(1866) Nouveaux lundis. Tome V « La Grèce en 1863 par M. A. Grenier. »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « La Grèce en 1863 par M. A. Grenier. »

La Grèce en 1863 par M. A. Grenier76.

« Ne revoyez jamais, dit Hoffmann, la beauté qui fut votre premier idéal dans la jeunesse. » Faut-il dire cela également des nations ? faut-il que celles que l’on a le plus admirées et plaintes, le plus exaltées et célébrées, nous fassent faute à quelques années de là, nous donnent le regret, la confusion et presque le remords de nos espérances, et que cette misérable vie qui, passé une certaine heure, se compose pour nous d’une suite d’affronts secrets et d’échecs individuels, ne puisse s’achever sans que nous ayons vu coucher l’un après l’autre tous nos soleils, s’abîmer dans l’Océan toutes nos constellations, pâlir au fond du cœur toutes nos lumières ? Ce n’est pas la faute des choses, c’est la nôtre. Nous étions jeunes, nous avions besoin d’un objet public d’enthousiasme : il s’en présentait un devant nous, nous l’avons saisi. Plus il était lointain, plus il nous frappait d’éblouissement ; les vapeurs mêmes dont il nous apparaissait enveloppé l’exagéraient à nos yeux, comme la lune plus large quand elle se lève à l’horizon. Si nous avions été prudents et sages, si une première chevalerie ne nous avait pas emportés, ou si nous avions su y joindre (ce qui semble contradictoire et presque impossible, ce qui pourtant ne l’est pas absolument) une clairvoyance rapide et positive, nous serions moins déçus et moins étonnés après coup. Je suis persuadé que si dans cette brillante levée de jeunesse qui s’enrôla sur la foi de La Fayette pour voler au secours des insurgents de Boston, il y a eu quelque esprit un, sagace, mordant, comme il s’en trouvait volontiers dans la jeune noblesse d’alors, il a dû, au retour et dans des conversations familières, rabattre beaucoup de l’idée exaltée qu’on se faisait des républicains de ce pays, et dénoncer déjà en eux le côté si peu idéal qui s’est marqué si vite, que Franklin connaissait et, en partie, personnifiait si bien. Les nations, comme les hommes, n’ont que d’illustres moments ; aux jours de gloire et de grandeur morale qui méritent et obtiennent le triomphe, succèdent des journées monotones que le bon sens et une juste politique pratique doivent, sous peine de déchet, occuper tout entières et remplir. Amérique, Grèce, chère Italie aujourd’hui à l’œuvre ! vous n’avez pu échapper à cette loi ; il ne suffit pas d’exploits brillants et d’un jour, il faut une bonne conduite continue. La Grèce, depuis que ses dissensions intestines ont éclaté, depuis qu’elle a cru devoir se passer du roi modeste qu’elle avait gardé pendant trente ans et en quêter partout un autre, a présenté à ses anciens amis et admirateurs un spectacle bien digne de réflexion et qui reporte la pensée avec d’étranges vicissitudes vers des temps de meilleure mémoire.

Le volume de M. Grenier, qui débrouille aussi nettement que possible l’état présent, qui l’analyse et l’expose en pleine connaissance de cause, comme il sied à quelqu’un qui aime les Grecs, qui les a vus chez eux, qui leur a du une hospitalité amicale et savante ; et qui n’en désespère nullement, ce volume, toutefois, a surtout contribué à réveiller en moi tous les souvenirs contraires, et à me rendre, avec une certaine amertume qui ne déplaît pas à l’expérience, le sentiment de ces belles années où la Grèce n’était pas comme un malade atteint de maladie chronique, exposé à l’indifférence de tous, mais une héroïne saignante et une victime, une Andromède enchaînée et palpitante pour laquelle on s’enflammait.

I.

Aller en Grèce dès 1824, c’était, pour bien des âmes lassées et rassasiées de tout, le réveil moral, la guérison des passions factices, des vagues ennuis ; — pour le vieux soldat des grandes guerres, c’était retrouver un digne emploi de son épée non rouillée encore ; — pour le jeune homme en proie aux lâches oisivetés et aux inoccupations rongeantes, c’était la réalisation inespérée d’un beau rêve, cette fois saisissable et palpable ; c’était le baptême et la consécration pour une grande cause. Les Renés n’avaient plus de raison d’être ; les marquis de Posa désormais n’étaient plus en peine ; les âmes chevaleresques comme Santa-Rosa avaient leur destination toute trouvée : elles savaient où aller se dévouer et mourir.

Aller en Grèce quand une tache morale vous avait atteint et avait rejailli jusqu’à votre front, quand une de ces fautes de jeunesse ou l’un de ces malheurs de nature (comme il s’en peut rencontrer, même chez les organisations distinguées) vous avait fait tristement faillir et vous exposait à rougir sans cesse au milieu des vôtres, c’était se relever à l’instant, c’était expier et réparer aux yeux de tous, c’était, par une vaillance noblement et saintement employée, se retremper dans l’estime publique et se refaire une vertu. Aller se battre à Missolonghi, c’était gagner indulgence plénière, comme autrefois quand on allait à la conquête du saint Tombeau.

Pour les purs, pour les lettrés enthousiastes et ardents, pour ceux qu’un danger de plus stimule à l’étude, et qui aiment à montrer qu’ils sont capables d’être hommes en même temps qu’érudits, aller en Grèce un jour et le plus tôt possible, arriver au pied de ses monuments, en face de ses marbres, avant que la flamme, la fumée des dernières explosions fût dissipée et éteinte, avant que les dernières balles eussent cessé de siffler, c’était, — comme l’a dit Quinet et comme il l’a prouvé, — c’était « le long désir de la jeunesse. »

Et tous ceux qui n’allaient pas en Grèce la chantaient, la racontaient, la pleuraient sur tous les tons. Moi-même, si parva licet…, si j’ose, en présence de tant de noms et d’œuvres d’alors, me rappeler tout bas ce premier souvenir de ma vie littéraire, lorsqu’en 1824 j’entrais comme apprenti rédacteur au Globe, que me demandait comme échantillon, comme premier essai de ma plume, mon ancien maître M. Dubois ? Il me demandait de petits articles sur Chio, sur Psara, sur la géographie de la Grèce.

La Grèce, c’était le thème favori pour la peinture, la poésie, l’éloquence, c’était l’hymne universel. Deux grands précurseurs y avaient puissamment contribué, et, avec la perspicacité du génie, avaient préparé cette popularité immense, — Chateaubriand et Byron, mais surtout Byron. Chateaubriand, qui visitait la Grèce en 1806, en avait rapporté la matière et le souffle des meilleures pages des Martyrs et de l’Itinéraire. Byron, qui avait pour la première fois, non-seulement traversé, comme Chateaubriand, mais parcouru en tous sens et habité la Grèce et l’Orient en 1809, 1810, 1811, en avait rapporté, déjà écrits ou en germe, cet immortel Childe Harold, dont les deux premiers chants parurent en 1812, le Giaour et tous ces poëmes bientôt populaires en Europe, qui mirent le feu aux imaginations à partir de 1816, et qui bientôt consacrèrent dans une même admiration, dans un intérêt commun, à demi mystérieux, les noms de Byron et de la Grèce.

Que de beautés, à les relire aujourd’hui, dans cette suite de romans en rimes et de stances brûlantes ! Quelle source inépuisable de jets lyriques les plus puissants et les plus fougueux qui soient sortis d’un cœur moderne de poète ! La Grèce esclave et la Grèce héroïque, antiques évocations et modernes images, s’y associent ou s’y heurtent sans cesse, et l’ardeur, la soif vous en prend chemin faisant, comme au chantre voyageur lui-même. On sort d’une telle lecture tout enfiévré, mais cette fièvre est celle de la vie ; elle donne le désir. Non que Byron se soit jamais fait aucune illusion sur les Grecs ni sur leur caractère. Lorsque âgé de moins de vingt-deux ans il débarquait en Albanie, ce jeune homme déjà blasé, — aussi blasé que pouvait l’être un Benjamin Constant à cet âge, mais portant de plus que lui je ne sais quel feu sacré inviolable, inextinguible, — voulait simplement renouveler et rafraîchir ses sensations au contact d’une nature étrange et sauvage. Il voulait savourer cette sorte de bain russe, ce passage soudain de l’extrême raffinement à la barbarie. En commençant par l’Albanie et l’Épire, en visitant la Morée, puis l’Attique encore turque, il prend les Grecs pour ce qu’ils valent, sans les surfaire, et se borne à jouir de ses impressions âpres et neuves, à les exprimer toutes vives et sur le temps : « J’aime les Grecs, disait-il, ce sont de spécieux et séduisants vauriens, avec tous les vices des Turcs sans leur courage. Il y en a cependant quelques-uns de braves ; et tous sont beaux, ressemblant beaucoup au buste d’Alcibiade. » Il répète plus d’une fois qu’il les trouve inférieurs aux Turcs, « cette ruine vigoureuse d’une grande nation. » Le mot n’est pas de lui, mais mériterait d’en être.77. N’ayant point apporté là d’idée préconçue ni de lieu commun d’aucun genre, il n’a éprouvé « ni déception ni dégoût. » Il a prévu pourtant qu’un moment viendra où les Grecs se lèveront contre les Turcs. Ses vœux, au reste, sont bien lointains encore, et ils sentent le regret plus que l’espérance. Écoutons Childe Harold en ces passages célèbres :

« Fair Greece, sad relic… Belle Grèce, triste relique d’une gloire évanouie ! immortelle, bien que disparue ! grande, bien que tombée ! qui guidera maintenant tes enfants dispersés ? qui anéantira le long joug accoutumé ? Tels n’étaient point tes fils d’autrefois, qui, soldats sans espoir d’une destinée acceptée, l’attendirent dans le défilé sépulcral des froides Thermopyles ! — Oh ! qui donc suscitera cet héroïque esprit, et, s’élançant des rives de l’Eurotas, te réveillera du fond de la tombe ? — Esprit de liberté !… »

Lui qui, dans le dernier chant de Childe Harold tout entier consacré à la glorification de l’Italie, appellera Rome une « mère sans enfants, la Niobé des nations », il avait fait auparavant, de la Grèce morte, cette admirable et divine comparaison avec une femme dont la beauté se conserve encore, dans une indéfinissable nuance de calme, de douceur et de majesté, pendant les premières heures du moins qui suivent le dernier soupir :

« Tel est l’aspect de ce rivage, s’écrie-t-il ; c’est la Grèce encore, mais non plus la Grèce vivante. Elle est si froidement douce, si mortellement belle, qu’on se sent tressaillir ; car l’âme ici est absente. Sa beauté à elle, c’est la beauté dans la mort, qui ne s’en va pas toute avec le dernier souffle envolé, beauté à l’effrayante fleur, avec cette teinte qui la suit jusque dans la tombe, dernier rayon d’expression qui se retire, cercle d’or qui voltige autour de la ruine, rayon d’adieu du sentiment évanoui, étincelle de cette flamme, peut-être d’origine céleste, qui éclaire encore, mais ne réchauffe plus une argile chérie. »

Il faudrait tout relire de ce Childe Harold. Quelle intensité d’impression et de sentiment d’un bout à l’autre ! Quelle langue concise et lyrique en même temps ! « Il n’y a pas, me dit un connaisseur, dans cette brave langue d’un esprit fier un mot qui ne soit vivant, brillant, brûlant de poésie. » Et encore, dans le chant troisième de Don Juan, il faudrait détacher cette suite de ravissants couplets, l’hymne en l’honneur des Iles de la Grèce, encadré dans d’autres stances d’une amère et méprisante ironie.

L’insurrection éclatant, nul donc plus que le grand poète, à la fois généreux et sceptique, ne contribua à enflammer l’enthousiasme européen, surtout quand on le vit partir de l’Italie dans l’été de 1823 et donner le signal du dévouement en payant de sa personne. Ce qu’il faut dire à son éternel honneur, c’est qu’il partit prévoyant sa fin, ne se faisant pas plus illusion alors que le premier jour sur le caractère et les défauts de ceux qu’il allait servir, s’étant tout dit sur les lenteurs et les misères de tout genre inhérentes à une telle entreprise : « Je n’ai pas de bourdonnement poétique aux oreilles, je suis trop vieux pour cela ; des idées de ce genre ne sont bonnes que pour rimer. »« Je ne m’aveugle pas sur les difficultés, les dissensions, les défauts des Grecs eux-mêmes ; mais il y a des excuses pour eux dans l’âme de tout homme sensé. Tant que je pourrai me soutenir, je soutiendrai la cause. » C’est ce qu’il répète sans cesse dans ses lettres à ses amis de Londres ou d’Italie. Il se regardait, selon sa magnanime expression, « comme une des nombreuses vagues avant-courrières qui doivent se briser et mourir sur le rivage avant que la marée soit haute. » Dans son ambition modeste et mâle, il n’ambitionnait que « la fosse du soldat », Le premier et le plus glorieux des philhellènes, il se montra, dans le court espace de temps qu’il lui fut donné de vivre encore et d’être à l’œuvre, homme d’action et homme pratique, d’une générosité judicieuse, propre à l’organisation et au commandement.

M. Grenier, quand il fera réimprimer son excellent livre, nous doit, ce me semble, un court résumé historique de tout ce passé, un chapitre narratif où se dessineraient quelques figures originales de philhellènes : je vois d’ici sous sa plume trois beaux portraits aussi peu semblables entre eux que possible, mais dignes d’être réunis et rapprochés sous une même invocation et à un même titre de pieuse reconnaissance : lord Byron, le banquier genevois Eynard et le colonel Fabvier, trois types de cœurs passionnés, dévoués et sans réserve aucune au service de la même cause.

« Les mots, comme disait Byron, sont des choses. »

Peu à peu, du moins, ils le deviennent. « Une goutte d’encre tombant chaque matin comme la rosée sur une pensée est féconde. » A force d’écrire et de parler pour la Grèce, — la Grèce elle-même continuant de s’acharner à la délivrance et de combattre, — il s’était créé pour tous une Grèce —, elle se détachait aux yeux sur la carte de l’Europe en traces de sang ; on la voyait en idée, et mieux qu’en idée : on la voulait ; plus ou moins, elle devait désormais se réaliser. Ce mouvement de l’opinion fut si fort, si irrésistible et tempétueux, qu’il pénétra jusque dans les cabinets et atteignit les gouvernements ; ils marchèrent en partie d’eux-mêmes, en partie ils furent entraînés : la Grèce fut délivrée et naquit. Elle naquit telle quelle, comme tant de choses naissent ou renaissent, rognée, écourtée, incomplète, une vraie côte mal taillée ; n’importe ! elle naquit. Mais de nouvelles difficultés commencèrent, et ces difficultés, qui se prolongent et traînent depuis plus de trente ans, elles sont encore à résoudre.

II.

Il y eut chez nous une réaction contre la Grèce. On se lasse d’admirer ce qu’on a admiré, on change de veine ; on parlait pour, on parle contre ; on est homme, on est mobile, on est Français. Un poète le premier, Alfred de Musset, s’avisa qu’on avait trop chanté sur cette corde, et le cruel enfant, dès les premiers couplets de Mardoche, ne manqua pas de nous montrée son héros prenant, comme de juste, le rebours de l’opinion, et aimant mieux la Porte et le sultan Mahmoud

Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple hellène,
Dont les flots ont rougi la mer Hellespontienne,
Et taché de leur sang tes marbres, ô Paros !

Ce fut le premier symptôme, la première irrévérence contre la Grèce. Musset nous présageait, à vingt ans de là, cet autre enfant charmant et cruel qui devait aller sur place observer et étudier la Grèce, qui l’a si bien peinte, mais si malignement et tout en gaieté, dans ses mœurs, dans sa politique, dans ses finances, dans sa police, dans sa pauvre royauté.

Cruel enfant, en effet (il n’avait guère que vingt ans alors !), tous ses maîtres lui avaient dit et répété bien des fois, avant de partir, ce que Pline le Jeune disait à un de ses amis qui était envoyé de Rome pour être quelque chose comme préfet à Sparte ou à Athènes : « Souviens-toi bien et ne perds pas un moment de vue que c’est en Grèce que tu vas, et au cœur de la plus pure Grèce, là où d’abord la civilisation, les lettres, toute culture, celle même du blé, passent pour être nées… Respecte les dieux fondateurs et instituteurs de toutes ces belles choses, et jusqu’au nom des dieux. Respecte cette gloire ancienne et cette vieillesse elle-même qui, vénérable quand elle se rencontre dans les hommes, est tout à fait religieuse et sacrée dans les villes. Rends honneur à tout, à l’antiquité, aux hauts faits du passé, aux fables elles-mêmes…, etc. » Le précepteur et professeur peut continuer longtemps sur ce ton : le spirituel élève d’Athènes, à peine débarqué, songea bien vraiment à ces recommandations de ses maîtres ! il regarda, il vit tout, il pensa de son chef, et dit gaiement, impertinemment et avec une grâce des plus vives et des plus mordantes, tout ce qu’il pensait ; il se passa toutes ses saillies et ses fantaisies à la barbe des vieux murs et des grands ancêtres.

Mais ce premier livre de M. About, la Grèce contemporaine, savez-vous que c’est un amusant et un charmant livre, instructif aussi, prophétique même (l’événement l’a prouvé), et plein de bon sens sous ses airs d’étourderie ? Quand je dis qu’il est irrévérent, il ne l’est qu’à l’égard des hommes, des fonctionnaires et des institutions. Nul mieux, d’ailleurs, que M. About n’a senti et n’a décrit le caractère et le genre de beauté des paysages, l’éclat et la transparence du ciel de l’Attique à de certaines heures, la maigreur élégante de cette plaine, opposée à la terre riche et grasse, aux fertiles glèbes d’Argos ou de Thèbes. Il a sa Laconie, son Arcadie, bien vraies et à lui, un Ladon joli et neuf, d’après nature. Hippocrate a dit, dans une remarque féconde en conséquences : « En général tout ce que la terre produit est conforme à la terre elle-même. » M. About applique la remarque d’Hippocrate en courant : « La race grecque, dit-il, est sèche, nerveuse et fine comme le pays qui la nourrit. » Il a de ces mots exquis, définitifs. Il nous donne des descriptions vivantes des principaux types, l’Albanais, le Phanariote, l’Insulaire ; en un mot il est peintre, il est portraitiste avec saillie et ressemblance : le satirique ne commence et ne se donne tout son jeu que là où il se trouve en face d’une société et d’une Cour ridicules.

M. Grenier, en tête de son livre, a eu la loyauté et la modestie de nous recommander trois autres livres, excellents, dit-il, et déjà faits sur la Grèce moderne : l’un des trois est cette Grèce contemporaine de M. About ; les deux autres sont le Voyage en Morée de M. Quinet, et le Journal de voyage de Mme de Gasparin. J’ai obéi à l’invitation indirecte de M. Grenier, et je me suis mis à lire ou à relire ces trois ouvrages, j’avoue que le premier seul a justifié pleinement l’éloge. M. Quinet, intelligence élevée, imagination féconde, mais trop complexe et qui ne s’est jamais entièrement dégagée, a écrit un livre plein et dense où il y a sans doute de belles pages, mais d’un lyrisme trop soutenu et trop tendu. Les aperçus à vol d’oiseau s’y tiennent volontiers à une hauteur et dans une région voisine des nuages. Mme de Gasparin, âme ardente, promeneuse naïve et originale, et qui se porte elle-même tout entière partout, est par trop occupée, en posant le pied à Corinthe, de rendre grâces en style biblique, et, en face du Parthénon, de discuter pour ou contre l’utilité des missionnaires. Il est singulier, quand on revient de visiter Mégare, ou en descendant de l’Érymanthe, d’entendre le maître proposer à l’un de ses gens de « faire un culte » le soir. Cette expression protestante et de jargon me paraît détonner dans de tels lieux, et à tout moment ce livre de Mme de Gasparin, qui pourtant m’instruit, m’impatiente.

Esprit vigoureux et positif, M. Grenier n’a nul besoin de demander à ses devanciers ce qu’il faut penser de la Grèce. Il était de cette première génération, de ce premier essaim de l’École d’Athènes, qui inaugura l’institution en 1847, et il s’est formé ses idées sur le peuple et sur le pays pendant un séjour de trois années. Quoique voué d’abord par profession à l’étude de l’Antiquité, M. Grenier est un esprit essentiellement moderne ; il l’a assez prouvé dans une brochure curieuse intitulée : Idées nouvelles sur Homère (1861), dans laquelle il s’exprime en pleine liberté sur ce père de toute poésie, et en sens contraire de l’opinion commune. Tous ceux, en effet, qui voyagent en Grèce ou dans la Troade commencent invariablement, on le sait, par vérifier et admirer l’exactitude et le piitoresque de la plupart des épithètes homériques relatives aux lieux : Ithaque aux beaux couchants, la sablonneuse Pylos, la profonde Lacédémone, Épidaure fertile en raisins, la venteuse Ilion, le Pélion, agitateur de feuilles, etc. En général il semble reconnu de la plupart des critiques qu’Homère est un excellent peintre d’après nature, qu’il décrit tout pour l’avoir vu ou comme s’il l’avait vu, les lieux, les rivages, les navigations et les manœuvres de la marine, la guerre jour par jour et ses opérations. Il n’eût pas mieux fait, a remarqué un grand juge en cette dernière matière, s’il avait eu sous les yeux le journal d’Agamemnon. Cette fidélité presque technique s’étend à tout. A un certain endroit de l’lliade, parlant de la blessure d’Agamemnon au bras ou à la main, et des douleurs aiguës qu’elle lui causait, Homère compare ces douleurs à celles qu’éprouverait une femme en travail d’enfant ; sur quoi Plutarque se récrie d’admiration : « Les femmes disent que ce n’est point Homère qui a écrit ces vers, mais la femme Homère, après avoir accouché ou pendant qu’elle accouchait encore » ; tant la douleur lancinante de l’enfantement y est bien rendue ! « Il crie comme si c’était lui. » Telle était l’idée que les Anciens, dans leur religieuse admiration, entretenue et fomentée par une lecture continuelle, se faisaient d’Homère ; telle est l’idée qu’ont volontiers acceptée les modernes et qu’ils se sont attachés à confirmer à leur tour. Homère a voyagé, a observé de ses yeux tout ce qu’il a décrit, l’a exprimé au naturel, et a rendu toute chose avec une telle vérité, qu’il semble avoir tout vu et presque avoir tout été lui-même. C’est là l’expression dernière et le dernier mot de l’admiration, de la dévotion classique et consacrée. Or, M. Grenier est venu résolument s’inscrire en faux contre une telle superstition, comme il la qualifie ; et tandis que ses camarades et confrères de l’École d’Athènes, les Gandar, les Lévêque, à la suite d’Ampère et de presque tous les voyageurs, reconnaissaient la vérité d’Homère à chaque pas et la proclamaient avec louange, lui, esprit ferme, original, un peu humoriste, un peu sombre, destiné aux luttes de chaque jour avec la rude et poignante réalité, il disait non, et ne voyait dans la plupart des épithètes homériques que des banalités convenues, vagues ou fausses, et si générales qu’on n’en peut rien conclure. Les détails dans lesquels il est entré à l’appui de sa thèse sont très ingénieux, et d’un homme qui a beaucoup lu et compulsé Homère dans l’original. Il y aurait, sur ce seul point, une grande discussion à entamer avec lui et tout un combat à livrer à fond78. Je ne le puis faire ici, et je me borne à remarquer que sa conclusion, tout à fait dans le sens des Fontenelle, des Lamotte, des Terrasson et de quelques modernes de ma connaissance, a plus de chance qu’on ne le croit d’être reprise et accueillie un jour. Tôt ou tard, je le crains, les Anciens, Homère en tête, perdront la bataille, — une moitié au moins de la bataille. Tâchons, pour l’honneur du drapeau, nous qui soutenons la retraite, que ce soit le plus tard possible, et que la nouveauté-dans les lettres, — cette nouveauté en partie si légitime, — ne batte pourtant pas à plate couture la tradition.

III.

Abordant la Grèce avec cette sévérité et cette nudité de coup d’œil, M. Grenier ne s’est pas laissé séduire à la magie des noms : il ne se laisse pas non plus décourager par les mécomptes et l’ironie des événements, Il nous fait bien sentir en quoi consiste la difficulté de tout gouvernement en Grèce. Il n’y a jamais eu l’unité de peuple proprement dit, il y a quantité de peuples différents. Lorsque les puissances ont fait une Grèce, elles se sont trop hâtées et l’ont faite trop petite, trop à l’étroit. On a délivré le tronc, et on ne lui a pas rendu la liberté des membres. « Comment la Grèce serait-elle heureuse ? disait un des vieux soldats de l’insurrection ; elle est comme une famille dont les membres sont dispersés. » Les Grecs ne se considèrent pas comme définitivement constitués. De même que les Juifs attendaient le Messie, ils attendent et espèrent toujours Constantinople : c’est la chimère. Il eût fallu du moins, pour prévenir et tromper le malaise, une bonne et solide réalité. Le Grec a le génie du commerce ; il aurait fallu à la Grèce pour sa prospérité, non quelques îlots dépouillés ; mais les vraies îles. La race grecque est encore, malgré tous ses mélanges et ses altérations, une race d’élite, aisément reconnaissable :

« On a beau considérer à Athènes, ou dans une autre ville grecque, toutes les physionomies qui passent et repassent devant les yeux, il n’y en a pas une qui soit vulgaire, niaise, assottie, plate, éteinte, bonasse, moutonnière, badaude, végétative. Beaucoup peuvent appartenir à des bandits, à des pirates, à des gens de sac et de corde ; mais la plus ingrate a un cachet de vigueur, d’astuce et de passion, qui la sauve de la trivialité. »

Les Grecs sont sobres. Ils ont la fierté et la conscience d’eux-mêmes et de leur noblesse, « un facile et gracieux langage, un sentiment exquis du beau dans la pose et dans le costume, une intelligence subtile, un amour extraordinaire de l’étude. » Cet amour de l’étude, hérité et renouvelé des ancêtres, est porté à un point qu’on ne se figure pas. « Dans quelque condition qu’ils soient, tout le loisir dont ils disposent est employé à dévorer des livres et des journaux, à apprendre les langues. » Un domestique trouve moyen de ménager et d’excepter, en s’engageant, une parcelle de son temps, pour pouvoir faire son droit et prendre ses grades à l’Université. Ce qu’on rapporte de l’ancien philosophe Cléanthe, homme de peine la nuit pour être homme d’étude le jour, n’a plus rien que de naturel, et on en a le commentaire vivant sous les yeux. L’enseignement public est des mieux organisés à tous les degrés. Des gens du peuple lisent couramment Xénophon et Plutarque. C’est même un inconvénient dans l’état actuel que cet enseignement « qui tend à surexciter les aspirations, déjà excessives, des Grecs vers les carrières libérales : avocat, médecin, homme de lettres, la race grecque tend à s’absorber dans ces trois professions. » Le Grec est babillard, discuteur et aime à politiquer. La Grèce, telle qu’elle est aujourd’hui, a un trop gros cerveau ; c’est « une tête énorme sur un petit corps. »

Ajoutez les habitudes invétérées d’une trop longue décadence, d’une société longtemps relâchée, décousue et dissoute ; les héros à pied et en disponibilité qui n’ont de ressource que de se faire brigands ; peu de respect pour la vie humaine ; pas d’idée bien nette du tien et du mien ; le vol sous toutes ses formes, la corruption et la vénalité faciles et courantes, comme l’admet trop aisément la moralité restée ou redevenue trop primitive. M. Grenier, qui nous fournit tous ces traits d’un parfait signalement, nous a tracé, d’après ses souvenirs de 1847, la rencontre qu’il fit d’un brigand ou du moins d’un berger très suspect et sans moutons ; c’est un très-joli croquis à détacher d’entre ses pages politiques, c’est une eau-forte :

« Je chassais, dit-il, aux abords du golfe d’Éleusis, à gauche de la grand’route de Daphni. Je me trouvai tout à coup, — dans une gorge profondément encaissée et fort sauvage, — à dix pas d’un indigène qui était assis sur une pierre, un long fusil à la main. Il avait une cape grise, pas de knémides ; au lieu du bonnet rouge, un mouchoir brun roulé autour de la tête. L’accoutrement était suspect et avait une forte odeur klephtique. On m’avait prévenu que les brigands, pour ne pas être aperçus de loin, ne portent, au rebours de leurs compatriotes honnêtes gens, que couleurs ternes. Il m’était aussi difficile de m’arrêter que de reculer. Je marchai en avant, d’une apparence brave, au fond un peu ému, je l’avoue…

Mon fusil était armé et chargé de tel plomb qu’il eût pénétré cape, mouchoir, crâne. J’avais deux coups, l’étranger un seul ; sa figure me paraissait effrayante, mais la mienne pouvait lui produire la même impression.

En me voyant approcher, il se leva, et je remarquai avec satisfaction que le chien de son fusil était au repos. Alors eut lieu entre nous le dialogue suivant, serré comme celui d’Eschyle dans les endroits pathétiques :

— Qu’est-ce que tu fais ici, mon frère ?

— Mon frère, je chasse.

— A quoi, mon frère ?

— A tout, mon frère. Et toi, mon frère ?

— Je suis berger.

— Et où est ton troupeau ?

— L’a-bas.

— Où ça ? je n’en vois pas.

— Par-delà cette montagne. Où vas-tu ?

— Au khani de Daphni.

— Es-tu seul ?

— Non, je suis avec des amis qui suivent la grand’route.

— Veux-tu que je t’accompagne, frère ?

— Frère, je serais fâché de te déranger.

Nous partîmes ensemble, lui portant son fusil sur l’épaule, moi le mien couché le long du dos, horizontalement, appuyé sur le bras gauche, la main droite sur la gâchette.

Avant le khani (l’auberge), mon compagnon parla de retourner à ses moutons.

— Frère, veux-tu me donner de la poudre ?

— Frère, je le veux bien.

Et je versai deux ou trois charges dans un coin de son mouchoir.

— Donne-moi du plomb, maintenant.

— Je n’ai que des balles et je n’en donne pas.

— Adieu, frère.

— Frère, adieu.

Et je regardai mon berger s’éloigner, afin d’éviter de lui tourner le dos. »

Je recommanderai encore le fragment de voyage intitulé Trois Jours à Sparte (page 99).

M. Grenier ne désespère pas de la Grèce ni des Grecs ; il leur donne, en finissant, de très-bons conseils, conseils d’ami et tout actuels, tout pratiques. Il a très bien fait voir que les hommes d’État véritables ont trop manqué à la régénération de ce pays. Après l’habile Capo d’Istria, trop homme de cabinet pourtant, trop habit noir pour la Grèce, et si odieusement frappé au début de sa mission pacificatrice, il n’y a eu d’homme d’État que Coletti, celui-ci tout à fait selon le cœur et le génie du pays et du peuple, le seul Grec de ce temps-ci qui, selon la parole de M. Guizot, mérite de rejoindre le bataillon de Plutarque. Il y prendra place, s’empresse d’ajouter M. Grenier, à côté de Lysandre auquel il ressemble, ayant été comme lui moitié lion et moitié renard. Tout ce portrait de Coletti par M. Grenier est ressemblant et fin. Il faudrait aujourd’hui à la Grèce, indépendamment d’un roi, un autre Coletti, un Cavour, un grand homme approprié. Les nations, pour se former, pour sortir de l’état social élémentaire et pour s’élever dans la civilisation et dans la puissance, ont besoin de tels hommes ; quand elles se sont défaites et qu’elles sont restées, des siècles durant, en dissolution et en déconfiture, elles en ont également besoin pour se reformer, et rien n’en saurait tenir lieu : elles languissent et traînent, ou s’agitent vainement, jusqu’à ce qu’elles aient trouvé cet homme-là. En un mot, pour faire un État il faut un homme d’État, comme pour faire un poème il faut un poète. Le bon sens du grand nombre, dans de pareilles conditions, n’est qu’au prix d’un sage et ferme moteur en même temps que modérateur au centre. Il y a, me dit-on, en Italie à cette heure, à défaut d’un grand ministre dirigeant, une épidémie de bon sens et de sens commun dans toute ]a nation : heureuse et vraiment merveilleuse affection des esprits, qui suppose un peuple de rare qualité et déjà mûr ! Je voudrais croire à une épidémie de cette nature pour la Grèce ; elle en a besoin. Elle ne doit compter que sur elle. L’Europe est distraite, elle l’est de bien d’autres qu’elle en ce moment : l’Europe ne peut avoir dans l’esprit qu’un seul grand intérêt à la fois.