La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier93.
Lettres inédites de Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël, Mme de Souza, etc. publiées par le même94.
Autant le faux et fade inédit est méprisable, autant l’inédit qui en vaut la peine est curieux et amusant ; c’est un voyage dans un pays neuf : l’esprit ennuyé et fatigué de croupir sur les mêmes objets s’y renouvelle et s’y rafraîchit. M. Saint-René Taillandier, par les deux volumes que je réunis et qui pourraient s’intituler d’un titre commun : La comtesse d'Albany, son salon et groupe, nous procure un de ces plaisirs. Il a eu pour premier répertoire et pour fonds l’excellent livre allemand de M. de Reumont sur la comtesse d’Albany, et il y a ajouté notablement par tout ce qu’il a trouvé dans la bibliothèque du Musée Fabre à Montpellier. Il a mis la main, en un mot, sur un nid, sur un trésor, sur un coin délicieux du monde, et il nous y fait pénétrer. Je tâcherai de le suivre, à ma manière, dans cette agréable promenade, et d’en faire profiter nos lecteurs.
Et qu’était-ce d’abord que cette noble et quasi royale personne, morte en 1824, qui avait titre la comtesse d’Albany, et qui bien qu’en partie Française par les opinions, par les relations, par les lectures, n’a jamais été naturalisée comme elle l’aurait pu l’être au cœur et au centre de notre monde français ? Il nous faut, pour la bien connaître, remonter assez haut dans le XVIIIe siècle.
Charles-Edouard, petit-fils du roi d’Angleterre Jacques II, et connu sous le nom de Prétendant, a laissé une trace brillante dans l’histoire. « Le prince Edouard avait du héros, a dit Chateaubriand, mais on n’était plus dans ce siècle des Richard Cœur-de-Lion où un seul chevalier conquérait un royaume. On sait l’éclat de son expédition d’Écosse en 1745, ses premiers succès, ses aventures, ses malheurs : l’histoire s’en est émue comme le roman. »
Le Prétendant, a dit encore de lui Chateaubriand, aborda en Écosse au mois d’août 1745 ; un lambeau de taffetas apporté de France lui servit de drapeau ; il rassembla sous ce drapeau dix mille montagnards, s’empara d’Édimbourg, passa sur le ventre de quatre mille Anglais à Preston et s’avança jusqu’à quatorze lieues de Londres. S’il eût pris la résolution d’y marcher, on ne peut dire ce qui serait arrivé. Si Charles-Édouard avait disparu aussitôt après son illustre aventure, si le vaisseau qui le ramena en France s’était abîmé au retour dans une tempête, on aurait eu une étoile de plus dans ce qu’on peut appeler la mythologie de l’histoire, une de ces jeunes destinées lumineuses et rapides comme l’éclair, et sur lesquelles l’imagination des hommes brode longuement ensuite à plaisir. Mais, par malheur, le héros vécut et se survécut. Tandis que son Ombre continuait de planer sur les monts et les lacs de la nuageuse Écosse, et que l’héroïque fantôme, pareil à ceux d’Ossian, ne cessait d’y grandir et d’y régner à l’état de légende, lui, devenu tout chair et matière, et comme s’il n’était plus que la dépouille de lui-même, s’accoutumait à végéter sur le continent, livré au vin et à la débauche, dans des habitudes crapuleuses qui le menèrent à l’abrutissement. Il ne se réveillait, vers la fin, que par éclairs et lorsqu’on lui parlait du passé et des malheurs de sa famille. Il traîna ainsi plus de quarante ans, n’étant mort qu’en 1788. Voltaire termine les deux beaux chapitres, où il a si vivement raconté les exploits et les malheurs de ce prince, par l’éclat de son arrestation ignominieuse à Paris, à l’Opéra, lorsque le faible gouvernement d’alors crut devoir à l’Angleterre cette satisfaction d’expulser le Prétendant du sol français. « Charles-Édouard, depuis ce temps, nous dit l’historien, se cacha au reste de la terre. »
Plût à Dieu pour lui, pour l’honneur de sa mémoire, qu’il se fût en effet caché et dérobé à tous !
Par malheur, nous ne le retrouvons que trop. La politique française, dans ses revirements, chercha plus d’une fois à faire de lui quelque chose et à l’opposer à l’Angleterre comme menace et comme diversion. En 1759, le maréchal de Belle-Isle eut cette idée, et M. de Choiseul, bien qu’il ne l’approuvât point, disait-il, se chargea de ménager une entrevue. Le prince arriva tard, à minuit, accompagné ou plutôt soutenu par un de ses compatriotes. « Il avait tellement bu à souper, qu’il était ivre au point de ne pouvoir parler d’affaires. Il demandait qu’on l’envoyât droit à Londres avec une armée. On voulait, au contraire, l’envoyer en Amérique, où il ne se souciait pas d’aller. Le mépris que cette entrevue fit naître pour ce prince mit fin au dessein qu’on avait de se servir de lui95. »
Ne pouvant l’utiliser directement, on songea du moins à maintenir la race pour alimenter les espérances du parti. Le prince n’était pas marié. On l’avait depuis quelques années séparé, non sans peine, d’une maîtresse avec laquelle il vivait, et dont il avait une fille. Le ministre français successeur de M. de Choiseul, le duc d’Aiguillon, fit venir le prince à Paris, en 1771, et lui garantit une pension de la France moyennant qu’il épousât une jeune princesse de Stolberg, alliée des Fitz-James qui y mettaient un vif intérêt. On brusqua l’affaire, et c’est ainsi que le prince ivrogne, âgé de cinquante et un ans, épousa une jeune fille qui n’en avait que dix-neuf.
La jeune princesse Aloïsia de Stolberg, née à Mons en Hainaut (1752), était fille d’un lieutenant général autrichien, mort à la bataille de Leuthen : on aurait dû naturellement demander l’agrément de l’impératrice Marie-Thérèse ; on ne le fit pas, et l’impératrice en témoigna son mécontentement à la mère de la jeune princesse.
Voilà donc les nouveaux époux et conjoints vivant en Italie, à Rome, sous le nom de comte et de comtesse d’Albany ou Albanie (c’était le nom d’un duché d’Écosse, apanage ordinaire des fils cadets de rois). Le pape régnant, Clément XIV, se refusa à le reconnaître sous le caractère officiel de roi et reine d’Angleterre. Ne pouvant accorder ce titre de reine à la charmante princesse, on s’arrangea toutefois pour lui donner de la reine et de la souveraine sous une forme quelconque, galante et courtoise. Nous avons, sur celle première vie qu’elle menait à Rome, un excellent et agréable témoin, le Bernois presque athénien, Bonstelten, qui nous l’a dépeinte dans un pastel des plus légers :
« Dans l’hiver de 1773 à 1774, dit-il, je fus présenté à Rome au Prétendant Charles-Édouard Stuart et à sa très-jolie épouse, appelée à Rome la Reine des cœurs. La maison du prince Edouard était une jolie miniature de Cour ; on était là avec le roi et la reine d’Angleterre, entourés de trois ou quatre chambellans ou dames d’honneur ; tout cela embelli par les charmes et la gaieté de la reine. Mon ami Schérer devint amoureux d’une dame d’honneur, amie de la reine ; moi je le devins de la reine. »
Le prince, à cette époque, avait encore, à ce qu’il paraît, des éclairs de raison et de bons moments ; il n’était pas tombé au degré permanent de brutalité qu’il atteignit quelques années plus tard. Bonstetten en parle assez bien :
« Le Prétendant était un grand homme, maigre, bon et causant. Ilme témoignait de l’amitié parce que j’étais à peu près le seul homme, reçu chez lui, qui entendît bien l’anglais et le parlât au besoin. Il aimait à raconter ses aventures, j’aimais à les entendre, ce qui avait un grand charme pour lui ; car je soupçonne que ce que j’entendais pour la première fois, les gens de sa Cour l’entendaient pour la centième…
« Je me souviens de l’impression que me firent les récits du prince ; j’étais étonné de l’entendre parler sans fiel de ses ennemis, et sans reconnaissance pour ses amis : c’était un vrai Stuart. Sa femme riait souvent de la mine qu’il devait avoir lorsque, dans un de ses déguisements en Écosse, il jouait le rôle d’une grosse servante. Sa haute taille et son air un peu Don Quichotte devaient en faire une caricature. Le prince avait le tic de dire, presque à chaque phrase : Ha capito ! avez-vous compris ?…
« La petite Cour allait tous les soirs au spectacle et voyait peu de monde ; aucun Anglais n’y allait, et les Romains sont rarement amusants. Le caractère de la reine était plus français qu’allemand. Elle était née princesse de Slolberg-Ge-dern ; elle avait alors vingt-deux ans. Sa gaieté naturelle était un peu piquée de malice ; ses malices étaient quelquefois de l’amitié, ou mieux que cela…
« J’avoue que la société des Stuarts avait un grand charme pour moi. Le roi me témoignait de l’amitié. J’étais amoureux de la reine sans me l’avouer ; elle m’aimait sans me le dire. L’âge de l’innocence est partout l’âge du bonheur, même en amour. »
Cependant Bonstetten dut quitter Rome ; il en emporta un sentiment aimable et léger comme lui ; il écrivait quelquefois à la belle reine, qui lui répondait sur le ton de l’amitié ; il ne la revit que plus de trente ans après : ah ! quelle métamorphose !
« La Reine des cœurs, que j’avais vue à Rome, était de moyenne taille, blonde, aux yeux bleu foncé, le nez un peu retroussé, blanche comme une Anglaise, l’air gai, malin et sensible à faire tourner toutes les têtes. Trente-trois ans après je revis celle que j’avais laissée bouton de rose. Je la revis à Florence en 1807, sous le nom de comtesse d’Albany. Heureusement le jour baissait ; c’était bien sa vois, c’était un peu son regard, tout le reste était une vieille femme, que j’accusais dans mon cœur d’enfermer par magie celle que j’avais vue à Rome. Mon premier soin, en rentrant chez moi, fut de me voir au miroir, pour savoir à quel point j’avais vieilli. Je fus étonné de ne pas me trouver horrible… »
Après le départ de Bonstetten, trois années encore se passèrent avant qu’un amoureux moins léger et moins frivole que lui vînt apprendre décidément à la Reine des cœurs qu’elle en avait un. Le comte et la comtesse d’Albany avaient dû quitter, sur ces entrefaites, le séjour de Rome pour ne pas assister à un prochain jubilé solennel où ils auraient eu trop à souffrir de leur incognito forcé, et ils étaient allés habiter Florence. C’est là qu’en 1777 le comte Victor Alfieri, âgé de vingt-huit ans et dans toute l’énergie d’une nature âpre et sauvage, rencontra celle dont le doux regard le dompta, et auprès de laquelle il trouva enfin, dit-il, « dans des chaînes d’or dont il se lia volontairement lui-même »
, cette liberté littéraire sans laquelle il n’aurait jamais rien fait qui pût illustrer son nom. Il avait d’abord résisté à sa destinée et à son étoile ; il avait refusé de lui être présenté, et de tout ce qu’il y avait d’étrangers ou d’hôtes de distinction à Florence, il était le seul qui n’allât point chez elle :
« Néanmoins, dit-il, il m’était arrivé très souvent de la rencontrer dans les théâtres et à la promenade. Ilm’en était resté dans les yeux et en même temps dans le cœur une première impression très-agréable ; des yeux très-noirs (Bonstetten avait dit seulement bleu foncé, mais Alfieri dut y regarder de plus près) et pleins d’une douce flamme, joints, chose rare ! à une peau très-blanche et à des cheveux blonds, donnaient à sa beauté un tel éclat qu’il était difficile, à sa vue, de ne pas sentir tout à coup saisi et subjugué. Elle avait vingt-cinq ans, un goût très-vif pour les lettres et les beaux-arts, un caractère d’ange, et, malgré toute sa fortune, des circonstances domestiques pénibles et désagréables, qui ne lui permettaient d’être ni aussi heureuse ni aussi contente qu’elle l’eût mérité. »
Ces circonstances, on peut assez les préciser aujourd’hui. Le comte d’Albany, de plus en plus abandonné à ses penchants grossiers, ne se contenait plus. Chateaubriand, parlant de cette passion du vin où il se noyait, ajoute : « Passion ignoble, mais avec laquelle du moins il rendait aux hommes oubli pour oubli. »
Passe pour le reste des hommes ! mais à sa douce et charmante femme qui n’en pouvait mais, il donnait, quand il était ivre, tous les noms injurieux et humiliants, accompagnés de traitements cruels, de coups et une certaine nuit, à la fête de Saint-André qu’il avait célébrée en buvant encore plus qu’à l’ordinaire, il tenta de l’étouffer et de l’étrangler. Si les domestiques n’étaient accourus aux cris qu’elle poussa, il aurait pu y avoir malheur.
Je trouve ici, je l’avoue, M. Saint-René Taillandier d’une singulière exigence envers la belle et noble personne dont il s’est fait le biographe et le peintre après M. de Reumont : « On voudrait savoir, dit-il, quel a été le rôle de la princesse auprès d’un tel mari ; on voudrait savoir si elle a exercé quelque influence sur sa conduite, si elle a tenté de relever son cœur, de le rappeler au sentiment de lui-même, si elle a essayé enfin de guérir le malade avant de s’en détourner avec dégoût. Par malheur, ces renseignements nous manquent. »
— Mais vous êtes bien curieux, en vérité, mon cher biographe ; ces sortes de renseignements de chambre à coucher et d’alcôve sont difficiles à constater, et quand il éclate un soir des cris tels que ceux qu’on vient d’entendre, c’est déjà bien suffisant pour nous avertir de tout ce qui a dû se répéter souvent, et qu’on ne sait pas. Quand un homme a pris l’habitude de tomber ivre mort, il est difficile au cœur ou au bras d’une faible femme de le relever, et lorsque avec cela il lui vient, de temps en temps, de soudaines envies de la saisir à la gorge et de la traîner par les cheveux, ce qu’elle a de mieux à faire pour sa dignité comme pour sa sûreté, c’est de se mettre à couvert. Il y a une morale humaine supérieure même à la morale légale, là où celle-ci ferait défaut.
Une vie commune n’était plus possible ; mais la comtesse ne put arriver à une séparation régulière qu’après bien des efforts et moyennant des stratagèmes. Dulens, qui était alors en Italie et à même d’être des mieux informés, a raconté avec détail l’aventure.
Alfieri s’était enhardi enfin ; il avait été présenté à la comtesse et, depuis deux ans environ, il était auprès d’elle, selon les usages du pays, sur le pied de cavalier servant. Il avait même assez pris sur son caractère et sur son humeur pour être en bons termes avec le mari, et il avait réussi à lui agréer. Le plan d’évasion fut concerté entre la comtesse et Alfieri comme pour un coup de théâtre. On eut besoin au préalable du consentement du grand-duc et de la grande-duchesse, et on l’obtint, en ne les instruisant (bien entendu) que de la première partie du projet. Il s’agissait pour la comtesse d’Albany de se soustraire, avant tout, à la cohabitation avec un fâcheux et dangereux époux.
On ne dit point pourtant que le prince, en tout ceci, ait été jaloux d’Alfieri, lequel au contraire avait su lui plaire ; mais on rapporte « qu’il obsédait sans cesse sa femme, ne la laissait jamais sans lui ; quand il était obligé de la perdre de vue, il l’enfermait à clef. A la promenade, à la messe, partout où elle avait envie d’aller, il était constamment avec elle. »
Dans l’embarras où l’on se trouvait, on dut recourir à des auxiliaires. Mme Orlandini, née de parents irlandais, et son ami, un gentilhomme irlandais également, M. Gehegan, furent mis de la confidence et du complot. Je laisse parler Dutens ; on ne refait pas ces premiers récits tout naturels :
« Le jour étant pris pour l’exécution du projet, Mme Orlandini vint déjeuner chez le comte-d’Albany ; après le déjeuner, elle propose d’aller au couvent des Bianchette (Dames-Blanches) voir quelques ouvrages de religieuses, en quoi celles-ci passaient pour exceller. La comtesse d’Albany accepte la partie, si M. le comte le veut bien ; il y consent, et l’on part tous ensemble. On arrive au couvent, où se trouvait comme par hasard, M. Gehegan. La comtesse descend avec Mme Orlandini, et, prenant les devants, elles furent bientôt au haut de l’escalier, firent vite ouvrir la porte et la refermèrent avant que le comte pût être monté. M. Gehegan, qui avait donné la main aux dames, dit en le voyant arriver tout essoufflé :
« Monsieur le comte, ces nonnes sont bien malhonnêtes ; elles m’ont fermé la porte au nez et n’ont pas voulu m’admettre avec ces dames. »—« Oh ! je ferai bien ouvrir, moi », reprit le comte ; et il frappa assez longtemps sans qu’on lui répondît. Enfin l’abbesse vint à la grille lui déclarer que son épouse avait choisi cette maison pour asile, et qu’elle y restait sous la protection de Mme la grande-duchesse. Le comte d’Albany, surpris et indigné, fut obligé de se retirer, la rage dans le cœur d’avoir été joué de cette manière… »
Ce n’était là qu’un premier pas vers la délivrance, et ce premier pas, ce premier degré était une prison.
Il s’agissait maintenant d’en trouver une moins sévère. La comtesse mit dans ses intérêts le cardinal d’York, frère de son mari, qui lui écrivit de Frascati le 15 décembre 1780, c’est-à-dire quelques jours après l’événement :
« Ma très chère sœur, je ne puis vous exprimer l’affliction que j’ai soufferte en lisant votre lettre du 9 de ce mois. Il y a longtemps que j’ai prévu ce qui est arrivé, et votre démarche, faite de concert avec la Cour, a garanti la droiture des motifs que vous avez eus pour la faire. Du reste, ma très chère sœur, vous ne devez pas mettre en doute mes sentiments envers vous, et jusques à quel point j’ai plaint votre situation. Mais, de l’autre côté, je vous prie de faire réflexion que, dans ce qui regarde votre indissoluble union avec mon frère, je n’ai eu aucune part que celle d’y donner mon consentement de formalité, après que le tout était conclu, sans que j’en aie eu la moindre information par avance… Rien ne peut être plus sage ni plus édifiant que la pétition que vous faites de venir à Rome dans un couvent, avec les circonstances que vous m’indiquez : aussi je n’ai pas perdu un moment de temps pour aller à Rome, expressément pour vous servir et régler le tout avec notre Très-Saint Père… J’ai pensé à tout ce qui pouvait vous être de plus décent et agréable, et j’ai eu la consolation que le Saint-Père a eu la bonté d’approuver toutes mes idées. Vous serez dans un couvent où la reine ma mère a été pendant du temps… On y sait vivre plus que dans aucun couvent de Rome. On y parle français : il y a quelques religieuses d’un mérite très-distingué… Votre nom de comtesse d’Albany vous mettra à l’abri de mille tracasseries… »
La translation de la comtesse de Florence à Rome se fit avec toutes sortes de précautions. On craignait que le comte, s’il était prévenu, ne fît enlever sa femme en chemin. Le carrosse fut donc escorté par quelques hommes à cheval, et, ce qui était plus sûr, Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés et bien armés, prirent place sur le siège du cocher jusqu’à ce qu’on fût hors de poursuite et assez loin de Florence.
Vers la fin de la lettre que le cardinal d’York avait écrite à sa belle-sœur, il lui disait, par allusion à l’éventualité, si peu à prévoir, d’un rapprochement avec son mari : « Surtout ne dites jamais à qui que ce soit que vous ne voulez jamais entendre parler de retour avec votre mari. N’ayez pas peur que, sans un miracle évident, j’aie jamais le courage de vous le conseiller ; mais comme il est probable que le bon Dieu a permis ce qui vient d’arriver pour vous émouvoir à la pratique d’une vie édifiante, par laquelle la pureté de vos intentions et la justice de votre cause seront justifiées aux yeux de tout le monde, il peut se faire aussi que le Seigneur ait voulu par le même moyen opérer la conversion de mon frère. »
Le bon cardinal présumait trop bien : je ne sais si les ivrognes se convertissent, mais ils ne se corrigent pas, et les choses eurent le cours qu’elles devaient avoir.
Installée à Rome dans un couvent d’Ursulines, la comtesse n’avait fait d’abord que changer de prison. Alfieri, qui la vint visiter au passage, ne la vit, en frémissant, que derrière une grille. Cependant la comtesse, dont la douceur et le charme appelaient naturellement la protection, obtint bientôt d’habiter le palais de son beau-frère, le cardinal, d’y voir le monde, et insensiblement de fréquenter les assemblées. Quelqu’un, qui la rencontra alors dans un de ces cercles brillants, nous la montre ainsi, moins en peintre qu’en observateur et en moraliste :
« La comtesse d’Albany était, par sa figure, ses manières, son esprit, son caractère et son sort, la femme la plus généralement intéressante. Elle était de taille moyenne, mais bien prise et d’une grande blancheur ; elle avait de très beaux yeux, les dents parfaitement belles, l’air noble et doux, un maintien simple, élégant et modeste ; son esprit, cultivé par la lecture des meilleurs auteurs, y avait puisé un discernement juste, et acquis la facilité de bien juger des hommes et des ouvrages de goût. »
Alfieri, qui n’avait fait d’abord que traverser Rome et qui s’était livré ensuite à des courses errantes et comme haletantes dans le midi de l’Italie, n’y tint pas ; il revint, et lui, si altier, si fier, mais encore plus amoureux, il fit tant et si bien auprès du bon cardinal et de tout le Sacré Collège et de tous les monsignori du lieu, qu’il obtint à son tour la grâce d’habiter la même ville que son amie. Cette libre union de chaque jour qui ne devait finir qu’avec sa vie commença.
Des tribulations pourtant s’y mêlèrent encore : le monde romain eut de ces susceptibilités auxquelles il est peu sujet d’ordinaire ; on estima que la comtesse et Alfieri étaient trop promptement et trop aisément heureux. Alfieri dut s’éloigner quelque temps. Le roi de Suède Gustave III, qui voyageait en Italie incognito, fut initié et prit intérêt à la situation, à la relation, désormais impossible, du comte d’Albany et de la comtesse, et il se chargea de la régler à l’amiable. Grâce à son entremise, le comte d’Albany consentit par un acte formel à une séparation totale avec sa femme. De ce moment, la comtesse, en quittant Rome, ne songea plus qu’à rejoindre son existence avec celle d’Alfieri. Après y avoir mis d’abord quelque mystère et s’être donné des rendez-vous l’été, en Alsace, au pied des Vosges, à Bade et au bord du Rhin, ils se réunirent pour ne plus se quitter, soit dans leurs voyages, soit dans les séjours qu’ils firent à Paris et à Londres, à la veille et dans les premières années de la Révolution française, soit en dernier lieu dans leur installation à Florence, le cher théâtre de leur première rencontre et leur vraie patrie.
Le biographe de Mme d’Albany, M. Saint-René Taillandier, s’est fort inquiété de la fin du Prétendant, qui mourut à Rome en 1788 ; il reçut dans ses derniers jours les soins pieux d’une fille qu’il avait eue d’une ancienne maîtresse, et qui se dévoua avec zèle à surveiller et à adoucir, s’il se pouvait, sa triste et dégradée vieillesse. Le biographe se plaît singulièrement à relever la conduite de cette fille naturelle, reconnue et légitimée par son père, et à mettre son dévouement, fort respectable assurément, mais fort explicable, en opposition avec l’éloignement et la séparation de l’épouse. J’avoue que toute cette partie du récit de M. Saint-René Taillandier, où l’auteur réagit en quelque sorte contre son propre sujet et tire sur ses troupes, me paraît sortir tout à fait du ton qui sied à ces biographies aimables. On dirait qu’il ne peut se faire à l’idée de la vie, humainement heureuse, que va désormais mener sa charmante et si éprouvée comtesse : il cherche partout des punitions et des châtiments à ce qui réellement n’en a pas eu et ne méritait point d’en avoir. Je ne demande pas une admiration excessive pour Mme d’Albany que j’aurai bientôt à définir, sous sa forme dernière, comme une personne gracieuse, distinguée et surtout sensée, comme une vraie reine de salon et une maîtresse de maison parfaite, dont la mort, en 1824, mit le deuil dans Florence et fut une perte pour la société européenne tout entière ; mais, à considérer sa vie telle qu’elle sut la réparer et la fixer, je ne vois pas qu’il y ait lieu ni prétexte contre elle, de la part d’un esprit juste, à aucun anathème.
Alfieri, il est vrai, son grand ami, qui régna vingt-cinq ans sur son cœur, ne nous est guère sympathique ; il ne nous aime pas, Français ; que dis-je ? il nous a détestés et abhorrés hautement, il nous a exécrés, et il lui est difficile, en revanche, de se faire bien venir de nous et de nous plaire. J’aurais désiré pourtant qu’il fût un peu mieux traité dans l’ouvrage de M. Taillandier, et qu’en présence de sa belle amie on nous le montrât sous un jour plus doux auquel on n’est point accoutumé de le voir. Oui, je le sais, la volonté est pour beaucoup dans la poésie d’Alfieri ; Goethe l’a dit : « Alfieri est plus curieux qu’agréable. Ses pièces s’expliquent par sa vie. Les tourments qu’il fait endurer au lecteur et au spectateur, il les a endurés le premier comme auteur. »
Ce gentilhomme piémontais qui s’adonna à la pure langue toscane n’en eut jamais la douceur. Il fut de ceux du moins qui la retrempèrent et la refirent la langue des hommes libres. « Ils me trouvent dur, disait-il ; je le crois bien, je les fais penser. On me reproche l’obscurité ; mais vienne la liberté, et je serai clair. »
C’est un forgeron de poésie qu’Alfieri ; mais il y a des forgerons divins, et il en est un. On dira de lui ce qu’on voudra, il est du petit nombre de ceux qui portent au front la couronne, — une couronne de fer, soit ! Comme il s’est peint lui-même avec saillie et vérité dans un beau sonnet de la fin, à l’occasion du portrait peint que Fabre avait fait de lui !
« Sublime miroir de pensées sincères, montre-moi en corps et en âme tel que je suis : — cheveux maintenant rares au front, et tout roux ; — longue taille, et la tête penchée vers la terre ; — un buste fin sur deux jambes minces ; — peau blanche, yeux d’azur, l’air noble ; — nez juste, belles lèvres et dents parfaites ; — plus pâle de visage qu’un roi sur le trône ; — tantôt dur, amer, tantôt pitoyable et doux ; — courroucé toujours, et méchant jamais ; — l’esprit et le cœur en lutte perpétuelle ; — le plus souvent triste, et par moments très gai ; — tantôt m’estimant Achille, et tantôt Thersite. — Homme, es-tu grand ou vil ? Meurs, et tu le sauras. »
J’aurais aimé à retrouver debout et en pied, dans le livre de M. Saint-René Taillandier, cet Alfieri qui est en fragments dans le livre de M. de Reumont. Au lieu de fulminer contre les défauts du poète, ces défauts qui sautent aux yeux, pourquoi ne pas nous intéresser à lui ? C’était ici le cas ou jamais, et il y avait tout lieu au nom de la passion et de la flamme, pour peu qu’on voulût-y entrer, et dès qu’on traite un sujet, il est bon d’y entrer pleinement et sans réserve. Les réserves viendront après. Alfieri (c’est là son beau côté) eut pour Mme d’Albany, dès le premier jour, un culte, un sentiment de respect soumis et d’admiration enthousiaste qui ne s’est jamais démenti. Dans les moments de séparation où il était privé d’elle, il a exhalé sa douleur en des poésies qui respirent passion et tendresse. S’adressant à un médaillon de son amie, il disait dès les premiers temps de leur liaison (1778) :
« Tu es, tu es bien elle. Formes aimées, comme elles sont peintes au vif ! Voilà la lèvre vermeille, l’œil noir, le sein qui triomphe du lis, les règles chéries de toutes mes hautes pensées. Avec moi, la vivante image ou veille ou dort ; tantôt je la baise, ou je la renferme, ou je la reprends ; tantôt je me l’applique au cœur, tantôt aux yeux, comme un homme qui a perdu les sentiers de la raison. Puis je lui parle, et il me semble qu’à sa manière elle m’entende et me sourie, et me dise : « Ne te rassasie pas de me couvrir de baisers ; tu en seras récompensé par ta douce amie, parce qu’autant que j’en ai reçu, elle t’en peut donner, s’il arrive que tu le lui redises en pleurant. »
Ainsi parlait l’âpre poète devenu presque suave au moment le plus attendri : Et dans les années suivantes, quand il a été forcé de quitter Rome et de fuir son amie, et qu’il ne l’a pu rejoindre encore dans ce rendez-vous d’Alsace, mais lorsqu’il espère et prévoit que l’heure approche, il s’écrie dans un sentiment savoureux de vengeance et de prochain triomphe :
Contre ceux qui l’ont séparé de sa dame (1783)
« Qui donc ose m’éloigner de sa vue gracieuse, de la beauté réunie à la modestie, qui, avec son simple et délicieux sourire, nous fait à la fois l’aimer et la révérer ! Qui donc, d’une si barbare manière, m’a séparé de la douce source de ma vie, des beaux yeux noirs qui m’ont conquis le cœur, et qui ont guéri de toute erreur mon esprit ? Envie, bassesse, hypocrisie, osent revêtir le manteau d’une conscience pure, et de leur conjuration naît tout mon malheur. Mais le jour viendra, troupe mal née et criminelle, que moi, retourné pourtant aux côtés de ma dame, je te ferai sentir si je suis poète ! »
L’accent dantesque et irrité, qui est le plus ordinaire chez Alfieri, se retrouve ici dans toute sa vibration chez l’amant.
Certes, cet homme de haut talent et, jusqu’à un certain point, de génie, de noble aspect et « d’une figure avantageuse »
(ainsi en parlent ceux qui l’ont vu et qui ne songeaient point à faire, comme aujourd’hui, des caricatures à tout propos) ; cet homme à l’âme ardente, élevée, d’un esprit libre, d’un caractère indépendant et fier, qui n’avait pu se plier à la vie de Turin, et qui n’hésita pas, en renonçant à son pays, à sacrifier les deux tiers de sa fortune pour se mieux dévouer à l’objet de son culte ; le poète qui, dans la Dédicace de Myrrha, s’étonnant d’avoir tant tardé à nommer publiquement celle qui l’inspire, lui disait : « Ma vie ne compte que depuis le jour qu’elle s’est enlacée à ta vie »
; un pareil homme méritait que la comtesse d’Albany, déçue et frappée dans sa destinée, crût elle-même s’honorer par un tel choix, et ne pas perdre, même aux yeux du monde, en échangeant royauté contre royauté.
Ajoutez les mœurs et les usages de l’Italie que M. Taillandier oublie trop, et dont M. de Lamartine nous disait, hier encore, avec le charme qui s’attache même à ses dernières paroles : « L’amour en Italie, comme on peut le voir par la Béatrice de Dante et par la Laure de Pétrarque, est le plus avoué et en même temps le plus sérieux des sentiments de l’homme. La femme elle-même, souvent si légère ailleurs, y est dépourvue de toute coquetterie, ce vain masque d’amour et de toute inconstance… Les liaisons sont des serments tacites que la morale peut désapprouver, mais que l’usage excuse et que la fidélité justifie. »
Stendhal, de même, qui savait si bien sa Rome et sa Florence, n’a cessé de nous montrer l’amour italien, exempt de toute coquetterie et de toute lutte maniérée et vaniteuse. Voilà le vrai point de vue. Mme d’Albany, bien italienne en cela, n’eut point d’autre pensée, elle n’y mit pas plus d’art et de façon, dès qu’elle eut remarqué le poète et compris son amour. Il lui plaisait, il lui apparut grand ; elle devina, elle présagea sa muse, et elle-même elle la devint. Ils se donnèrent l’un à l’autre dès le premier jour, et le lien fut noué entre eux. Elle y resta fidèle, et à quarante années d’intervalle, quatorze ans après la mort d’Alfieri, recevant de je ne sais quel poète une Dédicace pompeuse, elle remerciait en répondant avec modestie que la comtesse d’Albany ne la méritait pas, et elle ajoutait, en parlant d’elle-même, ce mot dont elle aurait voulu faire comme la devise de toute sa vie : « Elle n’a d’autre mérite que d’avoir été l’amie d’un homme supérieur. »
Je continuerai, à la suite de M. Saint-René Taillandier, qui, malgré mes légères chicanes, est un excellent guide, de pénétrer dans les relations et la noble intimité de cette femme douce, sensible, gracieuse, et au fond très-raisonnable.