(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Alfred de Vigny. »

Alfred de Vigny66.

Je me suis dit souvent que les portraits devaient être faits selon le ton et l’esprit du modèle : si l’on appliquait ce précepte et ce procédé à l’étude de M. de Vigny, son portrait serait bien simple et tout idéal ; il est douteux même qu’on dût y employer d’autres lignes et d’autres couleurs que celles qu’a fournies le poète. Il ne permettait guère à la critique, même la plus bienveillante et la plus admirative, de prendre ses mesures et encore moins à la biographie de s’orienter autour de son œuvre ou de sa personne ; il a défendu, même au plus pieux et au plus filial des éditeurs, qu’un seul mot de préface fût mis en tête de ses Œuvres posthumes : il considérait volontiers tout appareil de ce genre comme un tréteau au pied d’une statue, comme une baraque au pied d’un temple ; mais lui-même, et ne se confiant qu’à lui seul, il dégageait et dressait amoureusement sur son socle de marbre blanc une figure élevée, pure, une image sereine, chaste, éblouissante, austère et sans tache, sa forme incorporelle, si l’on peut dire. Il a accompli de son propre ciseau cette sorte de transfiguration et d’apothéose de soi-même dans la pièce fort belle qui termine et couronne son œuvre dernière, le livre des Destinées, et qui a pour titre l’Esprit pur. Sous prétexte de ne faire aucun cas de ses nobles aïeux et de les subordonner tous dans leur ordre de noblesse à ce qui est de l’ordre de l’esprit, il les a montrés et déroulés en une longue lignée, mais pour les replonger aussitôt dans la nuit, et il s’est représenté, lui, le dernier, comme le seul glorieux, le seul vraiment ancêtre et dont on se souviendra ; car seul il a gravé son nom sur le pur tableau des livres de l’esprit. Il s’est promis par là une gloire immortelle et toujours renouvelée au gré de chaque jeune génération, qui reviendra de dix ans en dix ans, comme en pèlerinage, pour contempler et couronner son monument :

Flots d’amis renaissants ! puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez !

Ni l’oubli ni le bruit ; une sorte de discrétion respectueuse jusque dans la célébrité, je ne sais quoi de rare, de fidèle et de solennel, c’était son voeu et aussi son ferme espoir.

Noble foi ! noble vœu ! Mais nul désormais n’a droit de s’imposer ainsi tout sculpté, façonné de ses propres mains, et une fois pour toutes, au culte des contemporains et de la postérité. Le libre examen, qui n’épargne pas même les religions et les dieux, ne saurait être interdit à regard des poètes. La recherche est permise, le champ est ouvert à la curiosité. Il y a près de trente ans que j’en ai fait l’essai et la tentative ici même, dans cette Revue 67, à l’occasion d’un écrit en prose de l’illustre poète. J’étais bien timide alors, et je ne m’approchais qu’en tremblant pour faire quelques remarques et observations à demi voilées. Je suis devenu plus hardi, plus libre avec le temps. Je vais donc repasser sur quelques-uns des mêmes traits en appuyant davantage, en insistant et en complétant partout où je le pourrai. Il en est de la pointe de l’esprit comme d’un crayon ; il faut recommencer à le tailler sans cesse.

I.

Et tout d’abord j’avais été induit en erreur sur la date de la naissance. J’avais cru M. de Vigny né le 27 mars 1799 ; je le rajeunissais de deux années. Il était né le 28 mars 1797. Personne, pas même celui qui y était le plus intéressé, ne m’éclaira sur cette faute. Les poètes sont quelquefois jaloux de dérober une année ou deux, comme les femmes. Je n’ai guère rien trouvé à ajouter depuis aux très brefs renseignements de famille que j’ai donnés alors. Le nom de Vigny se présente rarement dans les Mémoires historiques du dernier siècle. Je le rencontre une ou deux fois dans le Journal du duc de Luynes : par exemple, à la date du vendredi 8 avril 1740. « Le roi, nous dit M. de Luynes, vient d’accorder une pension de 1,200 livres à M. de Vigny, écuyer de quartier, fils de M. de Vigny, lieutenant général de bombardiers, à qui l’on doit l’invention des carcasses (espèce de bombe de forme oblongue et chargée de mitraille)68. M. de Vigny est écuyer du roi depuis environ trente ans. C’est lui qui a fait le voyage avec Madame jusqu’à la frontière d’Espagne… » Dans la Correspondance de Garrick, je trouve, au tome second, une lettre adressée au grand acteur par un gentilhomme du nom de De Vigny, qui, retenu pour dettes à Londres, a l’idée de recourir à la générosité de l’artiste célèbre. Cette lettre est d’un tour original et distingué. Il serait curieux qu’elle fût d’un parent, d’un oncle peut-être de celui qui fera un jour Chatterton et qui réhabilitera l’artiste en regard du gentilhomme69.

Élevé à l’institution Hix, d’où il suivait le lycée Bonaparte, le jeune de Vigny eut de bonne heure les instincts militaires et poétiques. « Nous avons élevé cet enfant pour le roi », écrivait sa mère au ministre de la guerre en 1814 ; elle demandait l’admission de son fils dans les gendarmes de la Maison rouge ; il y entra avec brevet de lieutenant le 1er juin 1814, à l’âge de dix-sept ans. Le Moniteur de l’Armée, auquel j’emprunte ces détails, nous a donné, par la plume de M. A. de Forges, le résumé des états de service du jeune officier.

Au 20 mars 1815, bien que très-souffrant encore d’une chute de cheval, il escorta avec sa compagnie le roi jusqu’à la frontière. Après les Cent-Jours, à la fin de 1815, licencié avec ce corps par trop aristocratique des compagnies rouges, il entra presque aussitôt (mars 1816) dans la garde royale à pied avec le grade de sous-lieutenant. Devenu lieutenant en juillet 1822, il passa l’année

suivante (mars 1823) au 55me de ligne avec le grade de capitaine ; il espérait servir dans l’expédition d’Espagne. Étant demeuré quatre années sans avancement, il se fit réformer pour cause de délicatesse de santé, le 22 avril 1827, à l’âge de trente ans. Il en avait passé treize sous les drapeaux. Est-il besoin d’ajouter que ses notes militaires le présentaient comme un officier de la plus grande distinction ? « Les événements que je cherchais, a-t-il dit lui-même, ne me vinrent pas aussi grands qu’il me les eût fallu. Qu’y faire ? » Il ne lui manqua pour parvenir aux grades les plus élevés qu’une santé plus aguerrie, le temps, l’occasion, et un moindre talent qui le sollicitât ailleurs. Ses deux vocations le tiraient en sens contraire : il dut opter entre elles à une certaine heure. Il avait bien compté, ai-je dit, faire la guerre d’Espagne ; mais il eut l’ennui de rester en sentinelle sur la frontière. Il se dédommagea de cette inaction forcée par quelques-uns de ses premiers et de ses plus beaux poèmes, et cette vue des Pyrénées hâta peut-être aussi l’idée du roman de Cinq-Mars.

Le début d’Alfred de Vigny en littérature date de 1822 ; son premier recueil poétique parut sans nom d’auteur70. Il payait, par son poème d’Hèlèna, son tribut d’enthousiasme à la cause des Grecs ; en même temps, par les pièces de la Dryade, de Symètha, il jouait de la flûte sur le mode d’André Chénier, ressuscité depuis quelques années et mis en lumière. La vraie date authentique de ces poèmes néo-grecs de M. de Vigny est celle de leur publication, et il n’y a pas lieu, pour l’historien littéraire qui tient à être exact, de recourir aux dates antérieures et un peu arbitraires que le poète a cru devoir leur assigner depuis. M. de Vigny en effet, en les réimprimant dans l’édition de 1829 et ensuite dans ses œuvres complètes, a jugé bon de les vieillir après coup de quelques années. Il a mis au bas de cette pièce de la Dryade ces mots : « écrit en 1815. » Il a mis au bas de Symètha la même remarque. Pour le Bain d’une jeune Romaine, il fait plus, il note la journée précise où elle aurait été composée, « le 20 mai 1817. » La Dryade y prend pour second titre celui d’idylle « dans le goût de Théocrite. » Pourquoi ces minutieuses précautions rétroactives ? Pour échapper sans doute au reproche (si c’en est un) d’imitation et de ressemblance prochaine, pour qu’on ne dise pas qu’il s’est inspiré directement d’André Chénier, dont les poésies avaient été données par M. de Latouche en 1819. Tout cela, c’est de la coquetterie encore. Piquante contradiction ! d’une part on se rajeunit volontiers de deux ans, et de l’autre on vieillit ses poésies de quatre ou de cinq. C’est preuve qu’on était bien précoce ; les sources deviennent ainsi toutes mystérieuses. Mais le critique, qui croit le moins possible sur parole, et que cet excès même de précaution met sur ses gardes, ne considère que les dates publiques et constatées par l’impression. Notez bien que ces jolies pièces de Symètha et de la Dryade sont infiniment supérieures par le style au poème d’Hèlèna, qui ne saurait être antérieur à 1821, et il serait bien singulier qu’elles eussent précédé de plusieurs années. Le goût s’y refuse. Heureusement l’originalité de M. de Vigny ne tient pas à si peu de chose : il commença par s’inspirer d’André Chénier, il le nierait en vain, c’est évident ; mais il allait trouver sa propre manière, sa propre originalité dans Moïse, Dolorida, Éloa, et bien d’autres poèmes qui ne sont qu’à lui et qui portent sa marque irréfragable.

Dans une jolie pièce, le Bal, il se montrait d’une grâce aimable, et en même temps plus moderne, plus direct d’inspiration, plus souple de ton qu’il ne se permettra de l’être dans la suite. C’est bien Alfred de Vigny dans un salon, à vingt-cinq ans ; le poète s’adresse en idée aux belles danseuses :

Dansez, et couronnez de fleurs vos fronts d’albâtre
Liez au blanc muguet l’hyacinthe bleuâtre,
Et que vos pas moelleux, délices de l’amant,
Sur le chêne poli glissent légèrement ;
Dansez, car dès demain vos mères exigeantes
A vos jeunes travaux vous diront négligentes ;
L’aiguille détestée aura fui de vos doigts,
Ou, de la mélodie interrompant les lois,
Sur l’instrument mobile, harmonieux ivoire,
Vos mains auront perdu la touche blanche et noire ;
Demain, sous l’humble habit du jour laborieux,
Un livre, sans plaisir, fatiguera vos yeux…

Que ceux qui tiennent à étudier les nuances poétiques et les progressions fugitives du goût relisent tout le morceau ; ils y verront, dans le plus gracieux exemple, cette poésie choisie, élégante, mais de transition, qui cherchait à s’insinuer dans la vie, dans les sentiments et les mœurs du jour, en évitant toutefois le mot propre : poésie des Soumet, des Pichald, des Guiraud, de ceux qui louvoyaient encore. M. de Vigny en a donné là un échantillon charmant.

Dans le poème du Trappiste, publié en 1823 au bénéfice des Trappistes d’Espagne, il fit acte de poète royaliste au moment où il se croyait près de faire acte de soldat en faveur de la même cause de la légitimité espagnole. Cette pièce, qui donne le degré de chaleur de ses opinions politiques d’alors, est curieuse dans sa vie morale : on peut la rapprocher de celle des Destinées qui a pour titre les Oracles et qui semble une leçon à l’adresse de tous les rois : Et nunc, reges, intelligite. Le poète ne se montre pas plus favorable dans un cas que dans l’autre aux assemblées politiques ni aux cortès d’aucun temps ; mais en dernier lieu il est évident que toute sa foi royaliste s’était retirée de lui. Légitimité ou quasi légitimité, il en avait fait pareillement son deuil. Je dis là ce que chacun sait. Ainsi M. de Vigny lui-même, cette noble nature qui n’eut d’autre visée que de rester une et fidèle à son premier mot une fois proféré, — ainsi, pareil en cela à plus d’un, il vit se voiler en lui ses religions, s’éclipser et s’éteindre ses soleils, et il fut réduit comme un autre à dire non et jamais, après avoir dit oui et toujours.

Éloa ou la Sœur des Anges, mystère, parut en 1824, cette fois avec le nom de l’auteur : la forme était religieuse, la forme seule ; pour le fond, on était et l’on nageait en pure poésie. Le sujet pouvait sembler étrange et bien nouveau, même après Lamartine et Chateaubriand. Jésus a versé une larme en voyant Lazare mort, et bien qu’il sut en son cœur qu’il allait bientôt le réveiller. Or, cette larme donnée par l’amitié, cette larme divine du Fils, recueillie dans l’urne de diamant des séraphins et portée aussitôt aux pieds de l’Éternel, s’anime sous le rayon de l’Esprit-Saint et devient tout d’un coup une forme blanche et grandissante, un ange, qui répond au nom d’Éloa. C’est toute une chrétienne et mystique métamorphose. Faut-il chercher un sens moral, philosophique, à ce poème ? faut-il n’y voir qu’un thème magnifique et neuf de poésie ? Éloa, cette créature d’amour et de pitié, cette âme née d’une larme, se sent le besoin d’aimer un affligé, de consoler un inconsolable et, parmi tous les anges, son instinct est de choisir celui précisément qui a failli, celui qu’on n’ose nommer dans le ciel, Lucifer lui-même. Elle n’en a entendu dire que du mal à ses frères les anges, qui ont eu l’imprudence de lui en parler un jour : c’est assez pour que déjà elle se destine à lui et qu’elle l’aime. Tout ange qu’elle est, Éloa est bien femme ; ce n’est qu’une nouvelle Ève créée par le Fils, comme la première l’avait été par le Père, et qui, comme Ève, tombe aussi, mais de plus haut et avec infiniment plus de charme. Satan aussi cette fois se montre plus séduisant que le serpent ; c’est un Lovelace enchanteur, un don Juan qui a de célestes murmures. A un moment, il s’en faut même de peu que le bon principe ne l’emporte sur le mauvais, qu’Éloa n’attendrisse son tentateur, que la vierge angélique ne rouvre le ciel au criminel repentant :

Qui sait ? le mal peut-être eût cessé d’exister !

Mais elle manque l’instant propice ; le démon redevient plus démon que jamais, et c’est elle-même qui tombe, qui est entraînée par le ravisseur au fond de l’abîme, non repentante malgré tout, je le crains, et heureuse jusque dans sa faute de se perdre à jamais avec lui.

Qu’est-ce que tout cela prouve ? dira un géomètre ou même un moraliste. Rien sans doute ; ou tout au plus un moraliste satirique, un auteur de contes et de fabliaux dirait, en tirant à soi, que cela prouve une seule chose, ce que Pope et tant d’autres avant lui ont dénoncé il y a beau jour, que toute femme est plus ou moins friponne dans le cœur et que la plus pure a un faible pour les mauvais sujets. Mais loin d’ici de pareilles malices ! il s’agit bien vraiment de plaisanter ! Les poètes romantiques de 1824 ne plaisantent pas, ils n’ont pas le plus petit mot pour rire ; et M. de Vigny moins encore que personne. Qu’a-t-il donc voulu ce poète sérieux, exemplaire, dans ce mystère rajeuni et renouvelé ? Encore une fois rien, si ce n’est faire acte de haute poésie. Mais aussi que de beaux tableaux ! que d’admirables comparaisons ! que de couplets majestueux ou pleins de grâce ! Éloa, dans ses courses rêveuses à travers les mondes et les déserts étoilés, prenant l’essor avec ses jeunes ailes, est comparée au colibri qui sort tout nouvellement du nid et qui voltige à travers les forêts vierges. Je rappelle, pour ceux qui le savent moins, ce que, tous, nous savions par cœur autrefois :

Ainsi dans les forêts de la Louisiane,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri,
Sort de son nid de fleurs l’éclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur ;
Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…
Il promène en des lieux voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière ;
Sous son abri sauvage étonnant le ramier,
Le hardi voyageur visite le palmier.
La plaine des parfums est d’abord délaissée,
Il passe, ambitieux, de l’érable à l’alcée…

Et le reste. Vous avez tous les noms d’arbres les plus harmonieux, les plus doux à l’oreille. C’est éblouissant de ton, de touche, et d’une magnificence élégante que la poésie française n’avait point connue jusqu’alors. — Et au chant II, cette autre comparaison d’Éloa, se mirant dans le Chaos, avec la fille des montagnes se mirant dans un puits naturel et profond où l’eau pure amassée réfléchit les étoiles : elle s’y voit, comme dans un ciel, le front entouré d’un brillant diadème. — Et dans le même chant, cette comparaison encore (car les comparaisons ici se succèdent et ne tarissent pas) de la jeune Écossaise, vaguement apparue au chasseur dans la nuée, au sein de l’arc-en-ciel, avec la belle forme vaporeuse de l’ange ténébreux aperçu de loin d’abord par Éloa ; — et au chant III, cette dernière image enfin, cette description si large et si fière de l’aigle blessé qui tente un moment de surmonter sa douleur, et qui ressemble plus ou moins au même archange infernal avec sa plaie immortelle :

Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries,
Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend,
Regarde son soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire ;
Dans un fluide d’or il nage puissamment.
Et parmi les rayons se balance un moment :
Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb chasseur fondre dans sa blessure ;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau ;
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s’enfonce et palpite,
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil.
— Tel, retrouvant ses maux au fond de sa mémoire,
L’ange maudit pencha sa chevelure noire,
Et se dit………………

C’est merveilleux d’essor, de grandeur et, si j’ose dire, d’envergure. Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend, est un de ces vers immenses, d’une seule venue, qui embrassent en un clin d’œil les deux pôles. M. de Vigny aura jusqu’à la fin, et même dans sa période déclinante, de ces beaux vers larges qui signent sa poésie. On n’avait pas encore en français, si l’on excepte quelques beaux endroits des Martyrs, d’aussi éclatants produits d’un art tout pur et désintéressé. S’il y a réminiscence de Milton et de Klopstock, ou encore, parmi les modernes, de Thomas Moore et de Byron, la combinaison que l’imitateur en avait su tirer montrait qu’on avait affaire ici à une maîtresse abeille et qu’un coin de génie existait.

J’ai dit l’abeille, c’est le cygne que j’aurais dû dire. Cette image du cygne, volontiers employée par lui dans ses vers, était son propre emblème et revenait involontairement à la pensée en le lisant.

Un tel poète ne pouvait prétendre pourtant à être compris de tous et à se voir populaire, même dans la sphère dite éclairée. M. de Vigny le savait bien, et en donnant en 1826 ses Poèmes antiques et modernes, dont quelques-uns déjà connus et d’autres inédits, il idéalisa sous la figure de Moïse le rôle du pontificat littéraire et poétique, tel qu’il le concevait avec ses prérogatives et ses sacrifices. Dans ce poème dédié à Victor Hugo, Moïse, conversant avec Dieu face à face sur la montagne, se plaignait de sa charge terrible de conducteur de nation et de sa grandeur solitaire, et il n’était pas malaisé de deviner le personnage agrandi du poète sous le masque du prophète.

Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : Il nous est étranger ;
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J’ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir,
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche ;
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et quand j’ouvre les bras on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

Le bon sens dira ce qu’il voudra de cette prétention ambitieuse, en supposant que l’interprétation que je donne soit juste ; il trouvera que c’est étrangement s’octroyer les droits et privilèges d’oint du Seigneur, et se faire à soi-même avec un suprême dédain les honneurs de la terre ; cela conduira plus tard M. de Vigny à sa théorie exagérée du poète, et finalement, à cet Exegi monumentum des Destinées : je sais les abus qu’on a vus sortir et qu’a trop tôt engendrés cette doctrine superbe tant de l’omnipotence que de l’isolement du génie ; mais ici, dans ce poème de Moïse, l’idée ne paraissait qu’enveloppée, revêtue du plus beau voile ; l’inspiration se déployait grande et haute ; elle restait dans son lointain hébraïque et comme suspendue à l’état de nuage sacré. Moïse, après tout, n’exprimait dans sa généralité que « cette mélancolie de la toute-puissance, comme l’a très bien définie M. Magnin, cette tristesse d’une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie, du commandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du poète, du guerrier, du législateur, un être gigantesque et solitaire, un paria de la grandeur. » L’arrière-pensée littéraire et personnelle, si elle y était déjà, perçait à peine et n’est sortie qu’après.

Dans Dolorida, dans cette scène à l’espagnole d’une épouse amante qui se venge et qui verse à son infidèle un poison sûr dont elle s’est réservé le reste pour elle-même, la forme si dramatique est pourtant bien cherchée, bien compliquée, et le dernier vers, qui est tout un drame, a été préparé avec un art infini, mais un peu prétentieux. Le sanctuaire tend déjà à devenir un labyrinthe.

Le roman de Cinq-Mars, qui parut en 1826, fit plus que tous les poèmes pour la réputation de M. de Vigny : très lu dans le monde du faubourg Saint-Germain et dans la jeunesse aristocratique, ce roman eut une vogue élégante qui ne fut pourtant pas confirmée par des suffrages plus difficiles. L’école historique des Thierry, des Thiers, des Guizot et de leurs amis, n’y reconnut en rien le véritable esprit du genre. Dois-je le rappeler ici ? écrivant dans le Globe à cette date, une censure sévère du roman de M. de Vigny, censure qui affaiblissait encore et adoucissait sur quelques points ce que j’entendais dire autour de moi, fut un de mes premiers faits d’armes en critique71. Quoique bien novice et inexpérimenté alors en matière d’histoire et en jugement politique, quoique mal édifié sur la vraie grandeur de Richelieu, j’en savais assez déjà pour relever dans cet ingénieux roman la fausseté de la couleur, le travestissement des caractères, les anachronismes de ton perpétuels : non, quoi que de complaisants amis pussent dire, non, ce n’était pas là du Walter Scott français ; M. de Vigny n’eut jamais, pour réussir à pareil rôle, la première des conditions, le sentiment et la vue de la réalité, — j’entends aussi cette seconde vue qui s’applique au passé. Il n’avait que de l’imagination et de la poésie, et aussi, tout en blâmant beaucoup, je louai de grand cœur à ce dernier titre le début du XXIIIe livre, l’Absence, dont le mouvement est si heureux et qui ressemble à un motif d’élégie :

« Qui de nous n’a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel ? Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, ils s’avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont la proue serait dorée, soit lorsque, parsemés en légers groupes, ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés, comme des oiseaux de passage ?… L’homme est un lent voyageur qui envie ces passagers rapides ; rapides moins encore que son imagination, ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu’il aime par le souvenir ou l’espérance…

« Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées ? C’est le vent d’Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine enflammée ; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent des éclairs devant eux…

— « Ô madame ! disait Marie de Mantoue à la reine, voyez-vous quel orage vient du midi ? » — « Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d’Autriche, appuyée sur le balcon… »

Hors de là, et à part ces scènes délicates, le roman de Cinq-Mars est tout à fait manqué en tant qu’historique, et pour tout esprit ami de la vérité il ne saurait se relire aujourd’hui.

Il n’en était pas moins, dans sa nouveauté, un très spécieux et très brillant apanage du poète. A cette heure de 1826, M. de Vigny, âgé de vingt-neuf ans, jouissait d’un rare bonheur et d’une perspective à souhait telle que l’imagination la peut rêver. Il avait fait ses trois plus beaux poèmes, Êloa, Moïse, Dolorida : il avait atteint un sommet de l’art au-dessus duquel il ne devait pas s’élever. Peu connu du grand et du gros public, ignoré même entièrement de la foule (ce qui est un charme), apprécie seulement d’une noble et chère élite, il occupait dans la jeune école de poésie, entre Lamartine, déjà régnant, et Victor Hugo, qu’on voyait grandir, une position élevée, originale, à laquelle son épaulette, qu’il ne quitta que l’année suivante, ajoutait une distinction de plus. Fort lié depuis plusieurs années déjà avec le groupe de poètes qui précéda la recrue de 1829 et qui eut quelque temps son centre et son organe à la Muse Française, il y trouvait pour son talent une émulation pleine de caresses, un auditoire tendrement sympathique et comme à son choix. Tant qu’il avait été dans la garde royale, c’est-à-dire jusqu’en 1823, il avait vécu à Paris et dans les cercles littéraires, où il rencontrait habituellement Soumet, Guiraud, les frères Deschamps et cette charmante et merveilleuse muse, Delphine Gay, alors dans la fleur naissante de son talent poétique et dans le premier épanouissement de sa beauté. Le temps écoulé, — presque un demi-siècle, hélas ! — suffit-il à justifier ici une légère confidence ? Mme Sophie Gay écrivait, en août 1823, à son amie Mme Desbordes-Valmore, qui était en ce moment à Bordeaux, où M. de Vigny lui-même était depuis peu en garnison :

« … Ce charmant Émile (Deschamps) m’a dit que son cousin M. D… avait le bonheur de vous voir souvent : il connaît aussi M. de Vigny et je présume qu’en ce moment il vous a déjà amené le poète-guerrier. Je vous le dis bien bas, c’est le plus aimable de tous, et malheureusement un jeune cœur qui vous aime tendrement et que vous protégez beaucoup s’est aperçu de cette amabilité parfaite. Tant de talent, de grâces, joints à une bonne dose de coquetterie, ont enchanté cette âme si pure, et la poésie est venue déifier tout cela. La pauvre enfant était loin de prévoir qu’une rêverie si douce lui coûterait des larmes ; mais cette rêverie s’emparait de sa vie. Je l’ai vu, j’en ai tremblé, et après m’être assurée que ce rêve ne pouvait se réaliser, j’ai hâté le réveil. — Pourquoi ? me direz-vous. — Hélas ! il le fallait. Peu de fortune de chaque côté : de l’un assez d’ambition, une mère ultra, vaine de son titre, de son fils, et l’ayant déjà promis à une parente riche, en voilà plus qu’il ne faut pour triompher d’une admiration plus vive que tendre ; de l’autre, un sentiment si pudique qu’il ne s’est jamais trahi que par une rougeur subite, dans quelques vers où la même image se reproduisait sans cesse. Cependant le refus de plusieurs partis avantageux m’a bientôt éclairée ; j’en ai demandé la cause et je l’ai, pour ainsi dire, révélée par cette question. Vous la connaissez et vous l’entendez me raconter naïvement son cœur. Le mien en était cruellement ému… »

Et la mère, dans son légitime orgueil, ajoutait :

« Comment, pensais-je, n’est-on pas ravi d’animer, de troubler une personne semblable ? Comment ne devine-t-on pas, ne partage-t-on pas ce trouble ? Et malgré moi j’éprouvais une sorte de rancune pour celui qui dédaigne tant de biens. Sans doute il ignore l’excès de cette préférence, mais il en sait assez pour regretter un jour d’avoir sacrifié le plus divin sentiment qu’on puisse inspirer, aux méprisables intérêts du grand monde72. »

M. de Vigny ne se maria qu’en quittant le service : il n’épousa pas sa riche parente, mais une Anglaise qu’il avait rencontrée dans le midi et dont le père, grand original, assure-t-on, avait parfois quelque peine à se rappeler le nom du poète son gendre. Un jour à Florence, à un dîner où était M. de Lamartine, comme on parlait des jeunes poètes français du moment : « Et moi aussi, disait-il, j’en ai un qui a épousé ma fille. » — « Et son nom ? » lui demanda-t-on aussitôt. Et comme il cherchait dans sa tête sans trouver, il fallut qu’on lui en nommât plusieurs pour qu’il dît au passage : « C’est lui. »

Je n’eus l’honneur de connaître M. de Vigny qu’en 1828 ; je m’étais fait pardonner, par l’admiration bien sincère que j’avais pour sa poésie, mon jugement antérieur sur Cinq-Mars. Je viens de relire une douzaine, de lettres de lui qui se rapportent à cette année et aux suivantes, et j’y ai retrouvé toute une image de ces temps de vive ardeur et de sympathie mutuelle, les témoignages précieux d’une expansion trop réprimée dans la suite et trop combattue. Pourquoi, me suis-je demandé souvent, pourquoi donc suis-je un critique ? pourquoi n’ai-je pas continué à demeurer le servant officieux et le défenseur dévoué des mêmes gloires ? pourquoi ce besoin d’analyser, de regarder dedans et derrière les cœurs, que M. de Vigny, à propos de la préface des Consolations, me reprochait déjà, et que j’ai appliqué aussi, pour mon malheur et pour mes péchés, à l’intime perscrutation des talents ? Mais pourquoi eux-mêmes ces talents aimés, ces poètes adoptés, pourquoi les plus fidèles d’entre eux ont-ils également changé et varié avec les saisons ? pourquoi l’esprit obéit-il à sa pente ? pourquoi la vie a-t-elle son cours irrésistible ? pourquoi, dès qu’on en sort un instant, ne saurait-on rentrer dans le fleuve au même endroit du rivage et dans les mêmes flots ?

II.

Le théâtre, avec ses concurrences inévitables, fut ce qui apporta la première division sensible entre les illustres amitiés de 1829. M. de Vigny eut de ce côté de grandes ambitions ; il ne les réalisa qu’en partie. Il offrit Shakespeare sur notre scène plus fidèlement qu’on ne l’avait osé faire jusqu’alors ; son Othello, représenté le 24 octobre 1829, précéda de peu Hernani. C’était, dans sa pensée, un simple prélude pour des œuvres originales ; mais de plus hardis, de plus puissants le devancèrent et livrèrent les premiers le grand combat. L’idée de rivalité (je n’ose dire d’envie) se glissa dès lors dans son esprit et n’en sortit plus. Sa Maréchale d’Ancre ne fut elle-même qu’une tentative (25 juin 1831). En général, au théâtre, M. de Vigny tâtonna jusqu’à ce qu’il eût obtenu son succès enfin, un succès des plus vifs et des plus saisissants, par son Chatterton, représenté le 12 février 1835. Il eut là véritablement ce qu’il appelait « sa soirée » un triomphe public qui peut se discuter, non se contester. Il en demeura sur cette victoire unique et s’y reposa comme sur une ère mémorable et solennelle, sur une hégire de laquelle il aimait à dater.

Cependant des éléments nouveaux, et qu’on n’aurait guère prévus, s’étaient introduits dans sa vie et dans son talent. Dès 1829, M. de Vigny avait été touché et comme mis à l’épreuve par les écoles philosophiques nouvelles qui s’essayaient et qui cherchaient des alliés dans l’art. M. Bûchez et ses amis avaient remarqué au sein de la jeune école romantique la haute personnalité de M. de Vigny et avaient tenté de l’acquérir : il résista, mais il fut amené dès lors à s’occuper de certaines questions sociales plus qu’il ne l’avait fait jusque-là, et, quand il s’occupait une fois d’une idée, il ne s’en détachait plus aisément. La chute de la royauté légitime en 1830 exerça sur lui et sur sa pensée une grande influence : cette première monarchie, si elle avait été plus intelligente, était bien le cadre naturel qui lui aurait convenu, un cadre noble, digne, élégant, orné et un peu resserré, plus en hauteur qu’en largeur. En se brisant par sa faute, elle l’obligea à chercher d’autres points d’appui pour son art, d’autres points de vue. Elle lui laissa, somme toute, moins de regrets que de réflexions de toute sorte qu’il se mit à agiter en tout sens. Il se demanda d’abord ce qu’il aurait fait en ces journées critiques et sanglantes de juillet 1830, s’il était resté dans cette garde royale où il comptait tant d’amis. La lutte de l’honneur et de la raison, du devoir et de l’humanité, se posa clairement à sa vue. De ses souvenirs de sa vie de soldat et des problèmes qu’il y rattachait, sortit ce livre de Grandeur et Servitude militaires, un noble livre, tout plein de choses fières, fines, maniérées et charmantes, où il sculpta d’un ciseau coquet et qu’il croyait sévère la statue de l’Honneur, le dernier dieu qu’il eût aimé à voir debout et respecté au milieu des ruines.

Rien de ce qui est histoire n’y est exact, rien n’y est vu naturellement ni simplement rendu : l’auteur ne voit la réalité qu’à travers un prisme de cristal qui en change le ton, la couleur, les lignes ; il transforme ce qu’il regarde ; mais, malgré tout, la pensée comme l’expression ont, à chaque page, une élévation et un lustre qui attestent un écrivain de prix. Si M. de Vigny altère et fausse l’histoire, ce n’est jamais par frivolité, c’est par trop de réflexion : c’est qu’il cherche comme l’alchimiste à transmuer les métaux, à faire de l’or avec de la terre, du diamant avec du charbon.

Il est des sources dites autrefois merveilleuses, dans lesquelles si l’on plonge une baguette, un rameau vert, on ne les retire que chargés de sels brillants et à facettes, d’aiguilles diamantées, d’incrustations élégantes et bizarres : c’est à croire à une magie, à un jeu de la nature. L’esprit de M. de Vigny ressemblait à ces sources : on n’y introduisait impunément aucun fait, aucune particularité positive, aucune anecdote réelle : elles en ressortaient tout autres et méconnaissables pour celui même qui les y avait fait entrer. C’est ainsi, pour prendre un exemple saillant et qui se rapporte à un autre de ses livres, que sur André Chénier et sur sa prison à Saint-Lazare, tout le récit qu’on lui en avait fait se transforma. M. Gabriel de Chénier dans une rude brochure, M. Molé dans sa réponse académique à M. de Vigny, M. Pasquier en ses Mémoires, tous ceux qui ont vu et su se sont élevés contre cette transmutation de la vérité. Lui, il ne pouvait comprendre pourquoi on réclamait si fort et où était la différence. On n’est jamais parvenu à l’éclairer et à le redresser sur un fait. L’idée lui faisait nuage et lui cachait tout.

Les esprits jeunes, poétiques, exclusivement littéraires, les esprits plus ou moins féminins et non critiques, lui donnaient raison aussi par leur émotion. Des divers épisodes qui composent le volume de Grandeur et Servitude militaires, celui de Laurette ou le Cachet rouge, au moment où il parut dans cette Revue (mars 1833), obtint un succès marqué d’attendrissement et de larmes. « Que me demandez-vous de plus ? pouvait répondre M. de Vigny à ceux qui lui opposaient un goût plus difficile ; on a lu, on a cru, on a pleuré. »

Un autre problème l’occupait alors et lui tenait encore plus à cœur que celui des destinées du soldat, le problème de l’homme de lettres, du poète, et de sa situation dans la société : c’est de là que naquirent les Consultations de son Docteur noir auprès du spleenique et vaporeux Stello. Dans ce livre, M. de Vigny essaya de tracer comme l’Évangile littéraire moderne : il y posa l’antithèse perpétuelle du poète et du politique, de l’homme de pensée et de l’homme de pouvoir ; celui-ci n’était que le pharisien : il assigna au premier sa mission toute sainte, toute désintéressée, toute pure. Dans les exemples de Gilbert, de Chatterton et d’André Chénier, il étalait complaisamment l’image du poète-martyr ; il se faisait le pontife des jeunes esprits douloureux.

1830 avait suscité et voyait s’essayer de toutes parts bien des prophètes et même des demi-dieux. On ne saurait se le dissimuler, M. de Vigny, à sa manière et dans sa sphère toute pure et sereine, avait été saisi alors d’un sentiment analogue, d’un accès de cette fièvre sociale et religieuse. L’archange avait été tenté, à son tour, de se faire révélateur. Il avait cru à sa mission, à son apostolat ; les uns prêchaient pour le prolétaire, les autres pour la femme : lui, il s’était dit qu’il y avait à prêcher pour le poète. On n’a qu’à lire, si l’on en doutait, la préface qu’il mit au drame de Chatterton, et qui a pour titre : Dernière nuit de travail. — Du 29 au 30 juin 1834. Le caractère et les termes en sont tout mystiques. Il avait d’ailleurs touché une corde vive. Son Chatterton, une fois mis sur le théâtre et admirablement servi par l’actrice qui faisait Kitty Bell, alla aux nues ; il méritait les applaudissements et une larme par des scènes touchantes, dramatiques même vers la fin. C’était éloquent à entendre, émouvant à voir ; mais il faut ajouter que c’était maladif, vaniteux, douloureux : de la souffrance au lieu de passion. Cela sentait, des pieds jusqu’à la tête, le rhumatisme littéraire, la migraine poétique, dont le poète avait déjà décrit les pointillements aux tempes de son Stello. L’effet n’en était que plus vif et plus aigu auprès d’une génération littéraire atteinte du même mal et très surexcitée. On aurait plus d’une anecdote curieuse à raconter à ce sujet. Une Revue s’étant montrée alors assez sévère, l’irritation dans le camp des néophytes fut extrême, et peu s’en fallut qu’un jeune auteur de sonnets ne provoquât en duel le directeur. Le ministre de l’intérieur, M. Thiers, reçut les jours suivants lettres sur lettres de tous les Chatterton en herbe, qui lui écrivaient : « Du secours, ou je me tue ! » — « Il me faudrait renvoyer tout cela à M. de Vigny », disait-il en montrant cette masse de demandes.

Je constate la vogue et le succès : ce n’est pas le moment de discuter ici la théorie. Eh ! sans doute, pour le poète, pour l’homme de lettres véritable, dans cette société où nous sommes, la tâche est rude, et il y a pour les talents plus d’une forme de suicide ou de demi-suicide. En vérité, à la bien voir, cette vie n’est qu’une suite de jougs ; on croit s’en délivrer en en changeant. A qui le dites-vous ? aurais-je pu répondre tout le premier à M. de Vigny ; poète à mes débuts, je l’ai trop éprouvé : j’y ai perdu de bonne heure non mon feu, mais mes ailes. Et combien d’autres que je pourrais nommer, esprits délicats, esprits légers, mis au régime de la corvée, en ont souffert comme moi et en souffrent encore ! Et pourtant je n’ai jamais pu entrer dans cette idée, dans ce mode de prédication et d’apostolat où donna M. de Vigny à partir d’un certain jour. Le danger est trop grand, en voulant favoriser le talent, de fomenter et d’exciter du même coup la médiocrité ou la sottise. Prenez garde qu’elles ne s’élèvent par essaims, et que la nuée des moucherons et des frelons n’évince et n’étouffe encore une fois les abeilles. Et puis, pour parer au mal, il faudrait, à la tête de cet ordre de la société et dans les premiers rangs du pouvoir, je ne sais quel personnage de tact, de goût à la fois et de bonté, qui choisît, qui devinât, qui sût, qui fût comme s’il était du métier et qui n’en fût pas, qui aimât les belles choses pour elles-mêmes, qui discernât les talents, qui les protégeât sans leur rien demander en retour, ni flatterie, ni éloge, ni dépendance…, un Mécène comme il ne s’en est jamais vu. Avez-vous rencontré jamais rien qui ressemblât à un tel homme ?

Quant à M. de Vigny, dès cette époque et depuis, il ne me parut plus le même que ce poète que nous avions connu dans les dernières années de la Restauration, homme du monde, aimable, élevé, solitaire, vivant en dehors des petites passions du jour, et s’envolant à certaines heures dans sa voie lactée : le militaire et le gentilhomme avaient fait place à l’homme de lettres solennel qui se croyait investi à demeure d’un ministère sacré ; il avait en lui, je le répète, du pontife. Son esprit comme sa parole avait acquis je ne sais quoi de lent, de tenace et de compassé, et aussi une sorte d’aigreur ironique qui me faisait dire que « son albâtre était chagriné. »

Cette ironie, d’une nature très fine, mérite peut-être d’être analysée dans quelques-uns de ses principes et de ses éléments. Et comment M. de Vigny n’aurait-il pas été ironique en effet ?

1° Il était, par goût et par instinct primitif, le poète catholique des mystères, le chantre d’Éloa, de Moïse, du Déluge, des grandes scènes sacrées, et au fond il ne croyait pas. Son imagination allait d’un côté, son intelligence de l’autre. Il aurait volontiers senti par l’imagination, et aussi par aristocratie de nature, comme Joseph de Maistre, et il n’avait pas même au fond la religion de Voltaire ; il n’avait le plus souvent, en présence de l’univers et de la nature, que le regard silencieux de Lucrèce, avec l’agonie et le dédain de plus.

2° Il était le poète monarchique né à la vie sociale avec 1814 et rien qu’avec 1814 ; il avait servi, chanté même la légitimité ; il aurait aimé par les dehors du moins, par la noblesse de ses goûts, à rester fidèle à l’antique tradition, à toutes les vieilles religions de race et d’honneur : et il en était venu, par l’expérience et en respirant l’air du siècle, à ne croire que bien peu aux dynasties et aux chefs d’État, et à concevoir même un sentiment de répugnance ou d’hostilité secrète contre tout ce qui est proprement politique, contre ce qui n’est pas de l’ordre pur de l’esprit.

3° Philosophe et penseur, se rattachant à quelques égards aux écoles du progrès et de l’avenir, à la religion de l’esprit, il repoussait, par une sorte de contradiction au moins apparente, les voies et moyens de ce progrès moderne et plusieurs des résultats ; il s’en prenait aux débats publics, aux discussions éclatantes, à ces chemins de fer qui créent ou qui centuplent les communications humaines et les échanges de la pensée, au développement accéléré et aux conquêtes de la démocratie. Il regrettait de l’ordre ancien plus de choses encore qu’il n’en espérait de l’ordre nouveau ; il voulait et il ne voulait pas.

Il était devenu, il avait voulu devenir poète dramatique, et, malgré un succès brillant une fois obtenu et comme surpris, il sentait bien qu’il ne pouvait saisir la foule, qu’il n’était pas de taille à l’enlever, à s’enlacer à elle dans un de ces jeux prolongés, dans une de ces luttes athlétiques où la souplesse s’unit à la force et où les alternatives journalières se résolvent par de fréquents triomphes. Lui, il était resté sous le coup d’un triomphe unique ; il y avait mis son signet et avait fermé le livre, ne le rouvrant plus jamais qu’à la même place et se donnant mille prétextes pour ne pas continuer et récidiver.

Enfin, s’il faut bien le dire, il était amoureux, et sans nous permettre assurément de regarder dans les choix délicats qu’il a pu faire, ni parmi les tendres beautés qu’il a célébrées sous les noms d’Éva ou d’Éloa, il est impossible de ne pas voir ce qui fait partie de sa vie de théâtre et ce qui a éclaté. Il s’était avisé un jour de porter dévotement son cœur et son culte à une personne d’un grand talent, mais des moins préparées à coup sûr pour une telle offrande, et qui elle-même, si on avait pu l’ignorer, aurait divulgué le mystère73. L’illusion de sa part dura des années : on avait beau se dire dans ce monde des poètes que la passion explique tout, excuse tout, purifie tout, le contraste ici était trop frappant, et plus d’un ancien admirateur d’Éloa ne pouvait s’empêcher de murmurer dans son cœur : « Sur quel sein cette larme de Jésus-Christ est-elle allée tomber ! » M. de Vigny s’en aperçut lui-même un peu tard, mais il s’en aperçut : son poème de la Colère de Samson l’atteste.

De tous ces éléments contradictoires combinés et pétris ensemble, et de bien d’autres que j’ignore, il était résulté à la longue dans cette nature poétique et fine une infiltration sensible, une ironie particulière qui n’était qu’à lui, — l’ironie de l’ange dont la lèvre a bu à l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel. Pendant plus de vingt-cinq ans, à qui l’observait bien, l’auteur de Stello et de Chatterton, retranché dans sa discrétion hautaine, put paraître un malade lui-même, d’un genre de maladie subtile et rare, propre aux choses précieuses. « Il est malade, me disait un jour quelqu’un qui le connaissait bien, de la maladie des perles. On ne les guérit qu’en les portant. »

Si on le portait en effet, c’est-à-dire si on l’écoutait, si on consentait à ne rien perdre de ses paroles, si l’on perçait par-delà cette couche première et comme ce premier enduit d’un amour-propre à la fois satisfait et souffrant, on retrouvait l’amabilité, la distinction poétique infinie, les images, les comparaisons ingénieuses et méditées. Quelqu’un a dit : « Il faut écrire comme on parle, et ne pas trop parler comme on écrit. » M. de Vigny ne suivait pas le précepte : il conversait comme il écrivait ; il pointillait chaque mot ; il laissait peu pénétrer d’idées étrangères dans le tissu serré et le fin réseau de sa métaphore ou de son raisonnement. Mais ce qui est certain, c’est que dans le tête-à-tête il dévidait devant vous de fort jolies choses, des choses pensées et perlées, lorsqu’on lui laissait le temps de les dire et qu’on avait la patience de les entendre.

III.

Le discours de réception de M. de Vigny à l’Académie française est devenu le sujet de mille commentaires et presque d’une légende : étant parfaitement informé de tout ce qui se rapporte à cet événement littéraire, je demande à dire ce que je sais, en invoquant au besoin d’autres témoins qui pourront dire si je m’écarte en rien du vrai et si j’exagère.

Il est bon, pour bien comprendre la situation académique de M. de Vigny, de remonter un peu plus haut. L’école romantique avait forcé les portes de l’Académie, mais sans entrer en masse et tout d’un flot : la porte s’ouvrait ou plutôt s’entrebâillait de temps en temps, puis se refermait pour ne se rouvrir que d’intervalle en intervalle. On aurait dit d’une loi cachée qui avait ses intermittences et ses échelons. Lamartine, s’il est permis de le rapporter à aucune école, avait été accueilli dès 1829 : Charles Nodier fut admis sans difficulté en 1834 ; Victor Hugo, tant combattu, entra par la brèche en 1841. Le plus fort semblait fait. Deux fauteuils étaient vacants en 1844 par la mort de Casimir Delavigne et de Charles Nodier lui-même : M. Mérimée et moi, nous étions sur les rangs ; M. de Vigny s’y mettait aussi. Je ne me ferai pas plus modeste que je ne le suis, mais si M. de Vigny avait eu la moindre chance d’entrer à ce moment, je me fusse volontiers et à l’instant effacé devant lui, accordant le pas à l’éminence du talent, ou même seulement à la prééminence de la poésie ; car ce n’était pas à titre de poète que mes amis me présentaient, c’était comme un simple critique et prosateur. Je me serais donc gardé d’engager la lutte avec un si noble devancier ; mais M. de Vigny, à vue d’œil et malgré l’éclat de ses titres, n’avait aucune chance de succès à ce moment-là. M. Victor Hugo pourtant croyait devoir à une ancienne amitié et à l’ordre des mérites de le porter, de le mettre en avant. C’est dans cette situation que des amis de M. Mérimée et de moi, — et pourquoi ne nommerais-je pas le principal d’entre eux, celui qui nous honorait le plus hautement alors de son appui, M. le comte Molé ? — c’est alors, dis-je, que ces académiciens de nos amis songèrent à promettre leur prochain concours à la nomination du poète : notre propre nomination à nous-mêmes en devenait plus assurée. M. Molé, deux jours avant notre élection, en alla causer avec M. Hugo à la Place-Royale, et, loin de se montrer contraire à M. de Vigny, il fit M. Hugo confident de tout son bon vouloir, et lui garantit même celui de quelques-uns de ses amis pour la prochaine occasion. Cette occasion s’offrit bientôt : nous étions nommés à peine, M. Mérimée et moi, qu’un nouveau fauteuil devenait vacant par le décès de M. Etienne, et les bonnes paroles dites en faveur de M. de Vigny se réalisaient ; il se voyait nommé (1845) par le concours de M. Molé et de ses amis, tant il est faux de dire qu’il y ait eu de ce côté hostilité d’école ou de principes littéraires contre lui et contre la nature de son talent.

M. Molé, qui se trouvait directeur de l’Académie, avait donc en cette qualité à recevoir M. de Vigny, qu’il avait efficacement contribué à faire nommer et pour qui il avait voté lui-même : voilà le point de départ véritable et des moins compliqués. Dans l’intervalle de l’élection de M. de Vigny à sa réception, que se passa-t-il ? Le poète dut sans doute envoyer le recueil de ses Oeuvres à M. Molé et les accompagner de quelques visites. Je ne répondrais pas que dans ces visites M. de Vigny ne se soit pas montré plus homme de lettres qu’il ne convenait peut-être à un homme du monde, qu’il n’ait point essayé de parler de lui comme il aurait désiré qu’on en parlât, qu’il n’ait point offert peut-être de donner une clef de sa pensée et de ses écrits à l’homme d’esprit qui se croyait fort en état de s’en passer ou de la trouver de lui-même. Je soupçonne fort qu’il en fut ainsi : aux yeux de M. de Vigny, toute son œuvre se présentait comme une suite de cellules plus ou moins mystérieuses ou de sanctuaires qui se commandaient et dont l’un menait nécessairement à l’autre ; il y fallait, selon lui, quelque initiation. M. Molé n’était pas homme à se laisser initier, ni à recevoir de la main à la main le fil conducteur. Jeune, il avait vécu dans l’intimité de Fontanes, de Joubert, de Chateaubriand ; il était resté des plus délicats en matière littéraire, et même chatouilleux, si l’on peut dire. Il n’aurait supporté de la part de personne qu’on lui fît sa leçon sur ce chapitre, et M. de Vigny, par trop d’insistance, put bien commencer dès lors à l’agacer un peu. Quoi qu’il en soit, les discours faits, ils durent être lus avant la séance publique, et selon l’usage, devant une Commission de l’Académie. Je puis assurer que, dans cette réunion qui précéda de deux ou trois jours la séance solennelle, ces deux discours, qui devaient prendre une physionomie si accentuée en public, lus sans emphase et sans mordant, et comme il convenait à des lecteurs assis en petit comité autour d’un tapis vert, ne choquèrent personne, pas même le récipiendaire. Quelques observations furent faites, qui n’avaient aucune intention blessante, ni aucun caractère d’hostilité ni d’aigreur : elles portèrent uniquement sur l’exactitude de certains faits et de certaines interprétations historiques. En se levant après la lecture, M. de Vigny prit non pas la main, mais les deux mains de M. Molé, en le remerciant et en l’assurant qu’il n’avait pas moins attendu de sa courtoisie et de sa bienveillance. Bien que fort contredit dans cette réponse du directeur, il ne crut pas sans doute qu’elle pût nuire à son succès.

Comment put-il donc se faire qu’à la séance publique les discours aient rendu un effet et un son tout différents ? A cela je dirai pour réponse : Comment se fait-il que la première représentation d’une œuvre dramatique trompe si souvent la prévision et l’attente de ceux qui ont assisté à une répétition générale ? C’est une seule et même question. La séance publique fut ici, en effet, des plus dramatiques ; elle le devint, et voici comment.

Et dans ce qui suit, ou je me trompe fort, on peut trouver une leçon d’art et de goût oratoire, un petit supplément anecdotique à ajouter à toutes les rhétoriques connues. J’y voudrais un chapitre qui aurait pour titre : Des effets d’audience, et ceci en ferait partie.

M. de Vigny avait écrit un discours fort long, dont le sujet principal, comme on sait, était l’éloge de M. Étienne ; ce discours, le plus long qui se fût jusqu’alors produit dans une cérémonie de réception, il trouva moyen de l’allonger encore singulièrement par la lenteur et la solennité de son débit. Qui ne l’a pas entendu ce jour-là n’est pas juge. L’éloquence, on le sait, est tout entière dans le geste, dans le jeu, dans l’action. M. de Vigny était volontiers formaliste et sur l’étiquette : il le fut cent fois plus en ce jour où il semblait contracter les nœuds de l’hyménée académique. Je me rappelle que, quelques instants avant la séance, M. de Vigny en costume, mais ayant gardé la cravate noire, « par un reste d’habitude militaire », disait-il, rencontra dans la galerie de la Bibliothèque de l’Institut, et au milieu de la foule des académiciens, Spontini, également en grand costume et affublé de tous ses ordres et cordons74 ; il alla à lui les bras ouverts et lui dit d’un air rayonnant : « Spontini, caro amico, décidément l’uniforme est dans la nature. » Ce mot, qui de la part d’un autre eût été une plaisanterie, n’en était pas une pour lui et eût pu s’appliquer à lui-même. La cérémonie commença. Son discours élégant et compassé fut débité de façon à donner bientôt sur les nerfs d’un public qui était arrivé favorable. M. de Vigny était naturellement presbyte, et, ne voulant ni lunettes ni lorgnon, il tenait son papier à distance. Qui ne l’a pas ouï et vu, ce jour-là, avec son débit précieux, son cahier immense lentement déployé et ce porte-crayon d’or avec lequel il marquait les endroits qui étaient d’abord accueillis par des murmures flatteurs ou des applaudissements (car, je le répète, la salle n’était, pas mal disposée), ne peut juger, encore une fois, de l’effet graduellement produit et de l’altération croissante dans les dispositions d’alentour. L’orateur, sans se douter en rien de l’impression générale, et comme s’il avait apporté avec lui son atmosphère à part, comme s’il parlait enveloppé d’un nimbe, redoublait, en avançant, de complaisance visible, de satisfaction séraphique ; il distillait chaque mot, il adonisait chaque phrase. Le public, qui avait d’abord applaudi à d’heureux traits, avait fini par être impatienté, excédé, et, pour tout dire, irrité. Le désaccord entre l’orateur et lui était au comble. Lorsque M. Molé, qui, sans doute, en sa qualité d’homme délicat, avait sa part de cette irritation générale, commença d’un ton net et vibrant, ce fut une détente subite et comme une décharge d’électricité. L’auditoire se mit à respirer, à sourire, à applaudir, à donner à chaque parole, depuis le commencement jusqu’à la fin, une intention et une portée qu’elle n’avait pas eues, et que personne n’aurait soupçonnées à la lecture devant la Commission. C’était exactement le même discours, et il paraissait tout autre. Chaque auditeur était devenu un collaborateur qui ajoutait son sel le plus piquant et qui avait à se venger de son ennui. Je ne dis rien ici qui ne soit littéralement exact. Il y a dans tout succès dramatique (et ce fut un succès dramatique que celui du discours de M. Molé), il y a ce qui est dans l’œuvre même et ce qui est à côté, et cette dernière part est souvent celle qui compte le plus. Le discours de M. de Vigny, avec les circonstances du débit, fut la principale causé du succès de l’orateur rival, devenu tout d’un coup adversaire. Après un spirituel discours de M. de Vigny, débité avec bon goût et bonne grâce, on eût trouvé M. Molé trop sec et trop sobre d’éloges : on le trouva juste, au contraire ; que dis-je ? on le trouva vengeur et charmant.

Une circonstance particulière et que j’allais oublier avait contribué, dès les premiers moments du discours de M. Molé, à armer ce discours en guerre, à l’amorcer en ce sens. Il faut savoir en effet que les discours communiqués à l’avance, une fois lus et arrêtés, on n’y doit plus rien changer. Or M. de Vigny, ayant réfléchi à quelques-unes des objections qu’on lui avait faites devant la Commission sur certains faits graves imputés par lui au premier Empire, avait, tout bien considéré, supprimé au dernier moment une des phrases qu’il devait lire ; il n’en avait point fait part à M. Molé, comme il l’aurait dû, et celui-ci se trouvait ainsi répondre à une phrase qui était retirée. Quand il en fut à cet endroit de sa lecture, il en fit la remarque dans une parenthèse qui fut avidement saisie ; mais ce ne fut là qu’un incident, et le courant électrique se prononçait déjà dans l’assemblée, en vertu d’une influence à laquelle personne, parmi les présents, n’échappa. Voici quelques-uns des mots qu’on distinguait dans le chorus universel. Le poète Guiraud, l’ami de M. de Vigny, disait en sortant de la séance : « Mon amitié a souffert, mais ma justice a été satisfaite. » M. Mérimée disait plaisamment que « M. Molé avait sauvé la vie à M. de Vigny ; car, si le directeur de l’Académie n’avait pas fait cette exécution, le public était si irrité qu’il se serait fait justice de ses propres mains. » M. Droz, l’indulgent Droz, le moins épigrammatique des hommes, traduisait ainsi l’impression qu’il avait reçue de ce discours : « M. de Vigny a commencé par dire que le public était venu là pour contempler son visage, et il a fini en disant que la littérature française avait commencé avec lui. » — « On me dit que M. de Vigny a été immolé à cette séance, ajoutait un autre académicien ; pour moi, je n’ai vu en lui qu’un pontife, et rien ne ressemblait moins à un martyr. »

Le récipiendaire fut quelque temps à se faire illusion et à s’apercevoir de la réalité des choses. Un de ses amis l’abordant au sortir de la séance : « Eh bien, je vous l’avais bien dit que votre discours était un peu long. » — « Mais je vous assure, mon cher, répondit-il magnifiquement, que je ne suis pas du tout fatigué. » Il en était encore à se rendre compte que c’était de l’effet sur le public qu’il s’agissait. Il n’avait donc pas entendu le murmure d’approbation qui avait salué au passage cette phrase de M. Molé s’excusant d’être un peu long : « Mais j’oublie trop, je le crains, la fatigue de cette assemblée. » L’assemblée avait témoigné, à n’en pouvoir douter, combien elle donnait son assentiment à cette parole, qui, dans tout autre cas, eût passé inaperçue et n’eût semblé qu’une politesse oratoire.

Cependant il n’y eut pas moyen pour lui de se méprendre plus longtemps sur l’impression générale, lorsque des amis l’eurent éclairé de toutes parts, comme on avait éclairé autrefois M. de Noyon ; mais ici il n’y avait rien eu de prémédité, comme cela avait eu lieu pour M. de Noyon, raillé et joué par l’abbé de Caumartin75 : la seule opposition sérieuse et réelle avait été dans la contradiction nécessaire et, s’il faut le dire, l’incompatibilité d’un esprit fin, net, positif, pratique, tel que celui de M. Molé, en face d’un talent élevé, mais amoureux d’illusions et sujet aux chimères. La malice et l’irritabilité du public avaient fait le reste. M. de Vigny, m’assure-t-on, prétendait, par suite de cette même illusion encore, que le discours devenu si désagréable pour lui n’était plus exactement le même que celui qu’il avait entendu à huis clos deux jours auparavant et dont il avait remercié spontanément l’auteur. Il se crut mystifié, sans qu’on pût jamais le détromper là-dessus. Il refusa obstinément d’être présenté au roi, comme c’était l’usage, par le même directeur qui l’avait reçu. Pendant trois séances consécutives (février 1846), l’Académie eut à s’occuper de cette affaire et de ce refus : rien n’y fit. Nous eûmes là sous les yeux, comme matière de méditation, au besoin, et comme sujet d’étude morale, la plaie exposée à nu, l’image d’une mortification froide et incurable.

Ayant eu à rendre compte dans la Revue de la séance de réception76, je le fis avec tous les ménagements qu’on devait à un homme d’un talent aussi élevé et en passant aussi légèrement que je pus sur la blessure. Je doute qu’il m’en ait su gré.

Aujourd’hui les choses ont changé de point de vue : les deux acteurs du drame académique ont disparu de la scène du monde. Celui dès deux qui n’était pas homme de lettres est volontiers sacrifié dorénavant par ceux qui sont du métier et qui prennent parti selon leurs préventions, sans savoir ni le premier ni le dernier mot de la comédie. Les discours écrits ont repris toute leur froideur sur le papier, et il est difficile, en les lisant, et même en y remarquant l’opposition constante des points de vue, d’y deviner l’occasion et le prétexté de tant de vivacité égayée et bruyante. J’ai dû, comme je l’aurais fait dans une page de Mémoires, rappeler, puisque je l’avais très-présente, l’action elle-même, et surtout ne pas laisser travestir et dénaturer le personnage de M. Molé, de l’homme d’une rare distinction, qui eut de son côté ce jour-là, comme cela lui arriva souvent, le véritable esprit français, le tact et le goût. Il n’y eut d’un peu trop acéré dans son fait que l’accent ; mais que voulez-vous ? une heure et demie d’impatience et d’agacement, cela se paye comme on peut : on n’est pas Français pour rien, et M. Molé l’était jusqu’au bout des ongles. Sans doute, si l’on considérait les gens de lettres comme solidaires entre eux et faisant corps ou secte (ainsi que M. de Vigny y inclinait), il faudrait se boucher les yeux et les oreilles et se soutenir les uns les autres quand même, envers et contre tous. Ce n’est pas mon cas, et il y a longtemps, grâce à Dieu, que je ne suis d’aucun couvent. Aussi ai-je mon avis, et je l’exprime au naturel. Dans ce duel si fortuitement engagé avec M. Molé, les supériorités poétiques de M. de Vigny sont hors de cause et demeurent hors d’atteinte ; mais dans les sphères humaines et même littéraires, c’est quelque chose aussi qu’un esprit fin, un esprit juste et un bon esprit.

IV.

Les Destinées, recueil posthume de M. de Vigny et dont les pièces, pour la plupart, avaient paru déjà dans cette Revue, ont été généralement bien jugées par la critique : elles sont un déclin, mais un déclin très bien soutenu ; rien n’y surpasse ni même (si l’on excepte un poème ou deux) n’égale ses inspirations premières, rien n’y déroge non plus ni ne les dément. Le recueil est digne du poète. La première pièce, qui a donné le titre au volume, a quelque chose de fatidique et d’énigmatique comme les oracles. Les Destinées, ces antiques déesses qui tenaient les races et les peuples sous leur ongle de fer, régnaient visiblement sur le monde ; mais la terre a tressailli, elle a engendré son sauveur, le Christ est né ! Les filles du Destin se croient dépossédées du coup et vaincues ; elles remontent au ciel pour y prendre le nouveau mot d’ordre et demander la loi de l’avenir ; mais elles redescendent bientôt sous un nouveau titre : la Grâce les renvoie et les autorise de nouveau. Ce que le chrétien appelle la Grâce n’est en effet que la fatalité baptisée d’un nouveau nom. Les Destinées, moyennant détour, ressaisissent donc leur empire, et il reste douteux que, même sous la loi de grâce, l’homme soit plus libre et plus maître de soi qu’auparavant :

Oh ! dans quel désespoir nous sommes encor tous !
Vous avez élargi le collier qui nous lie,
Mais qui donc tient la chaîne ? — Ah ! Dieu juste, est-ce vous ?

La réponse ne vient pas. Le poète, dans tout ce recueil, n’obtient à ses questions aucune réponse consolante. — Cette pièce des Destinées est du plus grand style et rappelle les mythes antiques, ce qu’on lit dans Eschyle, dans Hésiode, ce qu’on se figure de la poésie orphique, de celle des Musée et des Linus. J’y vois encore la contrepartie de l’Églogue à Pollion : Virgile entr’ouvrait le ciel sur la terre, M. de Vigny le referme.

Les mêmes questions redoutables reviennent dans la pièce qui a pour titre le Mont des Oliviers et qui nous rend l’agonie du Christ. Le Christ demande à son père le prix de sa venue : il pose les éternels problèmes du bien et du mal, de la vérité et du doute, de la vie et de la mort, de la Providence et du Hasard, tous les pourquoi possibles, en philosophie naturelle, en philosophie morale, en politique :

Et si les nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d’or des divines idées,
Ou de folles enfants sans lampe dans la nuit,
Se heurtant et pleurant, et que rien ne conduit ?…

Ce poème est des plus beaux par la pensée. Jésus, à toutes les questions qu’il adresse au Père dans son angoisse, ne reçoit aucune réponse ; et pour trancher l’agonie, au milieu de cette nature muette, c’est Judas seul qu’on entend rôdant déjà avec sa torche : d’où le poète conclut que, puisque le Ciel a laissé sans réponse le Fils de l’homme, dorénavant

Le juste opposera le dédain à l’absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

M. de Vigny, dans cette pièce écrite en 1862, dix-huit mois environ avant sa mort, gravait en quelque sorte son testament philosophique, et lui-même il a pratiqué ce silence austère dans son année finale de souffrance et d’agonie. Il a dit quelque part encore ailleurs, dans ce volume :

Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse !

Il y a trois beaux silences chez les grands auteurs de l’antiquité : celui d’Ajax aux Enfers dans l’Odyssée, lorsqu’à jamais furieux et dans sa rancune jalouse pour l’héritage perdu des armes d’Achille, il dédaigne de répondre aux avances d’Ulysse ; celui d’Eurydice dans l’Antigone de Sophocle, lorsque, apprenant la mort de son fils, elle sort sans dire un seul mot pour se tuer ; celui enfin de Didon aux Champs-Elysées de Virgile, lorsqu’elle ne répond aux tendresses tardives d’Énée que par un muet regard de mépris. Dans les trois cas sublimes, un même effet est produit par la haine orgueilleuse d’un héros, par la douleur délirante d’une mère, par le ressentiment implacable d’une amante. M. de Vigny a trouvé lui quatrième et non moins superbe silence : celui du poète.

Un grand désespoir est l’inspiration générale de ces pièces des dernières années, — un sentiment d’abnégation, combattu par je ne sais quel autre sentiment qui dit au poète d’espérer en l’esprit, en l’avenir de l’esprit, et contre toute espérance même. La Bouteille à la mer exprime sous une forme saisissante cette disposition stoïque et funèbre. On est dans un grand naufrage ; qui que tu sois, passager ou capitaine, lutte jusqu’au bout, fais ce que dois ; qui sait ?… peut-être !

La Mort du Loup, qui est dans la même intention stoïque, marque un peu trop le parti pris de chercher partout des sujets de poésie philosophique et méditative ; l’apostrophe aux Sublimes animaux vient un peu singulièrement à propos de cet animal féroce que je n’avais jamais vu tant idéalisé que cela. Les chasseurs en savent là-dessus plus long que moi ; mais ici il me paraît qu’il y a un peu trop de désaccord entre la bête prise pour emblème et la moralité trop quintessenciée.

La Sauvage, qui exprime le contraste de la vie errante primitive avec la colonisation la plus civilisée, est mieux conçue et contrastée : c’est l’éloge de la famille anglaise, du confort anglais, de la religion biblique anglicane. L’idée y est supérieure à l’exécution ; la pièce paraît longue, et un peu d’ennui s’y glisse. Une grave inexactitude s’y fait remarquer : Caïn y est représenté comme laboureur, et c’est à bon droit ; mais Abel, le pastoral Abel, y est donné comme chasseur et hantant les forêts, ce qui n’est pas juste.

Dans Le Joueur de Flûte, le poète a essayé de la poésie familière ; un sentiment d’humilité et de fraternité qui. ne lui est pas habituel l’a inspiré : il explique par une image sensible, empruntée à l’instrument de buis, les désaccords, les fautes et les gaucheries de l’exécution en toute œuvre de l’esprit et de l’art. Il s’en prend, en général, des imperfections moins au joueur lui-même qu’à la flûte. Les derniers vers, où il montre le pauvre mendiant, tout réconforté et encouragé par de bonnes paroles, se remettant à jouer et jouant mieux qu’il n’avait jamais fait, sont des plus heureux :

Son regard attendri paraissait inspiré,
La note était plus juste et le souffle assuré.

Il y a pourtant quelques gaucheries dans cette pièce même. En un endroit, on se demande ce que c’est que Le bon Sens qui se voit, la Candeur qui l’avoue, avec leurs majuscules. Ce n’est pas seulement prétentieux, c’est au rebours de l’intention ; car, précisément, le bon sens et la candeur vont tout droit leur chemin et n’ont pas de grandes lettres sur leur chapeau.

La Maison du Berger, dédiée à Éva, débute par un beau mouvement :

Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;

S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle, … si tu souffres trop enfin, viens, lui dit-il ; laisse là les cités ; la nature t’attend dans son silence et ses solitudes. — Et c’est alors qu’il offre à la belle et pâle voyageuse, comme aux premiers jours du monde, la hutte roulante du berger. L’invective contre les chemins de fer suit de près ; il s’y voit de bien beaux vers :

Évitons ces chemins. Leur voyage est sans grâces,
Puisqu’il est aussi prompt, sur ses lignes de fer,
Que la flèche lancée à travers les espaces
Qui va de l’arc au but en faisant siffler l’air.
On n’entendra jamais piaffer sur une route
Le pied vif du cheval sur les pavés en feu ;
Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute,
Le rire du passant, les retards de l’essieu…

Tout ce passage est charmant ; il y en a de très élevés : la nature parle et dit d’admirables choses dans son impassible dédain pour la fourmilière humaine :

On me dit une mère, et je suis une tombe !

Il revient, vers la fin, à sa maison de berger, qui est, il faut en convenir, un véhicule plus poétique que commode ; mais de beaux vers font tout pardonner. Il promet à Éva de lui lire ses propres poèmes, assis tous deux au seuil de la maison roulante :

Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi quand, devant notre porte,
Les grands pays muets longuement s’étendront.

Voilà un vers à joindre au Pontum adspectabant flentes de Virgile, à ces longues vallées sacrées que Terrant Ulysse voit si souvent se dérouler devant ses yeux dans les contrées désertes qu’il a à traverser chez Homère, — un vers presque égal lui-même à l’immensité. C’est ce côté de M. de Vigny qu’il faut maintenir, et que tous les échecs académiques ne sauraient atteindre. Il avait du grand sous le pointillé.

Mais la pièce, selon moi, la plus belle du recueil, et au moins égale, je le crois, à n’importe lequel de ses anciens poèmes, c’est la Colère de Samson, écrite en 1839 et restée inédite jusqu’ici. Le poète a été trompé par la femme ; il a été trahi et vendu ou du moins raillé, et il le dira ; il le dira à sa manière, sous un masque grandiose, hébraïque, impersonnel : c’est l’antique Samson qui parlera pour lui. Samson est assis dans sa tente au désert, et Dalila, la tête appuyée sur les genoux de l’homme puissant, repose avec nonchalance. L’heure, le moment, l’attitude, sont décrits par un poète qui a retrouvé ses plus jeunes pinceaux. Samson se plaît à bercer la belle esclave et lui chante en hébreu une chanson funèbre dont elle ne saisit pas le sens :

Elle ne comprend pas la parole étrangère,
Mais le chant verse un somme en sa tête légère.

Et cependant Samson, à ce moment où il montre tant de douceur et de complaisance, sait tout : il sait la ruse de la femme, ses perfides confidences à son sujet, ses intelligences avec l’ennemi, et que la femme est et sera toujours Dalila. Trois fois déjà il a tout su, trois fois il l’a vue en pleurs et lui a pardonné. Que voulez-vous ? le plus fort, à ce jeu, est aussi le plus faible :

L’homme a toujours besoin de caresse et d’amour…
Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser…

Dalila pourtant, cette Dalila qui dort sur ses genoux, s’est cruellement jouée de lui ; elle s’est vantée, entre autres choses, de tout lui inspirer sans rien ressentir :

A sa plus belle amie elle en a fait l’aveu :
Elle se sait aimer sans aimer elle-même ;
Un maître lui fait peur. C’est le plaisir qu’elle aime ;
L’Homme est rude et le prend sans savoir le donner.
Un sacrifice illustre et fait pour étonner
Rehausse mieux que l’or, aux yeux de ses pareilles,
La beauté qui produit tant d’étranges merveilles…

En un mot, Dalila est fière de Samson, voilà tout ; il lui fait honneur devant le monde, il la décore et la rehausse en public ; mais elle ne l’aime pas ; il ne l’amuse pas : elle met ses goûts moins haut. Cette Dalila des Philistins est capable, comme une Dalila de Paris, de dire à sa meilleure amie ce mot du cœur qui a été dit bien réellement et qui peint toutes les Dalila : « Vois-tu, ma chère, plus je vais, et plus je sens qu’on ne peut bien aimer que celui qu’on n’estime pas. » Samson est donc à bout, non de pardon, mais de courage ; il a la nausée de tout ; il donnerait sa vie pour rien ; il ne daigne plus la préserver ni la défendre, et il le dit en des termes d’une superbe amertume, qui rappellent en leur genre le Moïse du poète et ses lassitudes mortelles :

Mais enfin je suis las. J’ai l’âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante,
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain,
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et s’y croit ignorée ;
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur !…

M. Michelet envierait ce dernier vers. Aristophane a dès longtemps appelé les femmes toc ; où^èv ûytàç (EN GREC), les rien-de-sain.

Danton disait : « Je suis saoul des hommes. » Samson, à sa manière, le dit des femmes ; il a trouvé la femme « plus amère que la mort. » Il s’abandonne, de guerre lasse, à sa destinée, et Dalila le livre. Mais si sa carrière de défenseur et d’athlète d’Israël est perdue, si ses yeux sont à jamais éteints, les cheveux ont repoussé à Samson et avec eux ses forces : il renverse un jour le temple de Dagon, écrase d’un seul coup ses trois mille ennemis, et il est vengé,

Ce Samson va rejoindre, dans l’œuvre de M. de Vigny, son Moïse, et si j’avais aujourd’hui à nommer ses trois plus beaux et plus parfaits poèmes, je dirais : Êloa, Moïse et la Colère de Samson. Il se sent même, dans ce dernier, un feu et un mordant qui le rend bien autrement vivant que les deux autres. La forme est idéale toujours ; mais elle a comme sa trempe d’amertume ; le vase porte, cette fois, les marques de la flamme. Si Samson est le pendant de Moïse, Dalila est la revanche d’Éloa. — Ce Samson, me dit un connaisseur, est une belle chose ; il y a la griffe.

Je parle au point de vue de l’art : il est un autre point de vue encore. Quand on vient de lire ce dernier volume de M. de Vigny et de s’y rafraîchir l’idée et la mémoire de son talent, on comprend le cas que les esprits élevés et ceux même des nouvelles écoles philosophiques ou religieuses font et feront de lui. Il a compris quelques-uns des grands problèmes de notre âge et se les est posés dans leur étendue. Le poème du Mont des Oliviers les assemble et les suspend comme dans un nuage. Il est de cette élite de poètes qui ont dit des choses dignes de Minerve. Les philosophes ne le chasseront pas de leur république future. Il a mérité que M. Littré commençât sa Vie d’Auguste Comte par une belle parole empruntée de lui : « Qu’est-ce qu’une grande vie ? Une pensée de la jeunesse réalisée par l’âge mûr. »

J’ai épuisé non pas tout ce que j’avais à dire, mais ce qu’il y a d’essentiel dans ma manière propre déconsidérer l’homme et le poète et de les juger. Je voyais peu M. de Vigny dans les dernières années ; je ne le rencontrais qu’à l’Académie, où il était fort exact et le plus consciencieux de nos confrères. On était tenté de lui en vouloir par moments de cet excès de conscience et de l’invariable obstination qu’il mettait en toute rencontre à maintenir son opinion et son idée, même lorsqu’il était seul contre tous, ce qui lui arrivait quelquefois. Il nous donnait par là tout loisir de l’observer, et souvent un peu plus qu’on ne l’aurait désiré ; j’ai retenu plus d’un trait qui achèverait de le peindre, en amenant sur les lèvres le sourire ; mais un sentiment supérieur l’emporte sur cette vérité de détail qui ne s’adresse qu’à des défauts ou des faiblesses désormais évanouies, et, puisque nous avons été reportés par ce dernier recueil aux sommets mêmes de son esprit, aux meilleures et aux plus durables parties de son talent, je m’en tiendrai, en finissant, à la réflexion la plus naturelle qui s’offre à son sujet et qui devient aussi la plus juste et la plus digne des conclusions.

Il est un feu sacré d’une nature particulière qui, chez quelques mortels privilégiés, accompagne et rehausse l’étincelle commune de la vie. Par malheur, ce feu divin, chez tous ceux qu’il visite, est loin d’embrasser et d’égaler la durée de la vie elle-même. Chez quelques-uns, il n’existe et ne se dégage que dans la jeunesse, à l’état de vive flamme, et il ne luit dans son plein qu’un moment. Chez la plupart, il s’éclipse vite, il se voile trop tôt, il s’entoure de brouillards opaques ; on dirait qu’il se nourrit d’éléments plus ternes, il s’épaissit. Passé la première heure si éclatante et si belle, quelque chose s’obscurcit ou se fige en nous. Il en est très peu que le feu divin illumine durant toute une longue carrière, ou chez qui il se change du moins et se distribue en chaleur égale et bienfaisante pour donner aux divers âges humains toutes leurs moissons. Mais c’est déjà beaucoup d’avoir reçu le don et le rayon à une certaine heure, d’avoir atteint d’un jet lumineux, ne fut-ce que deux et trois fois, les sphères étoilées, et d’avoir inscrit son nom, en langues de feu, parmi les plus hauts, sur la coupole idéale de l’art. M. de Vigny a été de ceux-là, et lui aussi, il a eu le droit de dire à certain jour et de se répéter à son heure dernière : « J’ai frappé les astres du front. »