(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes. — I. » pp. 301-321
/ 5837
(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. de Stendhal. Ses Œuvres complètes. — I. » pp. 301-321

I.

Cette fois, ce n’est qu’un chapitre de l’histoire littéraire de la Restauration. On s’est fort occupé depuis quelque temps du spirituel auteur, M. Beyle, qui s’était déguisé sous le pseudonyme un peu teutonique de Stendhal 72. Lorsqu’il mourut à Paris, le 23 mars 1842, il y eut silence autour de lui ; regretté de quelques-uns, il parut vite oublié de la plupart. Dix ans à peine écoulés, voilà toute une génération nouvelle qui se met à s’éprendre de ses œuvres, à le rechercher, à l’étudier en tous sens presque comme un ancien, presque comme un classique ; c’est autour de lui et de son nom comme une renaissance. Il en eût été fort étonné. Ceux qui ont connu personnellement M. Beyle, et qui ont le plus goûté son esprit, sont heureux d’avoir à reparler de cet écrivain distingué, et, s’ils le font quelquefois avec moins d’enthousiasme que les critiques tels que M. de Balzac, qui ne l’ont vu qu’à la fin et qui l’ont inventé, ils ne sont pas disposés pour cela à lui rendre moins de justice et à moins reconnaître sa part notable d’originalité et d’influence, son genre d’utilité littéraire.

Il y a dans M. Beyle deux personnes distinctes, le critique et le romancier ; le romancier n’est venu que plus tard et à la suite du critique : celui-ci a commencé dès 1814. C’est du critique seul que je m’occuperai aujourd’hui, et il le mérite bien par le caractère singulier, neuf, piquant, paradoxal, bien souvent sensé, qu’il nous offre encore, et qui frappa si vivement non pas le public, mais les gens du métier et les esprits attentifs de son temps.

Henri Beyle est, comme Paul-Louis Courier, du très petit nombre de ceux qui, au sortir de l’Empire en 1814, et dès le premier jour, se trouvèrent prêts pour le régime nouveau qui s’essayait, et il a eu cela de plus que Courier et d’autres encore, qu’il n’était pas un mécontent ni un boudeur : il servait l’Empire avec zèle ; il était un fonctionnaire et commençait à être un administrateur lorsqu’il tomba de la chute commune ; et il se retrouva à l’instant un homme d’esprit, plein d’idées et d’aperçus sur les arts, sur les lettres, sur le théâtre, et empressé de les inoculer aux autres. Beyle, c’est le Français (l’un des premiers) qui est sorti de chez soi, littérairement parlant, et qui a comparé. En suivant la Grande Armée et en parcourant l’Europe comme l’un des membres de l’état-major civil de M. Daru dont il était parent, il regardait à mille choses, à un opéra de Cimarosa ou de Mozart, à un tableau, à une statue, à toute production neuve et belle, au génie divers des nations ; et tout bas il réagissait contre la sienne, contre cette nation française dont il était bien fort en croyant la juger, contre le goût français qu’il prétendait raviver et régénérer, du moins en causant : c’était là être bien Français encore. Chose singulière ! tandis que M. Daru, occupé des grandes affaires et portant le dur poids de l’administration des provinces conquises ou de l’approvisionnement des armées, trouvait encore le temps d’entretenir avec ses amis littérateurs de Paris, les Picard et les Andrieux, une correspondance charmante d’attention, pleine d’aménité et de conseils, il y avait là tout à côté le plus lettré des commissaires des guerres, le moins classique des auditeurs du Conseil d’État, Beyle, qui faisait provision d’observations et de malices, qui amassait toute cette jolie érudition piquante, imprévue, sans méthode, mais assez forte et abondante, avec laquelle il devait attaquer bientôt et battre en brèche le système littéraire régnant. C’est ainsi, je le répète, qu’il se trouva en mesure dès 1814, à une date où bien peu de gens l’étaient. En musique, en peinture, en littérature, il perça aussitôt d’une veine nouvelle ; il fut surtout un excitateur d’idées.

Dans ce rôle actif qu’il eut avec distinction pendant une douzaine d’années, je me le figure toujours sous une image. Après les grandes guerres européennes de conquête et d’invasion, vinrent les guerres de plume et les luttes de parole pour les systèmes. Or, dans cet ordre nouveau, imaginez un hussard, un hulan, un chevau-léger d’avant-garde qui va souvent insulter l’ennemi jusque dans son retranchement, mais qui aussi, dans ses fuites et refuites, pique d’honneur et aiguillonne la colonne amie qui cheminait parfois trop lentement et lourdement, et la force d’accélérer le pas. Ç’a été la manœuvre et le rôle de Beyle : un hussard romantique, enveloppé, sous son nom de Stendhal, de je ne sais quel manteau scandinave, narguant d’ailleurs le solennel et le sentimental, brillant, aventureux, taquin, assez solide à la riposte, excellent à l’escarmouche.

Il était né à Grenoble le 23 janvier 1783, fils d’un avocat, petit-fils d’un médecin, appartenant à la haute bourgeoisie du pays. Il puisa dans sa famille des sentiments de fierté assez habituels en cette belle et généreuse province. Il reçut dans la maison de son grand-père une bonne éducation et une instruction très inégale. Il avait perdu sa mère à sept ans, et son père vivait assez isolé de ses enfants. Il apprit de ses maîtres du latin, et le reste au hasard, comme on peut se le figurer en ces années de troubles civils. Les poètes italiens étaient lus dans la famille, et il aimait même à croire que cette famille de son grand-père était originaire d’Italie. À dix ans, il fit en cachette une comédie en prose, ou du moins un premier acte. Lui aussi, il eut sa période de Florian. Une terrasse de la maison de son grand-père d’où l’on avait une vue magnifique sur la montagne de Sassenage, et qui était le lieu de réunion les soirs d’été, fut, dit-il, le théâtre de ses principaux plaisirs durant dix ans (de 1789 à 1799). Il commença à se former et à s’émanciper en suivant les cours de l’École centrale, institution fondée en 1795 par une loi de la Convention, et, en grande partie, d’après le plan de M. Destutt-Tracy. Je nomme M. de Tracy parce qu’il fut un des parrains intellectuels de Beyle, que celui-ci lui garda toujours de la reconnaissance et lui voua, jusqu’à la fin, de l’admiration ; parce que l’école philosophique de Cabanis et de Tracy fut la sienne, qu’il affichait au moment où l’on s’y attendait le moins. Ce romantique si avancé a cela de particulier, d’être en contradiction et en hostilité avec la renaissance littéraire chrétienne de Chateaubriand et avec l’effort spiritualiste de Mme de Staël ; il procède du pur et direct xviiie  siècle. Un des travers de Beyle fut même d’y mettre de l’affectation. Au moment où il causait le mieux peinture, musique ; où Haydn le conduisait à Milton ; où il venait de réciter avec sentiment de beaux vers de Dante ou de Pétrarque, tout d’un coup il se ravisait et mettait à son chapeau une petite cocarde d’impiété. Il poussait cette singularité jusqu’à la petitesse. Son esprit et son cœur valaient mieux que cela.

Sa vie a été très bien racontée par un de ses parents et amis, M. Colomb. Au sortir de l’École centrale où, sur la fin, il avait étudié avec ardeur les mathématiques, Beyle vint pour la première fois à Paris ; il avait dix-sept ans ; il y arriva le 10 novembre 1799, juste le lendemain du 18 Brumaire : date mémorable et bien faite pour donner le cachet à une jeune âme ! L’année suivante, ayant accompagné MM. Daru en Italie, il suivit le quartier général et assista en amateur à la bataille de Marengo. Excité par ces merveilles, il s’ennuya de la vie de bureau, entra comme maréchal des logis dans un régiment de dragons, et y devint sous-lieutenant : il donna sa démission deux ans après, lors de la paix d’Amiens. Dans l’intervalle, et pendant le séjour qu’il fit en Lombardie, à Milan, à Brescia, à Bergame, à cet âge de moins de vingt ans ; au milieu de ces émotions de la gloire et de la jeunesse, de ces enchantements du climat, du plaisir et de la beauté, il acheva son éducation véritable, et il prit la forme intérieure qu’il ne fera plus que développer et mûrir depuis : il eut son idéal de beaux-arts, de nature, il eut sa patrie d’élection. Si son roman de La Chartreuse de Parme a paru le meilleur de ceux qu’il a composés, et s’il saisit tout d’abord le lecteur, c’est que, dès les premières pages, il a rendu avec vivacité et avec âme les souvenirs de cette heure brillante. C’est Montaigne, je crois, qui a dit : « Les hommes se font pires qu’ils ne peuvent. » Beyle, ce sceptique, ce frondeur redouté, était sensible : « Ma sensibilité est devenue trop vive, écrivait-il deux ans avant sa mort ; ce qui ne fait qu’effleurer les autres me blesse jusqu’au sang. Tel j’étais en 1799, tel je suis encore en 1840 : mais j’ai appris à cacher tout cela sous de l’ironie imperceptible au vulgaire. » Cette ironie n’était pas si imperceptible qu’il le croyait ; elle était très marquée et constituait un travers qui barrait bien de bonnes qualités, et qui brisait même le talent. C’est là la clef de Beyle. Parlant de l’impression que cause sur place la vue du Forum contemplé du haut des ruines du Colisée, et se laissant aller un moment à son enthousiasme romain, il craint d’en avoir trop dit et de s’être compromis auprès des lecteurs parisiens : « Je ne parle pas, dit-il, du vulgaire né pour admirer le pathos de Corinne ; les gens un peu délicats ont ce malheur bien grand au xixe  siècle : quand ils aperçoivent de l’exagération, leur âme n’est plus disposée qu’à inventer de l’ironie. » Ainsi, de ce qu’il y a de la déclamation voisine de l’éloquence, Beyle se jettera dans le contraire ; il ira à mépriser Bossuet et ce qu’il appelle ses phrases. De ce qu’il y a des esprits moutonniers qui, en admirant Racine, confondent les parties plus faibles avec les grandes beautés, il sera bien près de ne pas sentir Athalie. De ce qu’il y a des hypocrites de croyances dans les religions, il ne se croira jamais assez incrédule ; de ce qu’il y a des hypocrites de convenances dans la société, il ira jusqu’à risquer à l’occasion l’indécent et le cynique. En tout, la peur d’être dupe le tient en échec et le domine : voilà le défaut. Son orgueil serait au désespoir de laisser deviner ses sentiments. Mais au moment où ce défaut sommeille, en ces instants reposés où il redevient Italien, Milanais, ou Parisien du bon temps ; quand il se trouve dans un cercle de gens qui l’entendent, et de la bienveillance de qui il est sûr (car ce moqueur à la prompte attaque avait, notez-le, un secret besoin de bienveillance), l’esprit de Beyle, tranquillisé du côté de son faible, se joue en saillies vives, en aperçus hardis, heureux et gais, et en parlant des arts, de leur charme pour l’imagination, et de leur divine influence pour la félicité des délicats, il laisse même entrevoir je ne sais quoi de doux et de tendre dans ses sentiments, ou du moins l’éclair d’une mélancolie rapide :

Un salon de huit ou dix personnes aimables, a-t-il dit, où la conversation est gaie, anecdotique et où l’on prend du punch léger à minuit et demi73, est l’endroit du monde où je me trouve le mieux. Là, dans mon centre, j’aime infiniment mieux entendre parler un autre que de parler moi-même ; volontiers je tombe dans le silence du bonheur, et, si je parle, ce n’est que pour payer mon billet d’entrée.

En cette année de Marengo et quinze jours auparavant, il assista à Ivrée à une représentation du Matrimonio segreto, de Cimarosa : ce fut un des grands plaisirs et une des dates de sa vie : « Combien de lieues ne ferais-je pas à pied, écrivait-il quarante ans plus tard, et à combien de jours de prison ne me soumettrais-je pas pour entendre Don Juan ou le Matrimonio segreto ! Et je ne sais pour quelle autre chose je ferais cet effort. »

Je ne le suivrai pas dans ses courses à travers l’Europe sous l’Empire. Sa correspondance qu’on doit bientôt publier nous le montrera en plus d’une occurrence mémorable, et notamment à Moscou, en 1812. Ayant perdu sa place avec l’appui de M. Daru en 1814, il commença sa vie d’homme d’esprit et de cosmopolite, ou plutôt d’homme du Midi qui revient à Paris de temps en temps : « À la chute de Napoléon, dit Beyle en tête de sa Vie de Rossini, l’écrivain des pages suivantes, qui trouvait de la duperie à passer sa jeunesse dans les haines politiques, se mit à courir le monde. » Malgré le soin qu’il prit quelquefois pour le dissimuler, ses quatorze ans de vie sous le Consulat et sous l’Empire avaient donné à Beyle une empreinte ; il resta marqué au coin de cette grande époque, et c’est en quoi il se distingue de la génération des novateurs avec lesquels il allait se mêler en les devançant pour la plupart. Il dut faire quelques sacrifices au ton du jour et entrer plus ou moins en composition avec le libéralisme, bientôt général et dominant : il sut pourtant se soustraire et résister à l’espèce d’oppression morale que cette opinion d’alors, en tant que celle d’un parti, exerçait sur les esprits les plus distingués ; il sut être indépendant, penser en tout et marcher de lui-même. « Les Français ont donné leur démission en 1814 », disait-il souvent avec le regret et le découragement d’un homme qui avait vu un plus beau soleil et des jours plus glorieux. Mais le propre du Français n’est-il pas de ne jamais donner de démission absolue et de recommencer toujours ?

Je prends Beyle en 1814, et dans le premier volume qu’il ait publié : Lettres écrites de Vienne en Autriche sur le célèbre compositeur Joseph Haydn, suivies d’une Vie de Mozart, etc., par Louis-Alexandre-César Bombet. Il n’avait pas encore songé à son masque de Stendhal. C’est une singularité et un travers encore de Beyle, provenant de la source déjà indiquée (la peur du ridicule), de se travestir ainsi plus ou moins en écrivant. Il se pique de n'être qu’un amateur. Dans ce volume, la Vie de Mozart est donnée comme écrite par M. Schlichtegroll et simplement traduite de l’allemand : ce qui n’est vrai que jusqu’à un certain point ; et quant aux Lettres sur Haydn, qui sont en partie traduites et imitées de l’italien de Carpani, l’auteur ne le dit pas, bien qu’il semble indiquer dans une note qu’il a travaillé sur des lettres originales. Il y a de quoi se perdre dans ce dédale de remaniements, d’emprunts et de petites ruses. Que de précautions et de mystifications, bon Dieu, pour une chose si simple ! que de dominos, dès son début, il met sur son habit d’auteur74 !

Le livre, d’ailleurs, est très agréable et l’un des meilleurs de Beyle, en ce qu’il est un des moins décousus. L’art, le génie de Haydn, le caractère de cette musique riche, savante, magnifique, pittoresque, élevée, y sont présentés d’une manière sensible et intelligible à tous. Beyle y apprend le premier à la France le nom de certains chefs-d’œuvre que notre nation mettra du temps à goûter ; il exprime à merveille, à propos des Cimarosa et des Mozart, la nature d’âme et la disposition qui sont le plus favorables au développement musical. En parlant de Vienne, de Venise, il y montre la politique interdite, une douce volupté s’emparant des cœurs, et la musique, le plus délicat des plaisirs sensuels, venant remplir et charmer les loisirs que nulle inquiétude ne corrompt et que les passions seules animent. Il a les plus fines remarques sur le contraste du génie des peuples, sur la gaieté italienne opposée à la gaieté française :

La gaieté italienne, c’est de la gaieté annonçant le bonheur ; parmi nous elle serait bien près du mauvais ton ; ce serait montrer soi heureux, et en quelque sorte occuper les autres de soi. La gaieté française doit montrer aux écoutants qu’on n’est gai que pour leur plaire… La gaieté française exige beaucoup d’esprit ; c’est celle de Lesage et de Gil Blas : la gaieté d’Italie est fondée sur la sensibilité, de manière que, quand rien ne l’égaye, l’Italien n’est point gai.

Il commence cette petite guerre qu’il fera au caractère de notre nation, chez qui il veut voir toujours la vanité comme ressort principal et comme trait dominant : « La nature, dit-il, a fait le Français vain et vif plutôt que gai. » Et il ajoute : « La France produit les meilleurs grenadiers du monde pour prendre des redoutes à la baïonnette, et les gens les plus amusants. L’Italie n’a point de Collé et n’a rien qui approche de la délicieuse gaieté de La Vérité dans le vin. » J’arrête ici Beyle et je me permets de remarquer que je ne comprends pas très bien la suite et la liaison de ses idées. Que la vanité (puisqu’il veut l’appeler ainsi), élevée jusqu’au sentiment de l’honneur, produise des héros, je l’accorderai encore ; mais que cette vanité produise la gaieté vive, franche, amusante et délicieuse d’un Collé ou d’un Désaugiers, c’est ce que je conçois difficilement, et tous les Condillac du monde ne m’expliqueront pas cette transformation d’un sentiment si personnel en une chose si imprévue, si involontaire. Beyle abusera ainsi souvent d’une observation vraie en la poussant trop loin et en voulant la retrouver partout. Il est d’ailleurs très fin et sagace quand il observe que l’ennui chez les Français, au lieu de chercher à se consoler et à s’enchanter par les beaux-arts, aime mieux se distraire et se dissiper par la conversation : mais je le retrouve systématique lorsqu’il en donne pour raison que, dans la conversation,

la vanité, qui est leur passion dominante, trouve à chaque instant l’occasion de briller, soit par le fond de ce qu’on dit, soit par la manière de le dire. La conversation, ajoute-t-il, est pour eux un jeu, une mine d’événements. Cette conversation française, telle qu’un étranger peut l’entendre tous les jours au café de Foy et dans les lieux publics, me paraît le commerce armé de deux vanités.

Il faut laisser aux peuples divers leur génie, tout en cherchant à le féconder et à l’étendre. Le Français est sociable, et il l’est surtout par la parole ; la forme qu’il préfère est celle encore qu’il donne à la pensée en causant, en raisonnant, en jugeant et en raillant : le chant, la peinture, la poésie, dans l’ordre de ses goûts, ne viennent qu’après, et les arts ont besoin en général, pour lui plaire et pour réussir tout à fait chez lui, de rencontrer cette disposition première de son esprit et de s’identifier au moins en passant avec elle. À Vienne, à Milan, à Naples, on sent autrement : mais Beyle, à force de nous expliquer cette différence et d’en rechercher les raisons, d’en vouloir saisir le principe unique à la façon de Condillac et d’Helvétius, que fait-il autre chose lui-même, sinon, tout en frondant le goût français, de raisonner sur les beaux-arts à la française ?

Au fond, quand il s’abandonne à les goûts et à ses instincts dans les arts, Beyle me paraît ressembler fort au président de Brosses : il aime le tendre, le léger, le gracieux, le facile dans le divin, le Cimarosa, le Rossini, ce par quoi Mozart est à ses yeux le La Fontaine de la musique. Il adore l’aimable Corrège comme l’Arioste. Son admiration pour Pétrarque est sincère, celle qu’il a pour Dante me paraît un peu apprise : dans ces parties élevées et un peu âpres, c’est l’intelligence qui avertit en lui le sentiment.

Le fond de son goût et de sa sensibilité est tel qu’on le peut attendre d’un épicurien délicat :

Quelle folie, écrit-il à un ami de Paris en 1814, à la fin de ses Lettres sur Mozart, quelle folie de s’indigner, de blâmer, de se rendre haïssant, de s’occuper de ces grands intérêts de politique qui ne nous intéressent point ! Que le roi de la Chine fasse pendre tous les philosophes ; que la Norvège se donne une Constitution, ou sage, ou ridicule, qu’est-ce que cela nous fait ? Quelle duperie ridicule de prendre les soucis de la grandeur, et seulement ses soucis ! Ce temps que vous perdez en vaines discussions compte dans votre vie ; la vieillesse arrive, vos beaux jours s’écoulent : Amiamo, or quando, etc.

Et il répète le refrain voluptueux des jardins d’Armide. Un jour à Rome, assis sur les degrés de l’église de San Pietro in Montorio, contemplant un magnifique coucher de soleil, il vint à songer qu’il allait avoir cinquante ans dans trois mois, et il s’en affligea comme d’un soudain malheur. Il pensait tout à fait comme ce poète grec, « que bien insensé est l’homme qui pleure la perte de la vie, et qui ne pleure point la perte de la jeunesse75 ». Il n’avait pas cette doctrine austère et plus difficile qui élève et perfectionne l’âme en vieillissant, celle que connurent les Dante, les Milton, les Haydn, les Beethoven, les Poussin, les Michel-Ange, et qui, à n’y voir qu’une méthode sublime, serait encore un bienfait.

Beyle passa à Milan et en Italie la plus grande partie des premières années de la Restauration ; il y connut Byron, Pellico, un peu Manzoni ; il commença à y guerroyer pour la cause du romantisme tel qu’il le concevait. En 1817, il publiait l’Histoire de la peinture en Italie, dédiée à Napoléon. Il existe de cette dédicace deux versions, l’une où se trouve le nom de l’exilé de Sainte-Hélène, l’autre, plus énigmatique et plus obscure, sans le nom ; dans les deux, Napoléon y est traité en monarque toujours présent, et Beyle, en rattachant « au plus grand des souverains existants » (comme il le désigne) la chaîne de ses idées, prouvait que dans l’ordre littéraire et des arts, c’était une marche en avant, non une réaction contre l’Empire, qu’il prétendait tenter. Dans ces volumes agréables et d’une lecture variée, Beyle parlait de la peinture et de mille autres choses, de l’histoire, du gouvernement, des mœurs. On reconnaît en lui tout le contraire de ce provincial dont il s’est moqué, et dont la plus grande crainte dans un salon est de se trouver seul de son avis. Beyle est volontiers le contrepied de cet homme-là : il est contrariant à plaisir. Il aime en tout à être d’un avis imprévu ; il ne supporte le convenu en rien. Il n’a pas plus de foi qu’il ne faut au gouvernement représentatif ; il ne fait pas chorus avec les philosophes contre les Jésuites, et, s’il avait été, dit-il, à la place du pape, il ne les aurait pas supprimés. Il a des professions de machiavélisme qui sentent l’abbé Galiani, un des hommes (avec le Montesquieu des Lettres persanes) de qui il relève dans le passé. Il faudrait d’ailleurs l’arrêter à chaque pas si l’on voulait des explications. À force de rompre avec le traditionnel, il brouille et entrechoque bien des choses. Il n’entre pas dans la raison et dans le vrai de certains préjugés qui ne sont point pour cela des erreurs. Il y a du taquin de beaucoup d’esprit chez lui, et qui a de grandes pointes de bon sens, mais des pointes et des percées seulement. Il regrette surtout l’âge d’or de l’Italie, celui des Laurent le Magnifique et des Léon X, les jeunes et beaux cardinaux de dix-sept ans, et le catholicisme d’avant Luther, si splendide, si à l’aise chez soi, si favorable à l’épanouissement des beaux-arts ; il a le culte du beau et l’adoration de cette contrée où, à la vue de tout ce qui en est digne, on prononce avec un accent qui ne s’entend point ailleurs : « O Dio ! com’è bello ! » À tout moment il a des retours plus ou moins offensifs de notre côté, du côté de la France. Il en veut à mort aux La Harpe, à tous les professeurs de littérature et de goût, qui précisément corrompent le goût, dit-il, et qui, en fait de plaisirs dramatiques, vont jusque dans l’âme du spectateur « fausser la sensation ». Il nous accuse d’être sujets à l’engouement, et à un engouement prolongé, ce qui tient, selon lui, au manque de caractère et à ce qu’on a trop de vanité pour « oser être soi-même ». Il nous reproche d’aimer dans les arts à recevoir les opinions toutes faites, les recettes commodes, et à les garder longtemps même après que l’utilité d’un jour en est passée76. La Harpe fut utile en 1800, quand presque tout le monde, après la Révolution, eut son éducation à refaire : est-ce une raison pour éterniser les jugements rapides qu’on a reçus de lui ? Il va jusqu’à accuser quelque part ce très judicieux et très innocent La Harpe qui, dit-il, a appris la littérature à cent mille Français dont il a fait de mauvais juges, d’avoir « étouffé » en revanche « deux ou trois hommes de génie », surtout dans la province. Depuis que le règne de La Harpe a cessé et que toutes les entraves ont disparu, comme on n’a rien vu sortir, on ne croit plus à ces deux ou trois hommes de génie étouffés.

On commence à comprendre quel a été le rôle excitant de Beyle dans les discussions littéraires de ce temps-là. Ce rôle a perdu beaucoup de son prix aujourd’hui. En littérature comme en politique, on est généralement redevenu prudent et sage ; c’est qu’on a eu beaucoup de mécomptes. On opposait sans cesse Racine et Shakespeare ; les Shakespeare modernes ne sont pas venus, et Racine, Corneille, reproduits tout d’un coup, un jour, par une grande actrice, ont reparu aux yeux des générations déjà oublieuses avec je ne sais quoi de nouveau et de rajeuni. Cela dit, il faut, pour être juste, reconnaître que le théâtre moderne, pris dans son ensemble, n’a pas été sans mérite et sans valeur littéraire ; les théories ont failli ; un génie dramatique seul, qui eût bien usé de toutes ses forces, aurait pu leur donner raison, tout en s’en passant. Ce génie, qu’il n’appartenait point à la critique de créer, a manqué à l’appel ; des talents se sont présentés en second ordre et ont marché assez au hasard. À l’heure qu’il est, de guerre lasse, une sorte de Concordat a été signé entre les systèmes contraires, et les querelles théoriques semblent épuisées : l’avenir reste ouvert, et il l’est avec une étendue et une ampleur d’horizon qu’il n’avait certes pas en 1820, au moment où les critiques comme Beyle guerroyaient pour faire place nette et pour conquérir au talent toutes ses franchises.

Justice est donc d’accepter Beyle à son moment et de lui tenir compte des services qu’il a pu rendre. Ce qu’il a fait en musique pour la cause de Mozart, de Cimarosa, de Rossini, contre les Paër, les Berton et les maîtres jurés de la critique musicale d’alors, il l’a fait en littérature contre les Dussault, les Duvicquet, les Auger, les critiques de l’ancien Journal des débats, de l’ancien Constitutionnel, et les oracles de l’ancienne Académie. Sa plus vive campagne est celle qu’il mena en deux brochures ayant pour titre : Racine et Shakespeare (1823-1825). Quand je dis campagne et quand je prends les termes de guerre, je ne fais que suivre exactement sa pensée : car dans son séjour à Milan, dès 1818, je vois qu’il avait préludé à ce projet d’attaque en traçant une carte du théâtre des opérations, où était représentée la position respective des deux armées, dites classique et romantique. L’armée romantique, qui avait à sa tête la Revue d’Édimbourg et qui se composait de tous les auteurs anglais, de tous les auteurs espagnols, de tous les auteurs allemands, et des romantiques italiens (quatre corps d’armée), sans compter Mme de Staël pour auxiliaire, était campée sur la rive gauche d’un fleuve qu’il s’agissait de passer (le fleuve de l’Admiration publique), et dont l’armée classique occupait la rive droite ; mais je ne veux pas entrer dans un détail très ingénieux, qui ne s’expliquerait bien que pièce en main, et qui de loin rappelle trop la carte de Tendre. Beyle, depuis son retour en France, était sur la rive droite du fleuve et, à cette date, en pays à peu près ennemi : il s’en tira par de hardies escarmouches. Dans ses brochures, il combat les deux unités de lieu et de temps, qui étaient encore rigoureusement recommandées ; il s’attache à montrer que pour des spectateurs qui viennent après la Révolution, après les guerres de l’Empire ; qui n’ont pas lu Quintilien, et qui ont fait la campagne de Moscou, il faut des cadres différents, et plus larges que ceux qui convenaient à la noble société de 1670. Selon la définition qu’il en donne, un auteur romantique n’est autre qu’un auteur qui est essentiellement actuel et vivant, qui se conforme à ce que la société exige à son heure ; le même auteur ne devient classique qu’à la seconde ou à la troisième génération, quand il y a déjà des parties mortes en lui. Ainsi, d’après cette vue, Sophocle, Euripide, Corneille et Racine, tous les grands écrivains, en leur temps, auraient été aussi romantiques que Shakespeare l’était à l’heure où il parut : ce n’est que depuis qu’on a prétendu régler sur leur patron les productions dramatiques nouvelles, qu’ils seraient devenus classiques, ou plutôt « ce sont les gens qui les copient au lieu d’ouvrir les yeux et d’imiter la nature, qui sont classiques en réalité ». Tout cela était dit vivement et gaiement. La tirade, le vers alexandrin, la partie descriptive, épique, ou de périphrase élégante, qui entrait dans les tragédies du jour, faisaient matière à sa raillerie. Il en voulait particulièrement au vers alexandrin, qu’il prétendait n’être souvent qu’un « cache-sottise » ; il voulait « un genre clair, vif, simple, allant droit au but ». Il ne trouvait que la prose qui pût s’y prêter. C’était donc des tragédies ou drames en prose qu’il appelait de tous ses vœux. Il est à remarquer qu’en fait de style, à force de le vouloir limpide et naturel, Beyle semblait en exclure la poésie, la couleur, ces images et ces expressions de génie qui revêtent la passion et qui relèvent le langage des personnes dramatiques, même dans Shakespeare, — et je dirai mieux, surtout dans Shakespeare. En ne voulant que des mots courts, il tarissait le développement, le jet, toutes qualités qui sont très naturelles aussi à la passion dans les moments où elle s’exhale et se répand au-dehors. Nous avons eu, depuis, ce qui était alors l’idéal pour Beyle, ces drames ou tragédies en prose « qui durent plusieurs mois, et dont les événements se passent en des lieux divers » ; et pourtant ni Corneille ni Racine n’ont encore été surpassés. C’est qu’à tel jeu la recette de la critique ne suffit pas, et il n’est que le génie qui trouve son art. « Que le ciel nous envoie bientôt un homme à talent pour faire une telle tragédie ! » s’écriait Beyle. Nous continuons de faire le même vœu, avec cette différence que, lui, il semblait accuser du retard tantôt le gouvernement d’alors avec sa censure, et tantôt le public français avec ses susceptibilités : « C’est cependant à ceux-ci, disait-il des Français de 1825, qu’il faut plaire, à ces êtres si fins, si légers, si susceptibles, toujours aux aguets, toujours en proie à une émotion fugitive, toujours incapables d’un sentiment profond. Ils ne croient à rien qu’à la mode… » Hélas ! nous sommes bien revenus de ces prises à partie du public par les auteurs. Ce public, tel que nous le connaissons aujourd’hui, ne serait pas si difficile sur son plaisir : qu’on lui offre seulement quelque chose d’un peu vrai, d’un peu touchant, d’honnête, de naturel et de profond, soit en vers, soit en prose, et vous verrez comme il applaudira.

Il y a deux parts très distinctes dans toute cette polémique de Beyle si leste et si cavalièrement menée. Quand il ne fait que se prendre corps à corps aux adversaires du moment, à ceux qui parlent de Shakespeare sans le connaître, de Sophocle et d’Euripide sans les avoir étudiés, d’Homère pour l’avoir lu en français, et dont toute l’indignation classique aboutit surtout à défendre leurs propres œuvres et les pièces qu’ils font jouer, il a raison, dix fois raison. Il rit très agréablement de M. Auger qui a prononcé à une séance publique de l’Académie les mots de schisme et de secte. « Tous les Français qui s’avisent de penser comme les romantiques sont donc des sectaires (ce mot est odieux, dit le Dictionnaire de l’Académie). Je suis un sectaire », s’écrie Beyle ; et il développe ce thème très gaiement, en finissant par opposer à la liste de l’Académie d’alors une contre-liste de noms qui la plupart sont arrivés depuis à l’Institut, qui n’en étaient pas encore et que poussait la faveur du public. Voilà le point triomphant et par où il mettait les rieurs de son côté. Mais dès que Beyle expose ses plans de tragédies en prose ou de comédies, dès qu’il s’aventure dans l’idée d’une création nouvelle, il montre la difficulté et trahit l’embarras. Sur la comédie surtout, il est en défaut ; il nomme trop peu Molière, si vivant toujours et si présent ; Molière, ce classique qui a si peu vieilli, et qui fait autant de plaisir en 1850 qu’en 1670. Il n’explique pas ce démenti que donne l’auteur des Femmes savantes et du Misanthrope à cette théorie d’une mort partielle chez tous les classiques. Il a senti depuis cette lacune, et, dans un Supplément à ses brochures qui n’a pas été encore imprimé, il cherche à répondre à l’objection. L’objection subsiste, et, sous une forme plus générale, il mérite qu’on la maintienne contre lui. Beyle ne croit pas assez dans les lettres à ce qui ne vieillit pas, à l’éternelle jeunesse du génie, à cette immortalité des œuvres qui n’est pas un nom, et qui ressemble à celle que Minerve, chez Homère, après le retour dans Ithaque, a répandue tout d’un coup sur son héros.

Quoi qu’il en soit, l’honneur d’avoir détruit quelques-unes des préventions et des routines qui s’opposaient en 1820 à toute innovation, même modérée, revient en partie à Beyle et aux critiques qui, comme lui, ont travaillé à notre éducation littéraire. Il y travaillait à sa manière, non en nous disant des douceurs et des flatteries comme la plupart de nos maîtres d’alors, mais en nous harcelant et en nous piquant d’épigrammes. Il eût craint, en combattant les La Harpe, de leur ressembler, et il se faisait léger, vif, persifleur, un pur amateur au passage, un gentilhomme incognito qui écrit et noircit du papier pour son plaisir. Comme critique, il n’a pas fait de livre proprement dit ; tous ses écrits en ce genre ne sont guère qu’un seul et même ouvrage qu’on peut lire presque indifféremment à n’importe quel chapitre, et où il disperse tout ce qui lui vient d’idées neuves et d’aperçus. Le goût du vrai et du naturel qu’il met en avant a souvent, de sa part, l’air d’une gageure ; c’est moins encore un goût tout simple qu’une revanche, un gant jeté aux défauts d’alentour dont il est choqué. Dans le bain russe, au sortir d’une tiède vapeur, on se jette dans la neige, et de la neige on se replonge dans l’étuve. Le brusque passage du genre académique au genre naturel, tel que le pratique Beyle, me semble assez de cette espèce-là. Il prend son disciple (car il en a eu) et il le soumet à cette violente épreuve : plus d’un tempérament s’y est aguerri.

Je n’ai point parlé de son livre De l’amour, publié d’abord en 1822, ni de bien d’autres écrits de lui qui datent de ces années. Dans une petite brochure, publiée en 1825 (D’un nouveau complot contre les industriels), il s’éleva l’un des premiers contre l’industrialisme et son triomphe exagéré, contre l’espèce de palme que l’école utilitaire se décernait à elle-même. Je n’entre pas dans le point particulier du débat, et je n’examine point s’il entendait parfaitement l’idée de l’école saint-simonienne du Producteur qu’il avait en vue alors ; je note seulement qu’il revendiquait la part éternelle des sentiments dévoués, des belles choses réputées inutiles, de ce que les Italiens appellent la virtù.

Aujourd’hui il m’a suffi de donner quelque idée de la nature des services littéraires que Beyle nous a rendus. Aux sédentaires comme moi (et il y en avait beaucoup alors), il a fait connaître bien des noms, bien des particularités étrangères ; il a donné des désirs de voir et de savoir, et a piqué la curiosité par ses demi-mots. Il a jeté des citations familières de ces poètes divins de l’Italie qu’on est honteux de ne point savoir par cœur ; il avait cette jolie érudition que voulait le prince de Ligne, et qui sait les bons endroits. Longtemps je n’ai dû qu’à lui (et quand je dis je, c’est par modestie, je parle au nom de bien du monde) le sentiment italien vif et non solennel, sans sortir de ma chambre. Il a réveillé et stimulé tant qu’il a pu le vieux fonds français ; il a agacé et taquiné la paresse nationale des élèves de Fontanes, si Fontanes a eu des élèves. Tel, s’il était sincère, conviendrait qu’il lui a dû des aiguillons ; on profitait de ses épigrammes plus qu’on ne lui en savait gré. Il nous a tous sollicités, enfin, de sortir du cercle académique et trop étroitement français, et de nous mettre plus ou moins au fait du dehors ; il a été un critique, non pour le public, mais pour les artistes, mais pour les critiques eux-mêmes : Cosaque encore une fois, Cosaque qui pique en courant avec sa lance, mais Cosaque ami et auxiliaire, dans son rôle de critique, voilà Beyle.