(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. (Suite et fin.) »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry. (Suite et fin.) »

Vaugelas. Discours de M. Maurel, Premier avocat général, à l’audience solennelle de la Cour impériale de Chambéry60. (Suite et fin.)

I.

Du temps de Vaugelas, il y avait plusieurs langues encore distinctes et séparées, celle de la Cour, celle de la Ville, celle du Palais. Le Palais retardait fort sur les deux autres lieux et était décidément arriéré ; le parler y sentait le style de greffier et de notaire. On employait de vieux mots, des locutions rudes ou enchevêtrées : on disait un affaire pour une affaire ; on y prononçait autrement qu’à la Cour : tandis qu’à la Cour ou dans les Cercles polis, on prononçait Je faisais comme avec un a, au Palais on prononçait Je faisois à pleine bouche comme avec un o. Racine, à quelques années de là, ne-faisait que se conformer à la prononciation des anciens du Palais dans ce vers des Plaideurs où l’on pourrait croire qu’il a cédé à la rime :

ISABELLE, déchirant le billet que lui a remis L’Intimé.

Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.

CHICANE AU.

Comment ! c’est un exploit que ma fille lisoit !

Il est à remarquer, au reste, combien la limite était encore indécise sur de certains points. Ainsi, pour cette prononciation de ai ou oi, les mêmes personnes prononçaient différemment selon les différentes occasions. Patru, qui prononçait comme nous Académie française quand il causait dans un salon ou dans une ruelle, s’il avait à haranguer en public, et devant la reine de Suède, par exemple, enflait la voix et disait avec emphase l’Académie françoise, comme il aurait dit l’Académie suédoise, et il n’en agissait de la sorte qu’après avoir pris avis de la docte Compagnie, qui se décidait ici pour la prononciation la plus forte comme étant plus oratoire et plus empreinte de dignité. La prononciation, le sort de certains mots semblaient être encore, selon l’expression des Grecs, sur le tranchant du rasoir : il dépendait d’un rien qu’on allât à droite ou à gauche.

Un principe pourtant se glissait, s’insinuait partout, et déterminait l’inclinaison dans la plupart des cas : en dehors du Palais, la Ville et la Cour étaient d’accord et dans une sorte d’émulation pour adoucir à l’envi les mots et la façon de les prononcer, pour rendre, en parlant, toute chose plus agréable et plus facile ; c’était là le courant général et la pente. L’influence des femmes se fait notablement sentir à ce moment de la langue, et l’on voit à quel point Vaugelas dut compter avec elles. Ainsi, le mot Recouvrer était alors assez difficile à entendre ; beaucoup de gens se trompaient volontiers, et disaient dans ce sens-là Recouvrir, qui leur était plus familier. Cela choquait bien des femmes d’entendre dire : Il recouvra la santé, — ou : Il a recouvré la santé ; elles aimaient mieux recouvert. Vaugelas, docile à l’usage jusqu’à en être esclave, faiblit étrangement en ce cas, je dois l’avouer ; il transige et capitule, et voici le biais qu’il imagine :

« Je voudrais tantôt dire recouvré et tantôt recouvert : j’entends dans une œuvre de longue haleine où il y aurait lieu d’employer l’un et l’autre ; car dans une lettre ou quelque autre petite pièce, je mettrais plutôt recouvert, comme plus usité. Je dirais donc recouvré avec les gens de lettres pour satisfaire à la règle et à la raison et ne pas passer parmi eux pour un homme qui ignorât ce que les enfants savent ; et recouvert avec toute la Cour pour satisfaire à l’usage qui, en matière de langue, l’emporte toujours par-dessus la raison. »

Sur ce point particulier, la raison et la grammaire sont parvenues pourtant à déloger le mauvais usage.

Les courtisans, pour ne pas se fatiguer en prononçant, non seulement adoucissaient. tout, mais étaient disposés, si on les eût laissés faire, à énerver tout. Ainsi, au lieu de Mercredi, Arbre, Marbre, ils prononçaient Mécredi, Abre, Mabre ; ils disaient : « Il n’y en a pus », pour : « Il n’y en a plus » ; ils zézayaient, et au lieu de : On ouvre, On ordonne, ils prononçaient : On z’ouvre, On z’ordonne. En tout cela ils allaient trop loin, et on ne les a pas suivis. Mais ils disaient un Filleul et une Filleule, quand à la ville on disait un Fillol et une Fillole, et ici la douceur de leur prononciation l’emportait.

La Ville elle-même, Paris où tout s’adoucit volontiers et où les femmes aussi donnent le ton, venait à sa manière en aide à la Cour (sauf quelques cas revêches) pour mettre dans la langue plus de facilité usuelle et de coulant. Ainsi, autrefois, on disait Sarge, et la Cour même continuait de le dire ; mais Paris, où le mot revenait plus souvent, prononçait Serge. La Cour se connaissait plus en soie, et Paris plus en serge. Quand la Cour disait encore : Cet homme ici, Ce temps ici, Paris disait : Cet homme-ci, Ce temps-ci ; et c’est mieux. Toute la Cour alors disait : Je vas, et Paris disait : Je vais. Paris, sur tous ces points, a eu raison et gain de cause ; et tantôt corrigeant la Cour, tantôt l’imitant et rivalisant avec elle, il contribuait au moins de moitié à vérifier et confirmer cette remarque de Vaugelas : « Notre langue se perfectionne tous les jours ; elle cherche une de ses plus grandes perfections dans la douceur. »

Sur la locution A présent, Vaugelas nous apprend une particularité assez étrange :

« Je sais bien que tout Paris le dit, et que la plupart de nos meilleurs écrivains en usent ; mais je sais aussi que cette façon de parler n’est point de la Cour, et j’ai vu quelquefois de nos courtisans, hommes et femmes, qui l’ayant rencontrée dans un livre, d’ailleurs très-élégant, en ont soudain quitté la lecture, comme faisant par là un mauvais jugement du langage de l’auteur. »

Vaugelas indique comme équivalent et à l’abri de toute critique A cette heure, Maintenant, Aujourd’hui, Présentement ; mais A présent, qui vaut certes Présentement, l’a emporté et s’est, maintenu malgré la Cour. Messieurs les courtisans étaient souvent trop dégoûtés.

Les femmes alors féminisaient tout ce qu’elles pouvaient. Elles faisaient le plus souvent Ouvrage du féminin (comme dans le latin Opéra) : « Voilà une belle ouvrage. Mon ouvrage n’est pas faite. » Elles n’ont, pas réussi dans cette prétention, d’ailleurs assez naturelle. — Quand on demandait à l’une d’elles qu’on voyait couchée et dolente : « Êtes-vous malade ? » elle répondait invariablement : « Je la suis », au lieu de : « Je le suis. » M. Maurel rappelle heureusement à ce sujet ce mot de Mme de Sévigné, qui disait qu’en répondant a Je. le suis », comme les hommes, les femmes croiraient avoir aussi de la barbe au menton. À pareille question, la plupart répondraient sans doute encore de même aujourd’hui, en faisant la faute. Mais, nonobstant l’exemple et l’infraction fréquente, la règle a tenu bon et résisté. Sur presque tout le reste, les femmes ont gagné plus ou moins la partie, et quiconque a voulu leur plaire en écrivant ou en parlant, a dû éviter les sons durs, les images désagréables, les métaphores qui présentent une idée ignoble ou rebutante. Au milieu de tant de changements, cela n’a pas changé.

Il est piquant de noter bien des incidents et des vicissitudes de mots, à cette époque où la langue muait et où elle était en train de revêtir son dernier plumage. Ainsi, pour le mot Fronde, Vaugelas se croyait encore obligé, en 1647, de bien fixer la manière de dire ; car beaucoup disaient Fonde, conformément à l’étymologie et à cause du latin Funda. Patience ! une année à peine écoulée, et le nom de Fronde, avec la chose, allait éclater et se décider par un véritable suffrage universel.

C’est le suffrage universel qui fait les langues, même du temps où la Cour paraît être tout. Il n’y a pas de dictateur qui tienne : ni le grand Malherbe, ni le grand Balzac, ni la grande Arthénice elle-même (Mme de Rambouillet), n’ont puissance et qualité à cet égard qu’avec l’aide et l’assentiment de tous. « Quand un homme serait déclaré par les États-Généraux du royaume le Père de la Langue et de l’Éloquence française, il n’aurait pourtant pas le pouvoir d’ôter ni de donner l’usage à un seul mot. » C’est Vaugelas qui a dit cette belle et juste parole.

Mme de Rambouillet, cette personne de tant d’autorité, et qui aurait eu le droit de faire des mots et d’imposer des noms (si quelqu’un avait ce droit), fit un jour le mot Débrutaliser, pour dire Oter la brutalité, faire qu’un homme brutal ne le soit plus ; elle s’y connaissait et s’entendait à la chose ; elle savait civiliser son monde et changer les esprits durs et sauvages en des esprits plus doux. Le mot fut approuvé, applaudi de tous ceux à qui on le proposa ; on vota pour lui tout d’une voix dans le salon bleu ; mais il n’en fut ni plus ni moins : Débrutaliser est resté un mot factice et artificiel ; il n’était pas né viable.

Prenons quelques-uns de ces mots singuliers qui réussirent ou échouèrent alors. — Tous les gens de mer disaient Naviguer ; toute la Cour disait Naviger, et, tous les bons auteurs l’écrivaient ainsi. Les gens de mer l’ont emporté ; c’était bien le moins pour une chose qui est si essentiellement de leur cru et de leur domaine.

Il y avait doute encore et débat sur la manière de dire Hirondelle, Arondelle, Hérondelle ; Vaugelas inclinait pour cette dernière forme et l’estimait, la meilleure, comme elle était aussi la plus usitée des trois. Le peuple disait la Rue de l’Hérondelle. Mais ici Hirondelle, appuyée par les savants, devait l’emporter.

Féliciter quelqu’un. — Cette locution, ce mot était récent et avait réussi. Balzac, l’employant l’un des premiers, avait dit agréablement : « Si le mot de féliciter n’est pas encore français, il le sera l’année qui vient, et M. de Vaugelas m’a promis de ne lui être pas contraire quand nous solliciterons sa réception. » Le mot passa sans conteste, moins encore grâce à la faveur de Vaugelas que parce que tout le monde en avait besoin.

Vaugelas a fréquemment de ces horoscopes de mots, et la plupart du temps il devine juste. Ainsi pour Exactitude :

« C’est un mot, dit-il, que j’ai vu naître comme un monstre, contre qui tout le monde s’écriait ; mais enfin on s’y est apprivoisé. Et dès lors j’en fis ce jugement, qui se peut faire en beaucoup d’autres mots, qu’à cause qu’on en avait besoin et qu’il était commode, il ne manquerait pas de s’établir. »

Arnauld avait risqué le mot d’Exacteté dans son livre de la Fréquente Communion (1643), se réglant en cela sur les terminaisons en usage dans les mots de Netteté, Sainteté, Honnêteté ; mais, se voyant à peu près seul, il se rétracta depuis et revint à Exactitude.

Sur Sériosité, l’horoscope de Vaugelas est en défaut ; il lui avait prédit de l’avenir ; il croyait qu’on dirait bientôt : « Cet homme a de la sériosité », pour signifier du sérieux. Vaugelas, qui préférait les mots anciens restés dans l’usage, n’était nullement ennemi des mots nouveaux quand il les jugeait nécessaires. Il était de l’avis d’Apulée : qu’il faut pardonner ou même applaudir à la nouveauté des termes, quand ils servent à éclaircir et à démêler les choses :

« J’ai vu, dit-il, Exactitude aussi reculé que Sériosité, et depuis il est parvenu au point où nous le voyons par la constellation et le grand ascendant qu’ont tous les mots qui expriment ce que nous ne saurions, exprimer autrement, tant c’est un puissant secret en toutes choses de se rendre nécessaires ! mais, en attendant cela, ne nous hâtons pas de le dire, et moins encore de l’écrire. »

Il a eu raison d’être prudent et d’attendre avant de l’employer. Sériosité n’a pu s’introduire, malgré son analogie de formation avec Curiosité ; on s’en est fort bien passé, et l’on en a été quitte pour dire substantivement le sérieux.

Transfuge était un mot alors tout nouveau, mais excellent et fort bien reçu. On n’en avait point d’autre qui pût le suppléer dans notre langue ; car déserteur et fugitif sont autre chose : « on peut être l’un et l’autre sans être transfuge. Transfuge, comme en latin Transfuga, est quiconque quitte son parti pour suivre celui des ennemis. » Pour que ce mot s’établît de plain-pied et d’un si prompt accord, il fallait peut-être que l’idée de patrie elle-même fût bien établie, et encore mieux qu’elle ne l’était il y avait environ un siècle, du temps du connétable de Bourbon. Le cardinal de Richelieu avait contribué plus que personne à inculquer à tous l’idée de l’État, et, par suite, celle des ennemis de l’État et de ceux qui méritent d’être qualifiés de transfuges. Le public était mûr pour le mot. Il y a de ces raisons secrètes et délicates, le plus souvent insaisissables, dans ce qu’on est accoutumé d’appeler des hasards heureux.

Vaugelas nous fait remarquer d’autres mots plus lents, qui ont eu une peine infinie à pénétrer dans la langue et qui y sont pourtant entrés à la longue : par exemple, le mot Insidieux, tout latin et si expressif, Malherbe l’avait risqué ; Vaugelas, qui en augure bien, avant de l’adopter toutefois, le voudrait voir employé par d’autres, et il n’ose le conseiller que moyennant des précautions et des préparations qui le fassent pardonner, comme S’il est permis de parler ainsi, Si l’on peut user de ce mot, etc. Et encore peut-on dire aujourd’hui qu’Insidieux est entré dans la langue littéraire plutôt qu’il n’est passé dans l’usage courant : c’est qu’il est de sa nature un mot savant, dont le sens, dans toute sa force et sa beauté, n’est bien saisi que des latinistes, et qu’il n’a trouvé dans notre langue aucun mot déjà établi, approchant et de sa famille, pour « lui frayer le chemin. » Toutes ces circonstances propres et comme personnelles à chaque mot sont démêlées à merveille par Vaugelas.

S’il y a pour les mots des à-propos et des moments propices qui semblent dépendre du souffle de l’air et des étoiles, il ne leur est pas inutile non plus, quand ce ne sont pas des mots populaires, d’avoir un bon parrain et qui réponde pour eux au début, qui les mette sur un bon pied à leur entrée dans le monde. Ainsi, pour le mot Urbanité qui fut introduit définitivement et autorisé par Balzac ; il avait déjà été employé à la fin du xve  siècle, au commencement du xvie , par Jean Le Maire, de Belges en Hainaut61; mais ce mot, risqué alors par un écrivain de frontière, n’avait pas eu cours dans la langue et n’était pas entré dans la circulation. Il fallut plus tard le reprendre, et il n’eut même toute sa faveur qu’assez longtemps après Balzac et quand on était en pleine possession et jouissance de la qualité fine qu’il désignait.

Le mot Gracieux, chose étrange ! était en pleine défaveur auprès de Vaugelas et n’avait point cours dans l’usage familier : « Ce mot, dit-il, ne me semble point bon, quelque signification qu’on lui donne. » Il l’eût encore admis à la rigueur dans la signification de doux, courtois, civil, et par manière de pléonasme ; mais il n’en voulait pas du tout pour dire celui qui a bonne grâce, une certaine élégance riante. Le mot, dans ses diverses acceptions, ne s’est vu accueilli que plus tard ; il n’est entré au cœur de la langue que par voie un peu détournée et sous le couvert de la peinture. On a eu besoin de dire : « Il y a je ne sais quoi de gracieux dans ce tableau. » Le xviiie  siècle, qui était pour la grâce et pour le joli plus que pour le beau, en a largement usé ; le xviie en était fort sobre. Vaugelas le traitait encore, à sa date, comme un intrus.

Singulière fortune des mots ! je ne puis m’empêcher de comparer leur destinée à la nôtre, à celle des hommes ! Il y en a qui font leur chemin à pas de tortue ou en rampant ; il y en a qui ont véritablement des ailes. Il en est d’aventuriers qui ne font que passer et qu’on ne revoit plus ; il en est d’autres qui fondent leur race et s’établissent. Quelques-uns sont féconds et font véritablement lignée en tous sens ; un certain nombre restent isolés et stériles. Pourquoi ces différences de chance et de succès ? Pourquoi celui-ci qui semblait né pour vivre et qui était comme formé à souhait n’a-t-il duré qu’une saison et s’est-il vu moissonné dans sa fleur ? Pourquoi celui-là que rien ne distinguait d’abord a-t-il la longévité et le règne ? Pourquoi à l’un la popularité et l’éclat, à l’autre l’obscurité et le rebut ? Pourquoi ces mots qui se posent comme d’eux-mêmes sur les lèvres des hommes et qui sont en tout lieu des idoles sonores ; et ces autres mots négligés et sourds qui n’éveillent aucun écho ? J’y vois, sous forme légère, l’emblème et l’image de nos propres générations, de nos vies inégales et inconstantes. Homère a comparé les générations humaines, — Horace a comparé la succession des mots et vocables à la frondaison des bois, aux feuilles passagères qui verdissent, gardent leur fraîcheur plus ou moins de temps, puis jaunissent et tombent.

II.

Vaugelas, qui nous a transmis toutes ces piquantes fortunes et aventures de mots, et qui était l’homme de France le mieux renseigné sur l’usage, n’oublie pas, chemin faisant, d’y joindre toutes sortes de petites règles et de maximes pratiques trop négligées par les grammairiens qui ont suivi ; il nous initie à sa manière de procéder et d’expérimenter, à sa méthode. Et en effet, il y fallait non-seulement de l’attention et de la patience, mais aussi de l’adresse. La façon de questionner, quand il voulait s’éclaircir d’un doute, n’était pas indifférente : pour saisir l’usage au passage et le prendre sur le fait, il ne s’agissait pas d’aller demander de but en blanc à un courtisan ou à une femme du monde : « Comment vous exprimez-vous dans ce cas particulier ? dites-vous ceci, ou bien dites-vous cela ? » Vaugelas avait fort bien remarqué que, dès qu’on adressait à quelqu’un une semblable question, il hésitait à l’instant, se creusait la tête, entrait en doute de son propre sentiment, raisonnait et ne répondait plus avec cette parfaite aisance et naïveté qui est la grâce en même temps que l’âme de l’usage. Vaugelas tenait donc une autre voie et s’y prenait indirectement pour faire dire à la personne ce qu’il voulait savoir et ce qu’il lui importait d’entendre, sans qu’elle soupçonnât le nœud de la difficulté. Il avait, à sa manière, des artifices de juge d’instruction ou de confesseur.

Une autre règle pratique qu’il suivait dans ses doutes sur la langue et qu’il pose en principe général, c’est qu’en pareil cas « il vaut mieux d’ordinaire consulter les femmes et ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien savants en la langue grecque et en la latine. » Ces derniers, en effet, quand on les interroge sur un cas douteux qui ne peut être éclairci que par l’usage, compliquent à l’instant leur réponse, et en troublent, pour ainsi dire, la sincérité par le flot même de leurs doctes souvenirs, oubliant trop « qu’il n’y a point de conséquence à tirer d’une langue à l’autre. » Ainsi Erreur est masculin en latin, et féminin en français ; Fleur, de même ; c’est l’inverse pour Arbre. Chapelain, parmi les oracles d’alors, est le plus remarquable exemple de cet abus du grécisme et du latinisme en français : il avait pour contre-poids, à l’Académie, Conrart qui ne savait que le français, mais qui le savait dans toute sa pureté parisienne. Chapelain aurait voulu, par respect pour l’étymologie, qu’on gardât la vieille orthographe de Charactère, Cholère, avec ch, et qu’on laissât l’écriture hérissée de ces lettres capables de dérouter à tout moment et d’égarer en ce qui est de la prononciation courante. Il trouvait mauvais qu’on simplifiât l’orthographe de ces mots dérivés du grec, par égard pour les ignorants et les idiots, car c’est ainsi qu’il appelait poliment, et d’après le grec, ceux qui ne savaient que leur langue. Vaugelas faisait le plus grand cas, au contraire, de ces idiots, c’est-à-dire de ceux qui étaient nourris de nos idiotismes, des courtisans polis et des femmelettes de son siècle, comme les appelait Courier ; il imitait en cela Cicéron qui, dans ses doutes sur la langue, consultait sa femme et sa fille, de préférence à Hortensius et aux autres savants. Moins on a étudié, et plus on va droit dans ces choses de l’usage : on se laisse aller, sans se roidir, au fil du courant.

« Pour moi, disait Vaugelas, je révère la vénérable Antiquité et les sentiments des doctes ; mais, d’autre part, je ne puis que je ne me rende à cette raison invincible, qui veut que chaque langue soit maîtresse chez soi, surtout dans un empire florissant et une monarchie prédominante et auguste comme est celle de France. »

Vaugelas, bien d’accord en cela avec lui-même, pensait que « la plus grande de toutes les erreurs, en matière d’écrire, était de croire, comme faisaient plusieurs, qu’il ne faut pas écrire comme l’on parle. » Il est vrai que cette maxime d’écrire comme l’on parle doit être entendue sainement, selon lui, et moyennant quelque explication délicate. Mais on voit, par tout cet ensemble de conseils et de principes, combien il était peu grammairien au sens strict et étroit, et quelle part il faisait en tout genre au naturel et même aux aimables négligences.

Ce n’était pas seulement un homme de goût et d’un tact très-fin, c’était un fort bon écrivain que Vaugelas. Il nous l’a prouvé dans sa Préface, et il ne le montre pas moins dans le chapitre final où il s’est réservé de traiter en détail de la pureté et de la netteté du style, deux qualités qu’il prend soin de distinguer et qui se complètent sans, se confondre. De leur union résulte cette perfection du bien dire qu’il a en idée, vers laquelle il tend sans cesse, et où il voudrait conduire ses lecteurs.

La pureté du langage et du style n’est pas la netteté ; elle est plus élémentaire, sinon plus essentielle ; elle consiste « aux mots, aux phrases, aux particules, et en la syntaxe. » La netteté ne dépend que « de l’arrangement, de la structure, ou de la situation des mots, de tout ce qui contribue à la clarté de l’expression. » Emendata oratio, c’est la pureté ; dilucida oratio, c’est la netteté. La pureté est toute du ressort de la grammaire ; la netteté relève déjà du goût, et c’est un commencement, et mieux qu’un commencement de talent. C’est le premier éclat simple (nitor), la lumière même de la pensée dans la parole, et que les grands esprits droits préfèrent à toute fausse couleur. « La netteté, on l’a dit depuis, est le vernis des maîtres. »

Aristote donnait, entre autres éloges, cette louange à Homère ; il lui reconnaît une qualité entre mille autres, qu’il définit très-bien par le mot ένάργεια, lequel signifie une peinture toute distincte, toute pleine d’évidence, de lumière et de clarté : blancheur, éclat parfait, comme venant άργός, d’où argentum. — Il y a quelque chose de cela dans la parfaite netteté pour la prose.

On contrevient à la pureté par le barbarisme et par le solécisme ; et Vaugelas en cite des exemples ; — à la netteté, par le mauvais arrangement, la mauvaise construction ; et il en apporte des exemples également. Malherbe, qui a si bien montré dans ses vers « le pouvoir d’un mot mis en sa place », n’a pas le même soin dans sa prose, et il n’a jamais connu la netteté du style, soit pour la situation des mots, soit pour la forme et la mesure des périodes. Vaugelas dénonce les équivoques comme le plus grand des vices opposés à la netteté du discours. Il s’attache à en énumérer les principales sortes, à en dénombrer les sources les plus fréquentes : les mauvais tours, les transpositions de mots et les entrelacements maladroits, les constructions que l’on appelle louches, « parce qu’on croit qu’elles regardent d’un côté, et elles regardent de l’autre. » Notez ici que l’écrivain devient spirituel à force de propriété et de justesse, comme il sied à un grammairien. — La longueur des périodes est encore un des vices les plus ennemis de la netteté du style : Vaugelas entend parler surtout de celles qui suffoquent et essoufflent par leur grandeur excessive ceux qui les prononcent, « surtout, ajoute-t-il avec esprit, si elles sont embarrassées et qu’elles n’aient pas des reposons, comme en ont celles de ces deux grands maîtres de notre langue, Amyot et Coëffeteau. » Reposoir est fort joli. Nous connaissons à Paris de ces escaliers trop hauts où l’on met du moins des chaises sur le palier à chaque étage, pour permettre de s’asseoir et de respirer un peu. Ce sont de ces petites attentions dont on sait gré, et l’on devrait en avoir de pareilles dans toute période un peu trop longue. Tous ces défauts de style et de diction si ingénieusement définis par Vaugelas, toutes ces longueurs, ces lourdeurs, ces enchevêtrements, ou ces à peu près, on les trouverait réunis dans les écrits de ses adversaires, si l’on avait le temps de s’arrêter à eux.

III.

Il faut bien pourtant, si l’on veut être impartial et juste, s’y arrêter un moment. L’ouvrage de Vaugelas suscita deux contradicteurs et adversaires directs. Le plus digne, le seul digne, La Mothe-Le-Vayer, de l’Académie française, mais de ceux qu’on appelait relâchés sur l’article de la langue, publia en 1647 quatre Lettres adressées à son ami Gabriel Naudé, touchant les nouvelles Remarques sur la Langue française. Il avait publié précédemment, en 1638, des Considérations sur l’Éloquence française de ce temps, dans lesquelles il avait pris les devants et s’était élevé contre les raffineurs du langage.

La Mothe-Le-Vayer, né en 1588 à Paris, avait été d’abord substitut du procureur général : on s’en apercevrait peut-être à son style qui sent quelque peu le Palais et le Parlement. Mais son savoir était des plus étendus et ne se confinait à aucune profession. Il avait beaucoup voyagé et avait observé toutes les coutumes et les mœurs des divers pays ; il avait tout lu, et il procédait par citations, par autorités, comme au xvie  siècle. Homme de sens, sans supériorité d’ailleurs, il avait tant lu de choses qu’il savait que tout a été dit et pensé, et il en concluait que toute opinion a sa probabilité à certain moment, que la diversité des goûts et des jugements est infinie. Il était systématiquement sceptique, sauf dans les matières de foi qu’il réservait par prudence et pour la forme, refusant la certitude à l’esprit humain par toute autre voie. C’était un homme de la Renaissance et de la secte académique ou même pyrrhonienne ; grand personnage au demeurant, très en crédit parmi les gens de lettres, estimé en cour, précepteur du second fils du roi (Monsieur, frère de Louis XIV), et fort appuyé en tout temps du cardinal de Richelieu qui aurait sans doute fait de lui le précepteur du futur roi.

En traitant de l’Éloquence, il parlait de ce qu’il ne possédait pas essentiellement. Il le savait bien : aussi se comparait-il à Cléanthe et à Chrysippe qui s’étaient mêlés autrefois d’écrire des traités de Rhéthorique ; mais ç’avait été de telle sorte, disait en riant Cicéron, que, si l’on voulait apprendre à se taire, on n’avait rien de mieux à faire qu’à les lire. Abordant ainsi le sujet à son corps défendant, c’était chose curieuse, pour un lecteur déjà poli, de l’entendre considérer les mots finement, discourir de la pureté des dictions, se demander d’où pouvait procéder, en fait de paroles, cette grande aversion contre celles qui ne sont pas dans le commerce ordinaire, dans l’usage, et en chercher la raison jusque dans les Topiques d’Aristote. Il traitait aussi des mauvais sons des mots, et il en blâmait de tels chez Du Vair (car il en était encore à M. Du Vair) ; et chez ce vieil auteur qu’on ne lisait plus, il notait comme trop rudes les mots d’Empirance, de Vénusté que Ménage soutint depuis et que Chateaubriand a restauré ; il regrettait de voir Orer pour Haranguer, Los pour Louange, etc. Il avait donc, lui aussi, ses scrupules, mais très-arriérés, et il ne voulait pas qu’on les poussât trop loin, ni jusqu’à s’y asservir au préjudice de l’expression des pensées :

« Il y en a, disait-il, qui, plutôt que d’employer une diction tant soit peu douteuse, renonceraient à la meilleure de leurs conceptions ; la crainte de dire une mauvaise parole leur fait abandonner volontairement ce qu’ils ont de meilleur dans l’esprit ; et il se trouve à la fin que, pour ne commettre point de vice, ils se sont éloignés de toute vertu. »

Le fait est qu’avec le souci qu’ont perpétuellement les Vaugelas, les Pellisson, et en s’y tenant de trop près, on se retrancherait beaucoup de pensées à leur naissance, de peur d’être en peine de les exprimer. Le purisme retient et glace. M. de La Mothe, en esprit solide, le sentait :

« Ce n’est pas, disait-il, que je veuille établir ici l’opinion de quelques philosophes, qui se sont déclarés ennemis capitaux du beau langage. Mon intention est d’en ôter simplement les scrupules dont beaucoup d’esprits sont cruellement gênés, et d’adoucir les peines que se donnent là-dessus des personnes qui porteraient bien plus loin leurs méditations, si ce qu’ils ont de plus vive chaleur ne se perdait par la longueur de l’expression et n’était comme éteint par la crainte d’y commettre quelque faute. Abominanda infelicitas, etc. »

Suit une citation de Quintilien, car La Mothe ne fait jamais dix pas sans un renfort de latin. — On a bien les deux systèmes en présence : d’un côté, le zèle, l’exactitude suprême, mais avec un penchant au purisme ; — de l’autre, une liberté qui va au relâchement, une largeur poussée jusqu’à la latitude, l’indifférence en matière de style, le tolérantisme. Des deux parts on a raison jusqu’à un certain point, et l’on a tort ; on est entre deux écueils : — l’inquiétude, la démangeaison perpétuelle du bien parler, ou la ressource et la théorie du mal écrire.

On ne peut s’empêcher, en lisant La Mothe-Le-Vayer, de lui donner raison en général, quand il s’élève avec une franchise gauloise contre la contrainte servile qu’on voudrait imposer à tout écrivain ; il s’indigne de ces subtilités et de ces enfantillages, et comme il est trop poli pour dire en français ce qu’il pense, il se couvre à ce propos du latin de Cicéron. Ce grand orateur, en son temps, savait fort bien se moquer de ces petites bouches et de ces esprits pusillanimes qui, à force de craindre la moindre ambiguïté dans le langage, en venaient à ne plus même oser articuler leur nom ; et M. de La Mothe ajoute dans un sentiment vigoureux et mâle :

« Ceux dont le génie n’a rien de plus à cœur que cet examen scrupuleux de paroles, et j’ose dire de syllabes, ne sont pas pour réussir noblement aux choses sérieuses, ni pour arriver jamais à la magnificence des pensées. Les aigles ne s’amusent point à prendre des mouches… »

C’est bien pensé, c’est bien dit, mais je dois avertir que je rends service à sa phrase en la coupant.

Dans la seconde partie de son Discours, La Mothe passe à la considération des Périodes pour lesquelles il rend justice à Balzac ; il n’en attaque pourtant pas moins à outrance cette école de la correction qui continue Balzac et qui ne fait guère qu’appliquer ses principes. Il l’accuse de ne pouvoir jamais se contenter elle-même, et de gâter souvent un premier jet heureux à force d’y revenir et de le retoucher. L’orateur Calvus, chez les anciens, nous est représenté comme atteint de cette superstition qui le faisait ressembler à un malade imaginaire : pour trop craindre d’amasser du mauvais sang, on se tire des veines le plus pur et le meilleur. — Il compare encore ces écrivains uniquement élégants, qui prennent tant de peine aux mots, aux nombres, et si peu à la pensée, à ceux « qui s’amusent à cribler de la terre avec un grand soin pour n’y mettre ensuite que des tulipes et des anémones » ; belles fleurs, il est vrai, agréables à la vue, mais de peu de durée et de nul rapport.

La Mothe traite dans ce même esprit la troisième partie de son Discours qui est l’Oraison tout entière, donnant toujours la prédominance au sens, à la doctrine, définissant l’éloquence avec Cicéron : « L’éloquence n’est rien autre chose qu’une belle et large explication des pensées du sage ; Nihil est aliud eloquentia quam copiose loquens sapientia. » On l’y voit blâmant l’excès de la recherche et de la curiosité, observant d’ailleurs la mesure, conseillant aux bons écrivains un peu faibles par la pensée de s’adonner aux traductions comme à de beaux thèmes où ils pourront acquérir beaucoup d’honneur, maintenant et défendant l’usage des citations en langue latine (il y est intéressé) dans tout discours qui ne s’adresse pas au peuple et à une majorité d’ignorants. Tout cela est bien et irréprochable pour le fond : mais lui-même, on ne saurait en disconvenir, il a une manière de dire bien peu propre à persuader ; il abonde en termes et locutions déjà hors d’usage et dont le français ne veut plus ; il dit translations pour métaphores, allégations grecques et latines pour citations ; il dira encore en style tout latin : « La lecture est l’aliment de l’Oraison »,

Quoiqu’il contînt, on le voit, de bonnes idées, bien du sens et de la doctrine, ce traité de l’Éloquence de La Mothe-Le-Vayer péchait donc de bien des manières, et surtout en ce qu’il naissait arriéré, sans à-propos, sans rien de vif ni qui pût saisir les esprits. Il y a dans le cours des choses humaines, et des choses littéraires en particulier, de véritables instants décisifs, des crises : un bon conseil bien donné, bien frappé à ce moment, un coup de main de l’esprit fait merveille et peut faire événement. M. de La Mothe n’avait à aucun degré ce sens de l’à-propos qu’eut Balzac et qu’avait Vaugelas malgré sa lenteur. Il continua toute sa vie de balancer les opinions des Anciens, de les équilibrer les unes par les autres, de dire : « Ceci est juste, cela ne l’est pas ; il y a un milieu ; dans le doute il est bon de s’y tenir. » — Mais ce n’est point avec ces balancements et ces alternatives qu’on agit sur le public et qu’on entre dans les esprits, surtout quand le style est aussi neutre et aussi peu tranchant que la pensée.

Montaigne, à la place de La Mothe, dirait beaucoup des mêmes choses. Il les dirait presque avec la même matière ; mais de quelle manière différente, de quel tour, et avec quelle vivacité de plus ! La Mothe-Le-Vayer n’est guère qu’un Montaigne un peu tardif et alourdi ; mais il y a temps pour tout, il y a l’occasion qui ne revient pas ; il y a une heure pour Montaigne, et une heure pour Vaugelas.

La réponse directe de La Mothe au livre des Remarques, écrite à la sollicitation de Gabriel Naudé (16 7), fut ce que son premier Traité pouvait faire attendre. L’auteur est poli ; il est de ceux qui, par humeur, ne parleraient de qui que ce fût en mauvaise part, et qui, pour rien au monde, « n’offenseraient personne par un mauvais trait de plume. » Il loue même Vaugelas pour plusieurs belles Remarques que contient son livre ; mais il réitère et renouvelle ses regrets sur plus d’un point. On voit d’abord qu’il est ramené un peu malgré lui à dire son avis sur ces questions purement grammaticales de diction et d’élocution ; ce ne sont pas les sujets qu’il préfère : « Mon âme se fait accroire, dit-il, qu’il est temps de s’occuper plus sérieusement, et qu’il y a de la honte à s’amuser encore à des questions de grammaire. » Il proteste d’honorer infiniment l’auteur des Remarques ; les critiques qu’il a essuyées de sa part ne le rendront pas injuste. Il en vient pourtant, puisqu’il le faut, à quelques discussions de détail. Nous ne l’y suivrons pas. La partie pour lui est déjà perdue ; il paraît un peu le sentir. Cette réponse qu’on lui arrache est une sorte de réclamation dernière faite pour l’acquit de sa conscience plus encore que pour l’honneur de la cause. Je ne marquerai ici que ce qui est dit de Coëffeteau, le maître et l’oracle irréfragable selon Vaugelas : le révérend personnage, y attrape son coup de lance et son horion dans la mêlée. « Je veux répondre une fois pour toutes, dit en un endroit M. de La Mothe impatienté, à l’autorité de son M. Coëffeteau. » Et il montre que ce prélat, bon prédicateur en son temps et l’une des plumes les mieux taillées qui fussent alors, aurait mieux fait de songer à être exact aux choses d’importance que de s’attacher à des scrupules si excessifs de mots : cela lui eût épargné quelques bévues, comme lorsqu’en son Florus il fait de la ville de Corfinium un capitaine Corfinius qui n’a jamais existé. Le savant ici s’est vengé, et il est content. Mais, dans toute cette réponse, d’ailleurs, le bon sens se présente de plus en plus habillé de termes étranges et de souvenirs bizarres, tirés pêle-mêle de tous les tiroirs à la fois. Vaugelas n’est que trop justifié.

Après La Mothe-Le-Vayer, c’est à peine s’il faut nommer Scipion Dupleix, lequel pourtant s’appuie de lui et de son autorité. Scipion Dupleix n’avait pas moins de quatre-vingt-deux ans, lorsqu’il acheva d’imprimer, le 14 avril 1651, son in-quarto intitulé Liberté de la Langue française dans sa pureté. Ce bonhomme était un intempestif à tous égards. Dès les premiers mots de son Épître dédicatoire, il montre qu’il ne se doute pas d’où vient le vent et qu’il sait bien peu s’orienter en arrivant de sa Gascogne. S’adressant au président Perrault, attaché aux princes de la maison de Condé, il vocifère contre le fourbe Sicilien, contre le Mazarin, qu’il croit banni de France à jamais. Dupleix, dans cette plaidoirie de l’autre monde, ne fait que reprendre, à trente ans de distance, le rôle que la vieille demoiselle de Gournay avait tenu dans ses querelles contre l’école de Malherbe : ce sont là des revenants ou des sibylles, des caricatures, des demeurants d’un autre âge, qui apparaissent tout affublés à la vieille mode et font rire, même quand ils ont des lueurs de raison. Ce sont de vieux portraits de famille qui se décrochent, descendent du grenier avec leurs toiles d’araignée et se mettent à parler à tort et à travers. On ne les écoute plus.

Et comment écouter un écrivain qui, s’attaquant aux Remarques de Vaugelas, venait vous dire en 1651 : « J’ai desseigné (formé le dessein) d’impugner particulièrement cette pièce » ; qui appelait La Mothe-Le-Vayer, « ce pivot de l’Académie » ; qui voulait qu’on dît Madamoiselle, et non Mademoiselle, attendu que la substitution de l’E à l’A est une marque du ramollissement du langage et n’a cours en pareil cas que « dans la coquetterie des femmes et de ceux qui les cajolent ? » L’A est, selon Dupleix, une lettre incomparablement plus noble, plus mâle, et il en donnait, entre autres, cette raison superlative :

« Le langage des premiers hommes, qui fut inspiré de Dieu à Adam, en fait preuve, puisque ce même grand-père de tous les hommes a son nom composé de deux syllabes avec A, et Abraham, le père des croyants, de trois syllabes aussi en A. Eva, la femme de l’un, a un nom de deux syllabes dont Y une est avec A, et Sara la femme de l’autre, a ses deux syllabes avec la même lettre A. »

Quel grimoire ! Et moi je dis : une cause est perdue quand elle a de tels avocats.

Ce n’était pas un adversaire de Vaugelas, c’était un approbateur sous forme badine et qui se masquait en diseur de contre-vérités, que l’évêque Godeau qui, après la lecture des Remarques, écrivait à l’auteur une lettre assez singulière qui débute de la sorte :

« Monsieur, il y a longtemps que votre libéralité m’a fait un grand présent en m’envoyant le livre de vos Remarques sur notre langue ; mais il y a fort peu de jours que je l’ai reçu après une longue attente. Ce que j’en avais déjà vu, ce que j’en avais ouï dire à ceux qui en peuvent être les juges et qui en sont les admirateurs, m’avait donné une étrange impatience de le lire tout entier. D’abord il semble que la matière, non-seulement n’est pas fort importante, mais qu’elle est tout à fait inutile et indigne d’un homme de votre âge, de votre condition, et, ce qui est plus considérable, de votre vertu et de votre esprit… »

Et Godeau, faisant l’agréable, continue sur ce ton pendant une douzaine de pages, comme s’il avait pris à tâche de résumer toutes les objections des La Mothe-Le-Vayer et autres, et de rassembler tout ce qu’on avait pu adresser de critiques justes ou injustes à Vaugelas sur le peu de raison et de philosophie de sa méthode, sur le peu de solidité et de gravité de son livre ; puis, tout à la fin de la douzième ou treizième page, tournant court tout à coup et comme pirouettant sur le talon, il ajoute :

« Mais, Monsieur, c’est assez me jouer et parler contre mes sentiments. Il est temps que je me démasque et que, tout de bon, je vous dise ce que je pense de voire ouvrage : il n’est indigne ni de votre esprit, ni de votre âge, ni de votre condition, ni de votre vertu. »

C’est un jeu, on le voit, un compliment déguisé en contre-vérité ; mais la plaisanterie est un peu trop prolongée pour être agréable, et je ne sais comment le prit Vaugelas. Il put vraiment faire la grimace à quelque moment de la lecture. Ce qu’on peut affirmer, c’est que Voiture, le ton admis, aurait fait la lettre bien plus leste et plus piquante. Je n’ai jamais mieux senti qu’en lisant cette lettre de Godeau ce que c’est que du Voiture manqué.

IV.

On le comprend maintenant de reste, et, toutes choses bien pesées et examinées, il ne doit plus, ce me semble, rester un doute dans l’esprit de personne : Vaugelas avait sa raison de venir et d’être ; il eut sa fonction spéciale, et il s’en acquitta fidèlement, sans jamais s’en détourner un seul jour ; il reçut le souffle à son moment, il fut effleuré et touché, lui aussi, bien que simple grammairien, d’un coup d’aile de ce Génie de la France qui déjà préludait à son essor, et qui allait se déployer de plus en plus dans un siècle d’immortel renom ; il eut l’honneur de pressentir cette prochaine époque et d’y croire. Dans une table générale et monumentale des écrivains de la langue, de ceux qui ont compté et concouru le jour ou la veille d’un règne si mémorable, sur cet Arc de triomphe de la France littéraire, on écrirait son nom en petites lettres ; mais il aurait sa place assurée.

Aujourd’hui, même après tout ce qui est survenu, même après tant d’invasions qui ont brisé toutes les barrières, on reconnaît encore l’esprit français à quelques-unes des mêmes marques, à ce goût si répandu dans notre pays et qu’on a, soit à la ville, soit parmi le peuple et jusque dans les ateliers, pour la curiosité de la diction, pour les questions de langue bien résolues. On aime à bien dire, argute loqui, comme du temps des Gaulois. C’est bien écrit est le premier éloge que donne une jeune fille du peuple qui a lu et qui se pique d’avoir bien lu. On peut vérifier et suivre ce goût général d’amusements et de récréations philologiques, ce goût à la Vaugelas, jusque dans ces derniers temps, jusqu’à Charles Nodier si connu et presque populaire à ce titre. Que de paris, après déjeuner, que de disputes sur la meilleure façon de dire, dont on le faisait de loin l’arbitre et le juge ! Il était expert juré et patenté pour cela. Je nommerai encore Francis Wey, son ingénieux disciple. Chacun connaît Génin, qui n’a même eu qu’en ces sortes de matières grammaticales tout son mérite et son agrément. Le Dictionnaire de l’Académie n’est-il pas un sujet d’épigrammes continuelles, mais en même temps d’attention ? On aime en France la casuistique du langage62.

Cependant, il ne faudrait pas non plus se le dissimuler, les temps ont changé et changent de plus en plus chaque jour. Le moment actuel est, à certains égards, tout l’opposé de celui de Vaugelas. Alors tout tendait à épurer et à polir : aujourd’hui tout semble aller en sens contraire, et un mouvement rapide d’intrusion se manifeste. Alors tous les mauvais mots demandaient à sortir : aujourd’hui tous les mots plébéiens, pratiques, techniques, aventuriers même, crient à tue-tête et font violence pour entrer. Demandez plutôt à Larchey, ce témoin spirituel et fin des Excentricités du Langage 63; lui aussi, il sait l’usage, il l’écoute, il l’épie en tous lieux, le mauvais comme le bon. Mais, où est le bon aujourd’hui, où est le mauvais ? Que de mots qui ne sont plus précisément des intrus et qui ont leur emploi légitime, au moins dans certains cas ! Je les vois se dresser en foule, frapper à la porte du Dictionnaire de l’usage et vouloir en forcer l’entrée. Je vois des substantifs techniques et tout armés qui se lèvent de toutes parts, d’audacieux et splendides, adjectifs qui nous crèvent les yeux, de gros, de très-gros adverbes (l’adverbe énormément, entre autres, dans le sens usuel de beaucoup), nombre de verbes dont on n’a pas voulu jusqu’ici enregistrer la naissance : — activer ; préciser que s’interdisait Biot, ce physicien bien dégoûté ; — baser, qui faisait dire à Royer-Collard : Je sors s’il entre ; impressionner ; dérailler au figuré, pour dévier, comme l’employait l’autre jour dans un fort bon article tout classique M. Gaston Paris, un jeune savant, fils de savant ; — photographier, au sens moral ou figuré également, etc. Tous, à un titre ou à un autre, tous postulent et réclament le droit de cité. Baser est une expression juste et qui n’a pas son équivalent dans une discussion de finances et de budget. Impressionner dont vous ne voulez pas, n’est pas plus mal formé qu’ambitionner qui a fait doute à son heure et qui a eu le dessus. Chacun de ces verbes a sa raison à produire ; chacun mérite au moins d’être entendu. Et parmi les adjectifs, ce mot splendide que j’employais tout à l’heure, qui revient sans cesse à la bouche et trop souvent, je l’avoue, faut-il pour cela le tenir en dehors et l’exclure dans le sens où on l’applique ? Le mot splendide, je le sais, n’avait guère d’occasions et d’applications autrefois : il en a maintenant de fréquentes. C’est qu’aussi il s’est fait et vu en nos jours beaucoup de choses splendides, depuis le gaz et la lumière électrique jusqu’à la poésie, et il n’est pas d’autre mot que celui-là pour les qualifier. Si l’on récite devant vous, par exemple, le Sommeil de Booz, de Victor Hugo, quelle est la parole qui sort la première de votre bouche pour exprimer votre impression ? « C’est splendide. » Voilà l’expression propre. Or, que fait l’Académie ? Sous prétexte de continuer ce curieux, mais interminable Dictionnaire historique, elle abandonne et néglige de tenir au courant son Dictionnaire de l’usage ; elle se laisse devancer et déborder par tous les lexicographes libres et les Furetières du dehors, Furetières plus probes et plus savants que ceux d’autrefois et envers qui elle affecte de se donner presque les mêmes torts. Que l’Académie veuille y songer : la démocratie des mots, comme toute démocratie en France, aime assez à être conduite et dirigée. Il ne faut bien souvent qu’un seul homme pour donner le branle à tout un empire ; mais il faut bien souvent cet homme aussi pour donner le branle, même à une compagnie. C’est cet homme du métier, — ce groupe et ce noyau de gens du métier, — qui a trop manqué depuis quelque temps à l’Académie française. Cependant l’usage se modifie et varie chaque jour ; ce n’est point par le silence et l’omission qu’il convient de le traiter. Il vit, il existe ; on ne l’élude pas. La fin de non-recevoir, avec lui, a bientôt son terme. En adoptant des noms nouveaux, en multipliant des synonymes nombreux, voyants, saillants, excessifs, et en renchérissant à tout instant sur les anciens, l’usage ne fait, en somme, que répondre à des besoins ou à des caprices, ce qu’il importe de distinguer à temps, « et il se soustraira de plus en plus au Dictionnaire de l’Académie, si celle-ci, à l’exemple des grands politiques, ne se jette dans le mouvement pour le régulariser à son bénéfice64 » et au profit de tous. L’Académie, par lenteur et négligence, me semble bien près de laisser tomber de ses mains le sceptre de la langue que lui déférait la nation. Je le lui ai assez dit quand j’avais l’honneur d’être des plus assidus et des plus habitués dans son sein, pour avoir le droit d’exprimer publiquement cette crainte aujourd’hui65.