(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre II. Des Orateurs. — Les Pères de l’Église. »
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(1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre quatrième. Éloquence. — Chapitre II. Des Orateurs. — Les Pères de l’Église. »

Chapitre II.
Des Orateurs. — Les Pères de l’Église.

L’éloquence des docteurs de l’Église a quelque chose d’imposant, de fort, de royal, pour ainsi parler, et dont l’autorité vous confond et vous subjugue. On sent que leur mission vient d’en-haut, et qu’ils enseignent par l’ordre exprès du Tout-Puissant. Toutefois, au milieu de ces inspirations, leur génie conserve le calme et la majesté.

Saint Ambroise est le Fénélon des Pères de l’Église latine. Il est fleuri, doux, abondant, et à quelques défauts près qui tiennent à son siècle, ses ouvrages offrent une lecture aussi agréable qu’instructive ; pour s’en convaincre, il suffit de parcourir le Traité de la Virginité 184 et l’Éloge des Patriarches.

Quand on nomme un saint aujourd’hui, on se figure quelque moine grossier et fanatique, livré, par imbécillité ou par caractère, à une superstition ridicule. Augustin offre pourtant un autre tableau : un jeune homme ardent et plein d’esprit s’abandonne à ses passions ; il épuise bientôt les voluptés, et s’étonne que les amours de la terre ne puissent remplir le vide de son cœur. Il tourne son âme inquiète vers le Ciel : quelque chose lui dit que c’est là qu’habite cette souveraine beauté après laquelle il soupire : Dieu lui parle tout bas, et cet homme du siècle, que le siècle n’avait pu satisfaire, trouve enfin le repos et la plénitude de ses désirs dans le sein de la religion.

Montaigne et Rousseau nous ont donné leurs Confessions. Le premier s’est moqué de la bonne foi de son lecteur ; le second a révélé de honteuses turpitudes, en se proposant, même au jugement de Dieu, pour un modèle de vertu. C’est dans les Confessions de saint Augustin qu’on apprend à connaître l’homme tel qu’il est. Le saint ne se confesse point à la terre, il se confesse au ciel ; il ne cache rien à celui qui voit tout. C’est un chrétien à genoux dans le tribunal de la pénitence, qui déplore ses fautes, et qui les découvre, afin que le médecin applique le remède sur la plaie. Il ne craint point de fatiguer par des détails celui dont il a dit ce mot sublime : Il est patient, parce qu’il est éternel. Et quel portrait ne nous fait-il point du Dieu auquel il confie ses erreurs !

« Vous êtes infiniment grand, dit-il, infiniment bon, infiniment miséricordieux, infiniment juste ; votre beauté est incomparable, votre force irrésistible, votre puissance sans bornes. Toujours en action, toujours en repos, vous soutenez, vous remplissez, vous conservez l’univers ; vous aimez sans passion, vous êtes jaloux sans trouble ; vous changez vos opérations et jamais vos desseins… Mais que vous dis-je ici, ô mon Dieu ! et que peut-on dire en parlant de vous ? »

Le même homme qui a tracé cette brillante image du vrai Dieu, va nous parler à présent avec la plus aimable naïveté des erreurs de sa jeunesse :

« Je partis enfin pour Carthage. Je n’y fus pas plus tôt arrivé que je me vis assiégé d’une foule de coupables amours, qui se présentaient à moi de toutes parts… Un état tranquille me semblait insupportable, et je ne cherchais que les chemins pleins de pièges et de précipices.

» Mais mon bonheur eût été d’être aimé aussi bien que d’aimer ; car on veut trouver la vie dans ce qu’on aime… Je tombai enfin dans les filets où je désirais d’être pris : Je fus aimé, et je possédai ce que j’aimais. Mais, ô mon Dieu ! vous me fîtes alors sentir votre bonté et votre miséricorde, en m’accablant d’amertume ; car, au lieu des douceurs que je m’étais promises, je ne connus que jalousie, soupçons, craintes, colère, querelles et emportements. »

Le ton simple, triste et passionné de ce récit, ce retour vers la Divinité et le calme du Ciel, au moment où le saint semble le plus agité par les illusions de la terre, et par le souvenir des erreurs de sa vie : tout ce mélange de regrets et de repentir est plein de charmes. Nous ne connaissons point de mot de sentiment plus délicat que celui-ci : « Mon bonheur eût été d’être aimé aussi bien que d’aimer, car on veut trouver la vie dans ce qu’on aime. » C’est encore saint Augustin qui a dit cette parole : « Une âme contemplative se fait à elle-même une solitude. » La Cité de Dieu, les épîtres et quelques traités du même Père, sont pleins de ces sortes de pensées.

Saint Jérôme brille par une imagination vigoureuse, que n’avait pu éteindre chez lui une immense érudition. Le recueil de ses lettres est un des monuments les plus curieux de la littérature des Pères. Ainsi que saint Augustin, il trouva son écueil dans les voluptés du monde.

Il aime à peindre la nature et la solitude. Du fond de sa grotte de Bethléem, il voyait la chute de l’Empire romain : vaste sujet de réflexions pour un saint anachorète ! Aussi, la mort et la vanité de nos jours sont-elles sans cesse présentes à saint Jérôme.

« Nous mourons et nous changeons à toute heure, écrit-il à un de ses amis, et cependant nous vivons comme si nous étions immortels. Le temps même que j’emploie ici à dicter, il le faut retrancher de mes jours. Nous nous écrivons souvent, mon cher Héliodore ; nos lettres passent les mers, et à mesure que le vaisseau fuit, notre vie s’écoule : chaque flot en emporte un moment185. »

De même que saint Ambroise est le Fénélon des Pères, Tertullien en est le Bossuet. Une partie de son plaidoyer en faveur de la religion pourrait encore servir aujourd’hui dans la même cause. Chose étrange ! que le christianisme soit maintenant obligé de se défendre devant ses enfants, comme il se défendait autrefois devant ses bourreaux, et que l’Apologétique aux Gentils soit devenue l’Apologétique aux Chrétiens !

Ce qu’on remarque de plus frappant dans cet ouvrage, c’est le développement de l’esprit humain : on entre dans un nouvel ordre d’idées ; on sent que ce n’est plus la première antiquité ou le bégaiement de l’homme qui se fait entendre.

Tertullien parle comme un moderne ; ses motifs d’éloquence sont pris dans le cercle des vérités éternelles, et non dans les raisons de passion et de circonstance employées à la tribune romaine, ou sur la place publique des Athéniens. Ces progrès du génie philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le renversement des faux Dieux et l’établissement du vrai culte, l’homme aurait vieilli dans une enfance interminable ; car, étant toujours dans l’erreur, par rapport au premier principe, ses autres notions se fussent plus ou moins ressenties du vice fondamental.

Les autres traités de Tertullien, en particulier ceux de la Patience, des Spectacles, des Martyrs, des Ornements des femmes, et de la Résurrection de la chair, sont semés d’une foule de beaux traits. « Je ne sais (dit l’orateur, en reprochant le luxe aux femmes chrétiennes), je ne sais si des mains accoutumées aux bracelets, pourront supporter le poids des chaînes ; si des pieds ornés de bandelettes s’accoutumeront à la douleur des entraves. Je crains bien qu’une tête couverte de réseaux de perles et de diamants, ne laisse aucune place à l’épée186. » Ces paroles, adressées à des femmes qu’on conduisait tous les jours à l’échafaud, étincellent de courage et de foi.

Nous regrettons de ne pouvoir citer tout entière l’Épître aux Martyrs, devenue plus intéressante pour nous depuis la persécution de Robespierre : « Illustres confesseurs de Jésus-Christ, s’écrie Tertullien, un chrétien trouve dans la prison les mêmes délices que les prophètes trouvaient au désert… Ne l’appelez plus un cachot, mais une solitude. Quand l’âme est dans le ciel, le corps ne sent point la pesanteur des chaînes : elle emporte avec soi tout l’homme ! »

Ce dernier trait est sublime.

C’est du prêtre de Carthage que Bossuet a emprunté ce passage si terrible et si admiré : « Notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps ; il devient un je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue 187 : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu’à ces termes funèbres par lesquels on exprime ses malheureux restes ! »

Tertullien était fort savant, bien qu’il s’accuse d’ignorance, et l’on trouve dans ses écrits des détails sur la vie privée des Romains, qu’on chercherait vainement ailleurs. De fréquents barbarismes, une latinité africaine, déshonorent les ouvrages de ce grand orateur. Il tombe souvent dans la déclamation, et son goût n’est jamais sûr. « Le style de Tertullien est de fer, disait Balzac, mais avouons qu’avec ce fer il a forgé d’excellentes armes. »

Selon Lactance, surnommé le Cicéron chrétien, saint Cyprien est le premier Père éloquent de l’Église latine . Mais saint Cyprien imite presque partout Tertullien, en affaiblissant également les défauts et les beautés de son modèle . C’est le jugement de La Harpe, dont il faut toujours citer l’autorité en critique.

Parmi les Pères de l’Église grecque, deux seuls sont très éloquents, saint Chrysostome et saint Basile. Les homélies du premier, sur la Mort, et sur la Disgrâce d’Eutrope, sont des chefs-d’œuvre188. La diction de saint Chrysostome est pure, mais laborieuse ; il fatigue son style à la manière d’Isocrate : aussi Libanius lui destinait-il sa chaire de rhétorique avant que le jeune orateur fût devenu chrétien.

Avec plus de simplicité, saint Basile a moins d’élévation que saint Chrysostome. Il se tient presque toujours dans le ton mystique, et dans la paraphrase de l’Écriture189.

Saint Grégoire de Nazianze190, surnommé le Théologien, outre ses ouvrages en prose, nous a laissé quelques poèmes sur les mystères du christianisme.

« Il était toujours en sa solitude d’Arianze, dans son pays natal, dit Fleury : un jardin, une fontaine, des arbres qui lui donnaient du couvert, faisaient toutes ses délices. Il jeûnait, il priait avec abondance de larmes… Ces saintes poésies furent les occupations de saint Grégoire dans sa dernière retraite. Il y fait l’histoire de sa vie et de ses souffrances… Il prie, il enseigne, il explique les mystères, et donne des règles pour les mœurs… Il voulait donner à ceux qui aiment la poésie et la musique des sujets utiles pour se divertir, et ne pas laisser aux païens l’avantage de croire qu’ils fussent les seuls qui pussent réussir dans les belles-lettres191. »

Enfin, celui qu’on appelait le dernier des Pères, avant que Bossuet eût paru, saint Bernard, joint à beaucoup d’esprit une grande doctrine. Il réussit surtout à peindre les mœurs, et il avait reçu quelque chose du génie de Théophraste et de La Bruyère.

« L’orgueilleux, dit-il, a le verbe haut et le silence boudeur ; il est dissolu dans la joie, furieux dans la tristesse, déshonnête au dedans, honnête au dehors ; il est roide dans sa démarche, aigre dans ses réponses, toujours fort pour attaquer, toujours faible pour se défendre ; il cède de mauvaise grâce, il importune pour obtenir ; il ne fait pas ce qu’il peut et ce qu’il doit faire ; mais il est prêt à faire ce qu’il ne doit pas et ce qu’il ne peut pas192. »

N’oublions pas cette espèce de phénomène du treizième siècle, le livre de l’Imitation de Jésus-Christ. Comment un moine, renfermé dans son cloître, a-t-il trouvé cette mesure d’expression, a-t-il acquis cette fine connaissance de l’homme, au milieu d’un siècle où les passions étaient grossières, et le goût plus grossier encore ? Qui lui avait révélé, dans sa solitude, ces mystères du cœur et de l’éloquence ? Un seul maître : Jésus-Christ.