(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vie de Jésus, par M. Ernest Renan »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Vie de Jésus, par M. Ernest Renan »

Vie de Jésus
par M. Ernest Renan1

I.

Le 8 juin 1762, il y a cent et un ans, Jean-Jacques Rousseau, qui vivait à Montmorency sous la protection du prince de Conti et du maréchal de Luxembourg, fut averti qu’il était menacé d’un décret du Parlement pour la publication de l’Émile et la Profession de foi du Vicaire savoyard qui s’y trouvait ; il dut s’enfuir de son asile au milieu de la nuit, et quitter incontinent la France. De nos jours, M. E. Renan, qui publie cette Vie de Jésus, laquelle est à bien des égards une version et interprétation de l’Évangile, telle que le Vicaire savoyard l’eût conçue et désirée en ce temps-ci, vit tranquille, prend les bains de mer en Bretagne avec sa famille, et voit son livre se débiter, se lire, se discuter dans tous les sens.

Il y a certes là un progrès de civilisation, un progrès réel, quoique bien lentement acquis. Si l’on se transporte en idée à un autre siècle de distance, à l’année 1963, quel sera, quel pourra être en pareille matière le nouveau progrès conquis et gagné ? J’en espère un, mais bien vaguement, sans me hasarder à le deviner et à le prédire.

Le livre de M. Renan est fort combattu en même temps que prodigieusement lu : on ne saurait s’en étonner ni s’en plaindre. Les croyants, à tous les degrés, et depuis le sommet de la hiérarchie jusqu’aux simples fidèles et aux volontaires, sont dans leur droit en combattant l’ennemi nouveau qui se présente et en cherchant à le pulvériser.

Il y avait, au XVIIe siècle, un terrible et savant docteur de la maison de Navarre, Launoi : bon chrétien, mais singulier, mordant, original, paradoxal, il était un ennemi déclaré de la légende, et il faisait la guerre à quantité de saints qu’il estimait suspects. On l’appelait « le dénicheur de saints. » Chaque curé avait peur qu’il ne prît à partie celui de son église, et plus d’un lui tirait fort bas son chapeau, du plus loin qu’il le voyait. En revanche, ceux dont il n’avait pas épargné le patron disaient qu’il frisait l’hérésie. Comment trouver mauvais qu’un curé ou un fidèle plaide pour son saint ? Qu’est-ce donc si ce saint, aux yeux de la foi et de la conscience, est le saint des saints, si c’est une des personnes de Dieu ? On ne saurait donc être étonné de cette grêle et de ce tonnerre de réfutations contre le livre de M. Renan, de ce concert fulminant qui n’est pas près de finir. Les choses ne pouvaient se passer autrement.

Un savant historien, Sismondi, très-épris dans sa jeunesse des doctrines du XVIIIe siècle, se portait d’abord, par de fréquentes sorties, à l’attaque de l’établissement chrétien ou catholique, et des diverses croyances qui s’y rattachent. Sa mère, femme sage, et jugeant que son fils n’était pas de la force ni de la trempe qui fait les combattants, lui écrivait :

« Il ne faut pas jeter ainsi feu et flamme ; penses-y, toi qui as besoin d’être aimé ! Ce ne sont pas des ennemis d’un jour qu’on se fait en s’affichant de cette manière ; ils sont acharnés et pour toute la vie. Au fond, il n’est pas fort étonnant qu’on se fasse haïr des hommes quand on attaque, sans utilité, les opinions sur lesquelles ils fondent leur bonheur. Elles peuvent être erronées, mais les erreurs reçues depuis longtemps sont plus respectables que celles que nous voudrions y substituer ; car ce n’est pas la vérité qu’on trouve quand on a abattu le système de religion généralement adopté, puisque cette vérité, si elle n’est pas révélée, se cache dans des ténèbres impénétrables à l’esprit humain. Laisse en paix la Trinité, la Vierge et les Saints ; pour la plupart de ceux qui sont attachés à cette doctrine, ce sont les colonnes qui soutiennent tout l’édifice ; il s’écroulera si tu les ébranles. Et que deviendront les âmes que tu auras privées de toute consolation et de toute espérance ? La piété est une des affections de l’âme les plus douces et les plus nécessaires à son repos ; on doit en avoir dans toutes les religions… »

Sismondi se le tint pour dit ; il revint à la prudence et rentra une partie de ses arguments. M. Renan n’a pas cru devoir faire ainsi, et en effet sa pensée a été bien autrement méditée et bien plus haute ; son dessein et son projet est à plus longue fin. Ce n’est pas jeter feu et flamme qu’il veut, ce n’est pas attaquer et fronder, ce n’est pas ébrécher, ce n’est pas détruire. Il a eu présent à la pensée ce mot d’un grand révolutionnaire : « Il n’y a de détruit que ce qui est remplacé. » Il ne s’est donc pas contenté de défaire une vie de Jésus, ce qui n’est pas difficile à la critique en se tenant sur ce terrain de pure discussion ; il a prétendu la refaire. Loin de vouloir affliger et décourager la piété, il a eu l’ambition de la semer là où elle n’est pas, de la nourrir, de la relever, de lui donner satisfaction sous une autre forme, nouvelle et inattendue. Simple rapporteur, j’essayerai de bien marquer le point de vue ou il s’est placé, et la position extrêmement hardie qu’il a prise vis-à-vis de l’orthodoxie, d’une part, et de l’incrédulité ou du scepticisme, de l’autre.

Car M. Renan, il faut bien le reconnaître, ne plaît guère plus, par ce livre extraordinaire, aux sceptiques et incrédules qu’aux croyants. J’ai trois amis, j’en ai de tous les bords et dans tous les camps ; ces trois amis sont venus, non pas ensemble comme les amis de Job, mais séparément l’un après l’autre, dans la même journée, me parler de la Vie de Jésus, et sous prétexte de me demander mon avis, ils m’ont dit le leur : c’est ce qu’on fait le plus souvent quand on va demander un avis.

Le premier m’a dit : « Cette critique des Évangiles est faible autant que téméraire ; dès qu’elle prétend devenir positive de négative qu’elle était, elle se juge. Elle est pleine d’assertions hasardées, de formules générales contestables d’où l’on tire des conséquences lointaines, incertaines, qu’on donne comme des faits avérés. Un tel livre qui trahit la faiblesse et l’imprudence de l’attaque va avoir pour premier résultat de fortifier et de redoubler la foi chez les croyants. Si c’est là en effet le dernier mot de l’incrédulité, il faudra désormais autant et plus de foi pour croire à ces conséquences dites philosophiques ou historiques, à ces conjectures écloses et nées d’un seul cerveau, qu’à nous, chrétiens, pour continuer de croire à la tradition, à l’Église, au miracle visible d’un établissement divin toujours subsistant, au majestueux triomphe où l’évidence est écrite, au consentement universel tel qu’il résulte du concert des premiers et seuls témoins… » J’abrège. Ce premier ami est un catholique très-docile, bien qu’instruit, et il m’a donné avec confiance, avec feu, la plupart des raisons qu’on allègue de ce côté ; seulement il avait le bon goût et la charité de n’être dur que contre la doctrine et de n’y mêler aucune injure contre l’homme. Il ne tenait qu’à moi, il est vrai, de conclure que le cerveau qui avait engendré ces nouvelles chimères était « infirme et malade » ; mais il ne me l’a pas dit.

Le second ami, qui est, lui, un pur sceptique, et de ceux qui sous ce nom modeste savent très-bien au fond ce qu’ils pensent, est entré brusquement, m’a abordé d’un air contrarié et presque irrité, comme si j’y étais pour quelque chose, et m’a dit, — vous remarquerez que je n’avais pas encore ouvert la bouche : « Tu me diras tout ce que tu voudras (j’oubliais encore d’ajouter que ce second ami est un camarade de collège et qu’il me tutoie), ce livre est une reculade. Il est plein de concessions, — concessions calculées ou sincères, peu m’importe ! Je ne m’explique pas qu’un homme tel que l’auteur me dépeint Jésus puisse être si divin sans être Dieu, au moins en bonne partie. Moi, je ne connais les hommes que comme Horace et tous les moralistes les ont connus. Le meilleur est celui qui a le moins de défauts et de vices. Je n’en ai jamais vu d’une autre étoffe. M. Renan nous présente un homme comme il n’y en a jamais eu, et au-dessus de l’humanité, un homme-type. Alors je ne sais plus qu’en faire. Ce n’était pas la peine de changer le nom. Idéal pour idéal, chimère pour chimère, j’aimais autant l’autre. En vérité, l’auteur paraît n’avoir eu qu’un but : arracher au fondateur du christianisme sa démission de Dieu. Ce point obtenu, il se montre coulant avec lui sur les indemnités et les éloges, il ne marchande pas ;  pourvu qu’il défasse le Dieu, ce lui est égal de surfaire l’homme. Il lui offre en dédommagement tous les titres honorifiques et superlatifs. Il lui fait un pont d’or. On sait comme Charles II a traité Monk, comment Louis XVIII eût traité en 1799 le générai Bonaparte s’il avait consenti à être un Monk. On l’aurait fait connétable, et je ne sais quoi encore. Eh bien ! c’est ici, toute proportion gardée, la même chose. Soyez tout, excepté roi. — Soyez tout, excepté Dieu. » Et mon ami continuait très-vivement ; il s’emportait contre cette philosophie de l’histoire qui est une si grosse et si mystérieuse affaire, une si merveilleuse production en même temps qu’un si commode instrument au sens et au gré des nouveaux doctrinaires : ils font de l’histoire quelque chose de sacré, et ils n’admettent pas cependant qu’il y ait un plan primitif tracé, et une Providence qui y ait l’œil et qui y tienne la main : c’est une inconséquence. « L’histoire, me disait mon ami, qui n’est pas inconséquent et qui tient fort de Hume et de Fontenelle, n’est le plus souvent, et surtout à cette distance, qu’une fable convenue, un quiproquo arrangé après coup et accepté, une superfétation réelle portant sur une base creuse et fausse. Sachons-le. Mais, ajoutait-il, tout cela n’est pas fait pour être livré au public. Restons dans la région calme et réservée, dans le coin des sages. Dès qu’on en sort, dès qu’on brigue en ces matières l’assentiment et le suffrage de tous, on court risque d’employer de ces mots qui, comme cela a lieu dans le livre de M. Renan, ont un sens douteux et double et ne sont pas entendus également des deux côtés. »

Un troisième ami m’arriva avant la fin de la journée ; celui-ci est très-mesuré et très-circonspect, c’est un prudent et un politique ; il vit le livre sur ma table, ne me questionna que pour la forme et, sans attendre ma réponse, me dit : « Je n’aime pas ces sortes de livres, ni voir agiter et remuer ces questions. La société n’a pas trop de tous ses fondements et de toutes ses colonnes pour subsister et se tenir. Je n’examine pas le fond ; mais le temps a assemblé et amassé autour de ces établissements antiques et séculaires tant d’intérêts, tant d’existences morales et autres, tant de vertus, tant de faiblesses, tant de consciences timorées et tendres, tant de bienfaits avec des inconvénients qui se retrouvent plus ou moins partout, mais, à coup sûr, tant d’habitudes enracinées et respectables, qu’on ne saurait y toucher et les ébranler sans jouer l’avenir même des sociétés… » On voit la suite. J’ai tenu à donner la note et à indiquer le sens général des raisonnements de mes trois amis.

Et le quatrième ami ?… Je m’en vais parler pour lui, à mon tour. Il y a bien du vrai dans ce qu’ont dit les trois précédents ; mais l’originalité de M. Renan, dans ce livre tant controversé, est précisément, tout en se rendant bien compte de ce triple ensemble et, si je puis dire, de ce triple feu d’objections opposées et convergentes, d’avoir osé se mettre au-dessus et prendre position au-delà.

II.

Il faut bien savoir que, chez nous, en France, avant cette présente discussion que vient d’ouvrir et d’instituer l’ouvrage de M. Renan, on était très-peu au fait de l’état de la science et de la critique concernant les origines du christianisme. Au dernier siècle, beaucoup de choses ont été dites qu’on a oubliées depuis. Voltaire en a semé ses écrits, et de ces traits légers qu’il lançait à poignées, plus d’un, certes, atteignit le but ou plutôt le traversa en le dépassant. Tous ces livres d’alors, anonymes ou pseudonymes, attribués à Mirabaud, Fréret, Dumarsais, etc., et fabriqués par la société holbachique, renferment également bien des remarques non méprisables, des objections sensées et positives : l’abbé Morellet, auteur de quelques-uns de ces livres, était un théologien. Mais l’ensemble est habituellement mêlé de déclamations passionnées et d’assertions non mûries. Cette série de livres, qui n’étaient, après tout, que des brûlots de guerre, des pamphlets auxiliaires du mouvement encyclopédique, avaient été ensevelis et enterrés avec le siècle lui-même. Il était réservé à la protestante Allemagne de faire, de ce qu’on appelle l’exégèse ou examen critique des Écritures, une science régulière, et de donner à sa marche la justesse, la précision, la certitude définitive qu’a le génie militaire dans l’attaque méthodique des places fortes.

Français, nous avons, quand nous le voulons (et nous le voulons trop souvent), le privilège d’ignorer. Ces travaux d’outre-Rhin, et qui se poursuivaient avec tant de patience et d’ardeur, transpiraient peu parmi nous, et les noms de leurs auteurs n’étaient même pas connus de la majorité des hommes réputés instruits de notre pays. J’ai cependant rencontré dans ma jeunesse deux hommes au moins qui s’étaient dit que l’histoire des origines du christianisme était un grand sujet, et qui se promettaient de le traiter quelque jour dans l’esprit du XIXe siècle, c’est-à-dire avec respect et science. Mais ces projeteurs incomplets et prématurés ne sortirent jamais des préparatifs et ne purent se dégager de la masse des matériaux. La tâche était plus forte qu’eux.

Depuis quelques années cependant, le petit nombre d’esprits qui, chez nous, sont attentifs à ces questions, pouvaient profiter, sans trop de peine, des écrits français de MM. Colani, Reuss, Réville, Scherer, Michel Nicolas de Montauban, etc. La publication de la Revue germanique y aidait. Tout récemment, M. Gustave d’Eichthal, une intelligence élevée, consciencieuse, tenace, imbue d’une religiosité forte et sincère, en quête, dès la jeunesse, de la solution du grand problème théologique moderne sous toutes ses formes, s’était appliqué avec une incroyable patience à une comparaison textuelle des Évangiles et en avait tiré des conséquences ingénieuses qui ont, à la fois, un air d’exacte et rigoureuse, vérité2. Un tel mode de procédé toutefois ne s’adressait qu’à très-peu de lecteurs et n’atteignait pas le public proprement dit. C’était dans le monde protestant, dans le monde israélite instruit, que la question ainsi posée et traitée rencontrait des curieux, des sectateurs ou controversistes en sens divers. Notre clergé catholique lui-même, qui ne discute en pareil cas que le moins possible et comme à la dernière extrémité, qui oppose tant qu’il peut aux dissidents une fin de non-recevoir, ne tenait nul compte de ces travaux hétérodoxes, rien ne l’obligeant à s’en inquiéter. La grande masse française restait peu informée et indifférente.

Ce n’était pas à dire, malgré tout, que l’état des esprits, même dans ce qu’on peut appeler la masse ou la majorité, ne fût devenu bien différent de ce qu’il était au XVIIIe siècle et pendant les premières années de la Restauration. Décidément Voltaire avait tort. Il s’était, depuis quelque vingt-cinq ou trente ans, créé ou développé une disposition théologique ou semi-théologique. On raisonnait, on s’échauffait volontiers et sérieusement sur ces matières ; on n’en riait plus. Des cours publics, des romans même avaient favorisé et fomenté cette exaltation assez vague des intelligences. Michelet, Quinet, George Sand dans quelques-unes de ses productions, poussaient au prosélytisme et à chercher je ne sais quel Dieu, mais un Dieu. Sur ces entrefaites, de singulières bizarreries sous couvert de spiritualisme, des superstitions même d’un genre nouveau étaient venues prendre les savants au dépourvu et remettre en honneur, auprès des faibles, certains faits comme il s’en rencontre toujours aux limites du possible, des faits insoumis, mal éclaircis, et où le mystère trouve son compte. Chassez la religion par la porte, elle rentre par la fenêtre. A voir ces réveils d’enthousiasme sans cause suffisante, on s’apercevait bien que l’esprit humain est toujours le même, promptement inflammable, aisément crédule. A d’autres moments, à considérer notre sérieux dans les discussions et les recherches les moins attrayantes et les plus ardues, c’était à croire que notre légèreté française proverbiale était en défaut, et qu’un nouvel élément s’était introduit dans le caractère de la nation.

Le catholicisme lui-même était en progrès apparent. Son clergé plus instruit, plus discipliné, plus belliqueux ; ses fidèles plus soumis et marchant en armée comme un seul homme ; des auxiliaires sur les ailes, jusque dans la jeunesse dorée ou dans le monde bohème, par ton et par genre ; le tout présentait un ensemble imposant et une ligne rangée qui défiait l’adversaire et qui semblait provoquer le combat.

C’est dans ces circonstances que M. Renan qui, depuis des années, avait formé le dessein de donner une histoire critique des origines et des progrès du christianisme pendant les trois premiers siècles, crut devoir modifier un peu son plan de campagne : il pensa qu’il serait bon et opportun de détacher le premier volume et de le donner hardiment sous forme de récit, presque de cinquième Évangile ; il publia la Vie de Jésus, qui vient de mettre le feu aux poudres et de passionner le public.

A qui s’adresse cette Vie de Jésus, en effet ? Au public même, et elle est allée à son adresse. Mais il importe de bien se définir ce que c’est que ce public par rapport au livre ; car c’est de cette définition que ressort l’opportunité et aussi la légitimité de l’entreprise de M. Renan. Rousseau disait dans la préface de la Nouvelle Héloïse : « J’ai vu les mœurs de mon temps, et j’ai publié ces lettres. » M. Renan a dû se dire de même : « J’ai vu les croyances de mon temps, et j’ai publié mon livre. » Rousseau ajoutait, en parlant des mêmes lettres de Saint-Preux et de Julie : « Que n’ai-je vécu dans un siècle où je dusse les jeter au feu ! » Rien n’autorise à penser que M. Renan ait formé le même vœu et conçu le même regret. Et toutefois il a exprimé, en plus d’un endroit de ses écrits, des vœux de méditation individuelle et de hauteur solitaire, si fervents, si profondément sentis, il a marqué un tel désir d’idéal et une telle prédilection élevée pour les sommets infréquentés de la foule, que l’on conçoit très-bien qu’il ait pu, par moments, regretter aussi de ne pas vivre en des temps où cette lutte sur un terrain commun et public, cette bataille à livrer en plaine, ne lui aurait point paru nécessaire.

Mais aujourd’hui il a cru devoir la livrer ; et voici pourquoi, j’imagine. L’indifférence religieuse, malgré les réveils apparents ou en partie réels que j’ai signalés, est grande et au-delà de ce qu’elle a jamais été ; l’anarchie, en cet ordre d’idées, est croissante et s’étend chaque jour. Le plus grand nombre des esprits ne croit pas, et en même temps n’est pas décidément ni systématiquement incrédule. Entre les croyants et les incrédules proprement dits, il y a une masse flottante considérable, indécise, qui n’ira jamais ni aux uns ni aux autres, et qui, livrée aux soins positifs de la vie, vouée aux idées moyennes, aux intérêts secondaires, aux sentiments naturels et honnêtement dirigés, à tout ce qui est du bon sens, est capable et digne d’instruction, et en est curieuse à certain degré. Cette masse flottante d’esprits, qui est trop imbue des résultats généraux ou des notions vaguement répandues de la science et qui a respiré trop librement l’esprit moderne pour retourner jamais à l’antique foi, a besoin pourtant d’être édifiée à sa manière et éclairée. La question religieuse, la question chrétienne ne lui a jamais été présentée sous une forme qui fût d’accord avec cette disposition du XIXe siècle, de ce siècle qui, je le répète, n’est ni croyant, ni incrédule, qui n’est ni à de Maistre, ni à Voltaire. C’est à ce grand et nombreux public que M. Renan a eu la confiance de s’adresser, et ce grand et nombreux public aussitôt a tressailli ; il a répondu, il a lu. Il a fait mille raisonnements, mille remarques, bien des critiques, et quelques-unes sans doute à tort et à travers ; mais, tantôt approuvant, tantôt critiquant, il ne s’est en rien scandalisé, il n’a pas lancé l’anathème, cette arme n’étant plus dans nos mœurs ni à notre usage ; il a reconnu un esprit supérieur qui venait à lui et qui lui parlait (sauf à quelques rares endroits) un langage à sa portée, un langage toujours noble d’ailleurs, éloquent, élégant même : il n’a pensé qu’à s’informer auprès de lui et à s’instruire.

Quant aux fidèles proprement dits, je ne pense pas que M. Renan en détache un seul ; et véritablement, tel qu’il me semble le connaître, je ne me figure pas qu’il l’ait espéré ni qu’il le désire3. Entre ceux qui admettent, dans l’explication des choses humaines et des révolutions sublunaires ou célestes, le surnaturel et le miracle, et ceux qui ne l’admettent pas, il n’y a point à discuter : c’est à prendre ou à laisser. On peut disputer à perpétuité, on n’a pas à espérer de se convaincre. Aux esprits que le surnaturel n’étonne pas et ne repousse pas, il paraîtra toujours plus facile et plus simple de croire à ce qui est transmis et enseigné par la tradition, que d’entrer dans l’explication tout historique et nécessairement laborieuse d’un passé si imparfaitement connu.

M. Renan, en exposant l’origine première et la naissance du christianisme, pouvait choisir entre diverses méthodes et diverses formes : il a préféré, pour ce premier volume, pour l’histoire du fondateur, le récit, la biographie suivie, en prenant soin d’y fondre et d’y cacher de son mieux la discussion : il n’a pu toutefois l’éviter entièrement. Critiquer et défaire un récit à deux mille ans de distance est chose plus aisée que de le reconstituer, surtout lorsque l’on n’a pour cette œuvre d’autres secours directs, d’autres renseignements et matériaux que ceux qui sont fournis par les historiens mêmes que l’on vient critiquer. Aussi, M. Renan ne présente-t-il son récit que comme probable et plausible, comme une façon satisfaisante de concevoir et de s’imaginer ce qui a dû se passer, ou de cette manière, ou d’une manière plus ou moins approchante. Son procédé, entendu ainsi qu’il doit l’être, signifie : « Supposez, pour simplifier, que les choses se soient passées comme on le dit là, et vous ne serez pas très-loin de la vérité. » Cette extrême bonne foi dans l’exposé de ses vues ne sera invoquée contre lui que par ceux qui n’entrent pas dans sa pensée et qui, ayant un parti pris, interdisent toute recherche. Lui, pour se refaire historien et narrateur à ce nouveau point de vue, il a dû commencer par être surtout un divinateur délicat et tendre, un poète s’inspirant de l’esprit des lieux et des temps, un peintre sachant lire dans les lignes de l’horizon, dans les moindres vestiges laissés aux flancs des collines, et habile tout d’abord à évoquer le génie de la contrée et des paysages. Il est arrivé ainsi à faire un livre d’art autant et plus que d’histoire, et qui suppose chez l’auteur une réunion, presque unique jusqu’ici, de qualités supérieures, réfléchies, fines et brillantes.

Il touche, il intéresse, même lorsqu’il étonne ; il se fait lire jusqu’au bout, même de ceux qui regimbent et se cabrent à certains endroits. Quand on ouvre les Évangiles pour les lire sans parti pris, et en ayant passé l’éponge en soi sur toute doctrine préconçue, il en sort, au milieu de mainte obscurité, de mainte contradiction qu’on y rencontre, un souffle, une émanation de vérité morale toute nouvelle ; c’est le langage naïf et sublime de la pitié, de la miséricorde, de la mansuétude, de la justice vivifiée par l’esprit ; l’esprit en tout au-dessus de la lettre ; le cœur et la foi donnant à tout le sens et la vie ; la source du cœur jaillissante et renouvelée ; les prémices, les promesses d’une joie sans fin ; une immense consolation assurée par-delà les misères du présent, et, dès ici-bas, de la douceur jusque dans les larmes. Là où il y a excès dans le précepte et un air de folie, ce délire qui est un délire de tendresse pour les hommes, est un des plus beaux qui soient jamais sortis d’une âme exaltée et compatissante. M. Renan a compris, et il fait comprendre tout cela. Dans sa traduction légère, il nous a rendu avec une fraîcheur et un charme infini les débuts de la prédication galiléenne, les paraboles le long des blés et au penchant des collines. Le paysage de la contrée de Génésareth en particulier, tel qu’il nous le décrit, riant, verdoyant, non épais, non feuillu ni trop païen, mais sobre encore, ouvert de partout à la lumière, à l’innocence, et d’une variété clair-semée, y fait le fond de ces prédications bienfaisantes. Jamais la prière du Pater ou le Sermon sur la montagne n’ont mieux ressorti à nos yeux dans leur nouveauté native, et n’ont été plus harmonieusement encadrés. Ah ! que ceux qui combattent avec tant d’acharnement et d’injure M. Renan, ont tort et se méprennent sur la qualité de l’adversaire ! Un jour viendra où eux ou leurs fils regretteront cette Vie de Jésus ainsi présentée. Alors des esprits chagrins et sombres se seront levés et y auront passé à leur tour, abattant et dévastant tout avec rudesse autour d’eux, et, en ce temps-là, ceux qui seront plus attachés à l’esprit qu’à la lettre, plus chrétiens de cœur encore qu’orthodoxes de forme, s’écrieront : « Qu’on nous rende la Vie de Jésus de Renan ! Au moins, celui-là, il ne méconnaissait pas le doux maître. » (Voir pages 162, 165 et tant d’autres pages ravissantes.)

Il se rencontrait un moment difficile et périlleux, dans une Vie du Christ ainsi conçue : c’est celui où, d’une première prédication toute tendre et plus modeste, il passe à son rôle divin plus déclaré et à son affectation de Messie. Je ne dirai pas que M. Renan s’en soit tiré à la satisfaction de tous les lecteurs, ni peut-être à la sienne propre, avec sa théorie des « sincérités graduées » et des « malentendus féconds » ; mais il a mis du moins à cette transition, et pour la sauver, tout l’art et toute la ténuité, toute la subtilité d’explication dont un esprit aussi distingué est capable.

Traiter la Passion et la reprendre en sous-œuvre n’était pas moins difficile. Il semble presque impossible, au point de vue de l’art et en prétendant conserver l’intérêt du récit, d’opérer une réduction quelconque de ce grand drame, consacré dans les imaginations par l’admirable liturgie du Moyen-Age et par tant de chefs-d’œuvre du pinceau. Il n’est pas aisé de transposer le Spasimo de Raphaël d’une toile à l’autre, surtout si l’on veut y introduire en même temps des changements et substitutions essentielles, y mettre du plus et du moins. M. Renan, dans ces opérations d’artiste et de chimiste consommé, a réussi autant qu’on le pouvait espérer raisonnablement ; mais la première moitié de son volume reste pourtant celle qu’on accepte le plus et qui continuera d’agréer le mieux.

Si j’avais affaire à un auteur dramatique, je dirais que son cinquième acte est le plus faible ; et il n’en pouvait être autrement d’après le sens même et l’esprit selon lequel il a mené toute l’action : le cinquième acte, humanisé comme il l’est, et dépouillé de son mystère, est nécessairement un peu découronné. Le Calvaire y est moins haut ; il y a autant de pitié peut-être, mais moins de terreur autour de ce Golgotha.

On l’a dit avant nous : tel qu’il est, somme toute, la publication d’un pareil ouvrage est un grand fait, et qui aura de longues conséquences. L’auteur que l’on pouvait croire jusqu’ici assez dédaigneux des suffrages moyens, a fait acte par là d’une grande déférence pour la généralité des lecteurs. Il n’a rien négligé pour les amener à penser comme lui. C’est assurément montrer qu’on fait un bien grand cas intellectuel de la majorité des hommes que d’aspirer à modifier et à diriger leur opinion et croyance en pareille matière. On s’expose tout d’abord à des inconvénients sans nombre, et, quand il n’y aurait que cela, à la guerre théologique, la plus désagréable et la plus envenimée de toutes les guerres. Bien des gens, pour y échapper, se résigneraient aisément à n’avoir pas un avis formel, — et surtout à ne pas le dire, — sur les miracles de Béthanie ou de Capharnaüm. M. Renan, en faisant le contraire, a montré un courage égal à son ambition. Il en a désormais, de ces démêlés avec une notable et peu aimable portion de l’humanité, pour le reste de sa vie. Même en tenant compte de tout ce qui entre là dedans d’hypocrisies éphémères et de colères factices, il y aurait de quoi faire reculer un moins assuré. Ceux qui ont l’honneur de connaître M. Renan savent qu’il est de force à faire face à la situation et à y suffire. Il ne s’irritera pas, il né s’emportera pas, il restera calme et patient, même serein ; il gardera son demi-sourire ; il retrouvera toute sa hauteur en ne répondant jamais. Il poursuivra avec vigueur son œuvre, son exposition désormais plus appuyée, plus historique et scientifique ; tous les cris et les clameurs ne le feront pas dévier un seul instant de son but. A son nom se rattachent désormais des principes dont le triomphe n’est plus qu’une affaire de temps. Il le sait, et s’il s’est montré habile à choisir son heure, il est homme aussi à l’attendre. Chaque époque désire et appelle la forme d’écrivain philosophe qui lui convient. M. Renan, avec ses réserves qui font partie de sa force, me paraît être le champion philosophique le mieux approprié à cette seconde moitié du XIXe siècle, de cette époque dont le caractère est de ne point s’irriter ni se railler des grands résultats historiques, mais de les accepter et de les prendre à son compte, sauf explication.

Je n’établis pas de parallèle, je remarque seulement la différence des procédés, des méthodes, et des physionomies d’esprits : on a eu Bayle, on a eu Voltaire ; on a M. Renan.

III.

L’histoire de son succès serait tout un chapitre littéraire à écrire, et des plus curieux. Je le vois d’ici d’avance, ce chapitre, mais je n’essayerai même pas de l’esquisser ; on n’est encore qu’au commencement. Déjà la vogue des derniers romans les plus fameux a été dépassée. Il y a moment pour tout, pour les choses graves comme pour les plus légères. Qui pourrait en douter, à voir la promptitude de ce succès et de ce débit ? Cette Vie de Jésus, toute révérence gardée, a pris dans la classe moyenne des intelligences, comme le Petit Journal a pris parmi le peuple.

L’auteur a déjà eu sa récompense, non seulement dans cette immense curiosité du public où il entre bien du pêle-mêle, mais (ce qui vaut mieux) dans le suffrage de quelques esprits distingués dont la voix se discerne et compte plus que tous les bruits. M. Havet, un écrivain qui sort tous les trois ou quatre ans de sa retraite et de son silence pour nous produire chaque, fois un chef-d’œuvre de critique en son genre, — que ce soit sur la Rhétorique d’Aristote, sur Pascal ou sur Isocrate, — a publié cette fois encore, dans la Revue des Deux Mondes, un essai de premier ordre pour le fond des idées comme pour l’élégance et la fermeté de l’expression ; il y a traité excellemment de cette Vie de Jésus. M. Scherer, le mieux préparé des juges sur un tel sujet, a fait dans le journal le Temps une suite d’articles qui disent tout. M. Bersot en a donné un tout à fait charmant, l’autre jour, dans les Débats. Comme preuve de l’intérêt soutenu et passionné qu’apporte en ce sujet la jeunesse sérieuse, je citerai aussi la remarquable série d’articles d’un ami, M. Jules Levallois, dans l’Opinion nationale.

On ferait toute une bibliothèque de ce qui a déjà été publié pour et contre, à l’occasion de l’ouvrage de M. Renan. La théologie, la haute et moyenne théologie, armée de toutes pièces, a donné, et elle donne encore, et elle donnera longtemps ; elle n’est pas près de se taire. Je ne parle ici que littérature. Mais, à côté, un phénomène piquant et révélateur des mœurs s’est produit. Autrefois, on le sait, tous les pirates, corsaires, forbans et écumeurs de mer étaient mécréants : il en était de même volontiers des corsaires de la littérature. Maintenant une bonne partie de ces nouveaux Barbaresques s’est retournée, si ce n’est convertie, et ils vont désormais en course, armés comme des chevaliers de Malte ; ils portent la croix, et entre deux aventures de chronique scandaleuse, rapts, enlèvements et autres gaietés de ce genre, ils se donnent les gants de guerroyer pour la divinité de Jésus-Christ. C’est d’un effet singulier à première vue, et ces messieurs ne se doutent pas de l’impression que cela produit sur le spectateur honnête. Le sens-dessus-dessous est complet.