M. Boissonade.
Ses articles de critique littéraire recueillis et publiés par M. Colincamp11.
La première loi d’un portrait est de ne pas le faire dans un ton opposé à celui du modèle. Je ne dirai pas qu’on ait observé cette loi dans les deux intéressants volumes qu’on nous donne, et j’ajouterai même qu’ils ne sont devenus tout à fait intéressants que parce qu’on ne l’a pas trop rigoureusement suivie. M. Boissonade, dont la supériorité consistait dans la connaissance fine et profonde qu’il avait de la langue et de la littérature grecques, n’a été un critique littéraire que pendant une dizaine d’années, et encore ne l’a-t-il été qu’avec réserve et discrétion. Aussi, je ferai remarquer tout d’abord, pour décharger ma conscience, que venir le présenter comme le type et le modèle de la Critique littéraire sous le premier Empire et mettre ce second titre, comme on l’a fait, au frontispice des deux volumes qu’on publie, c’est un peu abuser de la permission qu’on se donne généralement de grossir les choses dans le passé. Non, les articles de M. Boissonade dans le Journal de l’Empire, articles que, dans sa modestie, il signait de la dernière lettre de l’alphabet grec, d’un fi, n’ont pas et n’eurent jamais l’importance qu’on leur prête aujourd’hui après coup ; ils n’obtinrent jamais le succès et la vogue, plus ou moins mérités, qui s’attachaient dans le temps aux articles des Geoffroy, des Dussault, des Feletz, des Hoffman ; ils ne sont pas toute la critique littéraire du premier Empire ; que dis-je ? ils n’en étaient qu’une des faces, un des côtés, — le cinquième côté. Ils en formaient un coin, des plus honorables. L’étude de l’Antiquité était alors chez nous en train de renaître ; tout était à faire ou à refaire ; les littérateurs et les critiques français le plus en renom avaient la légèreté et la manie de trancher sur ce qu’ils ne savaient qu’imparfaitement. La Harpe, tout le premier, était à redresser et à corriger sur maint article. M. Boissonade, dans son rôle modeste, avec son savoir déjà étendu et tout d’abord précis, son esprit net et fin, sa plume élégamment correcte, donna de bonnes indications, releva, des erreurs, informa les curieux de quelques points d’érudition acquis et connus à l’étranger, glissa dans ses extraits d’excellents échantillons de traductions ; de plus, il jetait par-ci par-là quelques grains de malice à l’adresse des faux érudits ou des pédants. La grammaire, la philologie française lui durent aussi d’utiles aperçus. Lorsqu’il renonça trop tôt (1813) à ce rôle d’informateur et de critique littéraire de l’Antiquité, emploi qu’il avait plutôt effleuré que rempli, et dans lequel aucun grand incident de polémique ni aucun grand fait d’exposition n’avaient signalé son passage, il laissa cependant des regrets et de vifs souvenirs. Les amateurs, mais eux seuls, se rappelaient ces articles signés ces extraits exacts qui n’étaient bien souvent que d’excellentes notes développées. La saveur s’en augmentant pour eux avec les années, ils se demandaient s’il ne serait pas intéressant de les recueillir et d’en faire un volume à l’usage des bons esprits qui savent goûter le sobre et le fin.
Tant que vécut M. Boissonade, il résista à cette tentation et s’opposa aux instances que
firent auprès de lui des disciples dévoués. A plus d’une reprise, M. Philippe Le Bas
voulut entreprendre ce recueil ; un moment M. Boissonade parut ébranlé, mais ce moment fut
court : « Non, dit-il après un second temps de réflexion, si j’ai fait quelque
chose, il ne faut pas le mettre en comparaison avec des articles, la plupart
improvisés. »
Et il ferma péremptoirement la bouche à M. Le Bas, quand celui-ci
revint à la charge.
En parlant ainsi, il avait raison de son vivant. Ce recueil fait par lui ou sous ses
yeux, et selon son esprit, n’eût pu être ce qu’il est devenu aujourd’hui. Un autre
disciple plus avisé et plus qualifié littérairement, que M. Le Bas, un homme d’esprit qui
réunit à un savoir varié les talents de l’écrivain, M. Colincamp, aidé du fils de
M. Boissonade, a entrepris d’élever ce monument à la mémoire d’un maître respecté : en
allant contre son vœu, ni l’un ni l’autre ne se sont trompés dans l’objet de leur piété,
lis ont déjà obtenu ce résultat, que tous dorénavant peuvent apprécier et estimer celui
dont les œuvres jusqu’ici restaient closes ou éparses, et dont le nom seul était connu
hors du cercle des savants. Pour atteindre ce but, il a fallu quelques efforts et assez
d’adresse. L’amitié a un peu forcé les tons. Une sorte de verve ingénieuse et abondante
s’est répandue sur toutes les parties de l’annotation et du commentaire. Les grandes eaux
de l’admiration ont joué. M. Boissonade, qui avait horreur des éloges outrés, qui en était
véritablement confondu et qui en souffrait, littéralement parlant, au moral et au
physique, a été loué et préconisé un peu plus que de raison. Tout le monde l’a été, à son
exemple. Lui, il était franc, sobre et non pas du tout libéral et banal d’éloges envers
autrui : on a dérogé à cette réserve qui lui était habituelle et qui tenait à son goût
même ; la publication présente semble s’être faite sous l’invocation d’une clémence
universelle, et tous les noms du temps (y compris le nôtre) y ont reçu des éloges
charmants, bien doux à l’amour-’propre, mais qu’il n’eût certes pas tous également
ratifiés. Je suis bien sûr que, dans le petit Journal qu’il tenait pour lui et où il
écrivait ses moindres pensées et ses jugements, il y avait plus d’une sévérité à l’adresse
de quelqu’un de ceux qui sont célébrés aujourd’hui presque en son nom. Heureusement ce
petit journal, qui s’intitulait Éphèmèrides comme celui de Casaubon, a
été presque tout entier brûlé, et par lui-même ; il n’en est resté qu’un cahier, choisi
comme à plaisir12. Ainsi donc, je le répète pour n’avoir plus à
y revenir (et que son aimable biographe me le pardonne), non, mille fois non, le mode de
peinture employé à son égard n’est pas de tout point approprié au modèle ; non, on ne
saurait, sans une transformation trop visible, présenter M. Boissonade sous d’aussi larges
aspects, le montrer aussi ouvert et aussi hardi de vues qu’on le fait ici ; il avait
réellement un peu peur, quoi qu’on puisse dire, des idées générales et de tout ce qui y
ressemble, il s’en garait et s’en abstenait le plus possible ; on l’aurait bien étonné si
on lui avait dit « qu’il préparait l’avènement de la presse philosophique » ; il
avait, moins que personne, « de ces lueurs qui semblent des anticipations de
l’avenir. »
Tout cela est à côté et au-delà. Ce n’est ni de sa manière de penser
ni de son style. On l’appelle attique et, en un sens, on a raison ; mais convenez aussi
que jamais esprit proclamé attique n’a été loué d’une manière plus asiatique et plus
somptueuse. Ayant fait toutes mes réserves, j’ai le droit maintenant d’ajouter que ces
deux volumes doivent peut-être à ce genre de commentaire animé et plein d’effusion, à tout
ce luxe inusité, d’avoir du mouvement et de la vie ; d’un peu nus et d’un peu secs qu’ils
eussent été autrement (les écrivains qu’on appelle attiques le sont parfois), ils sont
devenus plus nourris, plus riches, d’une lecture plus diversifiée et, somme toute, fort
agréable ; seulement, dans le plat varié qu’on nous sert, cela saute aux yeux tout
d’abord, la sauce a inondé le poisson.
I.
M. Boissonade, qu’on a perdu en 1857 à l’âge de 83 ans, ce doyen des hellénistes
français, n’était pas seulement un savant des plus distingués, un esprit sagace et fin :
c’était un caractère original. J’insisterai sur ce dernier côté. M. Naudet, dans les
notes de l’Éloge académique qu’il a consacré à son docte confrère, nous le montre bien
tel qu’il était. On se donne l’air, il est vrai, de vouloir réfuter M. Boissonade dans
lès aveux et les témoignages qu’il a pris soin de laisser sur lui-même, et qui sont un
peu brusques et rudes en effet. Ce n’est qu’une affaire de forme. Et qui donc sait mieux
à quoi s’en tenir, en pareil cas, que celui qui s’observe sans cesse ? Un premier trait
assez singulier commencera à le peindre : M. Boissonade né en 1774, fils d’un militaire
gentilhomme qui mourut gouverneur de Castel-Jaloux, se nommait Boissonade de Fontarabie
et était de souche noble et ancienne. Il ne l’a jamais dit, et il a toute sa vie caché
sa noblesse avec autant de soin que d’autres en mettent à afficher ou à confectionner la
leur. Élève du collège d’Harcourt, il entra de bonne heure aux Affaires étrangères ;
mais il en sortit sur quelque dénonciation politique en 1795. Il était des élégants du
temps, des muscadins et un peu de la jeunesse dorée ; il put être soupçonné d’en avoir
les opinions. Toutes ces premières années de sa jeunesse se dérobent ; après avoir
essayé sans succès de rentrer dans l’administration, il se livra décidément à l’étude,
et à celle du grec en particulier, pour lequel il se sentait une vocation. Il avait
concouru pour un prix proposé par l’Institut sur la question suivante :
« Rechercher les moyens de donner parmi nous une nouvelle activité à l’étude de
la langue grecque et de la langue latine. »
Son mémoire obtint une mention ;
l’auteur n’en garda pas moins l’anonyme. C’est un trait de plus. On voit par ce premier
écrit, conservé dans les archives de l’Institut, quelle idée complète l’auteur s’était
formée dès lors du critique, à prendre le mot dans toute la rigueur du
sens et dans son application aux œuvres de l’Antiquité.
Nous autres critiques, qui le sommes le plus souvent par pis aller et parce que nous
n’avons pas su faire autre chose, nous ne nous doutons pas de tout ce qu’exige de soins
et de préparation le métier de critique, entendu ainsi en son sens
exact et primitif. La première condition est de savoir en perfection la langue dont on
va apprécier les écrits, distinguer les emplois et les styles, peser les locutions et
les mots ; c’est bien le moins quand on prétend s’ériger en censeur ; et pour cela il
n’est que de commencer par lire, la plume à la main, et, s’il se peut, en observant
l’ordre chronologique, tous les auteurs d’une langue : c’est là le premier point. Puis,
chemin faisant, il importe d’acquérir et d’amasser toutes les connaissances accessoires
en tout genre qui mettent à même de juger des matières dont ces auteurs si divers ont
traité. Il y en a là pour une vie et pour plusieurs vies. « Le champ de la
critique est toujours ouvert »
, disait Boissonade. Il y entra tout d’abord
sous les auspices des grands noms, l’illustre Bentley et les savants de l’école de
Leyde, Hemsterhuys, Valckenaer, Runkenius, Wyttenbach. Il aspirait à devenir leur
disciple ou leur émule en France. Un jeune savant allemand, Bast, qu’il connut alors, le
mit au fait des travaux de l’érudition allemande ; mais il avait moins de penchant de ce
côté que de celui de l’école de Leyde ou de l’école anglaise. Pour lui, nos savants
hellénistes français d’alors, les Larcher, les Villoison, n’avaient pas le nez assez
fin.
Il s’agissait de s’attaquer à quelque portion de l’Antiquité qui fût neuve, et qui permît au débutant de montrer sa force. M. Boissonade (et c’est un reproche qu’on lui a fait) s’adressa à des Grecs des temps postérieurs, à des compilateurs sans originalité, à des rhéteurs ou à des sophistes de second et de troisième ordre, et il se confina, il se cantonna exclusivement dans cette classe obscure d’auteurs inédits., laissant de côté (au moins dans ses publications et en tant qu’éditeur) les grands écrivains et les vrais classiques. Ce ne fut que plus tard qu’il dirigea et procura, dans la Collection Lefèvre, la jolie édition des poètes grecs, surveillant, corrigeant le texte, et n’y mettant d’ailleurs que le moins de notes possible. En agissant de la sorte, M. Boissonade donna certainement la mesure de son savoir en grec aux vrais érudits ; mais il limitait par avance son action et son influence, il circonscrivait sa portée.
Ici, il faut en convenir, il nous échappe complètement dans le détail, tout autant que si nous avions à apprécier un géomètre et un analyste d’un ordre élevé. A le prendre cependant partout où je puis l’atteindre, je crois pouvoir indiquer sans trop de tâtonnements son genre de mérite, ses qualités et tout à la fois ses faiblesses, — son faible du moins, — ses gentillesses d’esprit, sa supériorité, là où elle existe, et aussi ce que lui-même appelait sa médiocrité.
II.
M. Boissonade était très-modeste, mais d’une modestie raisonnée ; il se jugeait. Il n’y
a aucune raison de récuser le témoignage de cet homme sincère sur lui-même ; il suffit
d’en adoucir un peu l’expression et d’y ajouter un sourire. M. Boissonade était de ceux
qui se défient d’eux-mêmes, qui ne sont jamais plus contents et plus à l’aise que quand
ils parviennent à penser et à sentir avec les pensées et les paroles des autres, soit
celles des anciens, soit celles des illustres ou même des moindres d’entre les modernes.
Il lisait tout avec une attention ingénieuse. Il avait ramassé dans les divers auteurs
toutes les phrases qu’il jugeait applicables à sa propre nature et à son caractère.
Ainsi armé et s’enhardissant sous le casque et le bouclier d’autrui, il dit tout sur son
compte ; il s’y confesse résolûment et sans pitié sur sa sauvagerie, sa misanthropie ou
sa promptitude à s’effaroucher, sa fuite du monde, sa rétivité, son goût absolu de
l’indépendance, sa délicatesse extrême qui le rendait plus sensible encore au mal qu’au
bien, et qui lui faisait dire avec Bernardin de Saint-Pierre : « Une seule épine
me fait plus de mal que l’odeur de cent roses ne me fait de plaisir. »
C’est
aussi avec des phrases d’auteurs célèbres qu’il répondait tout bas à ceux qui lui
reprochaient de prendre pour texte de sa critique d’aussi minces et aussi ingrats sujets
que ceux qu’il semblait affectionner :
« L’explication de ce qu’on appelle ma modestie est, disait-il, dans ce vers de Plaute (Amphitryon, acte premier, scène première) : « Facit ille… Il fait là ce que ne font pas ordinairement les hommes, il se rend justice. »
« — Pourquoi ne rien faire de plus important ? vous le pourriez, vous le devriez. » — Réponse
Arguor immerito : tenuis mihi campus aratur,(C’est Ovide qui dit cela dans les Tristes : — Je ne mérite pas le reproche : mon affaire est de cultiver un mince domaine.)
Sénèque, dans le traité De la Brièveté de la vie : « Alium in supervacaneis… Un autre se consume en minuties sur des vétilles. »
Et Ménage : « J’ai tiré de côté et d’autre tout ce que j’ai composé. »
« Comme j’ai beaucoup, beaucoup trop écrit, se disait encore M. Boissonade, j’ai fait bien des fautes : ceux qui écrivent peu, qui ont le temps de soigner leurs moindres ouvrages, en font peu et même n’en devraient pas faire. Je m’applique ce vers de l’Œnomaus d’Euripide : L’ homme qui fait le plus de choses est celui qui fait le plus de fautes. »
Il a renouvelé plus explicitement encore, s’il est possible, les mêmes aveux, les mêmes témoignages d’humilité dans la préface mise en tête d’un de ces auteurs des bas temps qu’il éditait pour la première fois, préface très joliment traduite par M. Colincamp :
« Vous vous trompez, répond-il aux amis qui s’obstinent à le croire capable de mieux, je fais ce que tout le monde devrait faire, je ne m’abuse pas sur moi-même. Si j’ai choisi un si petit champ à défricher, c’est que mes ressources ne sont pas grandes ; ingeniolum tenue. Personne n’est plus sévère que moi à mes babioles. Les auteurs chez qui le style et la langue sont admirables, je les aime, je les lis, je les relis avec enthousiasme, je tâche d’entrer dans le sanctuaire de leur pensée et d’en concevoir toutes les beautés ; mais je ne les éditerai jamais, parce que je ne me crois pas assez de pénétration ni assez de science pour suffire à une telle entreprise. Les critiques les plus farouches qui censureraient mes erreurs, s’il s’agissait d’une édition de Démosthène, d’Homère ou de Thucydide, seront plus indulgents pour des fautes dont un Diogène ou un Cratès, un Marinus ou un Nicétas sont les seules victimes. »
Tout cela est charmant ; remarquez que, quand il écrit en latin, M. Boissonade ose plus et s’émoustille davantage que quand il écrit en français ; il use et abuse même des diminutifs ; il se permet toutes ses coquetteries et ses gentillesses (je tiens au mot). Il a enfoui et caché dans les commentaires qu’il donne de ces ennuyeux et illisibles auteurs nombre de petites notes très-agréables et toutes françaises ; sachons gré à M. Colincamp d’être allé les dénicher comme des rayons de miel dans des creux de rochers. Puis, quand on a dit tout ce qui convient sur ces rares fleurs et ces exquises inutilités, il est bon de s’arrêter à temps et de ne rien exagérer. La supériorité réelle de M. Boissonade n’est que sur un point, un seul : il savait le grec.
Ah ! savoir le grec, ce n’est pas comme on pourrait se l’imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs, en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près ; savoir le grec, c’est la chose du monde la plus rare, la plus difficile, — j’en puis parler pour l’avoir tenté maintes fois et y avoir toujours échoué ; — c’est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée, en distinguer les dialectes, les âges, en sentir le ton et l’accent, — cette accentuation variable et mobile, sans l’entente de laquelle on reste plus ou moins barbare ; — c’est avoir la tête assez ferme pour saisir chez des auteurs tels qu’un Thucydide le jeu de groupes entiers d’expressions qui n’en font qu’une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot ; c’est, tout en embrassant l’ensemble du discours, jouir à chaque instant de ces contrastes continuels et de ces ingénieuses symétries qui en opposent et en balancent les membres ; c’est ne pas rester indifférent non plus à l’intention, à la signification légère de cette quantité de particules intraduisibles, mais non pas insaisissables, qui parsèment le dialogue et qui lui donnent avec un air de laisser aller toute sa finesse, son ironie et sa grâce ; c’est chez les lyriques, dans les chœurs des tragédies ou dans les odes de Pindare, deviner et suivre le fil délié d’une pensée sous des métaphores continues les plus imprévues et les plus diverses, sous des figures à dépayser les imaginations les plus hardies ; c’est, entre toutes les délicatesses des rhythmes, démêler ceux qui, au premier coup d’œil, semblent les mêmes, et qui pourtant diffèrent ; c’est reconnaître, par exemple, à la simple oreille, dans l’hexamètre pastoral de Théocrite autre chose, une autre allure, une autre légèreté que dans l’hexamètre plus grave des poètes épiques… Que vous dirais-je encore ? savoir le grec, c’est l’apprendre sans cesse et poursuivre une étude qui ne saurait être un hors-d’œuvre dans la vie, et qui, comme un Ancien l’a dit du métier de la marine, doit être et rester jusqu’à la fin un exercice de tous les jours, de toutes les heures : sans quoi l’on se rouille et l’on ne sait plus bien.
M. Boissonade savait le grec comme je viens de le définir, et à ce titre (n’en déplaise au grand Molière), il méritait sinon les baisers des belles, du moins tous les respects et le plus humble coup de chapeau des profanes ou demi-profanes. Hors de là, c’était un esprit juste, net, exquis, mais limité. On a sa mesure et on peut la prendre, quand lui-même il ne nous l’aurait pas donnée.
III.
Il est permis de regretter, malgré tout ce qu’il a pu dire pour son excuse, qu’avec un
peu plus d’audace il n’ait pas fait autrement. Il avait dans sa première jeunesse plus
de hardiesse qu’il n’en montra depuis. On le voit, à l’entrée de la carrière, briser une
lance contre l’illustre Coray au sujet de quelques passages de Théophraste. Coray,
atteint et un peu piqué, le lui rendit et le traita presque comme un imberbe, en lui
citant un vers d’Aristophane : « Il faut commencer par être rameur avant de
mettre la main au gouvernail. » Boissonade n’eut guère jamais, depuis, de ces pointes
de polémique : il eût trop craint les représailles. « Rien n’est si bon que la
paix »
, écrivait-il un jour à un helléniste mieux armé que lui et qui sait
vivre, quand il le faut, sur le pied de guerre13.
Lui, il était devenu incapable de soutenir même une discussion, une contradiction
directe, et à l’Institut, un jour qu’il y lisait un mémoire, il fut désarçonné… par
qui ? ;., par Gail ! Il ne s’y laissa pas prendre deux fois et garda depuis un silence
obstiné. On a imprimé de lui une lettre au savant critique hollandais, Wyttenbach, qui
lui avait été annoncé comme adversaire ; il y saigne du nez, comme on dit, et rend les
armes avant le combat14.
Il n’eut pas non plus tout le courage de ses goûts. Parmi les auteurs grecs dont il fit choix de bonne heure pour s’en occuper, il en est un qui est bien moins méprisable que les autres : c’est Aristénète, auteur peu connu, dont le nom même n’est pas certain, mais dont on a des Lettres galantes qui ne ressemblent pas mal à ce que pourrait être un tel recueil de la main de Dorât ou plutôt de Crébillon fils : il en est vraiment de charmantes dans le nombre, et toutes sont curieuses sur l’article des mœurs dans l’Antiquité. M. Boissonade, qui devait, plus tard, éditer Parny et Bertin, qui était galant d’inclination et qui aimait fort les érotiques, avait pris d’emblée du goût, on le conçoit, pour Aristénète : c’était un gibier à son usage. Lorsque l’esprit est entièrement libre et qu’on le laisse se diriger la bride sur le cou du côté qu’il veut, il choisit naturellement ce qu’il aime. Il n’en est pas autrement en littérature : on y porte volontiers le goût de ce qu’on préfère dans la vie et de ce qu’on pratique ou de ce qu’on a le regret de ne pas assez pratiquer. Le belliqueux choisit l’Iliade pour lecture ; le voyageur, l’Odyssée ; le voluptueux se détourne vers Tibulle ou Ovide : ainsi fait le commentateur. Rien d’étonnant donc que M. Boissonade, jeune, aimable, savant, se soit dirigé du côté d’Aristénète, vers ces thèmes d’amour qui permettaient et exigeaient tant de rapprochements piquants, agréables, chatouilleux. Non content de vouloir l’éditer, comme il fit ensuite en 1822, sous forme tout à fait respectable et savante, il l’avait d’abord traduit en français à l’usage de ceux qui aiment les anciens et qui ne peuvent les lire en leur langue. Il attendit, il tarda, et bientôt il n’osa plus. Cette traduction, joli péché du Directoire, est restée inédite, et s’est par malheur perdue. On n’en connaît que la préface, qu’il avait risquée comme ballon d’essai.
Je viens de parcourir les différents articles que M. Boissonade donna dans le Journal des Débats ou de l’Empire sur la littérature grecque. Ils sont fins, exacts, instructifs ; le genre admis, ils sont assez piquants ; il s’y moque assez légèrement de Petit-Radel, un pédant qui avait voulu absolument être jugé sur ses vers latins ; il le renvoie aux calendes grecques sur son Longus, et ne parle que de celui de Courier ; il parle aussi très pertinemment de Sapho, d’Anacréon, de Simonide, de l’Hymne homérique à Cères ; mais hors de la, nulle part et jamais, il n’aborde ni ne soulève aucune question importante ; il n’ouvre la tranchée sur rien. On était alors, en Allemagne, au plus fort de la controverse homérique. L’illustre critique Wolf avait institué le débat sur l’existence d’Homère et sur la formation des poèmes qui portent son nom ; M. Boissonade a à parler en 1809 de l’Iliade, à propos des traductions du prince Lebrun et de Bitaubé. C’était le cas de dire son avis, si l’on en avait eu un. Eh bien ! il ne dit mot du fond : il passe outre à Homère, se détourne sur je ne sais quel pastiche de préface en grec composé autrefois par le prince archi-trésorier, et badine alentour avec assez de grâce ; mais d’Homère même, de l’Iliade, de la question qui agitait et partageait les grands érudits, rien. Il se comporte avec Homère comme si tout était dit et épuisé à son sujet, comme si Wolf n’était pas venu. On est tenté de s’écrier d’impatience en le lisant : Sparge, marite, nuces… Homme aimable, vous vous amusez à la bagatelle, et les grandes batailles de la science se livrent sans vous.
Quand plus tard il éditera Homère dans la Collection Lefèvre, il s’en tirera par un mot
d’esprit, par un mot charmant, qu’il emprunte, selon son habitude, à un passage d’un
ancien. « Je lis Wolf, disait-il, je l’admire, mais il ne m’arrache pas mon
assentiment. De temps en temps, dans ma lecture, je pose le livre et je murmure entre
mes dents avec le Chrémyle de la comédie : Non, tu ne me persuaderas pas,
lors même que tu m’aurais persuadé. »
Il s’en tire par une
plaisanterie, par une défaite. C’était un parti pris ; M. Boissonade éludait les grosses
questions.
IV.
Que je voudrais définir comme je le sens cet homme exquis, délicat, incomplet, et dont
l’esprit n’allait que goutte a goutte ! J’ai causé avec plusieurs de ceux qui le
connaissaient mieux que moi : le nombre n’est pas très-grand, croyez-le bien, de ceux-là
qu’il avait admis à son intimité ; je ne sais s’il en est jusqu’à trois que je pourrais
nommer, et tel qui s’en vante aujourd’hui n’en était pas. On ne le saisissait guère qu’à
l’échappée et de rencontre. Un jour, dans mon respect pour sa science et pour ses
condescendances d’amabilité, il m’était arrivé de l’appeler savant et vénérable. M. de Feletz vivait alors, et j’avais l’honneur d’être son collègue
et son subordonné à la Bibliothèque Mazarine, de la paisible administration de laquelle
M. de Falloux ne l’avait pas encore destitué. M. de Feletz, esprit critique dans son
genre et qui ne pouvait supporter en silence ce qui lui paraissait faux ou exagéré, me
dit : « Vous l’appelez savant, c’est bien ; mais pourquoi vénérable ? c’est trop fort, respectable serait
assez. »
Et il me raconta alors des particularités singulières, telles qu’on
ne les savait bien que dans la famille des Débats, sur cet homme
original, timide, fier, ennemi de tout joug, même conjugal, amoureux avant tout de sa
liberté, jaloux de la reprendre au moment de la perdre, et qu’une circonstance fatale de
jeunesse avait dû rendre plus réservé encore et plus retiré.
Il y eut un temps (et cela dura des années) où il cachait son logement ; il dépaysait
les curieux et les dépistait ; il ne recevait chez lui à aucun prix, et ses meilleurs
amis ne savaient où il demeurait. L’illustre De Candolle, dans ses Mémoires
et Souvenirs récemment publiés, raconte qu’allant en Angleterre, en 1816, il
avait des lettres de recommandation pour sir Charles Blagden, secrétaire de la Société
royale. L’ayant rencontré dans une maison tierce, il lui demanda la permission de les
lui porter : « Non, non, lui répondit sir Charles, je ne reçois personne chez
moi, et quand vous voudrez me voir, vous me trouverez tous les jours ici de deux à
quatre heures ; mais, ajouta-t-il, si je ne puis vous recevoir, je vous serai utile
d’une autre manière, en vous faisant connaître le terrain sur lequel vous vous
trouvez. » Et sur ce, il passa en revue avec son interlocuteur tous les botanistes
anglais, lui peignant le caractère de chacun avec une exactitude que celui-ci eut
bientôt l’occasion de vérifier, lui indiquant les moyens d’être bien reçu de tous et
de n’en choquer aucun. Il finit en disant : « Eh bien ! ce que je viens de vous dire
ne vaut-il pas mieux qu’une invitation à dîner ? »
De Candolle n’eut pas de
peine à en convenir, mais il trouva la méthode originale.
Cette méthode, sauf la crudité tout anglaise, était celle de Boissonade. Il ne donnait jamais son adresse et ne recevait ses lettres qu’à l’Institut. Les rendez-vous, quand on en exigeait, étaient à l’Institut encore, les jours de séance, à la Faculté ou au Collège de France après ses leçons. Il venait quelquefois à cheval faire sa leçon (je le répète comme on me l’a dit) et s’en retournait au galop ; mais, si le fait est vrai, cela doit remonter à un temps très ancien. Aux séances de son Académie, il se plaçait près de la porte, afin de pouvoir sortir le premier et s’esquiver. Il y parlait peu, je l’ai dit, mais ce peu était fort écouté. Son autorité y était grande ; il semblait craindre d’en user. Avant d’être à Passy, où il se montra sur la fin peut-être un peu plus accessible, il habita plus d’un lieu, et notamment à Nogent-sur-Marne ; là, personne ne peut se vanter d’avoir pénétré dans son intérieur. Un jour deux de ses confrères de l’Institut, Letronne et Gail, se trouvant à proximité de son habitation, et sentant leur estomac qui parlait, eurent l’idée de le voir, de lui demander rafraîchissement et réconfort ; il fit dire qu’il n’y était pas. Il avait consenti un jour à aller présider l’examen dans un pensionnat ou un couvent près de là : ces dames vinrent ensuite pour le remercier ; il ne les reçut point. Il craignait les suites de toute relation, les conséquences, ce qui enchaîne. Cela n’empêchait pas le farouche d’avoir de temps en temps des retours, des caprices de civilisation ; il s’y montrait d’autant plus aimable, — surtout avec les femmes. Mais, à la rencontre, pour tous et en tout lieu, il se montrait toujours gracieux en paroles ; c’était un savant de bon ton.
Il avait dû être très bien dans sa jeunesse. C’était la mode alors de porter la culotte, et il était admirablement jambé. Il avait des traits accentués sans être durs ; de taille médiocre sans être petit, taille de danseur, d’homme de société, et qui se concilie avec l’élégance sans trop d’exiguïté. J’ai ouï dire que jeune il avait le goût des cannes élégantes, — badines encore plus que cannes, — avec des pommes de fantaisie. Il avait été et était resté fort galant ; il dut être très-sensible aux pertes de l’âge et souffrir dans sa fierté de ce qui lui manquait pour avoir des succès complets en vieillissant. il l’a remarqué de Solon et des anciens sages : pourquoi ne le remarquerait-on pas de lui ? Il avait le tempérament ardent et prompt ; il était homme, dans la rue, à s’arrêter et à oublier même une conversation sur le grec, que son interlocuteur poursuivait tout seul, pour regarder une beauté du peuple qui passait. Ce coin de sa nature est essentiel ; il se marque dans beaucoup de ses notes érudites et dans le choix de plus d’un de ses sujets de publication.
Homme galant et galant homme, il l’était dans tous les sens. En fait de sentiments et de procédés dans les relations ordinaires, c’était la délicatesse même. Très reconnaissant pour les bons offices, de très bonnes composition pour ceux qui y allaient bonnement, il se redressait et regimbait si l’on n’observait pas les égards. Il faut voir comment, dans une lettre ferme, il remit au pas Chateaubriand ou l’éditeur de Chateaubriand, qui en avait agi trop lestement avec lui et avec trop de sang-façon au sujet de la révision de l’Itinéraire. Un jour Beuchot, un homme excellent, mais de peu de vue, voulait publier en 1814 je ne sais quoi de satirique contre des hommes qui étaient la veille au pouvoir ; M. Boissonade le rappela à la bonté et à l’équité par une lettre qui est un modèle d’humaine sagesse :
« Ceux que vous nommez, que vous accusez, sur lesquels vous appelez le ridicule ou peut-être quelque chose de plus sévère (car les révolutions, faciles et humaines à leur origine, sont quelquefois suivies de violentes réactions), ceux de qui vous riez, d’un rire bien amer et bien cruel, sont d’honnêtes gens, séduits d’abord par des illusions très-séduisantes, menés ensuite plus loin qu’ils ne l’avaient pensé. Êtes-vous donc leur juge ? Êtes-vous exempt de fautes, vous qui leur faites de si vifs reproches ? Vous, partisan illimité de la presse, n’avez-vous pas accepté une place où vous serviez le Gouvernement qui comprima cette liberté15 ? N’étiez-vous pas un des instruments de ce Gouvernement dont les instruments vous sont si odieux ?
« Si les choses eussent duré, ne seriez-vous pas avancé ? Une place plus élevée vous eût-elle trouvé bien fort ? Obligé de parler publiquement, de louer publiquement, eussiez-vous refusé ? Notre obscurité nous a préservés du danger. Savons-nous ce que nous aurions fait, si les faveurs fussent tombées sur nous ? Soyez indulgent pour les autres. Qui n’a pas, qui n’aura pas besoin d’indulgence pour soi-même ?… »
On croit entendre un personnage de Térence, transportant et appliquant à un cas moderne cette morale délicate à la fois et indulgente. — Je continue ce portrait tout composé de traits à bâtons rompus, et qui rentre assez dans le genre du modèle.
V.
M. Boissonade travaillait avec beaucoup de goût, sans beaucoup de suite. Il n’était pas propre aux travaux sérieux, suivis et d’ensemble, où tout se tient, où il y a commencement, milieu et fin. Aussi faisait-il le plus grand cas de ceux qui avaient cette faculté (comme Letronne) : lui il se lassait vite, il allait et revenait.
Tout ce qui n’était pas sentiment immédiat, aperçu d’un goût rapide, n’était pas son propre. Du moment que la réflexion devenait nécessaire, qu’il fallait que la vrille, pour percer la veine du bois, appuyât un peu fort ; du moment qu’il rencontrait un nœud, une difficulté, ce n’était plus son fait ; il se détournait. Jamais il ne traite une question ; on ne pouvait le tenir sur une discussion proprement dite ; il s’échappait, comme on dit, par la tangente. Le fort de son mérite, c’est comme philologue. Il affectait de n’être qu’un grammairien. Je ne sais quel ancien a comparé ceux qui s’appliquaient à la grammaire, faute de mieux, à ces amants de Pénélope, qui, rebutés par la maîtresse, se rejetaient sur les servantes. Mais, à voir M. Boissonade cultiver si gentiment la grammaire et conter fleurette à cette servante, il semblait qu’il n’eût tenu qu’à lui de s’adresser plus haut et de faire la cour avec succès à la dame elle-même.
Il aimait moins le latin que le grec, mais il le savait en perfection, bien qu’il l’écrivît d’une manière trop raffinée et tout artificielle. Il savait très bien l’anglais ; il ne savait pas l’allemand. Ses loisirs étaient consacrés à la culture des fleurs et au jardinage pour lequel il avait un goût de prédilection. Il avait fait des rapprochements curieux de nos plantes avec celles dont parlent les anciens. Il se piquait de connaissances botaniques et ne craignait même pas d’en faire montre, à l’occasion, dans son cours. Il aimait les fleurs en tout. Un jour, l’idée lui prit de traduire quelque chose du portugais (car il le savait aussi) : qu’alla-t-il choisir dans cette littérature si peu connue ? Un petit poème burlesque, imité du Lutrin et intitulé Le Goupillon, une pure fleur artificielle. Il l’assaisonna de toutes sortes de jolies petites notes.
La note, notula, était son fort et son triomphe ; la note courte et vive, bien amenée, bien touchée, s’arrêtant au moment où la dissertation commence. Sa note promet et ne tient pas ; là où il faudrait discuter ou trancher, elle s’arrête. Un Bentley commencerait là où Boissonade finit.
Voulez-vous un échantillon de ces notes tant vantées qui sont comme un chapelet de citations et d’éruditions enfilées ? Je n’ai que l’embarras du choix. A propos de l’Électre de Sophocle, il rencontre un vers qui est tout entier ou presque tout entier en monosyllabes : sur ce, il remarque et note tous les vers qu’il connaît, composés également de monosyllabes :
« Racine, dans Phèdre :
Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
« Le même, dans Bajazet :
Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi…
« La Fontaine dans une fable (la 8me du livre XII) :
Ce que je sais, c’est qu’aux grosses paroles On en vient sur un rien, plus des trois quarts du temps.
Saint-Ange, traduisant Ovide qui fait parler le Soleil amoureux :
Par moi seul on voit tout ; seul je vois tout au monde,Mais je ne vis jamais rien de si beau que vous… »
Les vers cités ne remplissent même pas tous la condition voulue d’être d’un bout à l’autre monosyllabiques16. Dans ces sortes de notes, M. Boissonade aime ainsi à mettre à la suite tous les passages plus ou moins analogues qu’il a remarqués et distingués à la loupe dans ses lectures : c’est un enfileur de perles. — A quoi cela sert-il ? demandera-t-on. — A bien peu sans doute, à glisser une aménité au milieu d’un sujet aride, à se dérider et à sourire entre gens instruits, et qui ont leur jeu de honchets à leur manière.
À propos de ces jolies notes de M. Boissonade, qui promettent plus qu’elles ne rendent,
qui font venir l’eau à la bouche et qui ne désaltèrent pas, où l’on trouve ce qu’on
n’attendait point et presque rien de ce qu’on y cherche, un homme d’esprit parmi les
érudits17 me disait : « Il me fait toujours l’effet de tenir
entre ses doigts sa tabatière d’écaille, et, en l’entr’ouvrant à peine pour y prendre
une prise, de chantonner à demi-voix : J’ai du bon tabac dans ma
tabatière ; fai du bon tabac, tu n’en auras pas ! »
Mais M. Boissonade
n’y mettait pas tant de malice : il ne narguait personne ; il prisait du bout des
doigts, à sa façon, et ne faisait qu’obéir à son goût.
Un vieil érudit gaulois, assez parent de Boissonade par l’esprit et par la grâce, La Monnoye était un jour visité par Brossette qui le félicitait fort de son érudition : La Monnoye répondit avec modestie qu’il n’était point savant et qu’il ne pouvait se piquer que d’une grande envie de savoir ; à propos de quoi il récita cette épigramme délicate de Jean Second dans son livre des Baisers :
Non hoc suaviolum dare, Lux mea, sed dare tantumEst desiderium flebile suavioli.
« Oh ! ce n’est pas là donner un baiser, ma chère, c’est donner seulement le
regret mortel d’un baiser. »
Ces fins érudits sont volontiers égrillards en
paroles quand ils citent grec et latin : il faut bien qu’ils se payent de leur peine et
de leur ennui. M. Boissonade eût envié, pour son compte, cette citation de La Monnoye,
s’il l’avait connue. On peut dire de lui aussi qu’il avait, en fait d’érudition, moins
encore ce qui nourrit que ce qui affriande.
Personne ne possédait mieux et ne citait plus volontiers, ne mettait plus souvent à contribution dans ses notes la littérature française du second ordre, le menu des auteurs et poètes du XVme siècle. Il se délectait à relire non-seulement le Méchant., la Métromanie, mais quantité d’autres comédies bien moindres, tout à fait refroidies pour nous, et qui lui semblaient toujours agréables. Un jour, venant de causer avec M. Mérimée, dont il goûtait le savoir si précis, si positif, sous des formes parfaitement aisées et mondaines, il écrivait dans son Journal :
« J’applique à M. Mérimée ces vers d’Orphise à Clitandre, dans la Coquette corrigée :Mon amitié pour vous ne saurait s’augmenter,Clitandre ; j’aime en vous cet heureux caractère,Qui vous rend agréable à la fois et sévère,Cet esprit dont le ton plaît à tous les états,Que la science éclaire et ne surcharge pas,Qui badine avec goût et raisonne avec grâce. »
C’est flatteur et c’est vrai ; mais assurément personne autre n’eût jamais eu l’idée d’aller demander au poète Lanoue un portrait de Mérimée. J’y vois de l’agrément, surtout de l’imprévu : je ne saurais y trouver la preuve d’un grand goût. La ressemblance même y étant, il y a trop de dissonance dans le ton. Orphise, Clitandre et Mérimée, cela jure.
Rien non plus ne saurait me faire trouver d’un goût excellent et simple tous les travestissements que prennent dans les notes latines de M. Boissonade les noms et les ouvrages de nos littérateurs les plus connus ; et par exemple, qui s’aviserait de reconnaître à première vue les masques que voici ?
Destuchius in Naturæ vi,Destouches dans la Force du naturel ;
Russavius in Julia,Rousseau dans la Nouvelle Héloïse ; .
Fontainius in Conspicillis,La Fontaine dans le conte des Limettes ;
Rulhierus in Ludis, Rulhière dans le poème des Jeux de main ;
Voltairius in Asoto, etc, Voltaire dans l’Enfant prodigue, etc.
Ce sont là des amusements d’un goût douteux. Il semble qu’un homme d’autant d’esprit et qui savait Son Molière autant que son Lanoue, aurait dû être guéri à jamais de cette mascarade. Mais je prends trop au sérieux des gentillesses de scholar, et j’ai tort.
Si l’on me demandait quelle est l’œuvre marquante de M. Boissonade comme érudit, je
commencerais par répondre que je n’y entends absolument rien, et par conséquent pas
assez pour prononcer ; que j’ai ouï dire à de bons juges que précisément c’est cette
œuvre de marque qui lui manque : puis, si l’on me poussait, je me risquerais jusqu’à
conjecturer pourtant que cette œuvre, qui serait chez lui essentielle et
caractéristique, pourrait bien être tout bonnement son édition d’Aristénète, méditée et
couvée durant vingt-cinq ans, faite avec amour et complaisance. Ses autres éditions ont
été bien souvent des tâches, des corvées, comme tout savant s’en donne ou en accepte
dans sa vie, et le Babrius lui-même, ce fabuliste jusqu’alors inédit,
qui peut passer pour son fleuron classique, lui a été imposé. Le ministre dont la
confiance l’avait désigné pour en être le premier éditeur, et qui avait hâte de voir
cette découverte mise en lumière, le pressait sans relâche. « Il fallait, — à moi
du moins, — pour le publier convenablement, disait M. Boissonade, un an et plus, oui
plus ; et le tout a été copié, traduit, expliqué en peu de mois, et réimprimé, remanié
en peu de jours. »
Dans cette publication tout officielle qui, malgré les
défectuosités, lui fait beaucoup d’honneur et où le premier il rompit la glace, il n’eut
donc que les ennuis et les épines du métier ; il était hors de toutes ses habitudes.
D’ordinaire il avait besoin de prendre ses aises et de vaquer à ses scrupules. Mais
entre tous les auteurs de son choix autour desquels il musa et s’amusa, il me fait
l’effet de ne s’être complu et délecté souverainement qu’à son Aristénète, — plus encore
qu’à son Philostrate. Il faut voir comme il en a distillé et dégusté chaque note, et des
notes amoureuses, érotiques, galantes. C’est son Parny grec : il l’a
choyé entre tous.
Et après cela, après tout hommage rendu à la fleur des érudits, au savant aimable et délicat, je m’adresserai aux nouveaux, à ceux qui s’élèvent : Jeunes érudits et savants qui lui succédez, vous le savez mieux que moi, si vous voulez maintenir l’Antiquité à son rang, dans toute son estime, et intéresser à elle les esprits des générations présentes et prochaines, ce n’est pas en l’abordant désormais à la Boissonade et en vous attaquant isolément à des points imperceptibles, c’est en traitant les questions qui la concernent, dans toute leur précision sans doute, mais aussi dans toute leur étendue et leur généralité, et en rattachant les anciens le plus possible au train moderne par une anse moderne aussi, par quelque agrafe puissante, en leur demandant tout ce qui se rapporte chez eux à l’histoire des idées, des mythes, des religions, de l’art, de la police et de la constitution des sociétés, à la marche enfin et au progrès de l’esprit humain et de la civilisation elle-même. Boissonade pourtant, à le prendre tel qu’il est, avec ses particularités et ses exclusions, reste unique et une perle entre les érudits français.
Je serais ingrat si je ne disais que, dans ce portrait où j’ai tâché d’être ressemblant
et de me tenir avant tout dans la ligne du vrai, j’ai beaucoup dû à un successeur et à
un ami de M. Boissonade, à l’un des hommes qu’il distingua le plus, à celui qu’il avait
choisi de son plein gré pour son suppléant, et à qui il écrivait, lui qui connaissait le
prix de chaque mot : « Vous savez beaucoup de choses, et vous les savez
bien »
; à M. Rossignol, dont l’amitié m’est précieuse autant qu’honorable. Sa
place était marquée, ce semble, dans les deux volumes qu’on vient de publier : il y
brille par son absence. On eût gagné certainement à ne point se passer tout à fait de
lui et à consulter, jusque dans la pompe du panégyrique, et pour se préserver du trop
d’excès, un si bon juge, un témoin d’un goût sain et sévère. L’honneur du maître n’en
eût point souffert ; la vérité s’en fût trouvée bien. Le véritable atticisme n’est, ni
de la complaisance ni de la mollesse.