Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis du Belloy (suite et fin.)
I.
La scène touchante de l’Andrienne, qui est en récit dans l’exposition, cette espèce de déclaration publique involontaire de l’amour de la jeune fille éplorée, de Glycère pour Pamphile, aux funérailles de Chrysis, ne saurait se séparer de cette autre scène racontée par Pamphile lui-même à la fin du premier acte. Son père veut le marier ou fait semblant de le vouloir, et sur l’heure ; la suivante de Glycère, Mysis, très attachée à sa maîtresse, apprend cette nouvelle de quelques paroles échappées à Pamphile dans son trouble ; elle le voit hésitant, elle craint qu’il ne cède par égard pour son père, et qu’il n’abandonne cette jeune fille enceinte et tout près d’accoucher. Elle l’aborde résolument, et sur la question que lui adresse Pamphile au sujet de Glycère, elle répond que la pauvre jeune femme est à la fois dans les premières douleurs du travail et dans l’inquiétude d’être délaissée par lui. Il suffit de ce mot pour que Pamphile n’hésite plus : « Quoi ! pourrais-je en avoir seulement l’idée ? quoi ! souffrir que la pauvre enfant soit trompée à cause de moi ? Elle qui m’a confié toute son âme et toute sa vie, quand moi-même je lui ai voué dans mon cœur toute la tendresse qu’on a pour une épouse, souffrirais-je qu’une nature aussi honnête, aussi pure, aussi bien élevée, en vienne, par misère, à tourner mal ? Non, jamais ! »
— Et Mysis exprimant encore quelques craintes, et Pamphile s’animant de plus en plus :
« Tout ce que je sais, dit la suivante qui a sa réserve d’expression et sa délicatesse à sa manière, c’est qu’elle mérite bien que vous ne l’oubliiez pas. » — « Que je ne l’oublie pas, ô Mysis, Mysis ! Elles sont encore gravées dans mon cœur, les paroles que Chrysis m’a dites sur Glycère. Se sentant près de mourir, elle m’appelle ; je m’approche : on vous avait éloignées ; nous étions seuls (tous trois) ; elle commence : « Mon cher Pamphile, tu vois sa beauté et son âge, et il ne saurait t’échapper que ce sont là de pauvres secours pour garantir sa vertu et tout ce qu’elle possède. Ce que je te demande, par cette main que je tiens, par ton bon Génie, au nom de ton honneur et de son isolement à elle, ce que j’implore de toi, c’est de ne la point quitter, de ne la point délaisser. S’il est vrai que je t’ai toujours chéri à l’égard d’un frère, si elle, elle n’a eu en estime que toi seul, et si elle a toujours fait en tout ta volonté, je te donne à elle pour mari, pour ami, pour tuteur et père : je te mets entre les mains tout notre bien, et je le confie à ta foi. »Elle met la main de Glycère dans la mienne : la mort la prend au même instant. Je l’ai reçue, je la garderai fidèlement : Accepi acceptam servabo. »
Ce sont là de ces passages qui ravissaient Fénelon : « Tout ce que l’esprit ajouterait à ces simples et touchantes paroles ne ferait, disait-il, que les affaiblir. »
Le vœu de Tibulle se voyant en idée au lit de mort et tenant de sa main défaillante la main de son amie, Didon adjurant Énée au nom de tout ce qu’il y a plus doux et de plus sacré dans le souvenir, nous reviennent en mémoire ; mais Térence ici n’a rien à craindre à la comparaison. Tout est sobre, vrai, parti du cœur. On est touché sans qu’il y ait un mot de trop qui l’indique, ni aucun étalage de repentir, du sentiment dont est pénétrée cette courtisane mourante, et de cette pitié qu’elle a pour une pauvre enfant qu’elle ne voudrait à aucun prix, non pas voir (elle n’y sera plus), mais prévoir sur la même voie et dans les mêmes traces qu’elle-même a suivies. Tout cela est sous-entendu sous la diction la plus chaste. Comment traduire des beautés si simples ? Je prendrai M. de Belloy, de préférence à d’autres endroits. L’Héautontimoroumènos ou le Bourreau de soi-même m’en fournira l’occasion85.
II.
L’exposition de ce Bourreau de soi-même est des meilleures de Térence, et de celles qui caractérisent le mieux cette nature de génie. La scène est dans un bourg voisin d’Athènes : un voisin Chrémès s’approche de son voisin Ménédème qui ne l’est que depuis peu, mais qui lui fait peine, à le voir travailler et s’excéder de la sorte. Ce n’est pas sans bien des précautions qu’il risque sa remontrance : « Quoiqu’il n’y ait que bien peu de temps que nous nous connaissions, depuis que vous avez acheté ce champ proche du mien, et qu’il n’y ait guère rien eu jamais de plus entre nous, cependant, soit votre mérite, soit le voisinage, que je fais bien entrer pour quelque chose dans l’amitié, m’oblige à vous dire tout hardiment et en ami que vous me paraissez faire au-delà de votre âge et plus que votre état de fortune ne l’exige… »
Et en effet, ce Ménédème à qui il s’adresse paraît avoir soixante ans et plus ; il a un fonds de terre excellent, des esclaves en nombre, et il fait la besogne d’eux tous comme s’il était seul. On ne peut se lever si matin, ni rentrer si tard le soir, qu’on ne le voie occupé à bêcher, à labourer, à porter des fardeaux. Il ne se donne aucun bon temps, il n’a aucune pitié de lui. « Vous me direz, ajoute le bon Chrêmes qui va au-devant de la riposte comme pour l’adoucir, vous me direz : Ça me fait mal de voir comme on travaille peu. Mais ce que vous passez de temps à travailler vous-même, si vous l’employiez à surveiller votre monde, vous y gagneriez. »
A ces observations hasardées d’un ton de bonté, avec intérêt, Ménédème répond d’abord sèchement : « Chrémès, vos affaires vous laissent-elles donc assez de temps de reste pour vous occuper de celles des autres et de ce qui ne vous regarde en rien ? »
C’est ici que Chrémès fait cette heureuse réponse qui a eu son écho à travers les siècles : « Je suis homme, et je considère que rien d’humain ne m’est étranger. »
Et il s’attache de son mieux à désarmer la misanthropie du farouche voisin, à lui, rendre en un sens quelconque la réponse facile : « Prenez que c’est ou un avertissement, ou bien une simple question à mon usage ; si vous avez raison, pour que je vous imite ; sinon, pour que je vous ramène »
Ménédème, malgré tout, regimbe encore : « C’est mon habitude à moi ; à vous de faire comme vous l’entendez ! »
La douceur de Chrémès ne se décourage pas : « Est-ce une habitude pour aucun homme de se tourmenter lui-même ? »
— « C’est la mienne. » — Si c’est quelque peine que vous avez, c’est différent. Mais quel peut être ce mal-là ? Je vous en prie, qu’est-ce qui peut vous forcer à vous traiter ainsi ? »
Chrémès a touché la corde. Il a mis le doigt sur la plaie. Cet interlocuteur féroce, tout d’un coup vaincu, n’est plus qu’un pauvre homme brisé par l’affliction ; il ne répond qu’en éclatant en larmes et en sanglots. « Ne pleurez pas, lui dit Chrémès, et quelle que soit la chose, dites-moi tout : pas de réticence, ne craignez rien ; confiez-vous à moi, vous dis-je, et consolation ou conseil, ou de tout autre manière, je vous aiderai. »
Et Ménédème, que son secret oppresse, et qui a besoin de l’épancher, ne résiste plus : « Vous voulez le savoir ? »
— « Oui, et dans l’intention que je vous ai dite. »
— « Eh bien, vous saurez tout. »
— « Mais, en attendant, laissez là ce hoyau, cessez votre travail. »
Ici une petite lutte s’engage, Ménédème voulant continuer de piocher tout en racontant, Chrémès s’y opposant et lui arrachant des mains son outil. « Ah ! ce n’est pas bien »
, dit Ménédème. — « Et pourquoi, si lourd, je vous prie ? »
dit Chrémès en sentant le poids du hoyau. — « Je l’ai bien méritée. »
— On arrive ainsi tout préparé au récit, à la confession. C’en est une. Ménédème est père, il a un fils unique fort jeune : « Ah ! que dis-je, j’ai un fils ! je l’ai eu, Chrémès ; maintenant l’ai-je ou ne l’ai-je plus ? »
En deux mots voici l’histoire : le fils de Ménédème a fait comme bien des fils : il est devenu amoureux, et d’une jeune fille qui n’avait rien. Ménédème a fait comme bien des pères : il a grondé, il a été dur, il a fait chaque matin une scène à son fils sur sa conduite, sur son dérèglement, sur le scandale de sa liaison : « Quoi ! mèneras-tu longtemps pareille vie ? espères-tu qu’il te sera permis, moi vivant, moi ton père, d’avoir ta maîtresse en lieu et place de femme légitime ? Tu te trompes si tu crois cela, et tu ne me connais pas, Clinias. »
Et puis les vanteries ordinaires aux hommes d’âge, les contrastes de leur conduite à celle des jeunes gens d’aujourd’hui : « A ton âge j’étais occupé à tout autre chose qu’à l’amour ; pauvre, je suis allé en Asie porter les armes, et là j’ai su acquérir du bien à la fois et de la gloire. »
C’était le refrain. Si bien que le jeune homme, outré et piqué de ces reproches de chaque jour, est parti un matin sans rien dire, et s’en est allé servir chez le grand roi. Et voilà trois mois de cette fuite. — Chrémès, après avoir tout entendu : « Il y a de votre faute à tous deux, dit-il, bien que ce coup de tête annonce pourtant une nature sensible à l’honneur, et à qui certes le cœur ne manque pas. »
— Ménédème a raconté ce qui lui était le plus pénible ; c’est alors que le malheureux père, en apprenant le départ de son fils et se voyant seul, a tout quitté et vendu de désespoir ; il a fait maison nette et s’en est venu se confiner dans ce champ pour s’y mortifier et s’y punir. Mais ici M. de Belloy prend la parole et supplée à l’original dans un couplet soutenu et de la meilleure veine. C’est Ménédème qui parle :
Lorsque l’on m’eut appris l’effet de ma rigueur,Je retournai chez moi, triste, comme on peut croire.N’ayant plus ni désir, ni force, ni mémoire,Je m’assieds, l’on accourt. Des serviteurs nombreuxM’entourent, délaçant mes brodequins poudreux.On prépare les lits, pour souper l’on se presse ;Chacun fait de son mieux, comprenant ma tristesse,Et moi, je me disais, les voyant se hâter :« Tant de gens, pour un homme, à ce point s’agiter !Rien que pour mes habits, tant de femmes en peine !Pour moi seul tant d’objets dont la maison est pleine !Et mon unique enfant, l’héritier de ces biensPlus conformes aux goûts de son âge qu’aux miens,A quitté la maison, fuyant mon injustice !Ah ! je mériterais le plus cruel supplice Si je les conservais quand il n’en jouit pas.Tout le temps qu’en exil vivra mon Clinias,Je veux tirer de moi quelque bonne vengeance,Amasser, travailler sans la moindre dépense,Épargner pour lui seul. » Aussitôt fait que dit :Je jette tout dehors, jusqu’à mon dernier lit ;Je ressemble en un tas meubles, outils, vaisselle ;Servantes et valets, je vends tout pêle-mêle,Y compris la maison, sauf, toutefois, les gensDont le travail pouvait m’indemniser aux champs ;Et, des quinze talents que j’en obtins à peine,Pour bien m’y tourmenter, j’achète ce domaine,Pensant que, plus j’endure et vis en me privant,Moins j’aggrave mes torts envers mon pauvre enfant.Là, comme vous voyez, j’accomplis cette tâche,Et je n’accepterai ni bon temps ni relâche,.Que mon fils, avec moi, pouvant les partager,Ne soit là, sain et sauf, et loin de tout danger.
Quand on a pu traduire de la sorte trente vers de Térence, on était digne de le traduire tout entier.
On aura remarqué dans toute cette scène ce qui est partout ailleurs dans Térence, le sentiment et l’intelligence de la jeunesse, une parfaite indulgence pour cet âge où la vie est si belle et si propice qu’il lui faut bien passer quelque chose, s’il abonde et s’il excède dans sa joie. Et aji même temps, pas une déclamation, pas une épithète inutile, pas de tirade proprement dite et pour la galerie ; c’est l’expression même de la nature, « une naïveté inévitable qu’il plaît et qui attendrit par le simple récit d’un fait très-commun. »
C’est encore Fénelon qui dit cela.
Rarement, à propos de Térence, on omet aujourd’hui de faire quelque rapprochement avec le christianisme. Ce Ménédème, par exemple, tout en restant parfaitement naturel, a déjà quelque chose du principe chrétien ou, si l’on aime mieux, du principe religieux en général qui aboutit à l’ascétisme. Il a au plus haut degré l’idée de sacrifice. Il se punit en faveur de son fils. Il veut expier. « Plus je me rends malheureux, plus je me soulage ; moins je me sens coupable envers lui. Il me semble que jusqu’à un certain point je m’absous. »
Je force à peine sa pensée ; mais Térence ne la force pas du tout, et c’est là qu’est le charme.
III.
Je continue à passer devant quelques pièces de Térence en ne faisant qu’entrer dans le vestibule. La première et la seconde scène des Adelphes sont célèbres. Ce sont deux frères (comme le titre l’indique) : l’un, Micion, qui est célibataire et habite la ville, — toujours Athènes ; l’autre, Déméa, marié et père, qui habite les champs. Cet homme des champs a deux fils dont il a donné l’un à l’oncle de la ville, qui l’a adopté et qui l’élève à sa manière, c’est-à-dire fort doucement et en lui laissant la bride sur le cou, il a gardé l’autre avec lui et l’a de tout temps tenu fort sévèrement : il l’a élevé à la Caton. Or, quel est le résultat de ces deux éducations contraires ? Il semble d’abord qu’il n’y ait pas lieu à hésiter. Micion, l’homme de la ville, à l’ouverture de la pièce, est dans une inquiétude mortelle. Eschine, son neveu, son fils d’adoption, n’est pas rentré la nuit dernière ; et là-dessus le pauvre père se forge mille craintes : « Faut-il donc qu’un homme aille se mettre dans le cœur et se donner à plaisir des affections qui lui soient plus chères que lui-même ! Et pourtant, ajoute-t-il, il n’est pas mon fils, il est celui de mon frère… Mais je l’ai adopté enfant ; je l’ai élevé, il m’est aussi cher que s’il était mien : il est ma seule joie, ma seule tendresse, et je fais tout, absolument tout, pour qu’il me rende la pareille : je donne, je pardonne, je ne crois pas nécessaire d’user en chaque rencontre de mon droit. Enfin, tout ce que les jeunes gens font d’ordinaire en cachette de leur père, tout ce qui est péché de jeunesse, j’ai accoutumé mon fils à ne pas m’en faire mystère ; car qui s’accoutume une fois à mentir et à tromper son père, celui-là l’osera d’autant plus à l’égard des autres. Je crois qu’il est mieux de retenir ses enfants par un sentiment de pudeur et d’honneur que par la crainte… »
On voit d’ici quel est le système de Micion, système bien connu et des plus relâchés : celui de Déméa est précisément le contraire ; aussi les deux frères sont-ils habituellement en querelle ouverte, et le frère de champs arrive souvent chez celui de la ville en s’écriant : « Que faites-vous, Micion ? pourquoi nous perdez-vous ce jeune homme ? pourquoi le laissez-vous faire l’amour, faire l’orgie ? pourquoi fournissez-vous à ses vices ? »
Micion, toutefois, estime que son frère, avec sa rigidité, a tort, et quoique Eschine, ce jour-là, lui donne bien de l’inquiétude, il ne se blâme pas de le traiter si indulgemment, il repasse à ce sujet toutes ses maximes d’éducation débonnaire et s’y confirme : l’affection, pour stimuler au bien, vaut mieux que la crainte ; un père n’est pas un tyran ni un maître, etc. Mais Déméa, le frère rustique, survient tout à coup. Gare l’orage !
Déméa est triste ; il est irrité, mais il triomphe ; car la conduite différente des deux jeunes gens semble tout à fait lui donner raison. Pour bien saisir le comique de la situation, il est bon de savoir que tous les désordres contre lesquels il va éclater, et dont Eschine s’est rendu coupable, ne sont que pour le compte du vertueux frère, ce frère si surveillé et que le père morigène si bien ; c’est le plus sévèrement élevé qui est le plus mauvais sujet des deux : l’autre n’a rien fait que par complaisance pour son cadet. Mais le dessous de cartes ne se découvrira que plus tard. Dans cette querelle que Déméa vient faire à Micion, ce dernier lui-même est d’un comique achevé dans sa douceur. Micion tout à l’heure était troublé de l’absence d’Eschine ; Déméa vient lui apprendre tout ce que le libertin a commis d’excès cette nuit même, et dont toute la ville est indignée. Il a enfoncé une porte, forcé un intérieur, enlevé une femme… ; il n’est bruit que de cela. Micion, ainsi réfuté dans son système et piqué dans l’objet de son amour, essaye, ni plus ni moins, d’excuser le coupable : « Vous prenez mal les choses Déméa : ce n’est pas un si grand crime, croyez-moi, à un jeune homme d’aimer, de boire… Si nous n’avons pas fait pareille chose, vous et moi, c’est que nous n’avions pas moyen alors ; vous vous faites maintenant un mérite de ce qui n’était qu’une nécessité. C’est injuste, car si nous avions eu de quoi, nous aurions fait comme les autres ; et celui que vous me jetez sans cesse à la tête (ilium tu tuum, ce fils modèle élevé aux champs), si vous étiez homme, vous le laisseriez faire maintenant, tandis que l’âge le permet, plutôt que d’attendre qu’il ait mené votre convoi, trop tard à son gré, pour s’en aller faire après coup toutes ces mêmes choses, dans un âge moins propice. »
Je paraphrase un peu ; chez Térence, chaque nuance et intention est indiquée par de simples mots bien jetés, bien placés et qui laissent à la pensée toute sa grâce (ubi te
expectatum
ejecisset foras, alienore
ætate post faceret
tamen). Remarquez, dirai-je à ceux qui voudraient suivre de près le texte, cet expectatum qui marque si bien la longueur de l’attente, ce tamen rejeté si joliment à la fin. On me dira qu’il ne faut pas tant admirer des particularités de diction si simples, et que c’est la nécessité du vers qui détermine le plus souvent et commande cet heureux placement des mots. Oui, mais c’est le talent aussi et l’art du poète d’amener si justement les mots pour le sens à la fois et pour la mesure. C’est le secret des âges polis. Térence est le premier, chez les Romains, qui
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Déméa est outré de la réponse de Micion : Si vous étiez homme, lui a dit Micion : il lui renvoie son mot et lui rejette son homo à la tête : « Pardieu ! vous, avec votre humanité (tu homo), vous me rendrez fou. »
Mais Micion, de plus en plus lancé et mis lui-même hors des gonds, va non plus jusqu’à excuser, mais jusqu’à épouser les désordres de son fils adoptif (et il sentira tout à l’heure, quand il sera seul, qu’il s’est laissé emporter un peu loin) ; cet homme doux se fâche tout de bon ; la contradiction le pousse, la passion ne lui laisse pas son sang-froid : « Ah ! écoutez, mon frère, ne me rompez plus la tête à ce sujet. Vous m’avez donné votre fils à adopter, il est mien ; s’il fait des sottises, il les fait à mon compte, c’est à moi d’en porter la plus grosse part. Il soupe ? il boit ? il se parfume ? eh bien, je payerai. Il a des maîtresses ? je fournirai l’argent tant que je pourrai ; quand il n’y en aura plus, peut-être qu’alors elles le mettront dehors. Il a enfoncé une porte ? eh bien, on la raccommodera. Il a déchiré des habits ? eh bien, le tailleur est là pour en faire d’autres. J’ai encore, grâce à Dieu ! de quoi y suffire, et jusqu’ici ça ne me ruine pas… »
Le père adoptif, dans son entraînement, est devenu, on le voit, le frère et le compère de son fils ; il n’y a plus de distinction entre eux. Toute cette scène est parfaite de vérité et justifierait, à elle seule, l’éloge accordé à Térence d’exceller dans les mœurs, tandis que d’autres étaient réputés supérieurs dans la conduite et la construction de la pièce ou dans l’entrain du dialogue. Il est bien le peintre de la vie, et même, quant à ce vis comica tant reproché, s’il ne se trouve pas en effet ici dans ce dialogue entre les deux frères, je n’y entends plus rien, je ne le vois nulle part.
Je ne puis pousser plus loin ces analyses sans m’oublier tout à fait, et sans oublier aussi que j’aurais, si la place m’était accordée ; à prendre plus souvent M. de Belloy à partie et à lui dire, sur sa propre traduction : « Ceci est bien, ceci est heureux et élégant ; mais, à côté, ne trouvez-vous pas… ? »
Et M. de Belloy, homme de goût, serait le premier à confesser qu’il a été dans un embarras inexprimable en présence de ces beautés simples et courantes où les liaisons surtout et les petits mots, les mille attaches du discours, sont si difficiles ou plutôt impossibles à rendre. C’est beaucoup déjà d’avoir conservé, dans l’ensemble, le bon goût de diction et la facilité attachante.
IV.
Térence est le poète de la jeunesse : tout chez lui se rapporte volontiers à elle. Ses scènes d’amoureux sont délicieuses. Nul n’a mieux compris que lui le charme des brouilleries et des raccommodements, les tendresses plus vives après les fureurs. « Querelle d’amants, recrudescence d’amour »
, dit-il. — « Le fond de l’amour, dit-il encore, ce n’est qu’injures, soupçons, colère, trêve et guerre, et puis l’on signe de nouveau la paix. N’essayons pas de porter la raison dans l’amour, pas plus que d’être sage dans la folie. »
Que la scène entre son jeune homme Phédria et la courtisane Thaïs (dans l’Eunuque) vient bien à l’appui de cette doctrine ! Phédria a été chassé, tenu dehors par Thaïs qui lui a fait refuser sa porte, tandis qu’un autre a été admis : il peste, il s’indigne, il se méprise lui-même, pour sa lâcheté, de sentir qu’il l’aime encore ; il prend de grandes résolutions : elle paraît, tout ce courage s’évanouit. Elle lui parle avec douceur et en personne qui l’aime toujours ; elle lui explique l’aventure de la veille. C’est toute une histoire, presque une affaire de famille, à l’entendre, qui l’a obligée à recevoir ce capitaine dont il est jaloux ; elle en dit tant, elle fait si bien qu’il en passe par où elle veut et consent à quitter la place pour deux jours encore, deux jours seulement, pendant lesquels, pour tuer le temps, il se propose d’aller à la campagne ; il annonce qu’il part à l’instant ; et quand elle a tout obtenu de lui, elle lui dit : « Adieu, cher Phédria, ne veux-tu rien davantage ? » Et Phédria ici éclate et s’écrie dans l’ingénuité de son transport : « Mais que puis-je vouloir ? sinon que, présente avec ce soldat, tu sois comme absente ; que jour et nuit tu m’aimes, que tu me regrettes, que tu rêves de moi, n’attendes que moi, ne penses qu’à moi ; que tu m’espères, etc. »
Ce qu’André Chénier a trouvé moyen, en transposant la situation, de traduire dans ces beaux vers d’élégie :
Ce que je veux ? dis-tu. Je veux que ton retourTe paraisse bien lent ; je veux que nuit et jourTu m’aimes………………………..Présente au milieu d’eux, sois seule., sois absente ;Dors en pensant à moi ; rêve-moi près de toi ;Ne vois que moi sans cesse, et sois toute avec moi !
Et La Fontaine, qui a traduit l’Eunuque, assez faiblement d’ailleurs, a dit dans un vers heureux :
De corps auprès de lui, de cœur auprès de moi !
Fénelon et Addison, deux esprits polis et doux, de la même famille littéraire, ont loué ce passage de Térence comme d’une beauté et d’un naturel inimitables.
Dans cette même comédie de l’Eunuque, le frère cadet de Phédria, l’aimable Chéréa, est bien l’image du naïf et bouillant jeune homme à son premier amour. Quand il arrive sur la scène, comme un jeune chien en défaut, courant, hors d’haleine, ayant perdu la piste de la beauté qu’il suivait, qu’il brûlait d’aborder, qu’un maudit fâcheux lui a fait tout d’un coup manquer, quel jeu de passion ! « Je suis mort ! de jeune fille nulle part… Où est-elle passée ? »
Et quand il l’a découverte, que dis-je ? quand il s’est introduit près d’elle sous un déguisement et l’a possédée d’emblée, quelle explosion d’allégresse, quel besoin d’expansion et de confidence à tout prix ! comme il se jette sur le premier ami qu’il rencontre pour lui tout raconter ! Vous connaissez le tableau de Meissonier, la Confidence, ce jeune amoureux qui, à la première lettre reçue, n’a de cesse qu’il n’ait versé son secret dans le sein d’un ami plus expérimenté, et qui, après le déjeuner qu’il pavera, au dessert, lit avec feu cette missive si tendre à l’ami tranquille et satisfait qui écoute et qui digère. Ici, c’est tout autre chose ; c’est le jeune homme en feu qui sort de la maison où il a conquis le bonheur ; il a besoin d’éclater, son cœur déborde ; il est dans l’impatience de dire au premier qui l’interrogera : Je suis heureux. — « Quoi ! personne ! s’écrie-t-il en regardant autour de lui. Ne rencontrerai-je pas une âme, pas un curieux qui me suive, qui me persécute et m’obsède de questions, pourquoi je suis gai, pourquoi je bondis, où je vais, d’où je viens, où j’ai pris cet habit (il est encore déguisé), ce que je cherche, si je suis sain d’esprit ou fou ? »
Un ami qui passe, et qui l’a entendu fort à propos, le sert à souhait et l’oblige à s’épancher. Nous assistons à l’ivresse même de la jeunesse.
M. de Belloy a traduit ce passage de la manière la plus agréable :
CHÉRÉAS.
Quoi ! pas un curieux, pas un ami, personneQui s’attache à mes pas, me tourmente et s’étonne,Demande d’où me vient ce bonheur, cet habit,Où je vais, d’où je sors, si j’ai perdu l’esprit ?ANTIPHON, à part.
Faisons-lui ce plaisir. (Haut.) Eh bien, cher camarade,Te voilà donc enfin ! Quelle est cette escapade ?Où vas-tu ? D’où sors-tu dans ce nouvel habit ?Qui te rend si joyeux ? As-tu perdu l’esprit ?Eh bien ! répondras-tu ? Quelle mine étonnée !CHÉRÉAS.
Salut, ami, salut ! Oh ! l’heureuse journée !C’est toi que je voulais, et tu viens le premier.ANTIPHON.
Conte-moi, je t’en prie…CHÉRÉAS.
Eh ! pourquoi me prier ?Quand je suis trop heureux de t’avoir, au contraire.Écoute…………………………………
V.
J’ai essayé de donner un aperçu de ce talent aimable et vif, de ce comique sincère et touchant que chacun aime à se représenter sous le nom de Térence ; j’achèverai de le définir en quelques traits assemblés sans beaucoup d’ordre, mais qui se rejoindront d’eux-mêmes.
Térence a le talent voisin de l’âme ; il donne, plus qu’aucun écrivain, raison à ce mot de Vauvenargues, « qu’il faut avoir de l’âme pour avoir du goût. »
Si Virgile, venu plus tôt, avait fait des comédies, il les aurait faites comme Térence. Il y a aussi chez Térence du Tibulle en action et de l’élégie.
Térence est le lien entre l’urbanité romaine et l’atticisme des Grecs. Qui dit urbanité dit politesse, élégance, un bon goût dans le badinage, de l’enjouement plus qu’un rire ouvert et déployé. Qui dit attiques à proprement parler, entend des écrivains nus, sobres, chastes de diction (comme Lysias ou Xénophon), qui n’appuient pas, qui ne redoublent pas, qui ne scintillent pas. Ils rappellent et réfléchissent dans leurs écrits cette plaine de l’Attique, d’une maigreur élégante et fine, d’un ciel transparent. Quels sont les écrivains attiques en français dont nous puissions comparer sans trop de contresens la diction à celle de Térence ? Il en est très peu. Mme de La Fayette, Fénelon, Mme de Caylus, en sont certainement ; Le Sage aussi pour Gil Blas, et l’abbé Prévost pour Manon Lescaut. Au xviiie siècle, la race des attiques se perd : Voltaire est, quand il le veut, le modèle de l’urbanité ; mais l’atticisme léger, cette grâce un peu nue, cette exquise simplicité n’a plus sa place.
Montesquieu, préoccupé du piquant, du frappant, citera jusqu’à cinq et six fois Florus dans son Essai sur le Goût ; il n’a pas songé une seule fois à citer Térence.
Diderot le fougueux, le verveux, a eu l’honneur de comprendre et de sentir dans Térence celui qui lui ressemblait le moins, celui qui n’outre rien, ne charge jamais, et qui ne met pas un trait de plus que nature.
Il n’y a rien dans Térence pour l’effet. Mlle Mars disait : « Oh ! comme nous jouerions mieux, si nous ne tenions pas à être applaudis ! »
Térence écrit et parle comme s’il ne tenait pas à être applaudi. Il n’a pas de ces. mots, de ces traits qui sortent à tout instant du rang, et qui semblent dire avant la fin : Plaudite. Il est bon toutefois pour un poète dramatique d’avertir de temps en temps son monde, de donner le branle à son public.
Molière a la verve, le démon : Térence n’a pas le démon ; il a ce que les Anglais appellent le feeling, mêlé et fondu dans le comique. Il intéresse.
Térence est la joie et les délices des esprits délicats et justes, qui n’aiment pas le fou rire, qui aiment un rire modéré qui aille avec les pleurs et qui ne dépare pas le sourire. J’ai déjà nommé Addison et Fénelon.
Si Collin d’Harleville avait eu du style, et s’il avait fait de mieux en mieux dans le genre du Vieux Célibataire, on aurait pu l’appeler chez nous un demi-Térence ; mais il est resté au quart du chemin.
Je ne sais plus lequel des critiques de ce temps-ci dont je disais : « Il aime le délicat, mais il adore le faible. »
Celui-là aura beau être instruit et versé dans les choses de l’Antiquité, il n’est digne qu’à demi de sentir Térence. Ne faisons jamais du faible une nuance, même pâlie, du délicat.
Ce ne sont pas des jeux d’esprit que je me permets : chaque écrivain ou poète classique a sa qualité distinctive et singulière, sa vertu à lui, souveraine, et qui est faite pour guérir du défaut littéraire opposé. Térence est le contraire de bien des choses, il l’est surtout de la dureté, de l’inhumanité, de la brutalité, — de ce qu’on court risque, à mesure qu’on avance dans les littératures, d’ériger insensiblement en beauté et de prendre pour la marque première du talent.
Térence, c’est le contraire de Juvénal et des liqueurs fortes.
Il y a des poètes plus ambitieux, plus complets aussi et plus forts que lui assurément ; mais, au sortir des lectures violentes, ma médiocrité même s’accommode mieux de celle de Térence.
Térence peintre de l’homme, ce n’est rien d’absolu dans la morale ni dans la vie : c’est croire qu’on a toujours quelque chose à apprendre, toujours à modifier et à corriger selon l’âge, le moment, la pratique et l’expérience.
Pétrone a parlé de l’heureuse curiosité, du goût choisi d’Horace, Horatii curiosca felicitas : c’est toute une définition en deux mots. Un critique latin d’entre les modernes, un savant en us a qualifié non moins heureusement la merveilleuse et presque ineffable aménité de Térence.
On parle toujours et le plus volontiers de Térence comme de l’un des précurseurs profanes du christianisme : c’est pour lui un grand honneur. Il serait juste aussi de le montrer un digne fils et un héritier direct de la civilisation et de la culture grecque à laquelle il appartient, de cette civilisation qu’on voit si humaine au temps de Gélon, et qui trahissait déjà son véritable esprit dans la lutte fabuleuse de Pollux, l’un des Argonautes, contre un roi brigand des bords de la Propontide. « Et quel sera le prix du combat que nous allons livrer ? »
demande le fier Pollux au moment d’engager la lutte avec le géant. Celui-ci répond : « Je serai à toi, si je suis vaincu ; tu seras à moi, si je suis le plus fort. » — « Mais ce sont là, reprend Pollux, des enjeux d’oiseaux de proie à l’aigrette sanglante. » — « Que nous ressemblions à des oiseaux de proie ou à des lions, nous ne combattrons qu’à cette condition-là. »
Le géant est vaincu par l’adroit et brillant athlète. « Puissant Pollux, s’écrie le poète, quoique vainqueur tu n’abusas point contre lui de la victoire ; mais tu lui fis jurer le grand serment, par le nom de Neptune son père, de ne. plus être désormais inhumain et nuisible aux étrangers. »
Ce fut toute la vengeance du héros86, et c’est ainsi que les victoires des Grecs, quels qu’en fussent les motifs ou les prétextes, étaient en définitive des conquêtes pour la civilisation elle-même. Formé à cette école, nourri et abreuvé de ces sources, faut-il s’étonner que Térence ait fait entendre le premier des accents de bonté et d’humanité universelle à Rome, dans cette dure Rome de Caton l’Ancien ?