Théophile Gautier (Suite.)
Poésies. — Voyages. — Salons. — Critique dramatique. — Romans : le Capitaine Fracasse.
On n’est pas impunément poète en ce temps-ci : à peine a-t-on prouvé qu’on l’était bien
et dûment, avec éclat ou distinction, que chacun à Fenvi vous sollicite de cesser de
l’être. La prose, de toutes parts, sous toutes les formes, vous sourit, vous invite, vous
tente, et finalement vous débauche. Je n’en sais, parmi les poètes de ce temps-ci, qu’un
seul, Brizeux, qui fasse exception et qui ait tenu bon jusqu’au bout pour la vertu
poétique immaculée. Je me rappelle qu’en 1831, vers le temps où parut sa gracieuse idylle
de Marie, comme je le visitais en compagnie d’un ami, directeur d’un
journal, nous le trouvâmes au lit, dans une assez pauvre chambre d’hôtel où il logeait, et
assez mécontent du sort ; nous l’engageâmes à travailler et à se joindre à nous pour
quelques articles littéraires : à quoi il nous répondit d’un ton sec : « Non, je
veux que ma carte de visite reste pure. »
Ce qui, je dois le dire, nous parut
légèrement impertinent, à nous qui alors étions jusqu’au cou dans la prose. Brizeux aima
mieux toute sa vie se soumettre à bien des gênes que de prendre sur son cours d’eau
poétique un filet suffisant pour faire tourner quotidiennement le moulin. Il avait même
fini par pousser si loin l’horreur de la prose, qu’il n’écrivait plus ses rares petits
billets, toujours fort courts, à ses amis, qu’au crayon et dans un caractère à peine
visible, de peur sans doute quelles lignes qu’il risquait ainsi ne vinssent à être lues un
jour et à le compromettre. Mais il est arrivé pour lui comme pour tous les chastes Joseph,
c’est qu’on a attribué cet excès de vertu et de continence à son peu de tempérament.
Il n’en était pas ainsi de Théophile Gautier. Il fut tenté de bonne heure, et il céda. Il n’était pas de ces talents qui redoutent si fort la polygamie. Balzac, le premier, ayant lu Mademoiselle de Maupin, lui dépêcha un jour Jules Sandeau, à la rue du Doyenné où il était encore, pour l’engager à travailler à la Chronique de Paris, et Gautier y contribua en effet par quelques nouvelles et des articles de critique. Il collabora aussi au journal du soir, la Charte de 1830, fondé par Nestor Roqueplan vers 1836, — sans y faire ombre de politique, bien entendu. Il entra au Figaro avec Alphonse Karr ; il y mit des articles de fantaisie, entre autres le Paradis des Chats. Le roman de Fortunio, où la fantaisie de l’auteur s’est déployée en toute franchise et où il a glorifié tous ses goûts, se rapporte à ce temps de collaboration. Ce roman très-osé, et sur un ton qu’il ne renouvellera plus, parut d’abord dans le Figaro, chapitre par chapitre. On déchirait une feuille faisant partie du journal, et cela devait former un livre. La première édition du roman était composée de ces feuillets réunis ; l’édition régulière suivit aussitôt (1838). Mais dès 1837, Théophile Gautier était entré au journal la Presse, où il élut domicile pour bien des années, et qui lui fut comme une patrie. A dater de ce moment, il fit partie de ce brillant escadron d’écrivains que M. Emile de Girardin ralliait sous son habile direction, et dont Mme de Girardin n’était elle-même que la première et la plus vaillante lance. Sa double carrière de critique d’art et de critique dramatique commence régulièrement à la Presse pour ne plus s’interrompre depuis. Il n’y resta pas moins de dix-huit ans, jusqu’en 1855, et c’est alors seulement qu’il entra, pour s’y caser, au Moniteur.
I.
Il débuta à la Presse par des articles d’art, notamment sur les peintures d’Eugène Delacroix à la Chambre des Députés. Il ne fut appliqué qu’un peu plus tard à la critique du théâtre. On avait essayé de diverses plumes : Gautier eut son tour avec Gérard ; ils faisaient les feuilletons du théâtre à deux et signaient G. G., pour faire la contre-partie du célèbre J. J. des Débats. Cette combinaison dura près d’un an, après quoi Gautier resta seul et maître du feuilleton.
Maître ! que disons-nous, et quel critique peut se vanter de l’être ? Le journal, tel
qu’il est constitué de nos jours, a créé une charge, une fonction capitale et des plus
actives, laquelle, à son tour, réclame impérieusement son homme : c’est celle de
critique ordinaire et universel. Vous l’êtes ou vous ne l’êtes pas par disposition
première et naturelle, qu’importe ? il vous faut à toute force le devenir. Les poètes,
lorsqu’on fait d’eux des critiques (car, on ne saurait se le dissimuler, la poésie de
nos jours, c’est le luxe et l’ornement ; la critique, c’est le gagne-pain), les poètes
ont une difficulté particulière à vaincre : ils ont un goût personnel très-prononcé. Le
père de la duchesse de Choiseul lui répétait souvent dans son enfance : « Ma
fille, n’ayez pas de goût. »
Ce sage père savait que les délicats sont
malheureux. De même, la première leçon qu’un père prévoyant devrait donner à son fils,
si ce fils se destinait à devenir un critique journaliste, ce serait, selon moi :
« Mon fils, n’ayez pas le goût trop dégoûté ; apprenez à manger de
tout. »
Or, imaginez un poète, c’est-à-dire un être accoutumé à cultiver et à
chérir un idéal, à le caresser dès l’enfance sur l’aile de la fantaisie, imaginez ce
poète subitement mis à pied par la fortune et obligé par métier d’essayer de toutes les
combinaisons, de déguster tous les breuvages et toutes les boissons à leur entrée, ou,
si vous aimez mieux, de tremper le doigt dans toutes les sauces. On regimbe d’abord,
puis l’on s’y fait ; on prend sur soi. La critique des artistes et poètes est sans doute
en certains cas la plus vive, la plus pénétrante, celle qui va le plus au fond ; mais
elle est, de sa nature, tranchante et exclusive. Une fois qu’elle a dit son mot, elle a
fini ; elle n’a plus qu’à se taire. Mais comment se taire quand on a un feuilleton à
remplir ? Il faut parler, il faut juger, même quand les choses n’en valent guère la
peine ; il faut s’étendre et motiver, et savoir intéresser encore, tout en louant et en
blâmant. La nécessité fait loi et, bon gré, mal gré, vous accouche. Oh ! que d’esprit
ainsi dépensé ! que d’idées, que d’aperçus, que de bon sens sous air de boutade, que
d’inspirations heureuses ainsi dispersées en germe et jetées au vent ! que de poudre
d’or embarquée sur des coquilles de noix au fil du courant ! Que si cela vous étonne et
vous afflige, prenez-vous-en aux inventions et aux cadrés du jour de créer ainsi des
critiques d’office qui n’auraient jamais songé à l’être sans cela. Vous qui parlez de
cet élégant feuilletoniste si à votre aise et à la légère, on voit bien que vous ne
savez pas ce que c’est qu’un poète condamné à la corvée à perpétuité.
Pour moi, qui viens de relire bon nombre de ces feuilletons de Théophile Gautier sur
l’Art dramatique, j’ai plutôt admiré comme il s’acquitte de sa tâche
en parfaite bonne grâce, comme il se tire des difficultés et triomphe à demi de ses
goûts sans les sacrifier toutefois. Veuillez, en effet, réfléchir un peu et vous rendre
compte de ses gênes. Il y a des genres tout entiers, réputés des plus français, auxquels
il répugne, — et la Tragédie, — et l’Opéra-Comique, — et le Vaudeville ; il mettrait
volontiers le pied dessus pour les écraser une bonne fois, s’il l’osait. Il a dans la
pensée un type de théâtre à lui, une scène idéale de magnificence et d’éclat, de poésie
en vers, de style orné et rehaussé d’images, de passion et de fantaisie luxuriante,
d’enchantement perpétuel et de féerie ; il y admet la convention, le masque, le chant,
la cadence et la déclamation quand ce sont des vers, la décoration fréquente et
renouvelée, un mélange brillant, grandiose, capricieux et animé, qui est le contraire de
la réalité et de la prose : et le voilà obligé de juger des tragédies modernes qui ne
ressemblent plus au Cid et qui se ressemblent toutes, des comédies
applaudies du public, et qui ne lui semblent, à lui, que « des opéras-comiques en
cinq actes, sans couplets et sans airs »
; ou bien de vrais opéras-comiques en
vogue, « d’une musique agréable et légère, mais qui lui semble tourner trop au
quadrille. »
Il n’est pas de l’avis du public, et il est obligé dans ses
jugements de compter avec le public. Ce qu’il loue le plus, ce qu’il soutient et défend
de tout son cœur, les tentatives dramatiques d’amis illustres, n’obtiennent que des
succès douteux et très-combattus : il lui faut dissimuler tant qu’il peut ces
résistances obstinées de la masse bourgeoise à ce qu’il admire et à ce qu’il aime.
Rachel paraît et semble ressusciter avec éclat un genre qu’il abhorre. Ponsard reprend
en sous-œuvre la tragédie, et son succès de bon. sens est un nouvel échec à la cause de
l’imagination pure. Il y a plus : la muse de la maison, la brillante Delphine fait
elle-même des rôles pour Rachel, et le critique, ces soirs-là, se voit pris et serré
comme dans un étau. C’est au milieu de toutes ces difficultés, de tous ces écueils, que
le feuilleton de Théophile Gautier a à se gouverner et à naviguer, et il s’en tire
toujours d’un air d’aisance, d’élégance, avec infiniment d’adresse et toute la grâce
d’une gondole qui se jouerait en plein canal54.
On lui a reproché comme critique, surtout vers la fin, une souveraine indulgence et indifférence. Il a acquis en effet un surcroît de mansuétude avec les années ; le Gautier du Moniteur n’est plus tout à fait celui de la Presse. Mais je ne trouve pas cependant qu’il ait cette indifférence absolue qu’on lui prête ; il sait très-bien marquer et faire sentir toujours ses nuances d’affection ou de déplaisance. Quand il est forcé de louer ce qu’il aime moins, il n’y a qu’à bien l’écouter ; il indique finement le degré en baissant le ton et en mettant une sourdine à la louange. J’ai noté de lui un éloge de Béranger qui est, à cet égard, un petit chef-d’œuvre. Notre métier de critique (je parle de ceux qui le font avec délicatesse et en honnêtes gens) a ses secrets, et il n’est que de les bien connaître. Un homme d’esprit et de tact qui avait vieilli dans le journalisme me disait un jour
« Un critique, en restant ce qu’il doit être, peut avoir jusqu’à trois jugements, — trois expressions de jugement : — le jugement secret, intime, causé dans la chambre et entre amis, un jugement d’accord avec le type de talent qu’on porte en soi, et, par conséquent, comme tout ce qui est personnel, vif, passionné, primesautier, enthousiaste ou répulsif, un jugement qui, en bien des cas, emporte la pièce : c’est celui de la prédilection ou de l’antipathie.
« Mais on n’est pas seul au monde, on n’est pas le type et le modèle unique et universel ; il y a d’autres moules que celui que nous portons en nous, il y a d’autres formes de beauté en dehors de celle que nous adorons comme la plus parente de notre esprit, et elles ont le droit d’exister. Au sein de cette infinie variété des talents, pour les embrasser et les critiquer, la première condition est de les comprendre, et, pour cela, de s’effacer, ou même de se. contrarier et de se combattre. Il faut, si l’on veut rester juste, introduire à chaque instant dans son esprit un certain contraire. Cela constitue le second jugement, réfléchi et pondéré, en vue du public : c’est celui de l’équité et de l’intelligence.
« Enfin il y a un troisième jugement, souvent commandé et dicté, au moins dans la forme, par les circonstances, les convenances extérieures ; un jugement modifié, mitigé par des raisons valables, des égards et des considérations dignes de respect : c’est ce que j’appelle le jugement déposition ou d’indulgence. »
Il y a de ces trois sortes de jugements dans les feuilletons de Théophile Gautier, comme chez nous tous. Ce qu’il y a surtout, c’est infiniment d’esprit et, sous air de paradoxe, plus d’une vérité. Ainsi, à propos d’une pièce (la Fille du Cid) de Casimir Delavigne :
« Dans le monde des arts, il y a toujours au-dessous de chaque génie un homme de talent qu’on lui préfère. Le génie est inculte, violent, orageux ; il ne cherche qu’à se contenter lui-même et se soucie plus de l’avenir que du présent. — L’homme de talent est propre, bien rasé, charmant, accessible à tous ; il prend chaque jour la mesure du public et lui fait des habits à sa taille, tandis que le poète forge de gigantesques armures que les Titans seuls peuvent revêtir. — Sous Delacroix, vous avez Delaroche ; sous Rossini, Donizetti ; sous Victor Hugo, M. Casimir Delavigne. »
Ainsi encore, à propos d’une pièce de Marivaux, il glissera ce spirituel éloge de la manière :
« Marivaudage ! c’est bientôt dit, mais n’en fait pas qui veut, et peu de gens ont eu cet honneur de donner un vocable nouveau à la langue. Marivaux a l’horreur du vulgaire, et il cherche l’esprit. — Qu’est-ce que cela fait, puisqu’il le trouve ? — Il est maniéré. — Soit ! pourtant il ne faudrait pas trop dire de mal des maniérés : ce sont des gens de beaucoup de talent et d’invention, qui ont eu le tort de venir lorsque tous les magnifiques lieux communs, fonds du bon sens humain, avaient été exploités par les maîtres d’une façon supérieure : ne voulant pas être copistes, ils ont tâché de renouveler la face de l’art par la grâce, la délicatesse, le trait les mille coquetteries du style ; le riche filon était épuisé, ils ont poursuivi la fibre dans ses ramifications les plus imperceptibles. C’est encore une assez belle part. Il n’est pas donné à tout le monde d’arriver à une époque vierge, au sortir d’une barbarie relative, où l’on puisse être simple, grand et naïf. Quand la société s’est compliquée, que les mœurs se sont effacées à force de se polir, que le goût usé se blase de chefs-d’œuvre, il faut cependant faire quelque chose, ou répéter dans une suite de contre-épreuves, de plus en plus pâles, les types classiques… Si Marivaux n’avait pas les défauts que l’on critique en lui et qui ne sont, à vrai dire, que des qualités poussées à l’excès, il se perdrait obscurément parmi la foule obscure des plats imitateurs de Molière. La manière l’a sauvé. »
On ne peut mieux dire en parlant de Marivaux, ni mieux plaider indirectement pour soi-même, quand on est Théophile Gautier.
II.
En 1840, il fit son premier voyage d’Espagne. Il avait peu couru jusqu’alors et n’avait
fait qu’un tour en Belgique et en Hollande. Le Théophile Gautier des premières poésies
se représente à nous comme un jeune homme frileux et casanier, « vivant au coin
du feu avec deux ou trois amis et à peu près autant de chats55. »
Le voyage d’Espagne le fit un tout autre homme et le transforma. Il a remarqué à propos du peintre d’Orient, Marilhat, que l’âme a sa patrie comme le corps, et que souvent ces patries sont différentes. En mettant le pied en Espagne, lui-même il reconnut aussitôt son vrai climat et sa vraie terre. C’est, dit-il, ce qui l’a saisi le plus dans sa vie. Son talent découvrit du premier coup d’œil un ample champ de tableaux et trouva à s’y épanouir en pleine jouissance et félicité. Il y devint dès le premier jour le peintre accompli que nous savons.
La conquête littéraire véritable de Théophile Gautier est de ce côté, et je dois y insister. Où en était avant lui la description locale, celle des pays et des climats ? Cette description n’est véritablement née qu’au xviiie siècle avec Rousseau, Ruffon, Bernardin de Saint-Pierre, Volney, Saussure : elle s’est continuée avec éclat et distinction dans notre siècle par Chateaubriand, Ramond, de Humboldt… Cependant que de choses il restait encore à désirer pour le détail et la précision ! Bernardin de Saint-Pierre écrivait le 1er janvier 1772 ce qu’il aurait pu redire aussi exactement soixante ans après :
« L’art de rendre la nature est si nouveau, que les termes mêmes n’en sont pas inventés. Essayez de faire la description d’une montagne de manière à la faire reconnaître : quand vous aurez parlé de la base, des flancs et du sommet, vous aurez tout dit. Mais que de variétés dans ces formes bombées, arrondies, allongées, aplaties, cavées, etc. ! Vous ne trouverez que des périphrases : c’est la même difficulté pour les plaines et les vallons…
« Il n’est donc pas étonnant que les voyageurs rendent si mal les objets naturels. S’ils vous dépeignent un pays, vous y voyez des villes, des fleuves et des montagnes ; mais leurs descriptions sont arides comme des cartes de géographie : l’Indoustan ressemble à l’Europe ; la physionomie n’y est pas. ».
Mais Bernardin de Saint-Pierre, parlant depuis Théophile Gautier, ne dirait certainement plus la même chose, et s’il avait des critiques ou des plaintes à faire, elles seraient d’un genre différent.
Le propre de l’homme de lettres, il n’y a pas longtemps encore, était d’être empêché
dès qu’on le tirait de ses livres, et de ne pas savoir comment se nomment les choses.
Théophile Gautier s’est montré, à cet égard, le contraire de l’homme de lettres. Il
n’est jamais plus à l’aise que quand on le met en face d’une nature ou d’un art à
développer et à exhiber. Son talent semble créé tout exprès pour décrire les lieux, les
cités, les monuments, les tableaux, les ciels divers et les paysages. Ce n’est pas un de
ces talents qui se réservent pour donner en deux ou trois grandes occasions, qui s’y
préparent à l’avance, et qui, une fois le grand site décrit, le grand morceau exécuté,
se détendent et se reposent : c’est chez lui un état pittoresque habituel, facile, une
manière continue, et pour ainsi dire inévitable, de tout voir et de montrer ce qu’il a
vu. Je viens de relire ce volume sur l’Espagne : depuis le moment où l’on y entre avec
lui par le pont de la Bidassoa, jusqu’à celui où l’on s’embarque à Valence, tout est
peint, déroulé aux regards. Henri Heine, le railleur, rencontrant Gautier à un concert
de Listz à la veille de son départ, lui avait dit : « Comment ferez-vous pour
parler de l’Espagne quand vous y serez allé ? »
Théophile Gautier, pour cela,
s’y prit d’une manière bien simple : ayant vu l’Espagne pour son compte, il la fit voir
telle et toute pareille à tous. Il fallait, à cet effet, une double faculté qui n’en
fait qu’une chez lui : avoir un coin particulier dans l’organe de la vision, et y
joindre un don, particulier aussi et correspondant, pour l’expression des choses de la
vision.
Quoiqu’il puisse sembler bien naïf, avec un écrivain dont le récit forme comme un bas-relief ou un panorama continu et où tout est tableau, de prétendre en détacher un et de venir le présenter dans un cadre, je veux le faire pour l’endroit capital de ce voyage d’Espagne, pour le moment décisif qui est l’entrée en Andalousie. C’est à cet instant que Gautier reçut le coup de soleil qui le bronza, et qu’il salua véritablement et d’un amoureux transport cette Espagne tirant sur l’Afrique, sa vague chimère jusque-là et son rêve. Je suppose donc qu’on ait à lire quelque chose de Théophile Gautier devant Bernardin de Saint-Pierre, ce grand juge du pittoresque, et un juge difficile, aisément mécontent ; voici la page que je choisirais :
« La route s’élevait en faisant de nombreux zigzags. Nous allions passer le Puerto de los perros (passage des chiens, ainsi nommé parce que c’est par là que les Maures vaincus sortirent de l’Andalousie) ; c’est une gorge étroite, une brèche faite dans le mur de la montagne par un torrent qui laisse tout juste la place de la route qui le côtoie. On ne saurait rien imaginer de plus pittoresque et de plus grandiose que cette porte de l’Andalousie. La gorge est taillée dans d’immenses roches de marbre rouge dont les assises gigantesques se superposent avec une sorte de régularité architecturale ; ces blocs énormes aux larges fissures transversales, veines de marbre de la montagne, sorte d’écorché terrestre où l’on peut étudier à nu l’anatomie du globe, ont des proportions qui réduisent à l’état microscopique les plus vastes granits égyptiens. Dans les interstices se cramponnent des chênes verts, des lièges énormes,, qui ne semblent pas plus grands que des touffes d’herbe à un mur ordinaire. En gagnant le fond de la gorge, la végétation va s’épaississant et forme un fourré impénétrable à travers lequel on voit par places luire l’eau diamantée du torrent…
« La Sierra-Morena franchie, l’aspect du pays change totalement ; c’est comme si l’on, passait tout à coup de l’Europe à l’Afrique : les vipères, regagnant leur trou, rayent de traînées obliques le sable fin de la route ; les aloès commencent à brandir leurs grands sabrés épineux au bord des fossés. Ces larges éventails de feuilles charnues, épaisses, d’un gris azuré, donnent tout de suite une physionomie différente au paysage. On se sent véritablement ailleurs ; l’on comprend que l’on a quitté Paris tout de bon ; la différence du climat, de l’architecture, des costumes, ne vous dépayse pas autant que la présence de ces grands végétaux des régions torrides que nous n’avons l’habitude de voir qu’en serre chaude. Les lauriers, les chênes verts, les lièges, les figuiers au feuillage verni et métallique, ont quelque chose de libre, de robuste et de sauvage, qui indique un climat où la nature est plus puissante que l’homme et peut se passer de lui.
« Devant nous se déployait comme dans un immense panorama le beau royaume d’Andalousie. Cette vue avait la grandeur et l’aspect de la mer : des chaînes de montagnes, sur lesquelles l’éloignement passait son niveau, se déroulaient avec des ondulations d’une douceur infinie, comme de longues houles d’azur. De larges traînées de vapeurs blondes baignaient les intervalles ; çà et là de vifs rayons de soleil glaçaient d’or quelque mamelon plus rapproché et chatoyant de mille couleurs comme une gorge de pigeon. D’autres croupes bizarrement chiffonnées ressemblaient à ces étoffes des anciens tableaux, jaunes d’un côté et bleues de l’autre. Tout cela était inondé d’un jour étincelant, splendide, comme devait être celui qui éclairait le Paradis terrestre. La lumière ruisselait dans cet océan de montagnes comme de l’or et de l’argent liquides, jetant une écume phosphorescente de paillettes à chaque obstacle. C’était plus grand que les plus vastes perspectives de l’Anglais Martynn, et mille fois plus beau. L’infini dans le clair est bien autrement sublime et prodigieux que l’infini dans l’obscur. »
On vient de supprimer, à l’École des Beaux-Arts, le grand prix de paysage, et l’on a bien fait : en fait de paysages, les comparaisons sont impossibles ; les plus humbles, les plus inattendus, les plus agrestes sont souvent ceux qui plaisent le plus : et cependant il y a une grandeur dans l’éclat qu’il n’appartient qu’aux vrais maîtres de savoir saisir, et dans cette belle page le peintre a tout réuni.
L’endroit le plus étudié du livre et le plus caressé, s’il est permis encore une fois de choisir dans une peinture aussi continue, c’est Grenade et ses merveilles, l’Alhambra et le Généralife. Théophile Gautier y arrivait tout plein de la Grenade des Ballades et des Orientales ; il dut rabattre de quelques illusions au premier abord devant la Grenade réelle et moderne ; mais bientôt, à la visiter en détail et à la bien pénétrer, il retrouva tous ses ravissements. Il ne se contentait pas de hanter, d’habiter même par moments ces palais et antiquités moresques qui étaient Sa première et souveraine passion, il voyait aussi la société, allait à la tertulia presque chaque soir et se mêlait familièrement aux belles jeunes filles et aux enfants rieuses. Il y éprouva des sentiments qu’on lui refuse trop, parce qu’il ne les a pas étalés, et, en dehors du récit, il s’est réservé de les enfermer discrètement dans la forme sculptée des vers. Qu’on lise sa jolie pièce aux Trois Grâces de Grenade, Martirio, Dolorès et Gracia. Voici de lui un tout petit couplet, un air détaché qui est aussi daté de Grenade et qui fait songer :
J’ai laissé de mon sein de neigeTomber un œillet rouge à l’eau..Hélas ! comment le reprendrai-je,Mouillé par l’onde du ruisseau ?Voilà le courant qui l’entraîne !Bel œillet aux vives couleurs,Pourquoi tomber dans la fontaine ?Pour t’arroser j’avais mes pleurs !
Un vrai couplet à mettre en musique par Mozart. — Théophile Gautier a dû à Grenade et à
son ciel enchanté des heures de mélancolie, — « d’une mélancolie sereine bien
différente de celle du nord. »
Le poète plastique, tout occupé de
« donner une fête à ses yeux »
, et leur recommandant de bien saisir
chaque forme, chaque contour des tableaux qui se développaient devant eux et qu’ils ne
reverraient peut-être plus, s’y révèle avec une vivacité de sentiment et d’émotion qui
témoigne d’une organisation particulière. Après une description heureuse du Généralife
qui n’est, en quelque sorte, que le pavillon champêtre de l’Alhambra, et dont le charme
principal consiste dans les jardins et les eaux, il termine par une image vivante et
d’une adoration toute sympathique :
« Un canal, revêtu de marbre, occupe toute la longueur de Fenclos, et roule ses flots abondants et rapides sous une suite d’arcades de feuillage formées par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès sont plantés sur chaque bord… La perspective est terminée par une galerie-portique à jets d’eau, à colonnes de marbre, comme le patio des myrtes de l’Alhambra. Le canal fait un coude, et vous pénétrez dans d’autres enceintes ornées de pièces d’eau et dont les murs conservent des traces de fresques du xvie siècle… Au milieu d’un de ces bassins s’épanouit, comme une immense corbeille, un gigantesque laurier-rose d’un éclat et d’une beauté incomparables. Au moment où je le vis, c’était comme une explosion de fleurs, comme le bouquet d’un feu d’artifice végétal ; une fraîcheur splendide et vigoureuse, — presque bruyante, si ce mot peut s’appliquer à des couleurs, — à faire paraître blafard le teint de la rose la plus vermeille ! Ses belles fleurs jaillissaient avec toute l’ardeur du désir vers la pure lumière du ciel ; ses nobles feuilles, taillées tout exprès par la nature pour couronner la gloire, lavées par la bruine des jets d’eau, étincelaient comme des émeraudes au soleil. Jamais rien ne m’a fait éprouver un sentiment plus vif de la beauté que ce laurier-rose du Généralife. »
Et à ce laurier-rose glorieux et triomphant, « gai comme la victoire, heureux
comme l’amour »
, il a même adressé des vers et presque une déclaration, telle
vraiment qu’Apollon eût pu la faire au laurier de Daphné.
III.
Une fois mis en goût de voyage et cette nouvelle vocation reconnue et déclarée,
Théophile Gautier ne chôma plus et ne résista qu’autant qu’il était retenu par sa chaîne
au cou, « dans la niche qu’on lui avait faite au bas du journal »
, ainsi
qu’il s’est lui-même représenté. Il revit l’Espagne, dès qu’il le put, en 1846. Il avait
vu l’Afrique, l’Algérie, pour la première fois en 1845, en juillet-août, au plein cœur
de l’été, ayant pour principe qu’il faut affronter chaque pays dans toute la violence de
son climat, le Midi en été, le Nord en hiver ; se donner l’ivresse de la neige, comme
celle du soleil. Il ne devait visiter l’Italie qu’en 1850, l’Orient et Constantinople
qu’en 1852. C’est alors qu’il revint par Athènes, et qu’il y reçut une seconde sensation
et impression aussi forte que celle qu’il avait éprouvée en Espagne : l’effet même, tel
qu’il en juge aujourd’hui, lui paraît avoir été plus décisif et plus profond. En
présence du Parthénon, du temple d’Érechthée, de ces immortels débris d’un art qui fait
comme partie de la nature, de ces montagnes pas trop hautes, de cet horizon aux lignes
sobres et parfaites, il fut saisi par un sentiment d’harmonie et de proportion. Athènes
lui donna le sens de la mesure : ce fut à tel point que Venise, au retour, y perdit, et,
dans son délicieux pêle-mêle, lui parut moins divine qu’auparavant.
Lui qui avait quelquefois aimé et rêvé des monstres, il put se dire, à la vue de
l’Attique, de ce pays qui a été comme créé exprès sur l’échelle humaine : « J’ai
connu trop tard la beauté véritable ! »
Je n’oserais assurer pourtant qu’il
alla dans son regret jusqu’au repentir ; mais je tiens à bien marquer cette disposition
particulière qu’il a à entrer pour ainsi dire dans chaque climat, à s’y incorporer et à
s’y soumettre. Ce n’est plus une personne distincte, c’est le climat même. Athènes,
après Grenade, ne fut que le plus admirable accident.
Son voyage d’Afrique, en 1845, l’avait aguerri à toutes les fatigues. Il fit en amateur la première expédition de Kabylie dans l’état-major du maréchal Bugeaud, qui lui avait donné une tente, deux chevaux et un soldat. De cinq amateurs qui suivirent l’expédition, trois moururent de fatigue ou de chaleur. Il revint à Paris, vêtu en Arabe, coiffé du fez, chargé du burnous et, sur l’impériale de la diligence depuis Châlons, tenant entre les jambes une jeune lionne qu’on lui avait confiée. Il eut lui-même une rentrée de lion : halé, fauve, avec des yeux étincelants. Je le vois encore tel qu’il était à cette date et à cette époque fortunée, dans toute la force et la superbe de la seconde jeunesse, dans toute l’ampleur et l’opulence de la virilité ; aspirant la vie à pleins poumons, à pleine poitrine ; ayant sa mise à lui, et, sur cette large poitrine dilatée, étalant pour gilet je ne sais quelle étoffe couleur de pourpre, une cuirasse pittoresque, de même que Balzac avait eu dans un temps sa canne à la pomme merveilleuse. Deux petits poneys, dignes de Tom Pouce, attelés à un élégant coupé dont la caisse en roulant rasait le pavé, portaient partout un maître à teint olivâtre qui remplissait majestueusement le dedans, et semblaient prêts eux-mêmes, à chaque visite où l’on s’arrêtait, à monter sans façon jusqu’à l’entre-sol. C’est alors, dans une de ces heures de satisfaction et de naturel orgueil, qu’il put écrire ces vers qu’il a intitulés spirituellement Fatuité (le propre du poète est d’exprimer au vif chaque sentiment qui le traverse et qui fut vrai, ne fut-ce qu’un moment) :
Je suis jeune, la pourpre en mes veines abonde ;Mes cheveux sont de jais et mes regards de feu,Et, sans gravier ni toux, ma poitrine profondeAspire à pleins poumons l’air du ciel, l’air de Dieu.
Aux vents capricieux qui soufflent de Bohême,Sans les compter je jette et mes nuits et mes jours,Et, parmi les flacons, souvent l’aube au teint blêmeM’a surpris dénouant un masque de velours.
Plus d’une m’a remis la clef d’or de son âme ;Plus d’une m’a nommé son maître et son vainqueur ;J’aime, et parfois un ange avec un corps de femme,Le soir, descend du ciel pour dormir sur mon cœur.
On sait mon nom ; ma vie est heureuse et facile ;J’ai plusieurs ennemis et quelques envieux ;Mais l’amitié, chez moi, toujours trouve un asile,Et le bonheur d’autrui n’offense pas mes yeux.
Ce sont là des vers magnifiques dans leur genre, des vers plantureux et surabondants de santé et de séve. On comprend qu’on soit quelque peu tenté d’être matérialiste, quand la matière est si riche et si belle. Jamais homme maigre et chétif ne fera de cette poésie-là. — Mais je vois d’ici triompher les railleurs et les demi-bienveillants. Voilà donc, diront-ils, où en viennent ces désespérés et ces forcenés de l’idéal comme d’Albert, tous ces petits-neveux de René ! — Hélas ! oui, il suffit de vivre et de continuer d’aller pour que peu à peu ces premières tristesses s’abattent, pour que tôt ou tard ces grands orages s’apaisent. Que voulez-vous ? le sceptique à la fin se lassé de chercher toujours à vide, l’ennuyé se distrait, le désespéré s’engourdit ou se console ; rien qu’à dissimuler même, insensiblement on enferme son mal et l’on s’en déshabitue. Raison, résignation ou feinte, il se fait en nous, avec les années, un second nous-même, qui masque et quelquefois étouffe le premier. D’Albert est guéri ou semble l’être, ce qui, à la longue, revient au même : Fortunio le remplace. L’homme fait, l’homme réel a succédé au jeune homme des songes. La nature, en ce qu’elle a de vigoureux et de vivace, l’emporte. C’est la loi. Et dans le Gœthe de Weimar, dans ce personnage majestueux et paisible de la fin ou du milieu de la vie, qui donc reconnaîtra Werther ?
J’ai encore bien à dire sur le critique d’art et sur le romancier. Une trentaine de volumes pour le moins, qui composent l’œuvre de Théophile Gautier, sont devant moi. Je ne sais pas étrangler en deux ou trois tours de phrases convenues à l’avance un homme de talent qui écrit depuis plus de trente ans. J’en demande pardon à ceux qui ont ce secret et qui ne sentent pas que c’est une injustice.