Gavarni.
Ses œuvres nouvelles22. — D’après nature23. — Œuvres choisies24. — Le diable à Paris25. — Œuvres complètes26.
La littérature gagne à s’étendre et à ne pas s’isoler, à ne pas s’enfermer en soi. Il fut
un temps où, sous prétexte que l’esprit est au premier rang et que la matière ne vient
qu’après, bien après, un homme qui lisait dans les livres et qui en faisait avait assez en
dédain les artisans, si habiles qu’ils fassent : il se mettait sans
façon au premier rang et dans une autre classe, naturellement supérieure. Ce dédain en
France a dès longtemps cessé. Il n’était plus de mise chez les gens d’esprit, ni à la
Renaissance ni au XVIIe siècle. En ce siècle de Louis XIV pourtant,
Charles Perrault, chez nous, fit une chose considérable et neuve en réunissant dans une
même publication les portraits des Hommes illustres dans les divers
genres et en n’accordant pas plus de place dans ses notices aux grands de la terre,
« aux hommes de la plus haute élévation », qu’aux gens de lettres, et à ceux-ci
qu’aux artisans : c’est ainsi qu’on appelait encore ceux qui avaient
excellé dans les beaux-arts. Il ajoutait même que, s’il s’était engagé dans une telle
entreprise dont d’autres que lui auraient pu mieux s’acquitter pour la partie
littéraire, c’était uniquement en raison de la connaissance particulière qu’il avait de
ces matières d’art, à la différence des orateurs « qui font souvent, disait-il, de
grandes incongruités quand ils en parlent, et presque toujours à proportion de leur
éloquence et de leur grande habileté en autre chose. »
La publication de
Perrault, si conforme à l’esprit moderne, ne fit pas tomber d’un seul coup et comme par
enchantement les barrières ; elle ne faisait que montrer la voie : si le divorce avait
cessé, la séparation durait encore. Les artistes vivaient d’un côté, les lettrés d’un
autre. Les grands collecteurs et amateurs du XVIIe siècle
contribuèrent à établir les communications, à généraliser le goût dans ses applications
diverses : Diderot, par sa curiosité active, par sa chaleur et son éloquence sympathique,
donna après Perrault le plus grand exemple, et fit faire un pas de plus à l’union des arts
et des lettres. La création de l’Institut qui assemblait dans un même lien toutes les
branches de l’esprit humain, tous les ordres de savoir et de talents, consacra le fait en
principe ; mais qu’il restait encore à faire en pratique et dans la réalité ! Aujourd’hui
on est plus avancé ; l’habitude est prise, la partie est gagnée, et presque au-delà ;
depuis trente ans et plus, les nouvelles générations de lettrés et d’artistes, qui
s’élèvent et se pressent à la file, se mêlent familièrement entre elles, se confondent
même volontiers. Il ne s’agit pas de déplacer les genres, d’échanger les procédés, de
transporter un art dans un autre, ce serait aller trop loin ; mais il importait, en effet,
de multiplier les points de vue, de comprendre, d’embrasser sans acception de métier,
toutes les expressions de talent et de génie, toutes les originalités de nature, tous les
modes de l’imagination ou de l’observation humaine. La critique qui, par un reste de
préjugé ou de routine, se priverait de toute ouverture de ce côté, se retrancherait, de
gaîté de cœur, bien des lumières et beaucoup de plaisir.
J’ai parlé d’observation ; et qui donc, si l’on cherche parmi les noms d’auteurs ceux qui peuvent le plus prétendre en notre temps à ce genre de mérite, qui pourra-t-on citer de préférence à Gavarni ? Il est l’observation même. Tout ce qui a passé et défilé sous nos yeux depuis trente-cinq ans en fait de mœurs, de costumes, de formes galantes, de figures élégantes, de plaisirs, de folies et de repentirs, tous les masques et les dessous démasqués, les carnavals et leur lendemain, les théâtres et leurs coulisses, les amours et leurs revers, toutes les malices d’enfants petits ou grands, les diableries féminines et parisiennes, comme on les a vues et comme on les regrette, toujours renaissantes et renouvelées, et toujours semblables, il a tout dit, tout montré, et d’une façon si légère, si piquante, si parlante, que ceux même qui ne sont d’aucun métier ni d’aucun art, qui n’ont que la curiosité du passant, rien que pour s’être arrêtés à regarder aux vitres, ou sur le marbre d’une table de café, quelques-unes de ces milliers d’images qu’il laissait s’envoler chaque jour, en ont emporté en eux le trait et retenu à jamais la spirituelle et mordante légende. J’avais autrefois rencontré Gavarni, je ne l’ai connu que tard ; mais j’ai beaucoup causé avec ceux qui l’ont pratiqué de tout temps, je me suis beaucoup laissé dire à son sujet, et insensiblement l’idée m’est venue de rendre à ma manière cette physionomie d’un artiste qui en a tant exprimé dans sa vie et qui les comprend toutes ; j’ai voulu l’esquisser telle qu’à mon tour je la vois et la conçois et telle qu’on l’aime.
I.
Gavarni n’est qu’un nom de guerre ; il s’appelle de son nom de famille Chevallier
(Sulpice-Guillaume), né à Paris, mais, du côté de son père, originaire de Bourgogne ; du
village de Saint-Sulpice, aux environs de Joigny. Il avait un oncle, frère de sa mère,
peintre connu de la fin du XVIIIe siècle, Thiémet. D’ailleurs on ne
saisit rien dans ses origines qui soit de nature à éclairer son talent. Il ne reçut pas
l’éducation classique et de collège, et il se trouvera ainsi plus tard libre et
affranchi de toute tradition, garanti contre l’imitation qui naît du souvenir. Son
éducation fut toute professionnelle, géométrie, dessin, dessin linéaire en vue de
l’architecture. Il avait appris aussi à dessiner la machine ;’on l’avait appliqué à
cette branche de mécanique délicate et savante, les instruments de précision. Cette
géométrie première, qu’il poussera plus tard jusqu’à la science, lui servit de tout
temps à mieux saisir les disproportions et les désaccords ; il eut de bonne heure, comme
on dit, le compas dans l’œil. On lui proposa une place dans le cadastre, sans doute pour
des levées de plans, et il accepta ; il avait vingt ans, plus ou moins. Il va à Tarbes
et y passe plusieurs années. On me le dépeint alors un beau jeune homme, à la chevelure
d’un blond hardi, bouclée, élégante. M. Leleu, ingénieur en chef du cadastre à Tarbes,
lui-même un peu poète et dessinateur, appréciait Gavarni et lui marquait de l’amitié.
Gavarni, « pendant ce séjour dans un pays pittoresque, en face des Pyrénées,
essayait en tous sens son crayon : il dessinait des modes, des costumes pyrénéens, des
paysages, des courses de chevaux, des descentes de diligence, etc. ; on me cite, entre
autres dessins, les Contrebandiers et l’Inondation, qu’il fit imprimer à Bordeaux : sa première manière était, me
dit-on, d’un soigné naïf. De là, vers la fin de son séjour, il envoyait à Paris, à
M. de La Mésangère, qui publiait le Journal des Dames et des Modes,
des dessins de costumes espagnols, de travestissements. Il eut de bonne heure le goût,
le sentiment du costume et du travestissement ; c’était son plaisir et sa folie.
Revenu à Paris, il continuait de faire des dessins de diverses sortes et des
aquarelles, lorsqu’un jour Susse, qui lui en achetait une, exigea une signature : « Le
public, disait l’éditeur, aime des œuvres qui soient signées. »
Gavarni, mis
en demeure d’écrire un nom, se souvint alors de la vallée de Gavarnie
qu’il avait habitée et de la cascade qu’il aimait, et, sur le comptoir de Susse, il
signa son dessin de ce nom d’affection qu’il mit seulement au masculin. Et voilà toute
l’œuvre future baptisée.
Il faisait ses débuts. M. de Girardin, qui faisait également les siens par la
publication de la Mode avec Lautour-Mézeray, et qui de son coup d’œil
d’habile directeur était à l’affût des talents, s’adressa à Gavarni dont il avait
remarqué une suite de travestissements lithographies ; il le fit chercher à Montmartre
où l’artiste habitait alors. Gavarni succéda, à la Mode, à un aimable
crayon de femme, de jeune fille, mais dont les dessins charmants n’avaient pourtant pas
assez de précision pour la gravure. On était en 1829, Gavarni n’avait que vingt-cinq
ans ; lui aussi, il était de ce groupe d’artistes chercheurs, voués à la production
féconde, à la rénovation de l’art dans tous les genres, et dont la naissance, remontant
aux premières années du siècle, a été comme proclamée à son de trompé dans ce vers
célèbre : « Le siècle avait deux ans… »
C’est quatre ans qu’il faut dire
pour Gavarni. Variez ainsi le chiffre, selon les noms, depuis un jusqu’à cinq ; demandez
même au vieux siècle de vous donner les trois ou quatre dernières années de grâce
auxquelles il ne tient guère, et vous aurez, en sept ou huit ans, toute la couvée
réunie, tout le groupe27.
Je ne m’arrête pas à Gavarni auteur, inventeur de modes et de costumes ; je le devrais
pourtant, car il a le goût, le génie, l’invention en ce genre. « Personne, me
disait un des amateurs qui connaissent le mieux toute son œuvre, personne de nos jours
n’a enveloppé la femme ni habillé l’homme comme Gavarni. »
Un des premiers
tailleurs de Paris28 a dit ce mot mémorable :
« Il n’y a qu’un homme qui sache faire un habit noir, c’est Gavarni, Voilà un
habit fait il y a vingt-cinq ans, il est toujours à la mode. Toutes les fois qu’un
homme distingué me demande un habit, c’est toujours le même que je fais. »
Cet
arrêt du plus compétent des juges me rappelle ce jeune homme devant une glace dans la
Vie de jeune homme (n° 14 de la série), et cet habit qu’il essaye,
si bien ajusté, adapté, si bien endossé, et qui coûtera si cher à l’insouciant qui en
est tout fier. Gavarni porte en tout l’élégance et la distinction naturelle qui est en
lui. Voyez sa personne ; revoyez-la telle qu’elle a dû être dans la fleur de la
jeunesse. Peu d’hommes, indépendamment de toute éducation et de tout acquit, sont nés
aussi instinctivement distingués ; j’entends par distinction « une certaine
hauteur ou réserve naturelle mêlée de simplicité. »
Dans tout ce qui sort de
son crayon, de même : il est toujours élégant, aussi peu comme il faut
que possible quand il le faut et que ses personnages l’y forcent, aussi bas que le ton
l’exige ; il n’est jamais commun.
C’est moins encore quand il fait de la mode pure que dans tout l’ensemble de son œuvre
de jeunesse, que Gavarni mérite cet éloge pour la grâce des costumes. Malgré mon désir
de ne pas les détacher et les séparer du sujet, je dois remarquer encore qu’il a fait
révolution en ce genre au théâtre et dans les bals costumés. C’est lui qui, dès les
premiers temps de sa célébrité, eut à dessiner la plupart des costumes pour les théâtres
de Paris ; il en fit pour Bouffé, pour Mlle Georges, pour Juliette,
pour Mlle Ozy, pour Carlotta Grisi, etc., pour tous les acteurs et
actrices en renom, pour Déjazet surtout ; j’ai eu sous les yeux de ces dessins
originaux : jusque dans les plus simples indications au crayon, il y avait de l’esprit,
de la gaieté. Quant au carnaval, on peut dire véritablement qu’il l’a refait, qu’il l’a
rajeuni. Avant lui le carnaval jetait et restait presque uniquement composé des types de
l’ancienne Comédie Italienne, Pierrot, Arlequin, etc. Il l’a modernisé sans le
vulgariser ; il a inventé le débardeur, ce demi-déshabillé flottant,
élégant, engageant, et où tous les avantages et les agréments naturels trouvent leur
compte ; il a refait un Pierrot tout neuf, original, coquettement coiffé, aux plis mous,
relâchés, mais artistement agencés dans leur mollesse, un Pierrot plein de grâce et à
faire envie aux plus séduisants minois (voir, entre autres, dans là série des Bals masqués, le n° 4). Il est parti d’individualités, même grossières
et ignobles, comme celles du bal Chicard, pour arriver à quelque chose de fin et de
galant (voir le n°10 des Souvenirs du Bal Chicard ; ne pas oublier la
femme étendue). C’est dans les premières années qui suivirent 1830 qu’on put reconnaître
l’effet des travestissements de Gavarni dans les réunions masquées ; c’est au bal des
Variétés que s’est produit d’abord, dans toute sa nouveauté et sa
fureur, le débardeur svelte, alerte, découplé, déluré, en chemisette bouffante de satin
blanc : tous les beaux d’alors, la jeunesse à la mode, en arboraient la livrée. Lord
Seymour donnait le branle ; d’aimables fous avec lui menaient la danse ; il y en eut un
(M. de La Battut) qui mourut d’épuisement presque en pleine fête. Notre ami et voisin
Nestor Roqueplan aurait là tout un spirituel chapitre de mœurs à écrire ; je ne
l’entrevois que de loin et fort en raccourci. Gavarni, en un mot, a introduit et
renouvelé la fantaisie dans l’amusement, dans la joie nocturne aux mille falots. Un
souffle de Fragonard, de Watteau, l’a inspiré à son tour, ou plutôt il n’a obéi qu’à la
fée intérieure. Si on allait au fond de cet esprit observateur, un peu triste, un peu
silencieux dans l’habitude, il se pourrait qu’en touchant ce luxe, cette élégance, cette
poésie de costume, ce gai mensonge d’une heure, on fît vibrer la corde la plus sensible.
Il aime assez la vie, il ne la trouve pas mauvaise, il l’a satirisée sans être
misanthrope, et seulement parce qu’il ne pouvait s’empêcher de la voir telle quelle
est ; mais enfin la vie dans la réalité lui paraît plate ; elle ne lui plaît jamais plus
que quand il peut l’animer, la poétiser, la travestir ; il eût été capable de faire, des
folies pour cela ; « Mon royaume pour un cheval ! » disait ce
roi démonté dans une bataille ; et lui, il eût été homme à dire jusque dans la
détresse : « Je l’ai trouvé ! coûte que coûte, à tout prix, il me le faut, ce beau
costume que voilà ! »
C’est sa toquade à lui.
Je reviens bien vite à ce qui est proprement notre gibier chez Gavarni, à ce qui est à
demi littéraire. En quittant la Mode, il passa à l’Artiste, à la Silhouette (1832), il se répandit et dessina
pour toutes les publications du moment ; livré, voué à une production incessante, il ne
refusait aucun travail qui s’offrait, livres illustrés, journaux à gravures, têtes de
romances, etc. J’ai entendu l’un des hommes qui l’apprécient le mieux regretter qu’il
eût été ainsi accaparé, saisi comme au collet par la nécessité. Il faisait en 1831 des
dessins à la plume, dont l’un, montré à Gros, attira l’attention du maître, qui dit :
« Mais voilà un grand dessinateur ! » Un jour, un peintre, Louis Marvy, allant
chez Delacroix, le trouva dessinant… devant un Gavarni : « Vous le voyez, dit
Delacroix, j’étudie le dessin d’après Gavarni. »
Mais quelque carrière qu’eût
pu s’ouvrir et se frayer alors Gavarni dans une voie dite plus sévère, je ne pense pas
qu’il faille, même au point de vue de l’art, rien regretter pour lui de ce qu’il a été,
ni s’amuser à rêver ce qu’il aurait pu être. La nécessité, en somme, lui a été plus mère
que marâtre ; elle l’a forcé, dans cette voie toute nouvelle où il faisait chaque jour
un pas de plus, à tirer de lui et de son talent l’œuvre unique, légère, dispersée,
innombrable, rieuse, aimable et satirique, profonde en définitive, qui assure à son nom
dès aujourd’hui et chez nos neveux ce souvenir net, distinct, le plus à envier de tous
pour l’artiste. La dignité des genres, comme la noblesse des conditions, n’existe que
pour les contemporains, et la postérité ne retient jamais mieux un nom que quand il
signifie, à lui seul, quelque chose d’à part et de neuf. Or, Gavarni est devenu le nom
d’un genre ; il est arrivé, sans le chercher, à cette solution la plus essentielle dans
la destinée de tout artiste et, je dirai, de tout homme, d’avoir fait ce que nul autre à
sa place n’eût su faire. À ce titre il restera.
Il tenta en 1834 une entreprise qui ne réussit pas et ne. pouvait réussir, étant plus d’un artiste que d’un homme d’affaires, et qui, de si courte durée qu’elle ait été, eut pour effet de grever longtemps sa vie ; il voulut fonder un journal, une publication où il fût maître et chez lui, « et il commença le Journal des Gens du monde, recueil hebdomadaire, dans le genre de l’Artiste, et dont il ne parut qu’une vingtaine de numéros. A chacun de ces numéros, attaché avec des faveurs roses, il apporta un luxe d’élégance et de comme il faut, qui était dans ses goûts, mais qui dépassait ceux du public. Il y mettait des dessins proprement dits, costumes et sujets divers, sans ironie ni satire. Il y mit même des vers, et voici de lui quelques Stances fort jolies que je suis heureux d’en détacher. C’est toute une petite élégie de mystère et de bonheur :
MINUIT DANS LE BOIS.
Juillet 1834.
Cette nuit, dans le bois, une calèche errante,De sa double lanterne éveillant l’écureuil,A travers les rameaux revenait scintillanteDe Boulogne au bassin d’Auteuil.La rêveuse, aux buissons d’une étroite chaussée,Laissait nonchalamment balayer ses panneaux,Dans le sable, sans bruit, doucement balancée,Comme une barque sur les eaux.Et pour charmer encor ce nocturne voyage,Dont la lune des bois gardera le secret,Les jeunes baliveaux agitaient leur feuillageOù la serpe d’argent brillait.De projets de bonheur la calèche était pleine ;Nul ne sait quels regards venaient s’y caresser,Ni de quelle main blanche on ôtait la mitainePour cueillir un premier baiser ;Ni quelles voix ont fait de ces aveux qu’inspireL’ombrage parfumé des arbres défendus.Pourtant bien des échos, au moins pour en médire,Voudraient les avoir entendus !Beaux diseurs de secrets, vous perdiez un mystèreÉchappé de Paris pour ce cher entretien :Les paroles allaient tomber dans la fougère,Et le salon ne saura rien.Car aux légers panneaux les écussons s’effacent,A l’heure où dans le bois va dormir l’écureuil,Et vous ne suivez pas les lanternes qui passentLa nuit près le bassin d’Auteuil.
Voilà une image du premier Gavarni, dont le goût naturel eût été du côté de l’élégance et peut-être du sentiment. Il est bon qu’il ait eu ce goût en lui, et en même temps que ce goût ait été combattu par celui du public et des entrepreneurs de journaux qui lui demandaient de la malice, du comique, et qui l’auraient bien Voulu pousser à la charge, s’il n’y avait résisté. C’est de cette combinaison et de cette complication même qu’est sorti tout son talent, formé et croisé de plusieurs inspirations contraires. Un peu de violence et de contrariété ne nuit pas à l’artiste, — je dis un peu et pas trop.
II.
Il dut donc sacrifier au goût du public lorsqu’il travailla pour le
Charivari, pour la Caricature. Une remarque pourtant, et bien
essentielle, se place ici, aux origines de son talent, et se vérifie dans tout le cours
de son œuvre : une veine y fait défaut ; absence heureuse ! le crayon de Gavarni est
innocent, il est pur et innocent de toute attaque et injure personnelle ; cet homme, si
habile à saisir le ridicule, ne fit jamais de caricature Contre personne. Il n’a fait
qu’une seule caricature politique dans toute sa vie, contre Charles X, le
Ballon perdu, en 1830, et il se la reproche encore ; il voudrait l’effacer. Cet
artiste, qui a tant contribué au succès des journaux politiques les plus armés en guerre
et les plus acharnés à la démonétisation des masques royaux, ce fin railleur a
l’aversion et la haine de la politique, et n’y a jamais trempé : « Ces
erreurs-là, dit-il, ne sont pas des miennes ; elles ont trop de fiel et trop peu de
sincérité. » — « Ce peuple insensé, dit-il encore, en parlant d’une de nos
révolutions, avait poussé la question du progrès jusqu’au coup de fusil. »
Il
est donc trop philosophe pour être politique, de même qu’il est foncièrement trop
élégant pour être caricaturiste. La caricature est l’outrage au vrai, — outrage dans le sens d’outrance. Lui il est peintre de mœurs ;
il n’a jamais fait une figure grimaçante exagérée. J’ai vu de sa façon un portrait
aquarelle de son vieil ami Old-Nick (Forgues), portrait de tout jeune
homme, long, fluet, riant, couché, la tête renversée en arrière, les jambes étendues,
dans cette délicieuse position horizontale ou demi-horizontale que l’artiste aime à
reproduire, et par laquelle il exprime à ravir le far niente, la
flânerie, cette première condition du bonheur : il a voulu, tout à côté, faire du même
Old-Nick une charge, et il n’a réussi qu’à faire un portrait moins
bien, en triste et en laid. Gavarni a bien des cordes, il n’a pas celle de la caricature
proprement dite ; il la laisse à Daumier, sans rival dans cette partie.
Ni la politique, — orateurs et avocats politiques, — ni la chicane et la basoche, à côté de Daumier ; ni le militaire et le troupier après Horace Vernet et Charlet, et à côté de Raffet ; mais à Gavarni l’ordre civil et moral, régulier ou irrégulier dans tous les genres, la femme et tout ce qui s’ensuit, à tous les degrés et à tous les âges. — Il a repris le bourgeois après Henri Monnier, créateur du type ; mais au célèbre acteur-auteur il laisse presque exclusivement les abîmes et les bas-fonds d’où l’éloigne et le rejette toujours cette même naturelle et instinctive élégance.
Quand il débuta au Charivari, c’était la vogue de Robert Macaire ; on
lui demanda de faire une Madame Robert Macaire.
« Mais Robert Macaire, répondit-il, c’est la filouterie, cela n’a pas de sexe.
Quand ce serait une femme, cela n’y ferait rien. C’est la filouterie féminine qu’il
faut faire ; voilà le neuf. »
Il transforma ainsi l’idée qu’on lui suggérait
et commença la série des Fourberies de femmes en matière de sentiment
(1837). Il découvrait en même temps sa large veine où il n’avait plus qu’à s’étendre et
à se ramifier. On assiste à la création ingénieuse de son genre.
III.
Comment analyser de telles séries ? Comment détacher la légende et la séparer du
dessin, faire comprendre l’une sans montrer l’autre ? Chaque série de Gavarni a une idée
philosophique et se pourrait renfermer dans un mot ; mais ce mot, ce serait à lui de
nous le dire, et il le lui faudrait arracher. Ainsi, pour les Enfants
terribles, le mot générateur de la série, c’est cet égoïsme profond de ces petits
êtres qui, sans malice d’ailleurs ni arrière-pensée, leur fait tout voir par rapport à
eux et les empêche de se rendre compte en rien de l’effet et de*la catastrophe morale
que leur imprudence va produire au dehors chez autrui. Ainsi, pour la série des Coulisses, l’idée mère, c’est un contraste perpétuel entre ce qui se
joue à haute voix devant le public et ce qui se dit de près au même moment entre
acteurs, — comme quand Talma, par exemple, en pleine tragédie de Manlius, embrassé avec transport par son ami Servilius, lui disait à l’oreille :
« Prenez garde de m’ôter mon rouge. » — Ainsi pour la série des Musiciens comiques ou des Physionomies de chanteurs, c’est
le contraste et la disparate entre les paroles du chant ou la nature de l’instrument
et la taille ou la mine du musicien, du chanteur ou de la cantatrice (une grosse femme
chantant langoureusement : Si fêtais la brise du soir !). Dans les
Fourberies de femmes, je ne me flatterai pas de trouver la formule
générale, mais cependant tout s’y rapporte à une fin, à la fin féminine par
excellence : tromper pour un certain motif. Après La Fontaine, après nos vieux
conteurs, après les fabliaux, Gavarni a fait, sans réminiscence aucune, sa série toute
moderne, saisie sur le vif, d’après nature. Prenez la plus innocente de ces
fourberies, celle de la jeune fille au bras de son papa qui la devine. — « Comment saviez-vous, papa, que j’aimais mosieu Léon f » — « Parce que tu me parlais toujours de mosieu Paul. » Allez à la plus
calme, à la mieux établie et la mieux réglée de ces fourberies conjugales : un jeune
homme dans un salon est assis bien à l’aise, installé dans un fauteuil, lisant comme
chez lui, le chapeau sur la tête ; avec lui une jeune femme près de la fenêtre,
debout, tient à la main son ouvrage et regarde en même temps dans la rue ; et, pour
toute légende, ces mots : « Le v’là !… ôte ton chapeau. »
D’un mot, c’est toute l’histoire. C’est l’heure où l’on revient du bureau ; le sans gêne
n’est plus permis, il faut que le monsieur ait l’air d’être en visite.
Gavarni excelle à ces légendes qui, en deux mots, vous mettent au cœur du sujet, de
l’intrigue ou de la situation, et vous disent tout. Ainsi, dans la Vie de
jeune homme (n° 25), une femme élégante, une femme du monde en chapeau, en
écharpe, arrive et entre dans un petit appartement ; elle est au bras d’un jeune homme
en robe de chambre qui, écartant une draperie de portière ou d’alcôve, la reçoit et
l’introduit avec toutes sortes d’égards et d’attentions ; et, pour toute légende, ce mot
de la femme : « C’est bien gentil chez vous, Monsieur
Charles ! » Tout le roman s’est révélé, et juste à son heure, à ce moment plus
que hasardé où l’on fait pour la première fois le pas décisif. — • Ainsi encore, dans
les Enfants terribles : on est dans un jardin public ; une jeune
femme dans le fond dont on ne voit pas le visage, mais qui a un air des plus
convenables, est occupée à lire ; sa petite fille joue près d’elle ; un monsieur qui a
lorgné la mère demande à la petite, en la prenant entre ses genoux et en y mettant
toutes sortes de façons : « Petit amour, comment s’appelle Madame votre
maman ? » Et la petite, tout en jouant avec la canne du monsieur, répond d’un
air presque offensé (mais peut-être c’est nous qui lui prêtons cet air) : « Maman n’est pas une dame, Monsieur : c’est une demoiselle. »
Cruauté de l’innocence ! Et ne vous voilà-t-il pas au fait en deux mots ? que vous
faut-il de plus ?
La manière dont Gavarni trouve le plus souvent ses légendes est à noter. il dessine sur
la pierre couramment, du premier jet ; il a le sentiment du vrai, du vraisemblable, dans
les physionomies, dans les poses. Il fait donc des personnes qui sont entre elles en
parfait rapport de mouvements, de gestes ; mais comme son faire modifie quelque peu les
figures qu’il veut reproduire, qu’il a vues en réalité ou plutôt qu’il a présentes dans
l’esprit et en idée, comme de plus l’impression sur la pierre va les modifier quelque
peu encore, il attend le retour de l’épreuve afin de faire dire à ses personnages ce qu’ils ont l’air réellement de dire ;’et c’est alors seulement qu’il
se demande en regardant son épreuve : « Maintenant que se disent ces
gens-là ? »
Il les écoute parler ou plutôt il les devine parler, et il devine
juste. Supposez que, du premier ou du second étage, vous regardiez dans la cour deux
personnes qui causent : vous voyez leurs gestes, leur jeu de physionomie, et vous
n’entendez qu’imparfaitement leurs paroles ; elles ne vous arrivent qu’en bruit confus.
Or, il s’agit de trouver, de ressaisir exactement ce propos, et à l’endroit le plus
intéressant, le plus significatif. — J’ai vu ou entrevu autrefois en Suisse un bien
savant homme et des plus sagaces, M. de Gingins ; il était sourd, mais complètement
sourd, comme une souche ou un rocher ; de jour, dans le tête-à-tête, personne ne s’en
serait douté ; il en était venu, à force de finesse, à deviner les paroles au mouvement
des lèvres. Une fois, dans une voiture publique, il était en face d’un individu qui, ne
le connaissant pas, se mit à causer avec lui ; M. de Gingins répondait et soutenait la
conversation ; mais insensiblement le jour baisse et tombe, l’individu questionne
toujours et s’étonne que M. de Gingins ne lui réponde plus : c’est que le mouvement
indicateur avait fait subitement défaut. Eh bien ! Gavarni fait avec ses personnages,
pour ses légendes, ce que M. de Gingins faisait pour le dialogue avec son
interlocuteur : il met sur leurs lèvres les paroles qui en doivent naturellement et
nécessairement sortir.
« Un soir que nous parlions à Gavarni de ses légendes, racontent MM. de Goncourt, et que nous lui demandions comment elles lui venaient : « Toutes seules, nous dit-il ; j’attaque ma pierre sans penser ‘a la légende, et ce sont mes personnages qui me la disent… Quelquefois ils me demandent du temps… En voilà qui ne m’ont pas encore parlé… » Et il nous montrait les retardataires, des pierres lithographiques adossées au mur, la tête en bas. »
Ces mots décisifs, ces paroles stridentes qui ouvrent des jours soudains sur une action, sur un ordre habituel de sentiments, et qui sont comme des sillons de lumière à travers la nature humaine, font de Gavarni un littérateur, un observateur qui rentre, autrement encore que par le crayon, dans la famille des maîtres moralistes. La légende de Gavarni, c’est une forme à part, et qui porte avec elle son cachet distinct, original, comme la maxime de La Rochefoucauld. On jouait aux maximes autour du fauteuil de Mme de Sablé, dans le même temps que La Rochefoucauld, de son côté, faisait les siennes : on pourrait de même jouer aux légendes, le soir, autour de la table où Gavarni dessine ses figures non encore baptisées, et pendant qu’elles se succèdent de quart d’heure en quart d’heure sous sa plume rapide. Mais avec Gavarni, quand c’est lui qui baptise, cela sort du jeu ; il frappe sa médaille comme pas un, il bat sa monnaie au bon coin, et elle entre dès lors dans la circulation ; elle court le monde.
Gavarni littérateur a écrit d’autres choses que ses légendes, et j’ai sous les yeux, en épreuves, un petit recueil projeté et non publié, se composant des divers morceaux qu’il a insérés çà et là, et qui devaient paraître réunis sous ce titre : Manières de voir et façons de penser. J’y distingue une nouvelle de fantaisie, Madame A cher, l’histoire d’une jolie fille languedocienne, qui sacrifie tout, sa liberté, son amoureux, son propre bonheur, à l’envie d’avoir le pied mignon et de chausser de petits souliers. Mais, en général, ce côté du talent de Gavarni manque de développement et est trop elliptique. L’humoriste épargne trop les transitions. Le recueil est plus intéressant pour le biographe que pour le public.
Comme Gavarni n’est qu’un amateur en ce genre, qu’il n’écrit pas pour écrire, mais pour
se faire plaisir à lui-même, on trouverait là, en cherchant bien, le fin mot et le fond
de sa pensée sur toutes choses. On y voit, et je l’ai déjà dit, ce qu’il pense de la
politique ; on n’y voit pas moins ce qu’il pense de cette philosophie essentiellement
idéale et illusoire qui, sans tenir compte de la pratique humaine et de l’expérience,
prétend que « le beau n’est que la forme du bon. »
Et il a même, à ce
sujet, une manière de parabole ou d’apologue assez remarquable. On est à bord d’un
navire ; le capitaine veille à la manœuvre : la mer est calme, le ciel serein, le vent
propice ; la folle galère bondit de vague en vague et fend les flots. Les passagers,
oisifs, attablés, s’amusent et chantent, et dissertent entre deux vins. Dans quelle image est la beauté ? c’est là le thème débattu et qui est sur le
tapis. Chacun en juge à sa guise et en décide selon ses goûts :
— « La beauté, c’est, ma mie, a dit l’écolier, le bonheur est dans
l’amour. »
— « Le bonheur est en campagne, dit le soldat ; rien n’est beau comme un
cavalier le sabre au poing. »
— « Si ce n’est un coffret plein et bien gardé »
, répond l’avare.
Au tour du laboureur : — « Ce qui plaît le mieux à nos regards est un champ
d’épis jaunes. »
Mais le poète : — « C’est de laurier que la beauté se couronne. Par Apollon !
point de bonheur sans la pensée. »
Le joueur de flûte : — « A quoi bon la pensée ? sait-on ce que dit le
rossignol ? on l’écoute. »
Et le peintre : — « La beauté n’a point d’images : c’est une
image. »
— « La beauté, affirme le philosophe, c’est la vérité. »
— « C’est le succès »
, s’écrie le partisan.
« Oui ! ajoute l’aventurier, une belle fille au sein nu, elle tient les dés du
joueur heureux. »
— « Oh ! fait le marchand, le bonheur ne joue pas, il calcule. »
Le moine vient à son tour : — « L’heureux croit, mes frères, la beauté
prie. »
Mais tout à coup : — « Malédiction ! » — C’est la voix du maître qui vient
effrayer les chanteurs. — « Malédiction ! taisez-vous… serrons la
voile ! »
Pour le marin, la beauté, tête de bois, rit à la poupe du vaisseau quand on rentre au port après l’orage.
Et, en cet instant, une troupe de joyeux requins suivaient dans le sillage et pensaient
entre eux : — « Rien n’est beau comme une galère qui va sombrer en mer toute
pleine de passagers. »
Et dites après cela, philosophes, que « le beau est la forme du bon. »
Cet apologue est digne de Stendhal. — Voulez-vous quelque chose de plus gai ? voici la
définition d’un bal :
« Un bal, c’est une corbeille de rubans et de gazes, confusément pleine de
fleurs fraîches, de fleurs fanées et de fleurs artificielles, parmi lesquelles, à la
lumière des bougies, se joue un essaim de papillons noirs. »
Il y a là toute une aquarelle vivante, claire, légère, comme il les sait faire, et tachetée de noir par places avec caprice et agrément.
I.
Mais je reprends notre Gavarni dessinateur ; c’est sous cette forme que tous l’acceptent et le comprennent. Il y eut dix années, où, à partir de 1837, il s’empara de la curiosité publique, de la vogue ; et lui et Balzac, ils se mirent à peindre, à silhouetter dans tous les sens la société à tous ses étages, le monde, le demi-monde et toutes les espèces de mondes. ; ils prirent la vie de leur temps, la vie moderne par tous les bouts. Les Artistes, les Actrices, les Lorettes ; Paris le matin, Paris le soir ; la Physiologie de la vie conjugale, toutes les physiologies illustrées d’alors, celle de l’Étudiant, de l’Écolier, de l’Amoureux, du Provincial, etc. : on se perd à suivre Gavarni dans cette fécondité multiple et simultanée29. Rien d’imité, rien de cherché ailleurs ; il nage en pleine eau, et on nage avec lui dans le courant et le torrent des mœurs du jour.
On a très justement remarqué30 que, dans cette comparaison inévitable entre Balzac et lui, il a un rôle plus net, plus sûr, plus incontestable. Balzac, que je ne prétends nullement diminuer sur ce terrain des mœurs du jour, et de certaines mœurs en particulier, où il est expert et passé maître, Balzac pourtant s’emporte et manque de goût à tout moment ; il s’enivre du vin qu’il verse et ne se possède plus ; la fumée lui monte à la tête ; son cerveau se prend ; il est tout à fait complice et compère dans ce qu’il nous offre et dans ce qu’il nous peint. C’est une grande avance, je le sais, à qui veut passer pour un homme de génie auprès du vulgaire que de manquer absolument de bon sens dans la pratique de la vie ou dans la conduite du talent. Balzac avait cet avantage. Gavarni se possède toujours. Il a dans son crayon de cette aisance et de cette grâce dégagée qu’avait ce premier élève dis Balzac, qui eût pu être supérieur au maître si un disciple l’était jamais, et si surtout il eût plus fait, et si enfin il eût vécu ; je veux parler de Charles de Bernard. Gavarni a de cette élégance dans le crayon, avec la verve en sus et l’inépuisable facilité. En présence de cette mascarade variée de la vie parisienne, si Balzac l’a plus fastueusement affichée et accusée, Gavarni l’a montrée plus naïvement. Gavarni, crayon et légende à part, est un esprit fin, silencieux, nourri de solitude et de méditation, qui ne donne pas exactement la note de sa valeur dans le monde ; mais ce qu’il dit compte et ressemble par le tour et la qualité au meilleur de son talent. Je lui ai entendu faire sur Balzac cette observation fine et juste :
« Il va des gens qui ont peu d’esprit en leur nom ; — ainsi…, ; — ainsi Balzac lui-même : ils ont besoin, pour avoir tout leur esprit et toute leur valeur, d’être dans la peau d’un autre, d’être un autre31. Pour Balzac, la personnalité individuelle n’existait pas, qu’elle se marquait trop ; elle était assommante ; il ne valait quelque chose que quand il s’était fait autrui, un des personnages de ses créations ou de ses rêves. Lui personnellement n’était que comme le concierge et le portier de ses curiosités et de ses merveilles dramatiques ; sa ménagerie, comme il la nommait, était des plus curieuses : celui qui la montrait était insupportable. »
Critiques de profession, trouvez donc mieux que cela !
Est-ce à dire pourtant que Gavarni, maître comme il est de ses sujets et se tenant
au-dessus, soit un moraliste dans un autre sens que celui de peintre de mœurs, et qu’il
ait prétendu, dans la série et la succession de son œuvre, donner une leçon ? Ce point
est assez délicat à traiter, et je ne le trancherai pas absolument. Sans doute Gavarni
ne fait pas fi de la morale, et lui-même ne serait pas fâché qu’on mît à son œuvre,
entre autres épigraphes, celle-ci : « Jamais l’honnêteté ne lui a paru méprisable
ni grotesque. » Il s’est moqué des maris fats ou benêts et ridicules : il ne les a pas
systématiquement sacrifiés. Il a vu l’ironie, la moquerie partout où elle était
naturelle et de bonne prise, et dans sa série des Maris vengés il
n’a pas épargné les amants ; il les a surpris à leur tour dans les inconvénients du
rôle, et les jours où ils sont eux-mêmes pris au piège. De même, dans les
Lorettes vieillies, dans ces figures de portières, de mendiantes et de
balayeuses, au-dessous desquelles on lit : « … a figuré dans les
ballets » ; ou bien : « On a fait des folies pour
Dorothée » ; ou bien : « Et moi, ma livrée était bleu de
ciel »
; dans cette autre série des Invalides du
sentiment, où figurent tous les éclopés de l’amour et des passions, il a montré
et étalé l’affreux revers. Mais y a-t-il eu précisément dessein de moraliser, de
détourner du vice en effrayant ? je ne le pense pas du tout. L’observateur n’a fait que
suivre le cours des années et nous rendre, avec une légère teinte de misanthropie et de
tristesse, la juste et rigoureuse vicissitude des choses.
Ce qui est vrai, c’est que son goût primitif l’eût peut-être tourné davantage vers les sujets de grâce et de sentiment ; mais on avait affaire, dans les journaux auxquels il collaborait, à un public mêlé auquel on portait un grand respect. Il fallait à tout prix l’amuser et le satisfaire ; plus d’une fois Gavarni a été obligé d’interrompre une série philosophique, celle des Leçons et conseils par exemple, de peur de lasser. Les éditeurs le poussaient vers le commun, il s’en tirait par le comique : il se voyait obligé ainsi de combiner les diverses exigences, celles du dehors et celles du dedans, les siennes propres, et d’être à la fois comique, pittoresque et profond, mais en attrapant toujours un côté vulgaire : ce dernier côté, il ne faisait que l’atteindre et l’effleurer. En avançant, Gavarni, devenu plus maître et sentant qu’il dominait mieux son public, s’est accordé plus volontiers la série philosophique : mais ceci touche à une seconde manière que nous aurons à caractériser.
Ce qui est également vrai et l’un des traits les plus essentiels à noter chez Gavarni,
c’est l’humanité : il est satirique, mais il n’a rien de cruel ; il voit notre pauvre
espèce telle qu’elle est et ne place pas très-haut sa moyenne mesure : il ne lui prête
rien d’odieux à plaisir. Qu’on se rappelle, au milieu même des joies, des accidents
burlesques ou des turpitudes de Paris le soir, cette figure de femme
au bras d’un jeune homme, et qui se baisse vers un groupe de pauvres petits mendiants
couchés à terre et endormis, avec cette légende : « Le plaisir rend
l’âme si bonne ! » — et plus loin ces deux figures d’un petit mendiant accroupi
et d’un malheureux adossé à la muraille, avec ces mots au bas : « Souperont-ils ? » — et dans la série de Clichy, entre tant
de fausses gaietés et de misères, cette admirable scène du détenu visité le premier
jour par sa femme et son petit enfant qu’il couvre de baisers, et la femme dont on ne
voit pas le visage sans doute mouillé de larmes, et qui lui dit d’un ton gai, tout en
vidant son panier : « Petit homme, nous t’apportons ta casquette, ta pipe
d’écume et ton Montaigne. » Gavarni, au milieu de ses ironies et de sa veine
railleuse, a toujours eu le respect du bon ouvrier, et il est resté fidèle en cela à
de bonnes impressions premières ; il a fait un Jour de Van de
l’ouvrier, qui est une glorification des joies de famille dans le peuple. Trop
sensé et de trop bon goût pour ne pas admettre et respecter les rangs, il n’est pas de
ceux qui croient à la distinction des classes. Dans une lettre à Forgues sur les Petites miser es de la vie humaine qui ne put être insérée qu’en
partie au National
32 à cause du trop d’irrévérence en
politique, il y a une page des plus vraies et des plus touchantes d’humanité et de
sentiment d’égalité, que je citerai peut-être un autre jour. En un mot, Gavarni
résumant sa philosophie morale répéterait volontiers, pour son compte, avec ces deux
bons vieux qui descendent de quelque barrière : « Vois-tu, Sophie, il n’y
a que deux espèces de monde, les braves gens et puis les autres. »
Que de choses il me reste à dire encore ! Je n’ai qu’à peine entamé ce fécond sujet.