(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Sur les Jeune France. (Se rapporte à l’article Théophile Gautier, page 280.) »
/ 5837
(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Sur les Jeune France. (Se rapporte à l’article Théophile Gautier, page 280.) »

Sur les Jeune France.
(Se rapporte à l’article Théophile Gautier, page 280.)

Le hasard me fait retrouver une preuve certaine de l’effarouchement véritable que produisit dans le monde même de Victor Hugo et chez une partie de ses premiers amis l’invasion, en apparence barbare, de ces jeunes recrues et de cette génération romantique toute nouvelle. Un homme d’esprit et d’étude, M. Auguste Le Prévost, l’antiquaire normand, était, ainsi que son compatriote l’aimable poète Ulric Guttinguer, des plus anciens amis littéraires de Hugo, des amis qui dataient de 1824 environ, qui s’étaient ralliés à lui pour tant de belles odes et de jolies ballades, pour ses inspirations du Moyen-Age et du gothique, pour ses colères et anathèmes contre la Bande noire, etc. Déjà, nous-mêmes, nouveaux venus de 1828, nous les avions bien étonnés un peu ; mais ils nous adoptèrent vite, je puis même dire qu’ils nous acceptèrent d’emblée, et notre amitié n’eut pas de peine à répondre aussitôt à la leur. Ce fut autre chose quand vinrent ce que j’appelle les recrues de 1831-1833, et quand la Bohême de l’impasse du Doyenné apparut à l’horizon. Ulric Guttinguer, un jour qu’il était allé chez Hugo, Place-Royale, fut très choqué de la distraction qu’il crut trouver à son égard chez le grand poète, et de l’attention marquée qu’on témoignait au contraire à ces nouveaux poètes barbus, à ces artistes à tous crins. Il avait même juré, en sortant, qu’il n’y retournerait plus, et il était reparti pour la Normandie. Auguste Le Prévost, alors son ami intime, et qui le blâmait de tant de susceptibilité, me faisait confidence de cette zizanie en des termes qui ouvrent un jour sur l’intérieur romantique de ce temps-là :

« J’ai joué de malheur avec notre ami Ulric. En arrivant ici (à Rouen), j’ai appris qu’il en était parti la veille. Cette circonstance m’a contrarié encore plus qu’à l’ordinaire, à cause du besoin que j’éprouvais de lui parler de vous et de nos douces causeries. Je m’en suis dédommagé autant que je l’ai pu en lui écrivant ; mais je vois avec bien du regret qu’il persiste à ne point retourner chez Victor. C’est sur vous que je compte pour triompher de ses résolutions à ce sujet. Notre ami se trompe en voulant demander à une pareille puissance les soins et les petites attentions de l’amitié. Ce n’est pas ainsi, ce me semble, qu’il faut juger des hommes tels que Hugo ; ce n’est pas avec cette obstination qu’il faut refuser de franchir leur porte, quand ils veulent bien nous l’ouvrir. Cette conduite me paraît encore plus dure depuis que j’ai lu le magnifique article de l’Europe littéraire 77, que vous m’aviez si justement vanté, et qu’on dirait avoir été écrit par un géant. Pour moi, je ne penserai jamais à faire un ami de l’homme qui a écrit ces trois ou quatre pages, parce que je le trouve trop grand pour pouvoir commodément me donner le bras ; mais tant qu’il voudra bien me recevoir chez lui, j’accepterai, au risque d’y rencontrer M. Gautier ou tout autre ambassadeur bousingot. »

On voit à quel point il y avait méprise ; la singularité du costume donnait le change sur la nature des opinions : Auguste Le Prévost méconnaissait le jeune France ; il appelait bousingot ce qu’il y avait de plus opposé à cette catégorie de politiques tapageurs et communs. Lui-même, homme d’ordre avant tout, il allait devenir député, et un excellent député du centre, du juste milieu. La lettre est datée de Rouen, du 23 juin 1833. C’était l’époque des grandes batailles romantiques au théâtre, et il n’était que trop naturel que les amateurs-admirateurs de 1825 cédassent le pas, dans l’action, aux jeunes admirateurs plus effectifs et plus utiles, qui payaient de leur personne. Combien de moments différents, combien de ces petites crises intérieures au sein de ce monde et de cette école poétique ! Elles se perdent et disparaissent aujourd’hui dans l’ensemble du mouvement ; elles sont déjà oubliées de ceux même qui y assistèrent, et il faut, pour les y ramener avec précision, qu’une page d’une lettre toute jaunie, retrouvée entre deux feuillets d’un livre, vienne avertir et réveiller du plus loin leur mémoire.