Lettres inédites de Michel de Montaigne
et de quelques autres personnages du
XVIe siècle
Publiées par M. Feuillet de Conches42.
Montaigne, maire de Bordeaux.
Nos superstitions sont de plus d’un genre, et toutes elles tiennent de près à des religions. La religion de l’histoire, en ce qu’elle a de fondamental, repose sur des pièces authentiques, actes et papiers d’État, traités, instructions, dépêches et correspondances, etc. La superstition historique et biographique s’attache aux moindres lettres et billets des personnages célèbres, aux signatures, aux reliques insignifiantes. Mais comment distinguer et marquer le point précis où la religion finit, où la superstition commence ? Comment dire à la curiosité : Tu iras jusque-là, et tu ne t’enquerras pas plus loin ? Comment prévoir à l’avance que telle découverte ou trouvaille sera importante et capitale, telle autre piquante et singulière, telle autre futile ? Il faut donc en prendre son parti et laisser faire les curieux, les laisser courir et battre la campagne en tous sens à leur guise, sauf ensuite à distinguer et à choisir dans ce qu’ils nous rapporteront. J’ai en ce moment présent à la pensée plus d’un exemple de chaque genre de recherche et de chaque nature de résultats. C’est ainsi, pour citer un cas des plus considérables, que le savant M. Teulet, ce modèle de l’éditeur historique consciencieux et grave, nous apportera des séries complètes et suivies des relations de la France et de l’Écosse au xvie siècle. Nous y verrons un à un tous les fils dont se compose la trame la plus solide de l’histoire, le dessous et l’envers de la tapisserie ; nous apprendrons à y connaître au naturel quelques figures de diplomates guerriers, d’hommes d’État, gens d’esprit ou même écrivains originaux, que les récits du dehors et le spectacle de l’avant-scène laissaient à peine soupçonner43. L’histoire sévère se détend un peu et se diversifie, la libre curiosité commence dans les recherches que je vois faire depuis quelque temps au comte Hector de Laferrière : il trouve ou on lui communique, par exemple, un livre de dépenses de Marguerite, reine de Navarre, la sœur de François Ier, et il en profite pour nous donner une Étude ingénieuse et plus précise qu’on ne l’avait fait encore sur les dernières années de cette bonne et estimable princesse44. Depuis lors, M. de Laferrière est passé à l’histoire pure, en allant prendre copie en Russie des nombreuses lettres de Catherine de Médicis que possède la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg ; mais il est resté fidèle à la variété de ses goûts et à sa littérature première en y ajoutant, chemin faisant, quantité de menu butin recueilli ou glané sur d’autres branches plus agréables qui s’offraient à lui. Nous arrivons ainsi par degrés à tant de collecteurs et amateurs d’autographes qui, dès qu’ils ont réuni un certain nombre de pièces ou de bagatelles auxquelles ils s’amusent, ont hâte de les publier, et, qui, s’ils n’éclairent pas grand’chose, aident du moins à orner ou à égayer parfois des points de biographie littéraire. Tout cela trouve sa place, son usage ; et l’excès, quand il y en a, tombe de lui-même.
Il ne saurait y avoir excès dans ce que nous donne et nous donnera en tous ces genres divers le curieux par excellence, le possesseur du plus beau et du plus riche cabinet particulier qui se puisse voir. M. Feuillet de Conches a, depuis des années, réuni avec une ardeur, avec une passion qui n’a d’égale que son obligeance, des raretés sans nombre, depuis les pièces qui sont le plus faites pour éclairer l’histoire jusqu’à celles qui ne sont que des amusements, des singularités biographiques et morales. Il a commencé à nous ouvrir son trésor, y compris celui de son érudition, dans deux volumes, où il est un peu question de tout et où il a tenu à faire montre d’abord de ce qui concerne l’antiquité ; mais l’antiquité n’est pas précisément ce qu’on lui demande, et, si instruit qu’il soit, il n’est pas là non plus dans son domaine : on l’attendait avec impatience sur les époques modernes, et aujourd’hui il vient nous en offrir un avant-goût en extrayant de son tome troisième des lettres de Henri IV, de la reine Marguerite, de Du Plessis-Mornay, et aussi de Montaigne. C’est à ces dernières que nous nous attacherons. Elles proviennent des papiers de la famille de Matignon et appartiennent au prince actuel de Monaco. M. Feuillet de Conches les a encadrées dans un récit animé qui les explique et leur rend toute leur signification. Je reprendrai à mon tour le chapitre de la vie de Montaigne auquel elles se rapportent, et qui est l’époque de sa mairie à Bordeaux. J’ai déjà montré Montaigne en voyage45 ; on va le voir ici dans l’exercice d’une magistrature publique. Toutes ces parties se rejoignent : le miroir est comme brisé ou à facettes, mais chaque facette, chaque fragment nous présente bien le même homme.
I.
Montaigne, lorsqu’il apprit sur la fin de son voyage d’Italie, aux bains de Lucques où il se trouvait à ce moment (septembre 1581), son élection inopinée à la mairie de Bordeaux, et quand après une première hésitation il crut devoir accepter, Montaigne n’était nullement étranger aux fonctions publiques. Il avait été autrefois conseiller au Parlement, et durant treize années. Treize années employées à une profession, même quand on ne s’y adonne pas de tout cœur, cela ne peut être indifférent dans la vie d’un homme comme lui, ni dans la vie d’aucun homme. Il en était sorti en 1570, à l’âge de trente-sept ans, et avait déposé sans regret la robe pour reprendre l’épée de ses pères. S’il parut d’abord un peu gauche à la porter, à ce que dit Brantôme, il finira par s’y accoutumer, et il aura même jusqu’à un certain point une carrière militaire, bien qu’on ne sache trop où la placer. Ce qui est plus certain, c’est qu’il avait passé les dix années qui avaient suivi sa sortie du Parlement, tantôt à la Cour et mêlé à plus d’une négociation, tantôt dans son château à composer ses Essais. C’était un usage établi, et qui datait de François Ier, que les gentilshommes vinssent à la Cour et s’y fissent présenter sans y être amenés par aucun office particulier. Montaigne profita de la permission, dans les intervalles du temps où il écrivait les deux premiers livres des Essais, et plus d’un passage fait allusion au spectacle qu’il y avait eu sous les yeux. Il obtint même en ces années le titre et la charge de gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi, qui lui donnait de droit un pied au Louvre.
Quel contingent la Cour, la familiarité des grands et des princes, apporta-t-elle à l’expérience de Montaigne ? pour quelle part entra-t-elle dans la morale des Essais ? On peut se faire cette question, de même qu’on a pu se demander quelle part sa profession de magistrat avait apportée dans sa connaissance et son jugement des lois et coutumes qui régissent les sociétés. La réponse à ces diverses questions est facile depuis que M. Grün a établi les divers temps et les principaux chapitres de la vie publique de Montaigne. On peut différer avec lui sur la mesure de ses conclusions et sur ce qu’elles ont parfois de trop marqué ; mais il a le mérite d’avoir posé les cadres de la discussion et d’en avoir, le premier, rassemblé avec méthode les éléments.
Nous avons vu Montaigne en voyage, ajoutant chaque jour par sa curiosité à ses connaissances et à ses plaisirs : et en général, il semble n’avoir voulu prendre de chaque état nouveau, de chaque profession ou fonction accidentelle où il entrait, que ce qu’il en fallait pour compléter son éducation personnelle, pour perfectionner son outil intérieur par une application fréquente et variée. L’action ne semblait être pour lui qu’une occasion à mieux voir et à tout comprendre. Il traversait ses divers rôles, il ne s’y tenait pas. Il ne devenait un autre personnage que pour un temps et un passage assez courts. Cela même, quand il entrait dans une affaire, circonscrivait sa portée d’action et limitait son succès.
Ainsi, pour le dire tout d’abord et sans crainte d’anticiper sur ce qu’on sait déjà, ce n’avait pas été un grand magistrat pas plus que ce ne fut un grand négociateur que Montaigne, pas plus que ce ne fut un grand citoyen et maire de sa ville ; il ne prenait pas assez les choses du dehors à cœur pour y primer et exceller ; il ne prenait à cœur que les choses de l’homme en général, et celles de Michel de Montaigne en particulier. Mais il fut et il parut, dans toutes ces charges et conditions de rencontre et de circonstance, avec les qualités de bon sens, de modération et d’humanité qu’on lui connaît, avec un excellent esprit et un zèle qui, dans ses intermittences, avait des accès assez vifs, bien que ne se soutenant pas. Il ne fut pas grand, mais il fut bon en tous ses emplois.
C’est bien tel et sous ces traits tout conformes à son caractère que nous allons le retrouver et le reconnaître dans la charge nouvelle qui lui était déférée. Ici pourtant il semblait qu’un plus grand zèle, et plus soutenu, était nécessaire, et qu’en devenant le premier magistrat de sa cité, il prenait, comme nous dirions aujourd’hui, une responsabilité plus grande qu’il ne l’avait jamais fait jusqu’alors.
Il le sentit bien. Aussi hésita-t-il, et son premier mouvement fut de refuser et de
s’excuser. C’est en ce sens qu’il répondit d’abord aux jurats de Bordeaux qui, en lui
annonçant sa nomination, le priaient instamment de venir y faire honneur. Mais il se
ravisa : « On m’apprit, dit-il, que j’avais tort, le commandement du roi s’y
interposant aussi. »
Il se mit en route pour revenir, avant d’avoir reçu la
lettre et l’injonction du roi datée du 25 novembre 1581. Montaigne, qui avait quitté
Rome dès le 15 octobre, était de retour dans son château le 30 novembre, juste à temps
pour y recevoir cette lettre du roi qui ne lui eût pas laissé la liberté du refus. La
voici en propres termes :
« Monsieur de Montaigne, pour ce que j’ai en estime grande votre fidélité et zélée dévotion à mon service, ce m’a été plaisir d’entendre que vous avez été élu major de ma ville de Bourdeaux, ayant eu très agréable et confirmé ladite élection, et d’autant plus volontiers qu’elle a été sans brigue et en votre lointaine absence. A l’occasion de quoi mon intention est, et vous ordonne et enjoins bien expressément que, sans délai ni excuse, reveniez, au plus tôt que la présente vous sera rendue, faire le dû et service de la charge où vous avez été si légitimement appelé. Et vous ferez chose qui me sera très agréable, et le contraire me déplairait grandement. Priant Dieu, Monsieur de Montaigne, qu’il vous ait en sa sainte garde. »
Montaigne s’honora fort, et avec raison, de cette charge de maire ; il y fut réélu après deux années, en 1583. Il la remplit donc étant âgé de 48 à 52 ans (1581-1585) :
« C’est une charge qui doit sembler d’autant plus belle, dit-il, qu’elle n’a ni loyer ni gain autre que l’honneur de son exécution. Elle dure deux ans ; mais elle peut être continuée par seconde élection : ce qui advient très rarement. Elle le fut à moi et ne l’avait été que deux fois auparavant, quelques années y avait, à M. de Lansac et fraîchement à M. de Biron, maréchal de France, en la place duquel je succédai ; et laissai la mienne à M. de Matignon, aussi maréchal de France… La fortune voulut part à ma promotion par cette particulière circonstance qu’elle y mit… Alexandre dédaigna les ambassadeurs corinthiens qui lui offraient la bourgeoisie de leur ville ; mais quand ils vinrent à lui déduire comme Bacchus et Hercule étaient aussi en ce registre, il les en remercia gracieusement. »
Montaigne s’égaye et badine. Il semble vraiment que, comme Alexandre fit pour la bourgeoisie de Corinthe, il n’ait accepté lui-même la mairie de Bordeaux que quand il connut que des maréchaux de France ne l’avaient pas dédaignée.
Le fait est que c’était une charge très-honorable et considérable que d’être maire de
Bordeaux. Le maire était pris d’ordinaire parmi les nobles de haute qualité,
« parmi les plus vaillants et capables seigneurs du pays. »
Il montait
à cheval selon les occurrences, ayant une compagnie dressée pour pourvoir aux désordres
en temps de paix et de guerre. Si le maire de Bordeaux avait quelque chose de plus
militaire que les maires des autres cités, le bourgeois de Bordeaux aussi était plus
militaire, plus près du gentilhomme que les autres bourgeois. Les Bordelais avaient des
privilèges dont ils étaient fiers et jaloux. Au xve
siècle, le bourgeois de Bordeaux avait le droit de porter toujours des
armes ; il ne reconnaissait pour chef militaire que le maire. Condamné au dernier
supplice, il avait l’honneur d’être décapité comme les gentilshommes. Le bourgeois de
Bordeaux n’était aucunement taillable ; il pouvait tenir tous biens noblement, etc. Ces
prérogatives et privilèges, maintenus et respectés par les rois d’Angleterre pendant
leur domination en Guienne, ne le furent pas autant par les rois de France, malgré leur
première promesse. On sait ce que fit le connétable de Montmorency en 1548. Envoyé par
le roi pour châtier une rébellion et venger le meurtre du gouverneur de Bordeaux,
Monneins son propre parent, qui y avait péri odieusement massacré, il arriva devant
cette ville, enflammé de colère, n’y voulut entrer que par la brèche et en ennemi, après
avoir fait abattre trente toises de murailles, désarma les bourgeois, en envoya cent
cinquante au dernier supplice ; et en outre il fit dresser un épouvantable arrêt par le
maître des requêtes, Étienne de Nully, le plus violent des hommes, arrêt par lequel il
interdit le Parlement, fit enlever toutes les cloches de la ville, supprima les
privilèges des bourgeois, les contraignit d’en brûler eux-mêmes les titres et chartes,
et de plus, ils durent déterrer le corps du gouverneur Monneins « avec leurs
ongles »
, aller en habits de deuil devant le logis du connétable lui crier
miséricorde, et lui payer en fin de compte 200 mille livres pour les dépenses de son
armée46. Le spectacle de cette entrée
épouvantable et de cette exécution laissa une longue horreur imprimée aux âmes, et quand
on lit ensuite le traité de la Servitude volontaire d’Étienne de La
Boëtie, l’ami de jeunesse de Montaigne, on ne peut s’empêcher d’y reconnaître un profond
sentiment de représailles autant et plus peut-être qu’un ressouvenir et une imitation de
l’antiquité. Le récit de l’entrée du connétable à Bordeaux est la préface indispensable
à lire au Traité de La Boëtie. De tels royalistes font de tels républicains.
Cependant il y avait eu réparation et en grande partie réintégration depuis. Les traces de l’exécution terroriste de 1548 avaient disparu peu à peu. La grande cloche de la ville avait retrouvé sa voix en 1561 ; son silence, qui rappelait une grande calamité publique, avait cessé. Le reste des honneurs et privilèges avait été rendu, ou à peu près. C’est à cette mairie dès longtemps restaurée et remise en son lustre que Montaigne fut élu, et dans des circonstances et avec des particularités si honorables et si flatteuses pour lui.
Tout d’abord Montaigne procéda avec ceux qui venaient de l’élire comme il avait fait avec les princes qui, durant ses séjours à Paris, l’avaient pris pour médiateur et négociateur : il ne se donna pas pour meilleur et plus grand qu’il n’était ; il les prévint de ses défauts et de ses manquements ; il fit toutes ses réserves pour qu’ils n’eussent ensuite aucun mécompte et ne se crussent pas en droit de se plaindre de l’objet de leur choix.
Il faudrait relire ici le chapitre tout entier de ses Essais (le Xe du livre III) qui lui a été inspiré par les souvenirs de sa mairie ; c’est encore lui qui nous en dit plus que personne sur sa gestion publique et sur l’esprit qu’il y apporta. En accordant toute autorité à son témoignage, à sa déposition concernant lui-même, il ne s’agit que de le bien entendre et de ne pas le prendre au mot sur tous ses aveux. Ces gens de goût, Montaigne et Horace, quand ils nous parlent d’eux et qu’ils se jugent, doivent être écoutés avec intelligence et sourire, avec quelque chose de ce sourire fin qu’eux-mêmes ils ont en nous parlant.
Dès son arrivée, il se déchiffra donc fidèlement et se détailla tel
qu’il était ou croyait être à MM. de Bordeaux, « sans mémoire, sans vigilance,
sans expérience et sans vigueur, sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans
violence. »
C’était en grande partie en souvenir de son respectable père et en
reconnaissance des services autrefois rendus par lui à la ville, qu’ils l’avaient élu.
Montaigne aimait et admirait fort son père, « l’âme la plus charitable et la plus
populaire qu’il eût connue. »
Mais lui, il n’est point tel ni débonnaire de
nature et d’humeur à ce degré ; il n’est point disposé à être, comme son père,
perpétuellement agité et tourmenté des affaires de tous ; il confesse ne pouvoir le
suivre et l’égaler en cela ; il n’est pas homme à se jeter à tout moment, comme un
Curtius, dans le gouffre du bien public. Pour lui, la sagesse elle-même a ses mystères,
son double sanctuaire, comme Bacchus, comme Cybèle et Cérès. Or, le secret de la sagesse
est de trouver le vrai point de l’amitié que chacun se doit à soi-même, ni plus ni
moins. Ce vrai point de l’amour de soi n’est ni dans l’égoïsme proprement dit, ni dans
le trop de dévouement non plus. Ni sacrifice, ni égoïsme. Ce n’est pas qu’on ne puisse
et qu’on ne doive même se sacrifier au besoin, une fois s’il le faut, à l’occasion et
dans quelque grande circonstance ; mais habituellement, non :
« Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on prend l’attention, les pas, les paroles et la sueur, et le sang au besoin… : mais c’est par emprunt et accidentellement ; l’esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. »
Cet équilibre intérieur, cette possession de soi est ce que Montaigne a à cœur plus que
tout le reste. Il se loue donc d’avoir gardé la juste mesure dans l’exercice des charges
publiques, de s’être donné à autrui sans s’être ôté à soi-même, « sans s’être
départi de soi de la largeur d’un ongle. »
On ne conduit jamais mieux la chose
publique que lorsqu’on se possède ainsi. En dehors des choses sérieuses et même au jeu,
cela sert de se posséder toujours. Il va plaider ainsi dans tout ce chapitre pour son
propre tempérament ; il fait la théorie de sa manière d’être. Que voulez-vous ? il est
trop tard pour se changer, quand on a passé la plus grande partie de sa vie ;
« il n’est plus temps de devenir autre. »
De propos en propos, il
oublie un peu son point de départ, et il en vient, selon sa coutume, à se développer à
nous et à se dévider tout entier. Il nous débite d’un trait tout son système de morale
pratique. Ce ne sont que des rôles que nous jouons dans la vie ; ne les prenons que
comme des rôles. Que l’homme demeure sous le comédien. Sachons distinguer la peau de la chemise ;
« c’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine. »
Lui, il juge son métier, tout en le faisant. Il juge son parti, même en s’y engageant ;
et, d’un camp à l’autre, il rend justice à l’adversaire. Jusque dans les brouilleries
politiques où il se trouve mêlé, il réserve, la santé et clarté de son entendement.
Quand il faut absolument se décider pour ou contre, il y a un point principal, un nœud du débat qui le décide à prendre un parti plutôt qu’un autre. ;
hors de là, il reste quasi neutre et indifférent. Et de discours en discours, revenant
au propos de sa mairie, il répond à ceux qui lui ont reproché d’y avoir trop peu fait.
Il leur oppose ses raisons. « J’aime le bruit, je ne m’en défends pas »
,
disait un grand philosophe (ou professeur de philosophie) de ce temps-ci, qui est en
tout le contraire de Montaigne. « Pour moi, dit à l’opposé Montaigne, je loue une
vie glissante sombre et muette. »
Et il faut voir comme il justifie et motive
son goût, cette antipathie qu’il a de toutes les parades et de tous les charlatanismes.
C’est songer à sa réputation personnelle plus qu’au bien de la chose, que
« d’attendre à faire en place publique ce qu’on peut faire en la chambre du
Conseil, et de venir étaler en plein midi ce qu’on eût mieux fait la nuit
précédente. »
Il n’est pas de ceux qui pensent « que les bons
règlements ne se peuvent entendre qu’au son de la trompette. »
Et puis il
s’exagère si peu l’honneur de ces postes secondaires ! Passe pour l’ambition d’un
Alcibiade, d’un Alexandre, d’un Achille, cela en vaut la peine ; mais pour ces honneurs
municipaux et ces dignités de quartier dont tout le bruit se mène d’un carrefour à
l’autre, il n’y a pas de quoi s’en entêter. Montaigne se moque des maires trop
orgueilleux.
En somme, il conclut juste : il n’a pas fait monts et merveilles dans sa charge, il ne s’est pas entièrement satisfait lui-même ; il a fait pourtant mieux et plus qu’il n’avait promis à son entrée : il n’aura laissé après lui que de bons souvenirs et des regrets.
II.
Maintenant, si nous écoutons d’autres que Montaigne, nous en saurons un peu plus, non sur l’esprit de sa conduite, mais sur ses actes mêmes, et le tout s’appuiera et se confirmera en définitive.
« Sa mairie, dit M. Grün, peut se diviser en deux périodes : la première, calme
et pacifique, fut consacrée presque exclusivement aux affaires municipales, et
Montaigne s’en acquitta si bien, qu’il fut réélu. La seconde période devint moins
facile ; l’agitation politique s’y mêla aux soins des intérêts de la ville. »
Ce fut durant cette seconde mairie que Montaigne plus exposé montra à un moment beaucoup
de zèle, bien de l’habileté et de l’activité, et aussi, vers la fin, quelque faiblesse
ou du moins quelque lassitude.
Il est à croire (et cela a une certaine importance à cause des derniers actes qui pourraient compromettre l’honneur de la mairie de Montaigne) qu’il entra en fonction dès la fin de l’année 1581, ce qui ferait expirer sa seconde mairie à la fin de l’année 1585.
Le lieutenant général du roi en Guienne à cette époque était le maréchal de Matignon, bon capitaine, et encore meilleur politique, très-fin, modéré et des plus capables. Lui et Montaigne devaient naturellement s’entendre. Les lettres de Montaigne, à lui adressées, font foi d’un parfait concert entre eux.
Tout s’était bien passé pendant trois années ; Montaigne avait suffi aux affaires de la ville au-dedans, aux négociations du dehors et aux sollicitations en Cour ; il était même populaire ; sa réélection, un moment contestée comme contraire aux statuts, avait été maintenue à la satisfaction générale ; on était au commencement de la quatrième année (1585) : ce fut cette fin de magistrature qui devait accumuler en quelques mois tous les ennuis et garder en quelque sorte pour le bouquet tous les genres de difficultés et de périls.
Le duc de Guise avait pris les armes ; la Ligue se formait et s’étendait : Henri III était débordé ou bien près de l’être. Bordeaux, capitale de la province, et dont le roi de Navarre était gouverneur titulaire, devenait naturellement le point de mire des plus ardents ligueurs. Le Château-Trompette qui bridait la ville était aux mains du baron de Vaillac, qu’on savait dévoué de cœur et d’âme à la Ligue ; des prédicateurs violents et fanatiques excitaient le peuple. Pour des catholiques purement politiques tels que le maréchal de Matignon et Montaigne, la position devenait délicate et difficile.
Le maréchal fit preuve de grande habileté ; il fit avorter l’émeute. Il assembla chez lui dans le courant d’avril le maire, les jurais, les principaux du Parlement ; il y manda le baron de Vaillac sous prétexte d’avoir à lui communiquer quelques ordres du roi. Quand tout le monde fut réuni, le maréchal commença à discourir sur les desseins des ligueurs, sur les troubles qu’ils excitaient au cœur du royaume, et sur le danger où ils mettaient Bordeaux en particulier ; puis, se tournant brusquement vers le baron de Vaillac, il lui dit que sa fidélité était suspecte au roi, et qu’en conséquence il eût à remettre incontinent le Château-Trompette entre ses mains. Vaillac surpris essaya de se justifier et de payer de paroles ; mais le maréchal, coupant court aux beaux semblants, lui dit que, s’il n’obéissait sur l’heure et n’ordonnait à ses officiers, et à sa femme qui était dedans, de lui ouvrir et rendre le château, il le ferait pendre haut et court à la vue du château même. Et pour preuve que c’était sérieux, il fit venir à l’instant Le Londel, capitaine de ses gardes, et lui ordonna de désarmer Vaillac :
« Il s’adressa ensuite à M. de Montaigne, maire, et lui commanda de faire savoir dans toute la ville les intentions du roi et celles de son lieutenant général, afin de disposer les bourgeois, bons et fidèles serviteurs du roi, à se joindre à ses troupes pour forcer la garnison du château à se rendre, si la punition de Vaillac ne les décidait pas à se soumettre. »
Vaillac, pressé de toutes parts, se soumit et commanda lui-même à ses gens de sortir et de rendre le château.
Brantôme, qui raconte le fait, se demande si toutes ces adresses et subtilités dont le maréchal de Matignon savait si bien se servir, et qui lui avaient fait une réputation à part d’homme habile autant qu’heureux, ne venaient point de quelque démon ou esprit familier qu’il avait à son service, comme le bruit en courait parmi le peuple. Nous pouvons dire, sans abuser des mots, que Montaigne, avec son bon sens, tant qu’il eut l’honneur d’être l’associé et le collaborateur du maréchal, dut être, à sa manière, l’un de ces esprits familiers, et le plus sur.
Neuf lettres de lui au maréchal, écrites pendant des absences, courses ou séjours qu’ils firent l’un ou l’autre hors de Bordeaux, et toutes se rapportant aux cinq premiers mois de cette année 1585, avant et après l’acte de vigueur du mois d’avril, marquent assez à quel point l’union de pensée et de conseil était étroite et entière entre l’habile, lieutenant général et le sage maire de la cité.
Le roi de Navarre, avons-nous dit, avait titre et qualité de gouverneur de la Guienne pour le roi. Il était naturel qu’on l’informât du fait important qui venait de se passer au sujet du Château-Trompette. Mais, écrire est toujours périlleux. Il y avait d’ailleurs beaucoup de mesure à observer dans ces communications avec le roi de Navarre, pour ne pas donner ombrage à l’esprit ultra-catholique et ligueur. Le maréchal de Matignon, au lieu d’écrire, aima mieux communiquer verbalement les nouvelles, et Montaigne fut chargé de les porter en personne à Bergerac où se trouvait alors Henri. Aucun messager ne pouvait être plus agréable.
Montaigne connaissait de longue main le roi de Navarre. Quelques mois auparavant (19 décembre 1584), il avait eu l’honneur de le recevoir, de lui donner à souper et à coucher en son château de Montaigne : honneur qui se renouvellera trois ans plus tard en octobre 1587 ; il lui donnera même alors le plaisir de la chasse dans un de ses bois. Henri IV était bien le roi que Montaigne prévoyait de loin et souhaitait de tout point à la France.
Des lettres de Du Plessis-Mornay à Montaigne, d’une date antérieure à 1585, mais
écrites dans le même temps de cette mairie de Bordeaux, nous montrent combien, du côté
du roi de Navarre, on se fiait en lui à titre de caractère modéré et conciliant, et nous
prouvent qu’on aimait en toute circonstance à le prendre pour témoin et garant des
intentions, comme quelqu’un qui, « en sa tranquillité d’esprit, n’était ni
remuant ni remue pour peu de chose. ».
Henri III, également satisfait de la prise du Château-Trompette, en remercia le
maréchal et y ajouta l’ordre de marcher sur Agen, dont la reine Marguerite prétendait se
faire une place de guerre et de sûreté. Pendant cette expédition du maréchal, Montaigne
se trouva seul, en qualité de premier magistrat, chargé de la police et de l’ordre de la
cité (mai 1585). Il y avait dans le courant du mois une revue générale indiquée de
toutes les compagnies bourgeoises, et comme qui dirait de la garde nationale de
Bordeaux. Dans l’état d’agitation des esprits, on pouvait craindre non seulement une
manifestation, mais des accidents et même des coups de vengeance au milieu des salves et
mousquetades des soldats citoyens. Plusieurs, parmi les magistrats municipaux,
hésitaient à y paraître ; Montaigne donna le conseil très sage de ne témoigner aucune
crainte, « de se mêler parmi les files, la tête droite et le visage
ouvert »
, de demander même aux capitaines de faire faire à leur monde
« les salves les plus belles et les plus gaillardes qu’il se pourrait en
l’honneur des assistants, et de n’épargner la poudre. »
La prudence ici
consistait à se montrer hardiment. Cette bonne contenance, que chacun tint d’après son
conseil, eut son effet, et le péril fut conjuré.
La lettre mémorable de Montaigne, écrite au maréchal de Matignon et datée de la nuit du 22 mai, est déjà connue depuis une quinzaine d’années ; elle a été amplement discutée et commentée par plus d’un et par moi-même. Elle fait le plus grand honneur à celui qui l’a écrite. On y voit Montaigne actif, aux aguets, prêtant l’oreille à tous les bruits, ayant l’œil à tout, et à la garde des portes, et du côté de la mer au mouvement des galères, et à celui des troupes dans la campagne ; informant le maréchal avec détail, avec un surcroît d’exactitude, et surtout pressant le plus possible son retour. Mais il était temps qu’une situation si tendue cessât ; on l’entrevoit, pour peu qu’elle se prolonge, un peu trop forte et trop onéreuse pour Montaigne. Une autre lettre de lui au maréchal, donnée pour la première fois par M. Feuillet de Conches et datée de cinq jours après (27 mai), nous le fait voir dans cette même crise d’inquiétude et de vigilance, mais poussant décidément le cri d’alarme. Le baron de Vaillac, après sa soumission forcée et au lieu d’être allé rendre compte au roi de sa conduite, comme il s’y était engagé, continuait ses menées aux alentours de Bordeaux :
« Le voisinage de M. de Vaillac, écrivait Montaigne, nous remplit d’alarmes, et n’est jour qu’on ne m’en donne cinquante bien pressantes. Nous vous supplions très humblement de vous en venir, incontinent que vos affaires le pourront permettre. J’ai passé toutes les nuits ou par la ville en armes, ou hors la ville sur le port ; et avant votre avertissement, y avait déjà veillé une nuit sur la nouvelle d’un bateau chargé d’hommes armés qui devait passer. Nous n’avons rien vu, et avant-hier soir, y fûmes jusques après minuit, où M. de Gourgues se trouva ; mais rien ne vint. Je me servis du capitaine Saintes, ayant besoin de nos soldats. Lui et Massip remplirent les trois pataches. Pour la garde du dedans de la ville, j’espère que vous la trouverez en l’état que vous nous la laissâtes. J’envoie ce matin deux jurats avertir la Cour de Parlement de tant de bruits qui courent et des hommes évidemment suspects que nous savons y être. Sur quoi, espérant que vous soyez ici demain au plus tard, je vous baise très humblement les mains, etc. »
Le maréchal revint et soulagea Montaigne de son fardeau. Approuvons en tout ceci M. le maire, mais pourtant ne l’admirons pas trop. Que l’enthousiasme pour une lettre retrouvée ne nous emporte pas. Il fit bien, il fit très bien, et voilà tout.
III.
Ici, on va le voir, finit son beau rôle, et il est à regretter pour lui que son temps de mairie n’ait pas expiré en cet été de 1585, vers ce mois de juin : il sortait de l’exercice de sa charge avec tous les honneurs de la guerre. Mais la suite et la fin sont un peu moins belles, quoique je ne voie pas que personne, en ce temps-là, lui en ait fait un sujet formel de reproche. C’est nous aujourd’hui qui sommes plus délicats et plus sévères. Quoi qu’on en pense, il restera du moins évident pour tous qu’après cet effort et ce déploiement de vigueur et de zèle pendant les six premiers mois de l’année, Montaigne avait jeté son feu ; il avait donné son coup de collier, et il se crut quitte : il retomba aisément dans cette modération naturelle, éloignée de tout héroïsme.
Il faut savoir qu’il existait à Bordeaux du côté du couchant, et non loin des jardins de l’archevêché, un marais qui exhalait pendant l’été des miasmes pestilentiels. Des quartiers de la ville s’en ressentaient périodiquement et presque chaque année. En 1585, la maladie fut d’une intensité extraordinaire ; de juin jusqu’à décembre, il ne mourut pas moins de quatorze mille personnes. En de telles circonstances, le devoir d’un maire semble tout tracé : il est à son poste d’honneur au fort du danger ; il fait ce que firent, à Dreux le poète Rotrou, victime de son zèle ; l’évêque Belzunce à Marseille, et d’autres encore ; — ce que fit le maréchal d’Ornano, maire lui-même de Bordeaux, dans une autre épidémie de 1599. Il se plonge au milieu du danger, au foyer du cloaque. Or, où est Montaigne, dont la seconde mairie expirait précisément en ces mois-là, à cette fin d’année ou de saison, — où est-il ? — Il est absent.
Quelqu’un, je le répète, lui a-t-il dans le temps reproché cette absence ? Je ne le vois pas. A-t-il cru devoir s’en justifier dans ses Essais ? Non. Il semble n’avoir pas pensé qu’il en fût besoin. M. Grün lui-même, en ceci le plus sévère de ses juges, prend soin de relever quelques circonstances qui sont tout à fait à sa décharge. Montaigne n’a pas quitté la ville à cause de la peste ; il est simplement absent quand la peste éclate. — Ah ! il est bien vrai qu’il n’y est pas revenu. Il faut être un Malesherbes par le cœur pour s’en revenir exprès de Lausanne après le 10 août, sans nécessité, tout exprès pour offrir ses bons offices à Louis XVI et mettre sa propre tête au hasard du couteau. Montaigne était donc absent, son château au pillage, les siens en marche et à l’aventure dans une contrée également pestiférée. Il se mit à la tête de sa petite caravane. Peste, guerre et famine, Montaigne, sans les chercher, en eut sa bonne part alors, durant ces six mois de calamité.
Après cela, il est toujours singulier et un peu fâcheux que, sollicité par les jurats
de venir, suivant l’usage, présider, dans les premiers jours d’août, à l’élection de son
successeur et à celle des nouveaux conseillers municipaux, il n’ait pas cru devoir se
hasarder jusque dans la ville, « vu le mauvais état où elle était »
, et
qu’il ait proposé, pour preuve de dévouement et pour sacrifice extrême, de se rendre
tout au plus à un petit village voisin. « Je m’approcherai mercredi le plus près
de vous que je pourrai, c’est-à-dire à Feuillasse, si le mal n’y est arrivé. »
On voit qu’il prend toutes ses précautions avant de communiquer avec les atteints et
soupçonnés de contagion. La lettre est là qui subsiste et parle plus clair qu’on ne
voudrait.
Cicéron, dans une de ses plus admirables pages, se souvenant de ce sage pratique et de
cet heureux épicurien, de ce voluptueux exquis et raffiné, Thorius, n’hésite pas à
déclarer, ou plutôt c’est la vertu elle-même, nous dit-il, qui proclame par sa bouche
que Régulus mourant dans les tourments de la faim et de l’insomnie a été plus heureux
que Thorius buvant dans la rose. Ce n’était pas un Thorius ni précisément un raffiné en
délices que Montaigne ; c’était encore moins un Régulus. La vie et les actions se
ressentent toujours de la philosophie qu’on a embrassée. Il y a un beau mot de
Mirabeau : « Tout homme de courage devient un homme public le jour des
fléaux. »
Montaigne, homme public, n’a pas fait ni senti qu’il devait faire ce
qu’eût fait un Mirabeau et d’autres, qui, dans l’habitude, valaient moins que lui.
Les excuses, encore un coup, ne manquent pas, et le bon sens les suggère. Sans parler des graves raisons qu’il avait d’être absent et éloigné, protection des siens, pillage de sa maison, il ne faisait défaut à l’appel que pour deux ou trois mois au plus, in extremis, pour ainsi dire, et tout à la fin d’une seconde magistrature dont il était quasi dépouillé dès lors, et où un autre, déjà nommé, l’allait remplacer. Il ne tient qu’à nous, à le voir errant à la tête de sa petite tribu et cherchant pour elle les gîtes les plus sûrs, de louer en lui un bon et courageux père de famille qui sut remplir tous ses devoirs envers ceux dont le salut lui était plus particulièrement confié.
J’entre autant que personne dans l’esprit de ces raisons, et je reconnais même dans cette conduite le véritable Montaigne tel que je me le suis toujours représenté, avec toutes ses qualités de bon esprit, de modération, de prudence, de philosophie et de parfaite sagesse ; à quoi il ne manque que ce qui n’est plus en effet de la philosophie et de la sagesse, ce qui est de la sainte folie, de la flamme et du dévouement. Et de même que, conseiller au Parlement de Bordeaux, il faisait toutes les remarques que le bon sens et l’humanité pouvaient suggérer à un aussi excellent et aussi libre esprit, témoin des chicanes, des procédures sans fin, des misères et des horreurs, des géhennes et des tourments, mais sans s’attacher toutefois à une réforme, sans la prendre à cœur et s’y vouer par zèle pour l’humanité et la justice, comme il appartenait à l’âme d’un L’Hôpital ; de même, en qualité de maire et de chef d’une cité, il n’avait rien d’un Eustache de Saint-Pierre, ou d’un Guiton, maire de la Rochelle, de ceux qui se sacrifient et s’immolent volontiers pour un peuple ou pour une cause. Calme, modéré, de bon conseil, actif et vigilant même quand il le fallait, mais prudent avant tout, il eût été, j’imagine, s’il eût vécu en 1814, un des chefs de cette municipalité de Paris qui consentit à capituler, après une journée de combat, plutôt que de risquer plus longtemps le salut et la sécurité d’une capitale. Honnête homme, oui ; mais grand cœur, non. Si vous l’appelez ainsi, monsieur Feuillet, vous allez trop loin et je vous arrête. Il suffisait, en ces meilleurs moments, de l’appeler un noble cœur, et qui avait des sentiments délicats. La grandeur et la force de Montaigne (et il en a), il faut les chercher ailleurs et pu elles sont, dans les monuments de sa pensée et de son esprit.