuel Bach110.
Je suis Français. Je m’appelle Diderot. Je jouis de quelque considération dans mon pays comme homme de lettres ; je suis l’auteur de quelques pièces de théâtre, parmi lesquelles le Père de famille ne vous sera peut-être pas inconnu. Je viens de Pétersbourg en robe de chambre et sans une pelisse, en poste et sans aucun vêtement, sans cela je n’aurais pas manqué d’aller voir un homme aussi célèbre. Je le prie de m’envoyer quelques sonates pour le clavecin s’il en a de manuscrites et qui n’aient point encore été publiées ; il aura la bonté d’y attacher un prix que je remettrai à la personne qui m’apportera ces sonates de sa part. La seule observation qu’il me permettra de lui faire, c’est que j’ai plus de réputation que de fortune, conformité malheureuse qui m’est commune avec la plupart des hommes de génie sans y avoir le même titre.
Je suis, etc.