(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français, et de la question des anciens et des modernes, (suite et fin.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Anthologie grecque traduite pour la première fois en français, et de la question des anciens et des modernes, (suite et fin.) »

Anthologie grecque traduite pour la première fois en français
et de la question des anciens et des modernes
(suite et fin.)

Ce que j’ai essayé de faire sur Léonidas de Tarente pourrait se renouveler également pour plus d’un autre des poètes de l’Anthologie ; avec un peu d’attention on arrive, en rapprochant leurs petites pièces, à retrouver en partie leurs traits et à recomposer leur physionomie. Il en est d’eux comme des étoiles de moindre grandeur, vues au télescope ; on finit par les distinguer assez nettement. J’ai souvent regretté qu’un travail tout spécial n’ait pas été fait en ce sens sur deux poètes amis qui vivaient du temps de Justinien, Agathias et Paul le Silentiaire, avocats tous deux, poètes et amoureux dans leur jeunesse, et qui devinrent, par la suite, des hommes sérieux comme on dit, l’un historien, l’autre fonctionnaire. Jeunes et dans leurs vacances du Palais, ils s’envoyaient de jolis vers, des plus légers et des plus vifs, d’un rivage à l’autre, de l’Hellespont. Dans ce court intervalle des affaires, ils jouaient au Tibulle ou à l’Anacréon. J’avais plus d’une fois prié M. Boissonade de vouloir bien faire cette petite édition à part, en l’environnant de tout ce qui pouvait l’égayer : c’eût été un pendant à ses éditions de Parny et de Bertin ; les deux avocats érotiques en regard des deux chevaliers. Je recommande aujourd’hui ce travail à l’helléniste, de loisir, à l’amateur le plus capable d’y réussir et de nous le faire goûter, M. Reinhold Dezeimeris. — Étude biographique sur les deux amis ; tableau des mœurs, état des lettres et de la poésie sous Justinien ; traduction élégante, celle même de M. Dehèque, avec quelques variantes çà et là pour plus de fidélité encore ; le texte grec au bas des pages ; quantité de notes érudites et fines pour les imitations et rapprochements, à la fin du volume, l’impression de Perrin de Lyon, sur le tout : voilà mon programme10.

 

Mais j’en viens, il en est temps, à la seconde partie de mon dire, et j’ai à expliquer, sans trop vouloir le défendre, le mot qui m’a été amicalement reproché : « Les Anciens, je le crains, perdront tôt ou tard une partie de la bataille. »

I.

La difficulté de faire admirer et goûter les Anciens à ceux qui n’en veulent pas et qui les sentent peu, est extrême. J’ai, en tout ceci, plus particulièrement en vue les Grecs, qui furent la grande source originale et le premier modèle du beau littéraire dont les Latins ne sont que la seconde épreuve, fort belle encore, mais retouchée. Et je prendrai tout d’abord pour exemple cette Anthologie même qui paraît aujourd’hui traduite au complet : il y a certes du mélange dans ce nombre si considérable d’épigrammes ; mais, en général, et à n’en prendre que la meilleure partie, tous les érudits gens de goût en ont fait leur régal ; Grotius les a traduites, d’après le recueil de Planude, en vers latins élégants ; les poètes de tout pays s’en sont inspirés, et souvent une seule goutte de cette liqueur exquise, tombée dans leur coupe, a suffi pour aiguiser le breuvage. Eh bien ! les adversaires des Anciens peuvent s’en emparer demain pour vous dire : « Quoi ! ce sont là ces épigrammes si vantées ! Savez-vous qu’elles sont plates et insipides, vos épigrammes, quand elles ne sont pas grossières ou alambiquées ; elles sont surtout très-fades la plupart du temps, et Perrault, La Motte et Fontenelle, dans cette querelle fameuse, avaient grandement raison lorsque, voulant parler de madrigaux sans pointe, d’épigrammes sans sel ni sauge, ils disaient d’un seul mot : « Ce sont des épigrammes à la grecque. » Ce que je suppose s’est même déjà réalisé. Un homme instruit, et que j’estime assez, quand il s’en tient à des questions de sa compétence, — les simples questions de grammaire, — a pris les devants. Dans un article intitulé l’Idolâtrie de l’Antiquité, il s’est attaqué à une traduction qui a été faite, il y a quelques années, de Méléagre, le premier collecteur de l’Anthologie ; il a trouvé fort plaisante l’appréciation favorable qu’on avait donnée de cet élégant poète, à qui pourtant M. de Humboldt, peu sujet de sa nature à idolâtrie, n’a pas dédaigné de faire une place dans son Cosmos et qu’il a nommé avec honneur pour son idylle du Printemps. M. Bernard Jullien, docteur ès-lettres, licencié ès-sciences, un esprit précautionné qui a pris ses degrés et qui est sûr de son fait, a tancé d’importance le traducteur et le critique qui s’était permis de louer ce qu’il croyait sentir :

« Rien, nous dit M. Jullien d’un air tout à fait pénétré et plein de commisération à notre égard11, rien n’est assurément plus fâcheux dans la critique littéraire que ce parti pris d’admiration, qui nous fait louer, même contre notre sentiment, les œuvres consacrées par l’enthousiasme ou la vénération des siècles. Ce sont surtout les Anciens qui sont l’objet de cette idolâtrie ; et l’on ne pense guère la plupart du temps jusqu’où les meilleurs esprits peuvent se laisser entraîner. Mauvais goût, faux jugements, faux sens pour justifier leurs préférences, c’est un système entier d’erreurs et de chimères où l’on se précipite tète baissée, et tout cela pour ne pas démordre d’une estime conçue et nourrie sur la parole d’autrui, avant que nous ayons pu nous-mêmes étudier et apprécier ces œuvres si vantées. »

Ah ! Monsieur Jullien, j’ai lu de vos vers français, car vous en avez commis, et quels vers, bon Dieu ! d’un commun, d’un prosaïsme mélangé de suranné et de vulgaire ! des vers français d’un écolier de quatrième ! J’en pourrais citer ici à l’appui ; je les ai lus, et j’ai compris votre sentiment sur les Anciens. Après de tels vers12, vous êtes à jamais hors de cause pour juger de la poésie.

Il y a de cet Archiloque, dont vous parlez si à votre aise, ou d’un de ses disciples, je croîs, une petite épigramme qui me revient à l’esprit à l’instant même :

« Peste soit de ces critiques au front bas, qui ont la physionomie d’une brebis contente d’elle-même ! Et ce sont eux qui prétendent peser nos fleurs ! »

Combien d’autres, plus ou moins, sont ainsi, parmi ceux qui se font juges et arbitres des élégances ! Ce n’est certes pas avec le précédent contradicteur et adversaire, un esprit trop élémentaire vraiment, que j’irai confondre M. Eugène Véron pour son livre de la Supériorité des Arts modernes sur les Arts anciens 13. Celui-ci est un vrai philosophe ; il connaît l’Antiquité, et il a puisé à ses plus hautes sources. Son analyse d’Homère, son explication du procédé tout instinctif qu’il suppose avoir été observé et suivi dans les tableaux de l’Iliade et de l’Odyssée ; ce qu’il accorde en sincérité, en fidélité naïve et spontanée, à l’auteur ou aux auteurs de ces poèmes, ce qu’il leur refuse de personnalité, d’individualité bien définie ; tout cela est ingénieux et me paraît en grande partie fondé. Il est bien vrai que ces poèmes sont le produit d’un état moral et primitif dans lequel, avant tout, il est besoin de se replacer pour bien se rendre compte, sinon de leur charme qui se sent de lui-même, dit moins de leur mérite ; autrement on est sujet à leur prêter, après coup, quantité d’intentions et de beautés réfléchies qui ne sont, à vrai dire, que des reflets de notre propre esprit, des projections de nous-mêmes, de pures illusions de perspective. J’accorde tout à fait que, « dès qu’on ouvre Homère, on se sent transporté dans le monde de l’instinct » ; qu’on sent qu’on a affaire à des passions du monde enfant ou adolescent ; que lorsqu’on se laisser aller au courant de ces poèmes, « c’est moins encore telle ou telle scène qui nous émeut, que le ton général et, en quelque sorte, l’air qu’on y respire et qui nous enivre. » J’accorde que « les descriptions d’Homère n’étant que des copies des impressions les plus générales, nous nous trouvons en face de ces descriptions dans la même situation qu’en face de la nature », c’est-à-dire d’un objet et d’un spectacle inépuisable :

« Il est dès lors facile de comprendre pourquoi on peut toujours relire Homère sans se lasser. C’est que notre propre progrès est incessant, et que, par la même illusion, nous attribuons toujours au vieux poète des émotions nouvelles et de plus en plus profondes, dont la lecture de ses poèmes est pour nous l’occasion… Chaque lecture nous révèle un développement nouveau. Il ne faut donc pas s’étonner qu’on fasse chaque jour de nouveaux commentaires d’Homère. Chacun se retrouve lui-même dans le poète, et, en réalité, il y a autant d’Homères qu’il y a de lecteurs d’Homère, comme un paysage est aussi divers qu’il y a de divers spectateurs. »

Mais que de conditions ne sont-elles pas nécessaires pour bien lire, pour lire du plus près possible, et en se rapprochant de l’esprit qui les a inspirés, ces antiques poèmes, pour se dépouiller des sentiments acquis ou perfectionnés qui, à tout instant, font anachronisme avec ceux des personnages héroïques, et qui viennent créer comme un malentendu entre eux et nous !

Ce n’est pas que, quelque disposition qu’on y apporte, toute lecture d’Homère ne soit bonne, comme l’est une journée ou une heure de retraite passée au sein de la grande et saine nature. Pourtant on n’est pas également dans le vrai à tous les points de vue où l’on se place ; autre chose est de juger Homère avec Eustathe et Mme Dacier, autre chose avec Ottfried Müller. M. Auguste Widal, professeur à la Faculté de Douai, dans une suite de leçons sur Homère qu’il a données au public et qu’iln’a cessé de revoir et d’améliorer depuis, s’est placé, sans prendre de parti, à une sorte de station moyenne qui lui a permis d’unir bien des comparaisons, de combiner bien des rapprochements, et il a fait un livre qui, dans sa seconde édition surtout, est devenu une excellente et fort agréable étude14. Des notes fréquentes ouvrent des aperçus à droite et à gauche et varient la route sans trop retarder la marche. Je me permettrai, — car en tout ceci je ne cherche rien tant que maiière et occasion à littérature, — de lui signaler lès quatre Leçons, professées à Oxford, par M. Matthew Arnold, sur Homère et sur la manière de le traduire15. Jamais on n’a mieux senti ni mieux marqué le mouvement et le large courant naturel et facile du discours ou fleuve homérique que ne l’a fait M. Arnold. J’y trouve, heureusement rappelée par lui, une anecdote d’un beau caractère, et qui montre une fois de plus combien ces hommes d’État de la Grande-Bretagne sont la plupart imbus d’une forte et indélébile éducation classique.

II.

On sait le beau passage de l’Iliade (chant XII) lorsque Sarpédon, venu de Lycie au secours des Troyens, se jette dans la mêlée et prête la main à Hector au moment où il est en train de forcer le camp des Grecs. Sarpédon, voulant entraîner son ami Glaucus avec lui, et l’exhortant à faire tête en avant, lui tient un langage aussi naturel qu’élevé : « Nous sommes honorés dans la Lycie, lui dit-il, comme des rois, comme des dieux ; nous y avons, à ce titre, de riches domaines ; nous tenons la première place aux festins et ailleurs. Il est juste que nous soyons aussi au premier rang dans les, combats, afin que chacun des nôtres dise, en nous voyant : S’ils font la meilleure chère et boivent le vin le plus doux, ils ont aussi l’énergie et la force quand ils combattent à notre tête. » — Et il ajoute, dans un sentiment bien conforme à l’héroïsme naïf de ces premiers temps, avant l’invention du point d’honneur chevaleresque :

« Ô mon cher, si nous devions, en évitant le combat, vivre toujours jeunes et immortels, ni moi-même je ne combattrais au premier rang, ni je ne t’engagerais, toi aussi, à entrer dans la mêlée glorieuse ; mais maintenant, puisque mille chances de mort sont suspendues sur nos têtes, sans qu’il soit donné à un mortel ni de les fuir ni de les éviter, allons, soit que nous devions fournir à d’autres le triomphe, soit qu’ils nous le donnent ! »

Or, on était en 1762, à la fin de la guerre de Sept-Ans. Robert Wood, autrefois voyageur en Orient et dans la Troade, et qui préparait un Essai sur le génie d’Homère dont Goethe parle comme d’un des livres qui donnèrent à son esprit une impulsion propice, Wood, arraché un moment aux Lettres, occupait, à cette date, le poste de sous-secrétaire d’État dans le ministère dont le comte de Granville était le président. Cet homme d’État lettré, avec lequel il n’avait guère jamais eu d’entretien pour prendre ses ordres sans qu’après l’affaire traitée il ne fût dit quelques mots de la Grèce et d’Homère, était alors malade, et presque à l’extrémité, de la maladie dont il mourut peu de jours après. C’est à ce moment que Wood eut charge de porter à Sa Seigneurie les préliminaires du Traité de Paris, si glorieux et si fructueux pour l’Angleterre : « Je le trouvai, dit-il, dans un tel état de faiblesse que je lui proposai de remettre l’affaire à un autre jour. Mais il insista pour que je demeurasse, disant que cela ne servirait en rien à prolonger sa vie que de négliger un devoir. » Et à l’instant, lord Granville se mit à réciter en grec les vers d’Homère, ces mêmes paroles généreuses de Sarpédon à Glaucus, ayant soin d’élever la voix et d’appuyer avec une certaine emphase orgueilleuse sur ce vers qui lui rappelait la haute part qu’il avait prise aux affaires publiques : « Tu ne me verrais point combattre moi-même comme je le fais, au premier rang. » Et il se ranima en disant : « Mais allons !… mais allons ! », répétant ce dernier mot plusieurs fois dans un sentiment de résignation courageuse. Puis, après une pause sérieuse de quelques minutes, il se fit lire le Traité qu’il écouta d’un bouta l’autre avec uns grande attention, et il reprit assez de force pour avoir la satisfaction suprême de donner « l’approbation d’un homme d’État mourant (ce furent ses propres paroles) à la plus glorieuse guerre et à la plus honorable paix que la nation eût jamais vue. »

Et c’est ainsi que se révèle dans un noble exemple le commerce familier que l’aristocratie anglaise au dernier siècle n’avait cessé d’entretenir avec l’Antiquité grecque, et aussi la générosité vivifiante de sentiments et de pensées dont Homère est la source. Cette Iliade, qui avait été le livre de chevet d’Alexandre durant ses conquêtes, et la veille ou le soir des victoires, servait encore, après deux mille ans, à redonner du ton comme dans un dernier breuvage, à remettre un éclair de vie et de flamme au cœur, déjà à demi glacé, du fier et patriotique insulaire.

III.

Je ne m’oublie point, et je reviens à la question que je me suis posée et qu’il ne me déplaît pas d’agiter en divers sens. Parmi les écrivains et critiques du jour les plus faits pour rendre courage aux amis un peu timides de l’antiquité et pour contre-balancer leurs craintes, je distingue M. Léo Joubert16, dont la parole érudite, exacte, agréable, n’a pas encore acquis, par le trop de modestie de l’auteur, toute l’autorité, ce semble, qu’elle devrait avoir. Ses morceaux sur les Études homériques de M. Gladstone (un autre homme d’État et ministre anglais des plus noblement scholars), sur l’Histoire de la Grèce de M. Grote, sur Alcée et Sapho, sur Théocrite, sont d’un esprit juste et net, ferme et prudent, qui sait et qui pense, et aussi d’une plume qui dit ce qu’elle veut et comme elle le veut. Il y a toujours à s’instruire et à apprendre dans ce qu’il écrit. Mais un autre écrivain des mêmes générations, M. Louis Ménard17, a de plus hautes visées et une ambition plus originale ; c’est proprement l’adversaire de M. Eugène Véron ; lui, il a placé hardiment son idéal au berceau même de la Grèce, à l’époque printanière de cet épanouissement mythologique que les philosophes, avant et après Socrate, ont raillé, méconnu, blasphémé ou interprété à contre-sens, et qu’il prétend, au contraire, ressaisir plus intelligemment et pouvoir réhabiliter dans une large mesure. Il ne craint pas même d’y découvrir et d’y voir une sorte de perfection morale naturelle qui ne s’est plus rencontrée depuis ; il y admire une morale primitive et populaire « qui ne se traduisait pas par des préceptes et des sentences, mais qui produisait de si grandes actions et de si grands peuples », — petits en nombre, grands par le cœur. M. Ménard, qui est peintre et poète, et même chimiste, me dit-on, et aussi un peu polythéiste (c’est évident), a des pages où brillent et respirent la lumière et la flamme qu’il a puisées dans la vive méditation de son sujet. Après avoir parlé de la race née aux confins de la terre des monstres, dans la limoneuse vallée du Nil, et de l’autre race dite sémitique, habitante du désert et de l’antique Arabie, après les avoir définies l’une et l’autre, et les avoir montrées fléchissant de respect et de superstitieuse terreur, ou comme anéanties sous la main souveraine en face d’un ciel d’airain, il ajoute, par un vivant contraste, en leur opposant la race aryenne venue du haut berceau de l’Asie, et de laquelle est sortie à certain jour et s’est détachée la branche hellénique, le rameau d’or :

« Une autre race encore s’éveille sur les hauteurs, aux premières lueurs du matin ; les yeux au ciel, elle suit pas à pas la marche de l’aurore, elle s’enivre de ce mobile et merveilleux spectacle du jour naissant ; elle mêle une note humaine à cette immense symphonie, un chant d’admiration, de reconnaissance et d’amour ; c’est la race pure des Aryas ; leur première langue est la poésie ; leurs premiers Dieux, les aspects changeants du jour, les formes multiples de la sainte lumière. Sur les sommets sublimes, ils se sentent trop près du ciel pour être écrasés par sa grandeur ; baignés dans l’éther calme, nourris de la fraîche rosée des montagnes, entourés de nuages d’or, ils vivent avec les Dieux.

« La forte race grandit sous les célestes influences ; une voix mystérieuse lui dit que ce vaste monde qui s’étend sous ses pieds lui appartient. L’audace et la curiosité vagabonde qui pousse l’oiseau hors du nid entraîne les peuples adolescents loin du berceau commun. L’un d’eux, est-ce l’aîné ? on l’ignore, mais sans doute le plus fort et le plus beau des enfants de la lumière, prend possession de cette terre bénie qui fut depuis la Grèce. Sous un ciel clair où les nuages blancs semblent des éclats de marbre, au milieu d’une mer semée d’îles, s’étend ce petit pays, hérissé de montagnes et de rochers sculptés, coupé de ruisseaux, pénétré de golfes sinueux, bordé de côtes anguleuses, de promontoires aux arêtes vives. Des lignes nettes, de purs horizons, des contours simples dans leur infinie variété, des formes à la fois sévères et gracieuses, qu’on admire sans effroi : nulle part de ces immensités qui humilient la pensée. En Grèce, il n’y a de grand que l’homme ; la nature se proportionne à sa taille et forme le fond du tableau dont il occupe toujours le premier plan. C’est là que grandit, pour la gloire et le bonheur de l’espèce humaine, ce peuple artiste et poète qui s’éleva à la connaissance de la justice par le culte de la beauté. »

Le livre de M. Ménard, tout en l’honneur de la Grèce primitive, de la Grèce religieuse et héroïque, peut se résumer en ces mots : « Aucun rêve ne fut plus beau que le sien, et aucun peuple n’approcha plus près de son rêve. »

Peuple à jamais aimable, en effet, dont le caractère se marquait en tout, et dès la première rencontre ! Les Grecs s’abordaient au nom de la joie et de la grâce ; les Romains, au nom de la santé. Ceux-ci, gens positifs, disaient d’abord Salve ; les autres disaient X, et on répondait : [caracteres grecs illisibles]. Cette idée de grâce, les Grecs la portaient en tout ; pour dire les gens comme il faut, les gens bien élevés, les honnêtes gens, même au sens politique, les Conservateurs, ils avaient ce mot charmant : et [caracteres grecs illisibles] , comme qui dirait : les gracieux, les agréables. Ailleurs, on a dit grossièrement les hommes riches ou les hommes utiles (utiles hommes) : les Grecs le disaient aussi quelquefois, mais ils savaient aussi le dire autrement.

Puisque j’en suis à énumérer quelques-uns des écrits plus ou moins récents qui militent en faveur des antiques études de la Grèce, comment ne compterais-je pas M. Egger pour ses savants Mémoires où, sur quantité de sujets, grands ou moindres, sont rassemblées tant d’utiles et instructives analyses18 ? Il n’est aucun critique français aussi bien informé de l’état des questions que M. Egger : il les traite avec curiosité, netteté, et au complet, sans rien négliger, même d’accessoire et qui s’y rattache de plus ou moins près. Il a et il applique une méthode très caractérisée, et par laquelle il donne tout à fait la main à l’esprit moderne : c’est la méthode historique qu’il oppose sans hésiter à celle des anciens rhéteurs et des humanistes. Ceux-ci, en effet, admirent les Anciens d’abord et ensuite, en tout et partout, et tels qu’on les leur offre, ne s’inquiétant que de leur impression personnelle et directe, qu’ils confondent volontiers d’ailleurs avec la donnée traditionnelle. M. Egger, auparavant, s’informe de la nature et de la qualité des textes, de l’historique des écrits, de tout ce qui les a précédés, motivés, de ce qui infirme ou appuie les idées reçues. En procédant ainsi, il a mille fois raison de s’affranchir et de nous tirer du lieu commun et du convenu. L’admiration, en définitive, pour être plus éclairée et moins commandée, n’y perd pas : j’aurais trop de regret, pour mon compte, à voir disparaître cette forme de critique émue, éloquente, telle que les Cicéron, les Quintilien, les Longin, nous en ont donné des modèles, et telle que M. Villemain nous l’a si souvent rendue. L’art suprême, aujourd’hui, consisterait non à sacrifier l’une des deux critiques à l’autre, mais à savoir les combiner, s’il se peut, et, après avoir tout regardé avec l’œil de l’analyse, à réagir, à se remettre au point de vue et à retrouver l’admiration, non plus exagérée, grossie, et à tout propos, mais encore élevée et féconde. Pour avoir descendu un moment de leur piédestal ces demi-dieux et les avoir mesurés d’aussi près que possible, leurs statues et leurs bustes ne sont pas tombés en poussière : redressons-les de nouveau, et hâtons-nous de les replacer sur leur base de marbre, à leur juste hauteur. Quelques-uns seulement y auront perdu : Aristarque, je le sais, tel que l’analyse nous l’offre, ne répond plus tout à fait à l’idée proverbiale et grandiose qu’en avaient conçue les Anciens ; c’est le sort et le malheur des plus excellents critiques, dont les services se consomment en quelque sorte sur place, et qui travaillent à se rendre inutiles. Mais, pour avoir raisonné d’Homère tout au long avec Wolf, l’œuvre homérique n’en demeure pas moins à nos yeux le plus admirable produit de la poésie humaine ; Théocrite, pour avoir eu des précurseurs dans son genre, et pour n’être pas un inventeur et un créateur, absolument parlant, n’en reste pas moins la plus charmante et la plus fraîche des flûtes pastorales.

IV.

J’en ai dit assez pour montrer que, sur ces questions de l’Antiquité comparée et mise en face de l’esprit moderne, s’il ne se livre pas de combats réguliers comme à d’autres époques, il y a toujours deux camps. L’Antiquité ne perd pas au point de vue historique ; là-dessus je suis tranquille ; la Grèce, ainsi considérée comme un anneau d’or dans la chaîne des temps, se classe et se coordonne de plus en plus ; mais, au point de vue du goût et pour le sentiment direct, pour la familiarité véritable entretenue avec les sources, je suis moins rassuré, et je ne m’en prends de cela à personne ; je considère simplement les circonstances où nous vivons.

C’est dans la jeunesse qu’il faut apprendre à lire les Anciens. Alors la page de l’esprit est toute blanche, et la mémoire boit avidement tout ce qu’on y verse. Plus tard, la place est occupée ; les affaires, les soucis, les soins de chaque jour la remplissent, et il n’y a plus guère moyen qu’avec un trop grand effort de repousser la vie présente qui nous envahit de tous côtés et qui nous déborde, pour aller se reporter en idée à trois mille ans en arrière19. Et encore, pour y revenir, quand on sait les chemins, quelle préparation est nécessaire ! que de conditions pour arriver à goûter de nouveau ce qu’on a senti une fois ! Après quelques années d’interruption, essayez un peu, et vous verrez la difficulté, il est besoin auparavant de se recueillir, de s’isoler de la vie qui fait bruit et de lui fermer la porte, de faire comme on faisait autrefois quand on voulait s’approcher des mystères, de prendre toute une semaine de retraite, de demi-ombre et de silence, de mettre son esprit au régime des ablutions et de le sevrer de la nourriture moderne. Soyez sobre, soyez à jeun ; n’allez pas, à vos jours de communion avec l’Antiquité, lire tous les journaux dès le matin.

Il est une belle page du docteur Arnold que je veux soumettre à la réflexion. Elle s’applique aux Anciens et à tous ceux des grands poètes qui sont déjà, à quelques égards, ou qui seront un jour eux-mêmes des Anciens, à tous ceux qui ne sont plus nos contemporains et vers lesquels on ne revient qu’en remontant à force de rames le courant du passé :

« Les œuvres des grands poètes, dit-il, demandent qu’on les approche au début avec une foi entière en leur excellence ; le lecteur doit être convaincu que, s’il ne les admire point pleinement, c’est sa faute et non la leur. Ce n’est là rien de plus qu’un juste tribut payé à leur renommée ; en d’autres termes, c’est la modestie convenable à tout individu de penser que son jugement inexpérimenté est sujet à se méprendre plutôt que la voix unanime du public. C’est le propre des plus grandes œuvres du génie en tout genre qu’à la première vue on est généralement désappointé. Les cartons de Raphaël à Hampton-Court, les fresques du même grand peintre dans les galeries du Vatican, les fameuses statues du Laocoon et de l’Apollon du Belvédère, et l’église de Saint-Pierre à Rome, le plus magnifique édifice qui soit peut-être au monde, produisent également cet effet le plus ordinaire de désappointer le spectateur à première vue. Mais qu’il se rassure ; qu’il se persuade qu’ils sont excellents, et qu’il ne lui manque que le goût et la connaissance pour les mieux apprécier ; et bientôt chaque visite nouvelle lui ouvrira les yeux de plus en plus, jusqu’à ce qu’il ait appris à les admirer, jamais autant qu’il le méritent, assez du moins pour enrichir et élargir sa propre intelligence par la compréhension de la parfaite beauté. Il en est ainsi des grands poètes : ils doivent être lus souvent et étudiés avec révérence, avant qu’un esprit neuf puisse acquérir quelque chose comme une connaissance égale à leur mérite. En attendant, la méthode est des plus utiles en elle-même : il est bon de douter de sa propre sagesse, il est bon de croire, il est bon d’admirer. En tenant continuellement les regards élevés, nos esprits eux-mêmes s’élèvent ; et tout ainsi qu’un homme, en s’abandonnant aux habitudes de dédain et de mépris pour les autres, est sûr de descendre au niveau de ce qu’il méprise, ainsi les habitudes opposées d’admiration et de respect enthousiaste pour le beau nous communiquent à nous-mêmes une partie des qualités que nous admirons ; et ici, comme en toute autre chose, l’humilité est la voie la plus sûre à l’élévation20. »

Entendez ces belles paroles du docteur Arnold comme elles le méritent, et dans le sens où elles sont dites en effet, — avec religion, non avec idolâtrie. Il faut, en toute espèce d’art, une éducation préalable et une première docilité de l’esprit.

Oh ! je le sais, dans le tourbillon accéléré qui entraîne le monde et les sociétés modernes, tout change, tout s’agrandit et se modifie incessamment. Des formes nouvelles de talents se produisent chaque jour ; toutes les règles, d’après lesquelles on s’était accoutumé à juger les choses mêmes de l’esprit, sont déjouées ; l’étonnement est devenu une habitude ; nous marchons de monstres en monstres. Le vrai d’hier, déjà incomplet ce matin, sera demain tout à fait dépassé et laissé derrière. Les moules, fixés à peine, deviennent aussitôt trop étroits et insuffisants. Aussi, j’y ai souvent pensé : de même qu’autour d’un vaisseau menacé d’être pris par les glaces, on est occupé incessamment à briser le cercle rigide qui menace de l’emprisonner, de même chacun à chaque instant devrait être occupé à briser dans son esprit le moule qui est près de prendre et de se former. Ne nous figeons pas ; tenons nos esprits vivants et fluides.

Mais aussi, que le présent, que l’avenir le plus prochain, ne nous possèdent point tout entiers ; que l’orgueil et l’abondance de la vie ne nous enivrent pas ; que le passé, là où il a offert de parfaits modèles et exemplaires, ne cesse d’être considéré de nous et compris. C’est par les yeux, c’est par les arts encore, c’est par les débris des monuments qui ont gardé je ne sais quoi de leur fleur première et de leur éclat de nouveauté, que les Anciens, les Grecs, se sauvent le plus aisément aujourd’hui. Les marbres sont devenus comme les garants des livres. Phidias a été inspiré par Homère ; il le lui rend et le protège à son tour. Mais cela ne suffit pas ; et je réclame la prééminence pour l’art des arts, la poésie.

Ô vous qu’un noble orgueil anime, qui avez pris à votre tour possession de la vie et des splendeurs du soleil, qui vous sentez hautement de la race et de l’étoffe de ceux qui ont droit de se dire : « Et nous aussi, soyons les premiers et excellons ! » vous qu’un sang généreux pousse aux nouvelles et incessantes conquêtes de l’art et du génie, et qu’impatiente, qu’ennuie à la fin cet éternel passé qu’on déclare inimitable, veuillez y songer un peu : les Anciens, si vantés qu’ils soient, ne doivent pas nous inspirer de jalousie ; trop de choses nous séparent ; la société moderne obéit à des conditions trop différentes ; nous sommes trop loin les uns des autres pour nous considérer comme des rivaux et des concurrents. Les problèmes en art, en science, en industrie, en tout ce qui est de la guerre ou de la paix, se posent pour nous tout autrement : nous avons l’étendue, la multitude, l’océan, tous les océans devant nous, des nations vastes, le genre humain tout entier : nous sondons l’infini du ciel ; nous avons la clef des choses, nous avons Descartes, et Newton, et Laplace ; nous avons nos calculs et nos méthodes, nos instruments en tout genre, poudre à canon, lunettes, vapeur, analyse chimique, électricité : Prométhée n’a cessé de marcher et de dérober les dieux. Nous avons une morale pratique plus largement humaine, qu’on la prenne chez saint Vincent de Paul ou chez Franklin. Mais c’est une raison de plus pour que notre fond de perspective ne cesse de nous montrer cette beauté première, cette excellence parfaite dans son cadre et en ses contours limités. Que l’admiration de nous à eux, des modernes aux vrais Anciens, à ceux qui ont le mieux connu le beau, s’entretienne de phare en phare, de colline en colline, et ne s’éteigne pas ; que l’enthousiasme de ce côté n’aille pas mourir, — ce serait une diminution du génie humain lui-même ; — non un enthousiasme crédule, aveugle et indigne d’eux comme de nous, mais un enthousiasme léger, clairvoyant, intelligent, divinateur et réparateur, qui n’est que l’émotion la plus délicate et la plus vive en face de tant de belles choses, accomplies une fois en leur juste cercle et à jamais disparues.