(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis de Belloy »
/ 5837
(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis de Belloy »

Térence. Son théâtre complet traduit par M. le marquis de Belloy79

Comme les goûts changent ! comme le flot se déplace ! comme il y a des branches tout entières de littérature qui défleurissent et se dessèchent ! comme ce qu’on aimait et ce qu’on recherchait le plus la veille court risque d’être négligé ou dédaigné le lendemain ! Lorsque, il y a cent ans environ, tout le public lettré, à l’annonce de la traduction des Géorgiques par l’abbé Delille, se prononçait si vivement en faveur des traductions en vers des poètes anciens, qui eut dit qu’à un siècle de là le point de vue serait retourné et renversé, que l’on nierait l’avantage qu’il peut y avoir à posséder chez soi les tableaux anciens dans des copies harmonieuses, élégantes, suffisamment ressemblantes et fidèles, et qu’on ne priserait plus guère, en fait de traductions, qu’un calqué rude, sec, inélégant, heurté ? Je suis moins étonné de ce changement de goût que je n’en ai l’air ; il s’explique très-bien et se justifie même en grande partie. Dans cette incessante variabilité des modes et des vogues littéraires, les traductions, notamment, sont chose essentiellement relative et provisoire ; elles servent à l’éducation des esprits, elles en sont la mesure, et il n’y a rien d’étonnant qu’à un moment venu, ils s’en passent on en veuillent d’une autre sorte et d’une autre marque. Traduire en vers surtout est une entreprise qui suppose entre l’auteur et les lecteurs certaines conditions convenues, qui doivent changer d’un âge à l’autre. Quoi qu’il en soit, Delille ouvrit la marche dans notre littérature et commença par Virgile ; chacun le suivit dans cette voie : Daru un peu lentement et pédestrement pour Horace ; Saint-Ange, avec une obstination parfois couronnée de talent, pour Ovide ; Aignan sans assez de feu et trop médiocrement pour Homère ; Saint-Victor, le père du nôtre, par une vive, légère et encore agréable traduction d’Anacréon. On eut le Tibulle de Mollevant, les Bucoliques par Tissot. Delille, en traduisant le Paradis perdu, avait également ouvert la voie et donné le signal du côté des modernes ; Baour-Lormian, assez heureux avec Ossian et les poésies galliques, s’attaquait imprudemment à la Jérusalem délivrée. C’était à qui, dans les littératures anciennes ou modernes, trouverait un poète non traduit encore et y planterait le premier son drapeau, en disant : Il est à moi 80. Pour la littérature ancienne et latine particulièrement, une traduction en vers, faite avec soin et élégance, était jugée une conquête définitive, une œuvre considérable et de toute une vie, qui, menée à bonne fin et imprimée, conduisait tout droit son homme à l’Académie française. Ainsi en pensaient les Daru, les Raynouard, les Laplace eux-mêmes, et le traducteur harmonieux de Lucrèce, notre cher confrère M. de Pongerville, le représentant le plus accrédité du genre sur la fin de la Restauration, était appuyé et porté par eux d’an vœu unanime à l’Institut.

Je ne pèse pas les mérites, je noie les moments. M. Bignan, qui, voué de bonne heure au culte d’Homère, s’adonna toute sa vie à une traduction en vers de l’œuvre homérique et ne cessa de l’améliorer, homme instruit, versificateur élégant, n’eut jamais le prix de son travail : il était né quinze ans trop tard.

J’ai vécu de bien des vies littéraires ; et j’ai passé de douces heures d’entretien avec des hommes instruits de plus d’une école : il me semblait que j’étais de la leur, tant que je causais avec eux. Dans ces passe-temps et ces aménités oisives de plus d’une après-midi, je n’ai pas été sans reconnaître qu’il y avait bien quelques avantages, pour une culture perfectionnée de l’esprit, à ce régime des traductions en vers : un de ces avantages, c’était de remettre sans cesse la traduction elle-même en question, de comparer et de confronter les textes, la copie avec l’original, et, s’il y avait plusieurs traductions rivales, comme c’était le cas pour Virgile, de mettre aux prises ces traductions entre elles. Dans ces jeux de l’érudition et du goût, l’original sans cesse relu, manié et remanié à plaisir, devenait chose familière, facile, non apprise, mais sue de tout temps et comme passée en nous, on ne l’oubliait plus. On sortait de là, la mémoire involontairement remplie de mille semences poétiques, de mille charmantes réminiscences qui avaient leur réveil à toute heure. Et ce n’est qu’ainsi qu’on peut bien goûter les poètes anciens ; il ne suffit pas de les comprendre, de les lire purement et simplement comme on consulterait un texte, et de passer outre ; il faut avoir vécu avec eux d’un commerce aisé, continuel et de tous les instants : Nocturna versale manu… Or les traductions en vers qui, pour les ignorants et les non doctes, étaient une dispense de remonter au-delà, devenaient un prétexte, au contraire, et une occasion perpétuelle pour les gens instruits, un peu paresseux (comme il s’en rencontre), de revenir à la source, et d’y revenir tout portés sur un bateau.

Enfin, il en faut prendre son parti. La critique littéraire, par ses progrès mêmes et en marquant de traits de plus en plus distincts et individuels le caractère des talents originaux, a dégoûté des copies ambitieuses et a découragé les émules. Il n’est pas invitant de s’aller engager dans un long combat, dans une joute inégale, non seulement avec la certitude d’être finalement vaincu, mais de plus avec l’assurance qu’on sera déclaré inférieur à tous les moments du duel. C’est un rôle par trop ingrat, un vrai rôle de dupe que celui où l’on ne peut qu’avoir le dessous. La galerie, en effet, n’est pas indulgente. Cette partie honnête et nombreuse de l’ancien public, qui vous était bonnement reconnaissante de lui montrer ou de lui faire entrevoir ce qu’elle n’eût fait que soupçonner sans vous, existe peu ou n’existe plus. Parmi ceux qui ne sont pas purement indifférents, chacun aujourd’hui prétend s’y connaître : pour peu qu’on ait fait un brin d’études classiques, on ne consent pas à passer pour un homme qui en sait moins que le traducteur et qui se laisse guider par lui ; on l’arrête à chaque pas, on juge, on tranche. Il est si aisé désormais de savoir en une matinée, — de paraître savoir ce qu’hier encore ou ne savait pas. En fait d’érudition comme de tout, il n’y a plus de distance. Or, les traducteurs en vers des Anciens supposent qu’il y a une distance, qu’il y a même une station permanente que quelques-uns ne franchiront pas. « J’écris, je traduis, semblent-ils vous dire, pour ceux qui n’iront jamais à Rome ni à Athènes, et j’ambitionne de leur donner, de leur rendre, par un équivalent habile, le sentiment de ce qu’ils ne verront jamais face à face, facie ad faciem. » Mais, sans être allé à Rome et à Athènes, chacun prétend sentir de soi-même, comme s’il y avait été. On a tant de dessins, de fac-similé, de photographies soi-disant fidèles !

Tout cela revient à dire que la disposition particulière des esprits et le moment précis de culture littéraire qui favorisaient et réclamaient les traductions en vers sont passés et ont fait place à une autre manière de voir, à un autre âge ; et ici, comme dans des ordres d’idées bien plus considérables et bien autrement importants, il n’est que vrai d’appliquer ce mot d’un ancien sage que je trouve heureusement cité, à savoir qu’on ne retourne jamais au même point et que le cours universel du monde ressemble à « un fleuve immense où il n’est pas donné à l’homme d’entrer deux fois. »

Les choses allant de la sorte, on doit savoir d’autant plus de gré aux esprits non pas attardés, mais foncièrement religieux à l’art ou obstinément délicats, qui n’ont pas perdu la pensée, même devant un public si refroidi, de lutter de couleur, de relief et de sentiment avec de désespérants modèles. Honneur avant tous les autres au poète Barthélémy, à celui des anciens jours, celui de la Nèmèsis et de tant de poèmes d’une spirituelle et acérée vigueur, qui a remis sur le métier son Virgile, sa traduction envers de l’Énéide, l’a revue, corrigée à fond, et en a fait une œuvre nouvelle de laquelle je pourrais détacher maint passage célèbre rendu avec caractère et énergie dans des vers bien frappés81 ! Mais ce n’est pas ici le moment de se livrer à cet examen. Je ne fais aussi que nommer et réserver l’essai de traduction en vers du Théâtre d’Aristophane, par M. Fallex82, qui n’avait d’abord donné que de courtes scènes et des extraits, qui cette fois ne donne encore que des scènes, mais plus complètes, et qui travaille ainsi à nous initier graduellement, à nous apprivoiser à l’œuvre du plus puissant et du plus hardi des comiques de l’Antiquité. Pour aujourd’hui, un tout autre sujet est le nôtre : M. de Belloy, avec son Térence, nous appelle et nous suffit.

I.

Le marquis de Belloy est un de ces hommes d’esprit qui, dans l’ancienne société et au xviiie  siècle, aurait été poète et homme de lettres, tout comme il l’est de nos jours ; il a eu de bonne heure le signe et la vocation. Entré jeune dans la vie littéraire sous l’astre orageux de Balzac (l’auteur assurément qui ressemble le moins à Térence), M. de Belloy a sauvé de cette influence caniculaire son originalité, une manière de sentir à lui, modeste, discrète, délicate. J’ai cité autrefois telle de ses poésies ou petites odes, qui est un chef-d’œuvre d’exécution et de finesse. Il s’est fait remarquer au théâtre par des pièces en vers, qui étaient plutôt des anecdotes poétiques et romanesques que des comédies, mais qui avaient leur cachet toujours de distinction et d’élégance. Aujourd’hui il publie cette traduction complète de Térence, qu’il a gardée neuf ou dix ans sous clé, selon le conseil d’Horace, et il nous donne la joie, en le lisant, de retrouver, de relire aussi par occasion quelque chose du plus pur et du plus attique des poètes romains.

Térence, grâce en partie au naufrage qui a emporté tant d’antiques trésors, est un des cinq ou six poëtes anciens qui, sauvés comme par miracle, nous donnent l’idée immortelle d’une certaine perfection. Je crois bien que, si l’on avait Ménandre son modèle, on rabattrait de Térence. César, dont la parole est un décret, même en matière de goût, l’a appelé un demi-Ménandre, et, en le louant comme un amateur de la plus pure diction, il a fort regretté qu’il n’eût pas plus de force unie à la douceur, afin que son talent comique fût au niveau des premiers et brillât d’un égal éclat en regard des maîtres grecs :

Lenibus atque utinam scriptis adjuncta foret vis,
Comica ut œquato virtus polleret honore ! 83

N’ayant pas sous les yeux Ménandre ou tout autre des comiques grecs imités par Térence, nous ne pouvons bien juger du sens et de la nuance exacte du regret exprimé par César. Térence, en effet, loin d’avoir affaibli Ménandre dans l’action, paraît, an contraire, avoir jugé celui-ci trop simple et l’avoir voulu d’ordinaire renforcer et doubler. Il met volontiers deux comédies en une. Sa pièce de l’Eunuque est fort intriguée. C’est moins dans l’action apparemment que dans le style, dans le dialogue, que cette ardeur de verve se faisait désirer. Mais était-il possible de la demander à Térence sans lui demander de cesser d’être lui-même et de devenir Plante ou tout autre ? César demandant à Térence d’être plus vif et lui opposant dans sa pensée Ménandre ou Plaute, ne serait-ce pas comme Fénelon opposant (à l’inverse) Térence à Molière et préférant décidément le premier ? Les plus grands et les meilleurs juges de l’esprit ont leurs faveurs et leurs prédilections.

Dire comme un de nos jeunes et spirituels critiques très au fait de l’Antiquité84 que Térence n’a que du talent tandis que Ménandre avait du génie, c’est sans doute marquer les degrés probables et faire la part de l’invention ; mais n’est-il pas juste aussi de considérer que, dans ce naufrage de l’Antiquité (j’y reviens toujours), une équité indulgente doit tenir compte à ceux qui ont survécu de ce qui a disparu à côté d’eux, derrière eux ? Si, dans les grands et pathétiques naufrages modernes, l’intérêt public se porte naturellement sur les deux ou trois survivants que le radeau a rapportés et qui représentent pour nous les absents abîmés et engloutis, il convient de faire, ce semble, la même chose dans l’ordre de l’esprit et du talent, et de ne pas trop chicaner un ancien qui nous est arrivé par exception et par un singulier bonheur, surtout quand il nous offre en lui des dons charmants, incontestables ; il sied bien plutôt de l’aimer et de le louer tant pour son propre compte que pour les amis et parents qu’il représente et qui ne sont plus, au lieu d’aller se servir de ces noms très grands assurément, mais un peu nus désormais et à peu près destitués de preuves, pour l’infirmer et le diminuer. En un mot, honorons Ménandre dans Térence plutôt que de nous diminuer Térence avec Ménandre, et de déprimer, de dégrader ce que nous avons avec ce que nous n’avons pas. Sentir et juger ainsi, c’est être fidèle à l’esprit de tous deux et remplir, en quelque sorte, leur intention habituelle si humaine, si indulgente, et penchant plutôt du côté de la conciliation que de l’envie. Pour moi, je crois entendre l’Ombre de Ménandre, par chacun de ces vers aimables qui nous sont arrivés en débris, nous dire : « Pour l’amour de moi, aimez Térence. » Les Anciens eux-mêmes, en les comparant, restaient parfois dans le doute. Varron ne préférait-il pas le commencement des Adelphes au morceau original dans Ménandre ?

Qu’on veuille donc penser à ce que c’était que Térence, ce premier Romain qui, à côté de Scipion et de Lélius, sut être l’urbanité même dans la langue latine. Mais Térence n’était ni un Romain ni un Italien ! Né à Carthage, esclave de je ne sais quel sénateur, Terentius Lucanus, dont il a immortalisé le nom, il vint de bonne heure en Italie et mérita, pour son esprit, d’être élevé d’abord avec soin, puis affranchi par son maître. Ce Carthaginois fut un attique chez les Romains. Il me rappelle à quelques égards cet Hamiiton qui, sans être Français, a été un modèle de la grâce et de la raillerie française dans ses Mémoires de Grammont. Térence n’a laissé que six pièces de théâtre, et toutes imitées du grec ; on était encore à cet âge intermédiaire que traversent les littératures de seconde formation, où il semble plus honorable d’imiter et d’importer que d’inventer et de créer sur place, d’après nature. Venu plus tard, Térence eût sans doute pensé différemment, et il aurait tenté au théâtre ce que Virgile accomplit pour l’épopée ; il aurait essayé de combiner les éléments étrangers et l’inspiration latine en des productions toutes neuves, et de rester Romain en imitant. On sait la jolie anecdote de son début. Ayant fait sa première pièce qu’il vendit aux édiles pour être représentée, on exigea qu’il la lût auparavant au vieux poète Cécilius, alors en grand renom, et qui faisait ainsi l’office de censeur. Le jeune homme se présenta donc chez lui et le trouva à table ; comme il était plus que modestement vêtu et de chétive apparence, on lui donna près du lit de Cécilius un petit siège, une sellette, et il commença sa lecture. Mais aussitôt les premiers vers entendus, Cécilius l’invita à souper et le fit asseoir à côté de lui : il avait reconnu un héritier ét un confrère. La lecture de la pièce s’acheva après souper, à la grande admiration du juge qui n’était plus qu’un ami. L’historiette est agréable ; elle a été bien des fois racontée avcc variantes et broderie, et on résiste de son mieux aux critiques qui, se fondant sur la date connue de la mort de Cécilius, n’y voudraient voir qu’un conte, bon tout au plus à être rimé par quelque Andrieux. Après avoir réussi sur la scène, non sans bien des difficultés et quelques vicissitudes, jouissant de l’amitié du second Lélius et de Scipion Émilien (ce qui lui fit bien des envieux), possesseur d’une maison avec jardin sur la voie Appienne, il voulut voir la Grèce, y étudier de plus près ses sources et grossir son trésor : il partit et ne revint pas ; il mourut au retour du voyage, avant d’avoir revu l’Italie. Virgile de même mourut, on le sait, au retour d’un voyage en Grèce, au moment où il touchait le sol italique. Il y a entre eux quelque conformité de destinée comme de génie. Mais, plus à plaindre que Virgile, Térence n’avait que trente-cinq ans environ, la première jeunesse pour un auteur comique, l’âge même auquel Molière a commencé sa grande carrière. Que d’œuvres charmantes cette mort si précoce nous a ravies ! Térence, avec ses six comédies, laissa une fille qui épousa, après sa mort, un chevalier romain. On aime à savoir que Térence a été père.

On sait si peu de chose de ces Anciens ! attachons-nous à leurs œuvres. M. de Belloy est un guide commode et d’excellente compagnie. Quoiqu’il n’ait pas mis le texte en regard de sa traduction et qu’il ait dû obéir aux nécessités d’une librairie courante qui, comme l’ancienne malle-poste, ne permet que le moins de bagage possible (le texte de Térence un bagage !), il n’a pas à fuir le rapprochement avec son auteur ; il nous y invite, et nous ne faisons certainement que lui obéir en relisant à son occasion Térence.

« Je ne m’inquiète pas de la valeur de Térence, me disait à ce sujet un des maîtres qui l’entendent le mieux ; tout ce que je sais, c’est qu’il me plaît infiniment ; je l’oublie, j’y reviens, et chaque fois il me plaît de nouveau. Il justifie pour moi l’éloge que lui a donné Cicéron :

Quidquid come loquens ac omnia dulcia dicens.

Tout ce qu’il dit, il le dit avec une douceur, avec un agrément qui n’est qu’à lui. »

Prenons-le dans quelques passages faciles, ouverts, et où il n’y ait qu’à l’aborder de plain-pied, pour ainsi dire, sans grand effort d’analyse ni débrouillement d’intrigue, — dans quelqu’une de ses expositions, par exemple.

II.

J’ouvre l’Andrienne. On est dans les préparatifs d’un festin ; Simon, le père de famille, et un père des plus indulgents, parle à Sosie, un affranchi, un bon et loyal serviteur. «  Vous autres, dit-il en s’adressant aux esclaves chargés des provisions, emportez tout cela au logis, allez ; et toi, Sosie, viens ici, j’ai quelques mots à te dire. » — « J’entends, dit le bon Sosie, toujours prompt à entrer dans la pensée de son maître et à la devancer s’il est possible, vous voulez que je veille à ce que tout aille à souhait. » — Mais il s’agit de tout autre chose. Le maître y met de la préparation, un air de solennité mystérieuse : « Ce n’est pas de ton savoir-faire ordinaire que j’ai besoin dans l’affaire présente, mais d’autres qualités que j’ai remarquées en toi, ta fidélité et ta discrétion. » « J’écoute. » — Et ici le maître rappelle à l’affranchi ses bienfaits : il l’a acheté tout enfant, il l’a toujours traité avec douceur et clémence : le voyant servir d’un cœur si honnête, il lui a donné ce qu’il y a déplus cher, il l’a affranchi. Le bon serviteur, s’entendant rappeler tout ce qu’il n’a pas oublié, en est presque formalisé ou légèrement atteint dans. sa sensibilité et sa délicatesse ; c’est quasi un reproche que cette remémoration des bienfaits ; le maître n’a qu’un mot à dire pour être obéi : que ne le dit-il ? Eh bien, ce mot tant attendu, le voilà : c’est que tout cet apprêt de noces n’est qu’une feinte ; il n’y a pas de noces. — « Comment cela ? pourquoi ce stratagème ? » — Pour le bien expliquer, il faut, dit le père, reprendre les choses dès l’origine. » Et ici commence tout un récit fort admiré des Anciens, proposé comme un modèle de narration aux orateurs eux-mêmes par Cicéron, qui y fait remarquer le développement approprié, le mouvement dramatique, le parfait naturel des personnages introduits et des paroles qu’on leur prête, et, par instants, mais par instants seulement, la brièveté excellente, qui à toute cette abondance persuasive ajoute une grâce.

« Dès que mon fils fut sorti de l’enfance, dit le bon père à Sosie, il eut toute liberté de vivre à son gré ; car, auparavant, comment aurait-on pu connaître son esprit et ses penchants, lorsque l’âge, la crainte, le précepteur toujours présent le retenaient ? » — « C’est juste », répond Sosie, espèce de Sancho naïf qu’on voit d’ici, le bonnet à la main, toujours prêt à approuver, à abonder dans la pensée du maître. Et le père optimiste, même alors qu’il croit avoir à se plaindre de son fils, va s’étendre le plus longuement qu’il pourra sur ses louanges. Son fils n’annonçait d’abord aucune passion trop vive ; les chevaux, la chasse et les chiens, les philosophes, ces goûts ou ces passions de la première jeunesse, il en usait, mais sans en abuser, mais sans excès. « Je m’en réjouissais fort », dit le père. —  « Vous aviez bien raison, répond Sosie, qui ne perd jamais l’occasion de glisser son proverbe : je suis bien d’avis qu’il n’y a rien de plus utile dans la vie que rien de trop. » — Simon continue l’éloge de ce modèle de fils qui s’accordait si bien avec tous ceux de son âge, prenait sa part modérée dans leurs plaisirs, se prêtant à tous, ne se préférant à personne : manière sûre de se faire bien venir et d’acquérir des amis. — Le bon Sosie ne manque pas de glisser de nouveau son proverbe et de pousser, selon son habitude, l’idée de son maître jusqu’à en faire une maxime : « C’était bien sage à lui, dit-il, d’en agir ainsi ; car, par le temps qui court, la complaisance engendre l’amitié, la vérité fait des ennemis. » — « Cependant, poursuit le père, voilà bien trois ans de cela, arriva ici dans le voisinage une femme d’Andros, sans parents, pauvre, belle, à la fleur de l’âge. »« Aïe ! s’écrie Sosie, je crains fort que cette Andrienne ne nous apporte quelque malencontre. » — Pourtant tout se passe encore à merveille ; la femme, il est vrai, pressée par le besoin, se lasse bientôt de gagner sa vie à filer et à tisser ; elle prend un amant, puis un autre, puis plusieurs, et se fait payer. Ce fils si sage se laisse conduire par des amis chez elle ; il y va de compagnie. Grande alarme du père, qui ne peut s’empêcher de se dire : Il en tient ! Mais non : le père a beau questionner le matin les petits esclaves qui vont et viennent. — « Holà ! dis-moi donc, petit, je t’en prie, qui a eu hier Chrysis (c’était le nom de l’Andrienne) ? » Et l’on répondait : C’est tel ou tel, ou tel, c’est Phèdre ou Clinias ou Nicérate (car ils étaient trois à l’aimer à la fois). Mais Pamphile, le fils même, celui dont le père est si en peine, —  Pamphile ? — Il a soupé, payé son écot ; rien de plus. Et le père, de jour en jour, d’admirer davantage son fils, et de s’en faire une plus haute idée. Ma foi ! se disait-il parlant à lui-même, c’est là, après tout, un cas bien rare ; résister ainsi à l’exemple, à l’entraînement de compagnons de plaisir, c’est ce qui s’appelle être maître de soi, c’est déjà tenir le gouvernail de sa vie. — Joignez à cela que le jeune homme si cher à son père était en même temps agréable à tous ; chacun chantait ses louanges et félicitait l’heureux Simon d’avoir un tel fils. Attendons. Mais dans tout ce récit où se complaît cette nature paterne si sincère et si naïve, ne sentez-vous pas la veine de bonhomie, d’indulgence et d’humanité, propre au poète qui avait le droit de dire : Homo sum ?

C’est alors (le récit du bonhomme dure toujours) qu’un bourgeois d’Athènes, un certain Chrêmes, sur la bonne réputation de ce jeune fils de famille, vient offrir au père de lui accorder sa fille unique avec une grosse dot. Le père enchanté s’empresse d’accepter ; parole est donnée ; on prend jour pour les noces. — « Mais alors, demande le bon Sosie, dont la curiosité est éveillée au plus haut degré, qu’est-ce qui empêche donc que ce ne soient de vraies noces ? » — Patience ! Sur ces entrefaites, cette femme, cette Chrysis vient à mourir. —  « Eh bien, tant mieux ! s’écrie Sosie qui était dans une véritable anxiété, me voilà soulagé ; j’avais grand’peur de cette Chrysis. » Une fois morte, ses amis soignent ses funérailles, et Pamphile avec eux ; on le voyait aller et venir dans la maison de la défunte avec ceux qui l’avaient aimée ; il y avait même des moments où il mêlait ses larmes aux leurs. Et le père de s’attendrir sur ces marques de bon cœur et de sensibilité de son fils : « S’il se montre ainsi touché pour une femme qui n’a été qu’une simple connaissance, que serait-ce s’il l’avait aimée en effet ! Que ne ferait-il pas s’il m’avait perdu, moi, son père ? » Bref, par égard et considération pour son fils, ce père complaisant veut se joindre lui-même au convoi et aux funérailles, ne soupçonnant encore rien de fâcheux. —  « Hem ! qu’est-ce donc ? » s’écrie Sosie dont l’attention redouble. — On enlève le corps ; on se met en marche. Cependant, parmi les femmes qui sont du cortège, on voit s’avancer une toute jeune fille, d’une beauté !… d’une modestie !… d’une attitude si honnête et si décente ! et qui se montre plus affligée que toutes. Quelle est-elle ? Le père interroge les suivantes ; on lui répond : « C’est la sœur de Chrysis. » Ce fut un trait de lumière. « Ah ! ah ! voilà donc l’affaire ! Voilà d’où viennent toutes ces larmes, tout cet attendrissement !… » Le cortège s’avance ; on arrive au tombeau ; on place la morte sur le bûcher. C’est à ce moment que cette sœur éplorée s’étant approchée imprudemment trop près de la flamme, Pamphile éperdu, hors de lui, s’élance, déclarant en cet instant tout cet amour si longtemps caché ; il accourt, il saisit la femme par le milieu du corps : « Ma chère Glycère, s’écrie-t-il, que fais-tu ? pourquoi veux-tu mourir ? » Et elle, donnant aisément à voir que ce n’était pas la première fois, se rejeta sur lui, pleurant aussi tendrement que possible :

Tum illa, ut consuetum facile amorem cerneres,
Rejecit se in eum flens quam familiariter.

Et dans la version de M. de Belloy :

Mais elle, lui cédant, tout en pleurant plus fort,
Sur le sein de mon fils tombe à demi pâmée,
Comme reprenant là sa place accoutumée.

Un dernier vers charmant.

La fin du récit n’est plus que pour dire que le mariage de Pamphile étant manqué par l’éclat de cette scène, et le beau-père Chrémès ayant retiré sa parole, le bon père Simon dissimule encore vis-à-vis de son fils, afin de l’éprouver jusqu’au bout, et bien déterminé à toute extrémité à le gronder d’importance, s’il le trouve rebelle à sa volonté. Il y a là un fripon de valet, conseiller du fils, Dave, un Scapin, un Frontin qu’il faut surveiller : ce sera l’affaire de Sosie. Mais ce Dave lui-même, qui va éventer le stratagème du père, n’est coquin qu’à demi ; ce sont volontiers de braves gens chez Térence, même les femmes, les courtisanes ou demi-courtisanes qui se trouvent, à la fin, de naissance libre et d’un naturel ingénu.

Et quel naturel plus ingénu, plus fait pour exciter la sympathie, que celui de cette jeune fille éplorée, oublieuse de la foule et se renversant dans le sein d’un ami : flens quam familiariter ? C’est un de ces mots qui, une fois entendus, ne s’oublient pas et qui font tableau à jamais dans la mémoire. C’est comme le mot d’Homère sur Andromaque, lorsqu’elle présente le petit Astyanax, tout effrayé et bientôt rassuré, à Hector en armes qui part pour le combat : Elle riait au milieu de ses larmes ! C’est comme le mot de Catulle nous exprimant Ariane abandonnée, debout sur la plage, les bras tendus vers les flots qui emportent le vaisseau de Thésée, pareille dans son immobilité à une statue de bacchante : Saxea ut effigies bacchantis. C’est comme les Troyennes de Virgile qui, au bord du rivage de Sicile, regardent fixement la mer en pleurant : Pontum adspectabant fientes. Images éternelles et vivantes ! Pour nous tous, qui sommes déjà d’autrefois, pour ceux qui, comme nous, ont été nourris des lettres dès l’enfance et qui sont plus volontiers critiques qu’artistes, plus des hommes de livres que des curieux de marbres et de statues, ce sont nos figures préférées, nos formes à nous, toutes poétiques et littéraires, lesquelles aussi, comme les trois ou quatre beaux groupes antiques conservés, nous apparaissent toutes les fois que nous regardons en arrière et décorent nos fonds de lectures et de souvenirs.