II. (Fin.)
Lu aujourd’hui, Bourdaloue nous paraît avant tout fructueux : c’est le caractère principal qu’il eut aussi de son temps. Il est pourtant un côté qu’il importe de bien mettre en vue et de reconnaître : Bourdaloue, vivant et parlant, eut beaucoup plus de variété et d’à-propos que l’on ne suppose, et, s’il ne semble appliqué qu’à semer le bon grain dans les âmes, il est à remarquer qu’il savait pénétrer dans ces âmes et ces esprits de ses auditeurs, et les entrouvrir, par des tranchants assez vifs et assez inattendus. Je ne veux point parler ici de cette science de dialectique et de ces ingénieuses subtilités de division, dans lesquelles on retrouve le théologien profond, l’ancien professeur de théologie morale : j’ai dans l’idée ces hardiesses et ces présences d’esprit de l’orateur, qui, même en développant ses thèmes généraux, s’adresse aux opinions, aux susceptibilités régnantes, et qui, pour déployer ses voiles et voguer presque contre le vent, consulte en bon pilote les courants et les flots.
Lorsque Bourdaloue parut dans la chaire (1670), un grand événement excitait au plus haut degré l’intérêt dans l’Église de France : les querelles envenimées entre ceux qu’on appelait jansénistes et le pouvoir temporel et spirituel, l’espèce de proscription qui avait mis quelques-uns des principaux chefs du parti à la Bastille, et qui avait dispersé les autres en tous sens, venaient tout d’un coup de s’apaiser ; Rome elle-même avait donné le signal de cette indulgence ; il y avait la paix de l’Église, qui ne devait être qu’une trêve. L’opinion publique, celle du monde à la Cour et à la ville, dans la classe parlementaire, dans l’Université et dans la haute bourgeoisie, était très partagée, mais en général favorable à ceux qui avaient été frappés, et qui reparaissaient au jour. Des femmes, des princesses considérables par leur crédit, leur esprit ou leur vertu, Mme de Longueville, la princesse de Conti, avaient pris hautement en main la cause des opposants et des vaincus, qui semblaient moins rentrés en grâce que réintégrés dans leurs droits. M. Arnauld était présenté au roi et au Dauphin. Son neveu, M. de Pomponne, le fils d’un des exilés et des patriarches de Port-Royal, allait devenir ministre de Louis XIV. Les Pensées de Pascal, recueillies et mises en ordre par ses amis, étaient pour la première fois livrées au public, et ravivaient ce souvenir des Provinciales, qui était la blessure toujours saignante de la Société de Jésus. C’est au milieu de ces circonstances (que je ne puis ici qu’esquisser légèrement, mais bien faites pour inspirer une curiosité dont nous n’avons plus idée), que le jésuite Bourdaloue, montant avec éclat dans les chaires de la capitale et dans celle des Tuileries, venait inopinément relever, soutenir l’honneur de son ordre, et planter à son tour le drapeau d’une prédication pressante, éloquente, austère. Ajoutez comme fond du tableau la cour de Louis XIV, telle qu’elle se dessinait à cette heure aux yeux d’un chrétien, Mme de La Vallière pâlissante, mais non encore éclipsée, à côté de Mme de Montespan déjà radieuse ; Molière, au comble de sa faveur et de son art, et se permettant toutes les hardiesses, pourvu qu’il amusât. Bourdaloue parut, et, sous sa forme grave, il eut un à-propos, une adresse, une justesse d’application qui fit que toutes ces passions en scène se reconnurent, que toutes ces sensibilités tressaillirent, et que la doctrine théologique rivale eut désormais un adversaire digne d’elle, un émule et parfois un juge.
Je n’exagère pas : il suffit de recueillir et de savoir écouter les témoignages des contemporains. Mme de Sévigné, le jour de Noël 1671, écrivait :
Je m’en vais en Bourdaloue ; on dit qu’il s’est mis à dépeindre les gens, et que l’autre jour il fit trois points de la retraite de Tréville ; il n’y manquait que le nom, mais il n’en était pas besoin : avec tout cela on dit qu’il passe toutes les merveilles passées, et que personne n’a prêché jusqu’ici.
Mme de Termes disait plus tard des
portraits de Bourdaloue : « Pour ses portraits, il est inimitable, et
les prédicateurs qui l’ont voulu copier sur cela n’ont fait que des
marmousets. »
— Tout est mode en France, a dit l’abbé d’Olivet : les Caractères de La Bruyère n’eurent pas plus tôt paru que chacun se mêla d’en faire ; et je me souviens que, dans ma jeunesse, c’était la fureur des prédicateurs, mauvaises copies du père Bourdaloue. Ce grand orateur, le premier qui ait réduit parmi nous l’éloquence à n’être que ce qu’elle doit être, je veux dire à être l’organe de la raison et l’école de la vertu, n’avait pas seulement banni de la chaire les concetti, productions d’un esprit faux, mais encore les matières vagues et de pure spéculation, amusements d’un esprit oisif. Pour aller droit à la réformation des mœurs, il commençait toujours par établir sur des principes bien liés et bien déduits une proposition morale, et après, de peur que l’auditeur ne se fît point l’application de ces principes, il la faisait lui-même par un détail merveilleux où la vie des hommes était peinte au naturel. Or ce détail étant ce qu’il y avait de plus neuf, et ce qui, par conséquent, frappa d’abord le plus dans le père Bourdaloue, ce fut aussi ce que les jeunes prédicateurs tâchèrent le plus d’imiter.
Despréaux lui-même ne se reconnaissait que le copiste, l’écolier et presque le singe de Bourdaloue lorsque, dans sa satire des Femmes, il esquissait portraits sur portraits. Mais cet art de Bourdaloue ne sera tout à fait sensible aux lecteurs d’aujourd’hui que quand j’aurai démontré, par un exemple déterminé et bien choisi, de quelle manière il s’y prenait pour mêler à la gravité morale de son enseignement une de ces intentions précises, et quelque allusion non équivoque à un incident ou à un personnage contemporain. Je m’attacherai pour cela à l’exemple même indiqué par Mme de Sévigné, à la retraite de M. de Tréville. Or qu’était-ce au juste que M. de Tréville, et d’où vient l’intérêt que mettait à ce qui le concernait toute la Cour, et qu’y mettait Bourdaloue lui-même ?
Un des gentilshommes les plus instruits et des plus beaux esprits de ce temps-là, M. de Tréville, issu d’une noble famille du Languedoc, élevé avec Louis XIV, cornette de la première compagnie des mousquetaires, était de la société intime de Madame Henriette ; il fut si frappé de sa mort soudaine qu’il quitta le monde le lendemain et prit le parti de la dévotion. Il y entretenait déjà des liaisons depuis quelques années : c’était un érudit en toute matière, et particulièrement en matière ecclésiastique. Il avait de vastes connaissances, une érudition étendue et curieuse ; il lisait les Pères grecs en grec et les préférait aux Pères de l’Église latine. Il avait été fort consulté par Messieurs de Port-Royal lorsqu’ils avaient traduit le Nouveau Testament dit de Mons, et son autorité l’avait emporté plus d’une fois sur celle même de M. de Sacy. Le propre et le faible de cet esprit éminent était d’être rare, fin, recherché, dédaigneux, et de ne vouloir que la distinction et l’élite. Les problèmes difficiles seuls le piquaient. Figurez-vous un doctrinaire de ce temps-là, le plus ingénieux et le plus délicat, la fleur du genre, mais tombé ou monté d’une mondanité exquise dans une dévotion non moins exquise et tout exclusive. Un jour, par exemple, chez Mme de Coulanges, il se décida à lire à quelques élus, à trois ou quatre personnes en tout, un ouvrage qu’il avait composé :
C’est un précis des Pères, écrit Mme de Coulanges, qu’on dit être la plus belle chose qui ait jamais été. Cet ouvrage ne verra jamais le jour, et ne sera lu que cette fois seulement de tout ce qui sera chez moi ; je suis la seule indigne de l’entendre ; c’est un secret que je vous confie au moins.
Elle écrit cela à Mme de Sévigné. Cette
méthode de cénacle était certes la plus opposée à celle de l’homme qui
semait le pur froment à pleines mains, et de qui l’on a dit : « Tout
est pratique dans les idées du judicieux Bourdaloue. »
M. de Tréville était un oracle dans le cercle intime où on l’admirait ; ses
amis lui trouvaient plus d’esprit qu’à Pascal même. Nul n’expliquait mieux
que lui et d’une manière plus lumineuse (au moins pendant
le temps où on l’entendait) ce que c’était que la grâce, que le quiétisme,
et toutes ces subtilités et ces hérésies des oisifs et des doctes : il
brillait à développer tous ces labyrinthes de l’esprit. La Bruyère a très
finement touché ce coin singulier, et ce travers d’être en tout l’opposé du
commun des mortels, dans le portrait qu’il a donné de Tréville sous le nom
d’Arsène (chapitre « Des ouvrages de l’esprit ») :
Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes, et, dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse : loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais : occupé et rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le loisir de prononcer quelques oracles : élevé par son caractère au-dessus des jugements humains, il abandonne aux âmes communes le mérite d’une vie suivie et uniforme, et il n’est responsable de ses inconstances qu’à ce cercle d’amis qui les idolâtrent ; eux seuls savent juger, savent penser, savent écrire, doivent écrire…
À l’heure dont nous parlons, Tréville n’avait point encore eu
d’inconstance proprement dite, mais une simple conversion ; seulement il
l’avait faite avec plus d’éclat et de singularité peut-être qu’il n’eût
fallu et qu’il ne put le soutenir : il avait couru se loger avec ses amis du
faubourg Saint-Jacques, il avait rompu avec tous ses autres amis ; il allait
refuser de faire la campagne suivante sous les ordres de Louis XIV :
« Je trouve que Tréville a eu raison de ne pas faire la campagne,
écrivait un peu ironiquement Bussy : après le pas qu’il a fait du côté
de la dévotion, il ne faut plus s’armer que pour les
croisades. »
Et il ajoutait malignement : « Je l’attends
à la persévérance. »
Tel était l’homme dont la retraite occupait
fort alors le beau monde, lorsque Bourdaloue monta en chaire un dimanche de
décembre 1671 et se mit à prêcher Sur la sévérité
évangélique : il posait en principe qu’il faut être sévère, mais
que la sévérité véritablement chrétienne doit consister, 1º dans un plein
désintéressement, un désintéressement même spirituel et pur de toute
ambition, de toute affectation même désintéressée ; — 2º qu’elle doit
consister dans une sincère humilité, et 3º dans une charité patiente et
compatissante. Le premier point s’appliquait à plus d’une personne parmi
celles qui faisaient alors les sévères et qui se déclaraient le plus haut
contre la morale relâchée. Il y avait, parmi les partisans et les
amis de la cause dite janséniste et au nombre de
ses patrons les plus déclarés, plus d’un prélat et d’un abbé qui savaient
très bien concilier un reste de facilité et de relâchement dans la
discipline (un cumul de bénéfices, par exemple), avec le zèle pour le parti
ostensiblement austère qu’ils épousaient. Bourdaloue touchait là en passant
à une inconséquence très évidente et très sensible, et les auditeurs
n’avaient qu’à faire l’application autour d’eux.
Mais c’est au second point que les auditeurs ne pouvaient s’empêcher de
songer plus particulièrement à M. de Tréville. « C’est dans les plus
beaux fruits, dit saint Augustin, que les vers se forment, et c’est aux
plus excellentes vertus que l’orgueil a coutume de s’attacher. »
Bourdaloue partait de là pour montrer que, si la sévérité évangélique est le
fruit le plus exquis et le plus divin que le christianisme ait produit dans
le monde, « c’est aussi, il le faut confesser, le plus exposé à cette
corruption de l’amour-propre, à cette tentation délicate de la propre
estime, qui fait qu’après s’être préservé de tout le reste, on a tant de
peine à se préserver de soi-même »
. À travers cette sévérité
apparente et en partie réelle, il s’attachait à reconnaître ceux qu’il
appelait des esprits superbes, ceux « qui se
regardaient et se faisaient un secret plaisir d’être regardés comme les
justes, comme les parfaits,
comme les irrépréhensibles ; … qui de là prétendaient
avoir droit de mépriser tout le genre humain, ne trouvant que chez eux
la sainteté et la perfection, et n’en pouvant goûter d’autre ; … qui,
dans cette vue, ne rougissaient point, non seulement de l’insolente
distinction, mais de l’extravagante singularité dont ils se flattaient,
jusqu’à rendre des actions de grâces à Dieu de ce qu’ils n’étaient pas
comme le reste des hommes : Gratias tibi ago, quia non sum
sicut cœteri hominum »
. En un mot, en ne faisant que
traduire
et paraphraser à peine les paroles de
saint Luc sur les Pharisiens, Bourdaloue esquissait, dix-sept ans avant
La Bruyère, un vivant portrait d’Arsène et de tous ceux, à la moderne, qui
lui ressemblent ; de ceux qui veulent en tout la fine fleur, et qui ne
quittent celle du monde que pour aller cueillir, par un surcroît de
recherche et un épicuréisme tout spirituel, ce qui se peut nommer aussi la
fine fleur de l’austérité.
Admirable portrait plus général et plus fécond que celui du moraliste ! Car
La Bruyère, en parlant de Tréville d’une manière si serrée et si incisive,
semble avoir quelque chose de particulier à venger sur lui : on dirait qu’il
a appris que ce juge dégoûté des ouvrages de l’esprit a ouvert un jour une
des premières éditions des Caractères et a jeté le livre
après en avoir lu quelques pages, en disant : « N’est-ce que cela ? » Il y
a, à cet endroit, je ne sais quoi de l’auteur piqué chez La Bruyère.
Bourdaloue, qui songe sans doute, en décrivant cette forme subtile d’une
dévotion orgueilleuse, à diminuer une des victoires et des conquêtes du
parti contraire, se tient pourtant selon le point de vue convenable dans une
peinture plus large, tout à fait permise et non moins ressemblante. Il fait
très bien remarquer que, par une triste fatalité, l’orgueil, « cette
partie la plus subtile de l’amour de nous-même si profondément enracinée
dans nos âmes, s’insinue, non seulement dans les choses où nous aurions
lieu en quelque manière de nous rechercher, mais jusque dans la haine de
nous-même, jusque dans le renoncement à nous-même, jusque dans les
saintes rigueurs que Dieu nous inspire d’exercer sur
nous-même
:
On veut pratiquer le christianisme dans sa sévérité, mais on en veut avoir l’honneur. On se retire du monde, mais on est bien aise que le monde le sache ; et, s’il ne le devait pas savoir, je doute qu’on eût le courage et la force de s’en retirer… On ne se soucie plus de sa beauté (Ici il s’agit des femmes pénitentes, dont quelques-unes l’étaient avec éclat et avec bruit), mais on est entêté de son esprit et de son propre jugement… S’il y a quelque chose de nouveau, c’est à quoi l’on donne et où l’on trouve sa dévotion… Un laïque s’érigera en censeur des prêtres, un séculier en réformateur des religieux, une femme en directrice, … tout cela parce que, sous couleur de piété, on ne s’aperçoit pas qu’on veut dominer… Il semble qu’être sévère dans ses maximes soit un degré pour s’agrandir.
Toute cette maladie nouvelle et qui n’est que plus subtile et
plus intérieure en ce qu’elle se croit une guérison, est développée par
Bourdaloue dans une description admirable, et il offre en quelque sorte un
miroir dans lequel ceux qu’il a en vue ne peuvent s’empêcher d’être reconnus
et devaient eux-mêmes se reconnaître, Il rappelle excellemment « à
ces sages dévots, à ces dévots superbes qui se sont évanouis dans leurs
pensées »
, que la vraie austérité du christianisme consiste à
être abaissé, à être oublié (Ama nesciri) :
Car voilà, s’écrie-t-il, ce qui est insupportable à la nature : On ne pensera plus à moi, on ne parlera plus de moi ; je n’aurai plus que Dieu pour témoin de ma conduite, et les hommes ne sauront plus, ni qui je suis, ni ce que je fais. Et parce que l’humilité même se trouve exposée en certains genres de vie dont toute la perfection, quoique sainte d’ailleurs, a un air de distinction et de singularité, la vraie austérité du christianisme, surtout pour les âmes vaines, est souvent de se tenir dans la voie commune, et d’y faire, sans être remarqué, tout le bien qu’on ferait dans une autre route avec plus d’éclat.
Le troisième point ne s’appliquait plus que de loin à Tréville : cependant, comme celui-ci était connu pour avoir l’esprit caustique, ironique et d’un fin railleur, il s’y trouvait encore des choses que l’auditoire, une fois dans cette direction d’un portrait commencé, ne pouvait manquer de détourner à son intention ; par exemple, lorsque le prédicateur conseillait à tout converti qui se pique d’une réforme sévère, d’être patient et charitable, au risque de paraître moins agréable et moins spirituel dans les entretiens. — On a maintenant le commentaire du passage de Mme de Sévigné, et l’on voit comment Tréville fut dépeint et prêché par Bourdaloue en trois points.
Une autre fois, sur le sujet de La Médisance, c’est à
Pascal que Bourdaloue pense évidemment et fait penser. On a dit, et j’ai
moi-même écrit quelque part, que les Jésuites ne firent de réponse directe
et en règle aux Provinciales qu’après quarante ans
d’intervalle et par la plume du père Daniel. En parlant ainsi, on omet et
l’on oublie cette longue et continuelle réfutation qu’en fit Bourdaloue dans
sa prédication publique ; il n’y manque bien souvent que les noms propres ;
mais, les contemporains étant très au fait de ces questions et les agitant
en sens divers avec beaucoup de vivacité, les noms se mettaient d’eux-mêmes.
C’était avec tous ces aiguillons, aujourd’hui émoussés pour nous, et, si
l’on n’y prend garde, tout à fait inaperçus, que Bourdaloue armait son
éloquence et faisait entrer sa morale. Dans son sermon Sur la
médisance, il dépeint ce vice avec une rare justesse et en dévoile
l’odieux. Il va sans dire que je ne prétends point en ce moment revenir sur
le fond des Provinciales, rechercher de qui sont venus les
premiers torts, et me constituer arbitre entre Pascal et Bourdaloue : je ne
m’applique qu’à démontrer la méthode et l’art de ce dernier. Il suit donc
dans toutes ses subtilités et ses retours ce vice de médisance qui,
« non content de vouloir plaire et de s’ériger en censeur
agréable, veut même passer pour honnête, pour charitable, pour bien
intentionné
:
Car voilà, dit-il, un des abus de notre siècle. On a trouvé le moyen de consacrer la médisance, de la changer en vertu, et même dans une des plus saintes vertus, qui est le zèle de la gloire de Dieu… Il faut humilier ces gens-là, dit-on, et il est du bien de l’Église de flétrir leur réputation et de diminuer leur crédit. Cela s’établit comme un principe : là-dessus, on se fait une conscience, et il n’y a rien que l’on ne se croie permis par un si beau motif. On invente, on exagère, on empoisonne les choses, on ne les rapporte qu’à demi ; on fait valoir ses préjugés comme des vérités incontestables ; on débite cent faussetés ; on confond le général avec le particulier ; ce qu’un a mal dit, on le fait dire à tous, et ce que plusieurs ont bien dit, on ne le fait dire à personne : et tout cela, encore une fois, pour la gloire de Dieu. Car cette direction d’intention rectifie tout cela. Elle ne suffirait pas pour rectifier un équivoque, mais elle est plus que suffisante pour rectifier la calomnie, quand on est persuadé qu’il y va du service de Dieu.
En traçant si curieusement ce qu’il nomme un détail de mœurs, si Bourdaloue n’avait pas en vue Pascal dans Les Provinciales, et s’il ne le traduit pas trait pour trait à sa manière devant ses auditeurs, dont plusieurs durent être à la fois choqués et transportés, et ne purent s’empêcher d’admirer tout en protestant, il n’y a pas un seul portrait chez Saint-Simon ni chez La Bruyère.
Il serait facile encore de montrer que nous autres critiques et journalistes
(il y en avait déjà), nous sommes atteints et notés en passant par
Bourdaloue ; les satiriques de profession, tous censeurs qui érigent de leur
autorité privée « un tribunal où l’on décide souverainement du mérite
des hommes »
, sont repris par lui. Boileau y reçoit sa leçon, sa
réprimande très sensible au passage ; et je serais bien étonné si ensuite,
dans quelque conversation à Bâville ou à Auteuil, il n’avait pas eu une
prise avec Bourdaloue sur ce sujet. Mais Bourdaloue et Despréaux étaient
tous deux sincères ; pleins de feu, ils pouvaient quelquefois se contredire,
froncer le sourcil et croiser le fer en causant : ils s’estimaient, ils
étaient liés au fond par cet amour du vrai, par cette ardeur de bon jugement
et cette raison passionnée qui vit dans leurs écrits à l’un et à l’autre.
Après la mort du grand orateur, Despréaux, recevant son portrait des
mains de la présidente de Lamoignon, pouvait dire
par une association généreuse :
Enfin, après Arnauld, ce fut l’illustre en FranceQue j’admirai le plus et qui m’aima le mieux.
Je pourrais multiplier les exemples qui démontreraient en
détail chez Bourdaloue, je ne dirai pas cette partie anecdotique (le mot est
trop petit), mais bien cette large veine et cette continuelle opportunité
oratoire. Ainsi, dans le sermon Sur l’hypocrisie, on a le
Tartuffe de Molière blâmé et dénoncé au point de vue
de la chaire ; dans le sermon de L’Impureté, l’un des plus
riches et des plus complets pour la science morale, sermon qui choqua et
souleva une partie de la Cour, je ne répondrais pas qu’à un certain endroit
il ne fût question des Contes de La Fontaine69 ; il y est
certainement question des scandales que produisit l’affaire dite des
poisons, où tant de personnes considérables furent impliquées (1680). Dans
le sermon Sur la prière, c’est le mysticisme de Fénelon
qui est signalé avec ses périls, et il ne tient qu’à nous de reconnaître
l’auteur des Maximes des saints confondu avec ceux qui,
sous prétexte d’être des âmes angéliques et choisies, s’estiment assez
habiles pour réduire en art et en méthode
ces
mystères d’oraison, pour en donner des préceptes, pour en composer des
traités, pour en discourir éternellement avec les âmes. Une bonne édition de
Bourdaloue, telle que je la conçois aujourd’hui (celle du père Bretonneau
ayant été excellente pour son moment), devrait rassembler le plus exactement
possible toutes les particularités, les éclaircissements et les inductions
qui se rattacheraient à chaque sermon, en fixer la date et les circonstances
lorsqu’il y aurait moyen : ces quelques notes au bas des pages, sans nuire à
la gravité, animeraient la lecture. On y verrait que dans le sermon Sur la sévérité de la pénitence, prêché le quatrième
dimanche de l’Avent en 1670, Bourdaloue, après avoir montré dans le premier
point que la sévérité est nécessaire, et dans le second qu’elle doit
pourtant se tempérer toujours de consolation et de douceur, n’avait paru
d’abord accorder quelque chose aux docteurs jansénistes que pour le leur
retirer ensuite plus expressément. La princesse de Conti, présente au sermon
et ayant cru reconnaître ses amis « dans ces hommes zélés, mais d’un
zèle qui n’est pas selon la science, dans ces esprits toujours portés
aux extrémités, qui, pour ne pas rendre la pénitence trop facile, la
réduisent à l’impossible et n’en parlent jamais que dans des termes
capables d’effrayer »
, témoigna par quelque geste qu’elle était
blessée de l’allusion : ce que Bourdaloue ayant remarqué, il alla après le
sermon voir la princesse, qui s’en expliqua avec lui et qui lui dit très
nettement que la seconde partie l’avait fort scandalisée. C’étaient toutes
ces circonstances bien connues qui, jointes au courant principal de cette
éloquence et à la puissance du fond, excitaient un intérêt dont nous n’avons
plus l’idée aujourd’hui.
Tous les sermons de Bourdaloue Sur la prédestination, Sur la grâce, Sur la fréquente communion, etc., n’étaient pas seulement des enseignements de doctrine, c’étaient des à-propos frappants et vifs dans la disposition des esprits d’alors. Je n’ai pas à entrer dans l’exposé du dogme et de la morale de Bourdaloue : qu’il me suffise de dire que son mérite et sa vertu comme son grand art est de professer un juste milieu en théologie. Membre d’une société qu’on accusait d’être accommodante et relâchée, il s’attache à prendre chez les adversaires ce qu’ils ont de juste, de moral, de profondément chrétien et de raisonnablement sévère ; il en ôte ce qu’ils y mettent d’excessif, et il ne leur laisse en propre que cette dureté. Admettez que tous les Jésuites aient ressemblé à Bourdaloue pour la doctrine, ce qu’on a appelé jansénisme devenait inutile et n’avait plus de raison d’être. C’est en ce sens qu’on peut établir que la prédication de Bourdaloue ne fut, durant trente ans, qu’une longue et puissante réfutation des Provinciales, une éloquente et journalière revanche sur Pascal. Toutefois, comme le nom manque ; comme, au milieu de l’abondance, de la solidité et même de l’agrément relatif des preuves, il y manque de plus l’éclair et le coup de foudre cher aux Français, ce côté militant de l’éloquence de Bourdaloue lui a peu survécu et ne s’est point dessiné de loin, tandis que Pascal, visière baissée, mais brillant du glaive, dans ses immortels pamphlets, est resté avec les honneurs de la victoire.
Parmi les adversaires qu’il combat, il en est toutefois contre lesquels
Bourdaloue a trop manifestement raison, et d’une manière qui paraît encore
tout à fait piquante : ce sont ces jansénistes de mode et de langage, non de
conviction, ces incrédules et libertins du monde (comme il y en avait déjà
bon nombre alors) qui faisaient les rigoristes en parole, prenaient parti en
matière de dogme, et ne plaçaient si haut la perfection du christianisme et
la rigidité de la pénitence que pour
mieux s’en
passer : « Ou tout ou rien, dit-on ; mais bien
entendu qu’on s’en tiendra toujours au rien, et qu’on n’aura garde de se
charger jamais du tout. »
Le travers, l’inconséquence de ces
épicuriens mondains, jansénistes par raffinement et en théorie, a trouvé
dans Bourdaloue un railleur sévère.
Je dis sévère : car il ne faut pas croire que Bourdaloue, en exposant à son auditoire ces portraits fidèlesl, y mêlât de ces nuances, de ces inflexions marquées de débit et d’accent qui en eussent fait des peintures trop agréables et de trop fines satires : il restait lui-même, c’est-à-dire grave, uni en parlant, sérieusement digne ; il n’avait pas de ces tons familiers, insinuants, touchants, que lui demandait Fénelon ; il maintenait le caractère d’enseignement et de précepte, même dans ses censures ; enfin, il lui suffisait d’être frappant, utile et instructif, il n’était pas enchanteur.
Les personnes qui rient de tout, et auprès desquelles un bon mot a toujours
raison, se sont autorisées quelquefois d’une parole de Mme Cornuel sur Bourdaloue ; elle disait : « Le père
Bourdaloue surfait dans la chaire, mais dans le confessionnal il donne à
bon marché. »
Ce n’est là qu’un joli mot de société. Jamais
Bourdaloue en chaire n’a présenté la sévérité sans y adjoindre comme
correctif la douceur :
Non, mon Dieu ! s’écriait-il, tandis que vous me confierez le ministère de votre sainte parole, je prêcherai ces deux vérités sans les séparer jamais : la première, que vous êtes un Dieu terrible dans vos jugements, et la seconde, que vous êtes le père des miséricordes et le Dieu de toute consolation.
Et il n’y avait pas lieu de le mettre en contradiction avec
lui-même, s’il semblait quelquefois indulgent pour ses pénitents en leur
donnant accès à la communion, lui qui disait en chaire :
« Ouvrez-leur la porte de la salle, ou du moins ne la leur fermez
pas. Ne
retranchez pas aux enfants le pain
qui les doit sustenter, et sans lequel ils périront. Ne le mettez pas à
un si haut prix qu’ils n’aient pas de quoi l’acheter. »
Bourdaloue, étudié dans le détail, offrirait le plus bel exemple de la parole chrétienne édifiante et convaincante, appliquée à tous les usages et distribuée comme le pain de chaque jour, depuis les sermons prêchés à la Cour ou sous les voûtes de Notre-Dame jusqu’aux simples exhortations pour les assemblées de charité. Il se multipliait, et on usait de lui sans relâche. Il ne porte rien de l’auteur ni de l’écrivain dans aucun de ses emplois : il ne songe à d’autre effet qu’à celui du bien. Mais il avait une trop haute idée de la parole chrétienne pour ne pas la préparer toujours à l’avance, sachant combien les termes en doivent être mesurés : il n’improvisait pas, il aimait mieux redire ses sermons, en y adaptant des portions nouvelles pour les circonstances particulières. C’est ce qu’il fit dans plusieurs des sermons qu’il alla, par ordre du roi, prêcher à Montpellier en 1683-1686, pour y instruire et édifier les nouveaux convertis. Personne n’était plus propre que Bourdaloue à rallier ces âmes effrayées, prises par violence, et à leur offrir un christianisme à la fois sévère et consolant70. Le théologien et futur évêque anglican Burnet, qui était venu en France peu de temps auparavant (1683), et qui y avait vu les hommes les plus distingués en doctrine et en piété (sans oublier M. de Tréville qui venait de reparaître dans le monde), n’avait pas manqué de chercher Bourdaloue :
Je fus mené par un évêque, dit-il, aux Jésuites de la rue Saint-Antoine ; j’y vis le père Bourdaloue, estimé le plus grand prédicateur de son temps et l’ornement de son ordre. C’était un homme d’un caractère doux et de si peu d’emportement contre les protestants, qu’il croyait que les gens de bien parmi eux pouvaient être sauvés : je n’ai jamais rencontré ce degré de charité chrétienne chez aucun autre théologien catholique.
Je ne sais si, au point de vue théologique, le témoignage de Burnet demanderait quelque explication : il résulte au moins bien certainement de cette impression morale que lui avait laissée Bourdaloue, que celui-ci avait tout ce qu’il faut pour concilier. Les Anglais n’ont pas cessé d’estimer Bourdaloue ; dans ce pays où l’art oratoire est sérieusement étudié et où tout est dirigé dans le sens pratique, on fait à son genre d’éloquence une place très haute, et on lui décerne, à lui en particulier, et par rapport à d’autres noms de grands orateurs, une supériorité dont nos idées françaises seraient elles-mêmes étonnées71.
À la fin des Œuvres de Bourdaloue, on a réuni sous le titre
de Pensées quelques-uns des morceaux de doctrine ou de
morale qu’il écrivait à l’avance, selon l’habitude des orateurs anciens,
pour les placer ensuite au besoin dans ses discours. Il y a dans ces pages
une sorte d’essai sur l’amitié humaine considérée dans les amitiés prétendues solides, et dans les amitiés sensibles et prétendues innocentes, qui nous présente un Bourdaloue
plus familier et tel qu’il pouvait être dans la direction particulière des
âmes : on trouve dans ce qu’il dit de la dernière espèce d’amitié entre les
personnes de différent
sexe bien de l’observation
et même de la délicatesse ; j’y renvoie ceux de mes lecteurs qu’un essai de
Nicole n’ennuie pas. Je recommande surtout la belle pensée qui commence par
ces mots : « Je veux un ami véritable et, autant qu’il se peut, un
ami sincère, etc. »
Bourdaloue, dans ces endroits, se rapproche
de La Bruyère ; il a du tour et quelque imprévu.
Bourdaloue n’était nullement ambitieux, et cette simplicité, cette droiture
de conduite qu’il ne séparait, à aucun moment, de la religion, il la
pratiquait pour son compte. Il refusa dans un temps la direction de la
conscience de Mme de Maintenon, direction qui, certes,
n’était point à mépriser, mais qui l’eût enlevé à d’autres devoirs. Il a
parlé quelque part de cette forme et de cette espèce de directeur à la mode
et très goûté de son temps, « qui semble n’avoir reçu mission de Dieu
que pour une seule âme, à laquelle il donne toute son attention ; qui,
plusieurs fois chaque semaine, passe régulièrement avec elle des heures
entières, ou au tribunal de la pénitence ou hors du tribunal, dans des
conversations dont on ne peut imaginer le sujet, ni concevoir
l’utilité ; qui expédie toute autre dans l’espace de quelques moments,
et l’a bientôt congédiée, mais ne saurait presque finir dès qu’il s’agit
de celle-ci »
: directeur délicieux et renchéri, exclusif et
mystérieux, dont Fénelon est le type idéal le plus charmant (le Fénelon de
Mme Guyon et avant l’exil de Cambrai). Lui,
Bourdaloue, il était le contraire, et, malgré sa fonction publique et sa
surcharge continuelle, il se donnait tout à tous. Qu’il s’agît du maréchal
de Luxembourg mourant qui le réclamât, ou d’un pauvre homme, il était prêt
également. Quelquefois, à Bâville, on s’apercevait qu’il était sorti du
salon et avait quitté la compagnie sans rien dire : il était allé confesser
quelque paysan malade des environs.
Dans les dernières années de sa vie, et à deux reprises, il écrivit à ses supérieurs pour être déchargé par eux de ce ministère de la parole publique dont il commençait à sentir le poids, et pour obtenir de prendre enfin une retraite dont la nature en lui éprouvait le besoin :
Il y a cinquante-deux ans que je vis dans la compagnie, non pour moi, mais pour les autres ; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m’empêchent de travailler autant que je le voudrais à ma perfection, qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille ; je dis plus tranquille, afin qu’elle soit plus régulière, plus sainte. Je sens que mon corps s’affaiblit et tend vers sa fin. J’ai achevé ma course, et plût à Dieu que je pusse ajouter : J’ai été fidèle !…
Ces instances, dont on ne sut le détail qu’après lui,
demeurèrent sans effet : ses supérieurs le jugeaient trop utile et trop à sa
place pour s’en priver. Bourdaloue mourut donc en charge et dans l’exercice
de son ministère, le 13 mai 1704, à l’âge de près de soixante-douze ans. Il
avait eu le temps de voir les éclatants débuts de Massillon, et il les avait
salués de cette parole prononcée pour la première fois par saint
Jean-Baptiste, parole de précurseur où le vieil athlète vaincu disparaît
dans le chrétien, et où la tristesse inévitable de celui qui finit se
retourne en vœux et en bénédictions vers celui qui commence : « Illum oportet crescere, me autem minui… À lui
désormais de grandir et de croître, à moi de m’effacer et de
décliner ! »
Des deux portraits originaux qu’on a de Bourdaloue, il en est un qui, plus
répandu et reproduit en tête des Œuvres, pourrait, ce me
semble, à première vue, induire en erreur ; de ce que, dans ce portrait fait
après la mort, Bourdaloue est représenté les yeux exactement fermés et les
mains jointes, « dans la posture d’un homme qui médite »
, on
en a trop conclu que c’était là
son attitude et
sa tenue habituelle ou constante en prêchant. C’est s’en faire une idée trop
contrite et trop recueillie : pour se représenter avec vérité Bourdaloue
vivant et éloquent, et pour corriger une impression trop monotone, il faut y
joindre le portrait peint par Mlle Chéron et gravé par
Rochefort : Bourdaloue y a les yeux ouverts, vifs, le nez assez aquilin, la
figure maigre et un peu longue, la bouche fine, la physionomie animée,
spirituelle et pénétrante ; enfin il n’a pas les yeux fermés, la lèvre close
et la physionomie morte (ou au repos) du portrait peint par Jouvenet et
gravé par Simonneau. J’ai tâché, dans ce que j’ai dit aujourd’hui à son
sujet, de prouver que ce grave et puissant prédicateur, dont il ne faut pas
faire un talent triste et une parole terne, avait, en effet, la finesse, la
pénétration, l’à-propos et la science de l’occasion, autant que les plus
fortes armes de la démonstration oratoire, et qu’à travers ce qu’il semblait
ignorer et ce qu’il aimait mieux ne pas voir pour marcher comme à l’aveugle
et plus hardiment, il avait l’œil très ouvert et très clairvoyant sur les
hommes et les choses qui l’entouraient. — Il resterait à citer et à discuter
un portrait de Bourdaloue tracé par Fénelon dans ses Dialogues
sur l’éloquence, portrait où la diversité et presque l’antipathie
des natures se fait sentir, et où Fénelon exprime déjà sur ce talent trop
réglé et trop uni à son gré quelques-uns des dégoûts modernes : mais il s’y
juge peut-être lui-même encore plus que Bourdaloue, et c’est en parlant de
Fénelon qu’il y aurait à y revenir un jour.