Post-scriptum sur Alfred de Vigny.
(Se rapporte à l’article précédent, pages
398-451.)
M. Louis Ratisbonne, exécuteur testamentaire et légataire de M. de Vigny pour les choses littéraires et poétiques, m’a fait savoir que mon article sur son ami lui avait déplu ; il me l’a témoigné autant qu’il a pu en faisant imprimer dans la Revue moderne du 1er avril 1866 une note de M. de Vigny à mon égard, trouvée dans ses papiers, non destinée assurément à la publicité, et de laquelle il résulte que le poète n’était pas absolument satisfait du premier Portrait de lui que j’avais tracé dans la Revue des Deux Mondes en 1835 :
« S.-B. fait un long article sur moi. Trop préoccupé du Cénacle qu’il avait chanté autrefois, il lui a donné dans ma vie littéraire plus d’importance qu’il n’en eut dans le temps de ces réunions rares et légères. S.-B. m’aime et m’estime, mais me connaît à peine et s’est trompé en voulant entrer dans les secrets de ma manière de produire… Il ne faut disséquer que les morts…
Dieu seul et le poète savent comment naît et se forme la pensée. Les hommes ne peuvent ouvrir ce fruit divin et y chercher l’amande… »
M. Ratisbonne, dans une note qu’il ajoute de son chef, paraît tenir à me mettre en contradiction avec moi-même : il insinue qu’ayant aimé et admiré autrefois M. de Vigny, j’ai cessé de l’aimer.
Cela est possible, et j’ai tâché du moins que mon jugement littéraire définitif ne se ressentît en rien de cette variation de sentiments. M. Ratisbonne est trop jeune pour avoir suivi et connu M. de Vigny dans la plus grande partie de sa carrière, et il ne se pose point cette question : M. de Vigny, nature de tout temps élevée et digne, n’a-t-il pas lui-même changé avec les années, et n’a-t-il pas cessé, à un certain moment, d’être ce qu’on appelle aimable ?
Je me rappelle qu’à l’Académie où nous entendions M. de Vigny plus souvent et plus
longuement que nous ne l’aurions désiré (car il s’obstinait la plupart du temps à des
choses ou impossibles ou inutiles ou déjà résolues,), il m’arriva plus d’une fois de
laisser voir mon impatience ; sur quoi notre doux et indulgent confrère, M. Patin, placé
entre nous deux, avait trouvé cette formule : « S.-R. est impatient, mais il faut
convenir aussi que de Y. est impatientant. »
Voilà la vérité sans aucun
fard.
M. de Vigny dit, dans cette note de 1835 (et non pas 1833), que je le connais à peine.
A cela je pourrais répondre : « Et ‘qui donc peut se vanter d’avoir connu
M. de Vigny ? »
M. Jules Sandeau, directeur de l’Académie, répondant à
M. Camille Doucet récipiendaire, a pu dire avec une finesse heureuse : « Tout à
l’heure, Monsieur, vous exprimiez le regret de n’avoir point vécu dans la familiarité
de M. de Vigny. Consolez-vous, personne n’a vécu dans la familiarité de M. de Vigny,
pas même lui. »
Mais M. de Vigny manquait de mémoire le jour où il écrivait
cette note, et je puis dire que je le connaissais alors et l’avais étudié assez à fond,
comme poète du moins et comme artiste. M. de Vigny voulait bien m’écrire à la date du 14
mars 1828 :
« Eh bien, Monsieur, puisque vous êtes de ceux qui se rappellent les Poèmes que le public oublie si parfaitement, je veux faire un grand acte d’humilité en vous les offrant. Les voici tels qu’ils sont venus au monde avec toutes les souillures baptismales. Leur date de naissance est leur unique mérite et ma seule excuse. Il me restait encore un de ces livres, je ne pouvais le mieux placer que dans vos mains. J’aurais voulu y joindre Eloa, mais elle n’existe plus, même chez moi. »
Dans ce grand mouvement de propagande romantique de 1828-29, je travaillais à être utile à ces Poèmes de M. de Vigny et à les propager, non seulement en les célébrant dans mes vers, mais aussi en les faisant lire, en les commentant et les démontrant, pour ainsi dire, à d’autres critiques de bonne volonté qui furent des premiers à leur rendre justice. C’est à quoi il est fait allusion dans une lettre de M. de Vigny, du 7 mai 1829 :
« Vous êtes le plus aimable des hommes. Quoi ! vous avez pensé à cette misère ? Vous en avez même parlé ? Un autre s’en est occupé aussi, il en pense quelque chose, il en écrira ? Tout cela est, en vérité, de bien bon augure pour ces pauvres Poèmes ressuscités d’entre les morts. »
Cet autre, c’était M. Charles Magnin, qui fit bientôt, en effet, sur les Poèmes de M. de Vigny, un article capital inséré dans le Globe le 21 octobre 1829.
M. de Vigny parle légèrement du Cénacle, où il s’accommodait fort bien d’être placé à
la date de 1829 ; mais, en 1835, il ne demandait pas mieux que de faire colonne et
obélisque à part et de s’isoler. Il n’était certes pas dans cette disposition lorsque,
de la campagne où il était (à Belle-Fontaine), il m’écrivait le 3 août 1828 :
« Savez-vous bien que depuis peu j’ai une médaille de Victor (la
médaille par David) qui me ravit, et que j’ai vu Émile à Morfontaine. Je suis
presque avec vous tous, bientôt j’y serai mieux encore. »
Et il m’écrivait le
7 mai 1829 : « Adieu, mon ami, si vous n’avez pas embrassé mon
Victor sur les deux joues, j’irai vous chercher querelle. »
Je n’ai nullement dessein de publier les lettres de M. de Vigny toutes remplies de compliments et d’éloges pour moi : mais, puisqu’il niait en 4 835 le droit et la légitimité de ma méthode critique, je me contenterai de lui opposer ce passage d’une de ses lettres, du 29 décembre 1829 (je venais d’écrire dans la Revue de Paris un premier article sur Racine) :
« Je suis distrait, et outre cela il m’arrive presque toujours d’être en présence de mes amis ce qu’est un amant devant sa maîtresse, si aise de la voir qu’il oublie tout ce qu’il avait à lui dire. Je ris encore en pensant que j’ai passé, il y a quelque temps, deux heures avec vous sans vous rien dire de votre bel article sur Racine, et je venais d’en parler toute la matinée à quatre personnes de différentes opinions, à qui je disais ce que j’en pense. J’ai besoin de le répéter, parce que je viens de le relire : vous avez vraiment créé une critique haute qui vous appartient en propre, et votre manière de passer de l’homme à l’œuvre et de chercher dans ses entrailles le germe de ses productions est une source intarissable d’aperçus nouveaux et de vues profondes. »
On peut rabattre tout ce qu’on voudra de l’éloge, mais M. de Vigny admettait évidemment cette méthode critique en 1829. Il est vrai qu’il n’en voulait plus en 4 835 lorsqu’elle s’adressait, non plus à des morts, mais à des vivants, et qu’elle s’appliquait à lui-même.
Je savais, au reste, les difficultés sans nombre qu’offrait cette application du
scalpel ou même du crayon à une nature délicate et chatouilleuse telle que la sienne,
surtout lorsqu’on tenait avant toute chose à ne la point froisser. Je me rappelle encore
toutes les précautions qu’il nous fallut prendre : il était absent de Paris, on choisit
exprès cet instant-là ; on usa de ruse ; on ne s’adressa pas à lui pour le peu
d’indications biographiques qui étaient indispensables et qui eussent trop coûté à
arracher, sans compter qu’on ne les eût obtenues sans doute qu’arrangées et embellies :
ses plus anciens amis et principalement Émile Deschamps, son intime d’alors (et envers
qui il a fait preuve, depuis leur brouille, d’une froide rancune irréconciliable),
voulurent bien me renseigner tant bien que mal, et il n’y a rien d’étonnant qu’on se
soit mépris d’abord sur quelques points et circonstances d’un intérêt tout domestique,
notamment sur son mode et son degré de parenté avec l’amiral de Baraudin. Peu importait
en ce moment, l’essentiel était fait ; Alfred de Vigny était entré dans notre galerie ;
sans être satisfait en tout, il n’était point fâché, il ne nous en voulait pas : il
m’écrivait à cette occasion en son style poétique : « Je vois que de toutes les
Constellations que j’ai suivies, c’est encore à la Lyre que vous donnez la
préférence. »
Il avait raison. Je suis resté, jusqu’à la fin, plus fidèle à sa
poésie qu’à sa prose et à ses romans ou à ses drames. Le reproche m’en a été fait, et,
même pour ce dernier article de 1864, le bon sens de Buloz me l’a dit : « Vous le
placez trop haut comme poète, et vous ne lui accordez pas assez comme
romancier. »
J’écris en ce moment comme on cause.
Si je ne considérais l’article de 1835 que comme un portrait provisoire, je ne prétends point que celui-ci soit définitif ; il ne l’est que pour moi qui ai dit là ma dernière pensée. Il m’est arrivé, depuis que je l’ai écrit, un certain nombre de lettres qui, la plupart, le confirment. En voici une de M.G. Pauthier, le savant sinologue, qui ajoute quelques traits pour l’époque de jeunesse ; M. Pauthier était soldat, il y a plus de 40 ans, dans le régiment où M. de Vigny était capitaine :
« C’est en 1823 que je fis la connaissance de De Vigny. Voici comment. J’étais entré dans un régiment, le 55e, qui tenait alors garnison à Strasbourg. De Vigny y était entré aussi, à peu près en même temps, en quittant la garde royale, avec le grade de capitaine. Dans le mois de juillet 1823, notre régiment reçut l’ordre de se rendre de Strasbourg à Bordeaux pour y tenir garnison. Je voyageais en amateur (on me laissait faire à peu près ce que je voulais dans ce régiment)79 avec les fourriers qui partaient tous les jours, de 2 à 3 heures du matin, pour aller préparer les logements de la nouvelle étape. Il est d’usage dans la troupe qu’un capitaine, à tour de rôle, accompagne les fourriers pour aller près des autorités civiles du lieu où l’on doit coucher et pour faire délivrer par elles les billets de logement. Le jour de notre arrivée à Nancy, c’était le tour du capitaine de Vigny. Je ne le connaissais pas encore. Nous causâmes ensemble pendant la route, et quand notre régiment fut arrivé à Nancy, je fus très surpris de recevoir de mon sergent-major un billet de logement d’officier, dans une maison bourgeoise distinguée. C’était le capitaine de Vigny qui m’avait fait cette gracieuseté sans m’en prévenir. De ce jour nous fûmes amis. Dans nos garnisons de Bordeaux, de File de Bé, de Pau, nous étions souvent ensemble. La vie de garnison n’allait pas plus à de Vigny qu’à moi ; les habitudes des autres officiers qui passaient une grande partie de leurs journées dans les cafés ou ailleurs ne lui convenaient pas. C’est à cette époque que de Vigny composa son Cinq-Mars. Nous fûmes témoins ensemble de l’orage pyrénéen, qu’il a si bien décrit. J’ai entendu plusieurs personnes soutenir que la peinture de cet orage n’était pas réelle, que c’était de pure imagination. De Vigny n’a rien exagéré dans la peinture qu’il en a faite ; au contraire. Il en est de même pour la peinture qu’il fait des caractères de certains de ses personnages. Il avait recueilli une foule de matériaux inconnus des historiens, qui lui avaient servi pour écrire son livre. Je les ai vus en assistant à la levée des scellés qui eut lieu après sa mort et à laquelle j’étais présent en qualité d’exécuteur testamentaire Il y avait des lettres autographes de Richelieu, et une admirable lettre de Cinq-Mars qui lui avait été donnée par son possesseur. C’était la seule connue. »
Je laisse à la charge de mon savant ami le fait, pour moi très-douteux, de ces documents historiques tout à fait inconnus et inédits : c’est d’ailleurs chose facile à vérifier. Mais il est assez piquant de voir cette camaraderie, établie de plain-pied du premier jour, entre le capitaine de Vigny et un simple soldat de son régiment, au nom de la poésie, leur maîtresse commune.
Pour en finir au sujet de l’article contesté par M. Ratisbonne, je citerai la lettre suivante que me fit l’honneur de m’écrire une personne qui, si j’excepte M. Victor Hugo, et à côte de lui dans la sphère littéraire, est peut-être la plus à même aujourd’hui de bien juger M. de Vigny, l’ayant vu de tout temps et connu très anciennement dès les plus belles années :
« J’ai lu et relu votre Étude sur de Vigny. C’est profond, délicat et vrai. Toutefois il me semble que vous n’avez pas rendu justice, aux vertus de famille de M. Alfred de Vigny. Je sais de lui, à cet égard, des faits nobles et touchants. Ce que vous dites de la séance de réception à laquelle j’ai assisté, est vivant et de la plus rigoureuse réalité, quoique, suivant mon impression, vous me sembliez un peu partial pour M. Molé qui, de son côté, avait, à cette séance, une attitude hautaine, sentant un peu trop son grand seigneur. Cette légère réserve faite, je ne sais rien de mieux raconté. »
M. le comte de Circourt enfin, cet homme de haute conscience et de forte littérature, dans une lettre qu’il m’écrivait le 24 avril 1864, reconnaissait la vérité du Portrait et s’exprimait en ces termes par lesquels je terminerai et qui me couvrent suffisamment :
« Les grands côtés du talent de M. de Vigny sont mis par vous en relief d’une manière tout à la fois large et fine ; et malgré la sévérité de quelques-unes de vos appréciations, je n’ai rien à souhaiter de mieux pour la mémoire de M. de Vigny, si ce n’est que la postérité s’en tienne sur lui à votre jugement, ce que j’espère ; j’apprends que ses vrais (et par conséquent rares) amis sont tout à fait de ce sentiment. »