Mémoires de l’abbé Legendre, chanoine de Notre-Dame, secrétaire de M. de Harlay, archevêque de Paris38.
Il y a peu de Mémoires ecclésiastiques, et, dans le nombre, très-peu qui soient intéressants. Ceux-ci font exception. L’abbé Legendre était un homme de lettres et un homme d’esprit ; il fut sinon secrétaire à proprement parler, du moins de l’intimité et au service de l’archevêque de Paris, M. de Harlay de Champvallon, le beau, l’habile et l’éloquent prélat, qui administra et conduisit non seulement son diocèse, mais l’Église de France sous Louis XIV ; il nous aide à le mieux connaître. Ce n’est pas un de ces secrétaires et familiers qui, le dos tourné, ne disent que du mal ou qui disent indifféremment le bien et le mal, comme l’abbé Ledieu pour Bossuet : l’abbé Legendre admire son prélat ; il l’aime et lui est demeuré reconnaissant. Il sait les faibles et les défauts de son bienfaiteur, mais il insiste sur ses belles qualités, et il plaide pour sa mémoire. Il continue de plaider pour lui jusque dans la sévérité dont il poursuit son successeur, et il n’estimera avoir fini sa tâche d’apologiste en faveur de M. de Harlay que quand il aura achevé de critiquer, de diminuer et de rabaisser jusqu’au mépris le cardinal de Noailles.
La figure de l’archevêque, M. de Harlay, est de celles qui peuvent tenter une plume amie des nuances ou des contrastes ; même après les beaux portraits qu’ont laissés de lui des maîtres de la fin du xviie siècle (Saint-Simon d’Aguesseau), il reste bien à dire. Il y a, au Cabinet des Estampes, jusqu’à trente portraits gravés de ce prélat, qui évidemment aimait à se contempler et à se voir reproduit dans sa noblesse et dans ses grâces ; il y est représenté à tous les âges, sous toutes les formes, abbé, docteur, archevêque de Rouen, archevêque de Paris, à tous les degrés de sa vie ou de ses dignités. De ces portraits trois ou quatre seulement le représentent au vif (ad vivum), en toute beauté et vérité. Eh bien, pourquoi n’y aurait-il pas, de lui également, quatre ou cinq portraits au moral ? — Mais nous mettrons un peu d’ordre dans notre étude, et avant d’arriver à l’archevêque, qui est notre sujet principal, nous dirons de son biographe ce qu’il importe de savoir.
I.
Louis Legendre, né à Rouen en 1655, avait fait de bonnes études. Il aurait voulu être avocat ou jésuite : contrarié sur ces deux points par sa famille, il entra simplement dans l’Église et prit cette carrière non par aucun mouvement de piété, mais uniquement comme une profession. Il se destinait à la prédication pour laquelle il se sentait du goût et des moyens, et il fit ses provisions de doctrine en conséquence. Il eut de bonne heure des cahiers et amassa force lieux communs. Il est curieux, en le lisant, de voir à quel point la pensée de s’enquérir du fond, l’idée de critique et d’examen est loin de son esprit ; il ne se pose pas un seul instant cette question philosophique et morale de la vérité, de la certitude, la question de Pascal ; Louis Legendre est un rhétoricien ecclésiastique ; il veut faire son chemin par son talent, et il le fera :
« Quand je vins à Paris, dit-il, j’avais beaucoup de pièces faites, néanmoins j’étais résolu non seulement d’y retoucher, mais de les refaire entièrement quand j’aurais entendu ceux des prédicateurs qui avaient le plus de réputation. Après y avoir réfléchi, j’eus honte de cette pensée, regardant comme une bassesse de ne pas suivre son génie et de ne faire que copier les autres. Les gens d’une bonne trempe, en fouillant dans leur propre fonds, y trouveront toujours du neuf et quelque chose de particulier qui leur fera plus d’honneur que de se parer des plumes d’autrui. Je me mis donc à prêcher, et bientôt je me fis un nom. Certains panégyriques où accourent les connaisseurs, des vêtures, des professions, me mirent en vogue de bonne heure ; je prêchai d’abord de petits Avents, puis de petits Carêmes, après quoi je fus retenu pour en prêcher un grand en trois paroisses considérables. Rien n’était si flatteur qu’un si prompt succès, et il me paraissait qu’il n’y avait point de présomption à en espérer un plus grand, quand je considérais que, sans avoir ni cabale pour m’annoncer ni famille qui s’intéressât à me ménager des auditeurs, ni parti pour m’en attirer, j’avais été assez heureux pour me faire distinguer parmi tant de prédicateurs qu’il y avait alors dans le Clergé séculier et dans les Ordres religieux. »
Quand je l’ai appelé un rhétoricien, on voit quel correctif il convient d’apporter à ce mot en parlant de lui : c’est devant le public, c’est dans l’action extérieure qu’il est rhéteur ou avocat ; mais, hors de là et dans le particulier, il ne se drape nullement, et il nous livre avec une sorte de naïveté, sans en faire mystère, ses raisons d’agir et ses mobiles.
L’abbé Legendre vint donc à Paris, très bien muni et avec des aptitudes heureuses ; il avait, à son arrivée, de vingt-huit à trente ans. Il nous expose dans ses Mémoires avec beaucoup de netteté et assez de piquant quel était l’état de la prédication en ces années brillantes (1682-1690), et il trace des principaux prédicateurs, alors en renom, des portraits ou des esquisses assez agréables. Ce n’est pas que je ne distingue entre ses jugements ; quand il parle de Fléchier, par exemple, qu’il n’avait pas entendu, je ne m’y fie pas aveuglément à lui ; et lorsqu’il prétend caractériser cet aimable prélat dans ces termes étranges : « M. Fléchier étant né lent, l’esprit ne lui venait qu’en ruminant ; à le voir en particulier, on eût dit qu’il en avait peu, tant sa conversation était plate et chétive »
; quand Legendre parle ainsi d’après des ouï-dire, je ne l’en crois pas du tout ; je proteste, et je soutiens que l’abbé a dû mal traduire en cet endroit ce que lui ont pu dire les meilleurs amis de Fléchier. Que Fléchier fût lent, qu’il n’eût pas beaucoup de vivacité en causant ni de vives saillies, c’est possible, et c’est même certain ; mais que le fin auteur des Grands Jours d’Auvergne eût la conversation plate, je ne défère pas assez au goût de l’abbé Legendre pour lui accorder ce point, et j’aime mieux supposer qu’il a employé un mot impropre en matière si délicate.
Mais, là où l’abbé Legendre a vu directement et entendu, il a plus d’autorité. Il nous présente avec bien de la ressemblance ou de la vraisemblance ces figures de prédicateurs secondaires, l’abbé Anselme, l’abbé Boileau et autres, et il y mêle à l’occasion un grain de raillerie et de causticité, comme peut le faire un rival en parlant de ses rivaux. Il y remet à leur vrai rang le Père de La Rue, le Père Gaillard, un peu surfaits alors ; il laisse le Père Bourdaloue à la première place où l’estime publique l’avait d’abord porté, quoiqu’il prétende n’avoir pas eu à se louer personnellement de lui ; voici ce qu’il en dit :
« Peut-être n’y a-t-il pas eu de prédicateur plus suivi que le Père Bourdaloue, — j’ajoute, ni qui ait plus mérité de l’être. Il avait un air prévenant ; sa voix était d’une étendue ; prodigieuse ; il prononçait fort vite, et cependant si distinctement qu’on ne perdait pas une seule de ses paroles. Quoiqu’il gesticulât un peu trop, son action ne déplaisait point. À l’égard de ses sermons, ils ont été accueillis par les acclamations de tous ceux qui les ont entendus, et on les a trouvés aussi beaux quand ils ont été imprimés. Ils ont été traduits en latin, en italien, en espagnol et en allemand ; il n’y a pas jusques aux protestants qui ne les estiment. Est-il une plus forte preuve d’un mérite extraordinaire ?… »
En ce qu’il dit là de la rapidité de prononciation et de la gesticulation continue et trop uniforme de Bourdaloue, l’abbé Legendre se trouve d’accord avec Fénelon dans ses Dialogues sur l’Éloquence ; mais il n’en prodigue pas moins les éloges à l’orateur, et il n’y met pas les mêmes restrictions que ce suprême homme de goût qui avait le droit d’être si difficile.
Le genre du Sermon, pris en dehors de son action présente, immédiate, et à l’état de branche littéraire, est, quoi qu’on fasse, un genre triste et presque nécessairement ennuyeux. Si pourtant on veut aujourd’hui l’embrasser dans toute l’étendue du xviie siècle, on a sous la main tous les éléments rassemblés. Un travailleur modeste et patient, un de ces ouvriers utiles de l’Université qui depuis des années rendent chaque jour des services sans faire de bruit, M. Jacquinet, vient de présenter réunis dans une analyse et une Étude complète tous les prédicateurs antérieurs à Bossuet, et dont les noms seuls étaient assez vaguement connus39.
On saura désormais, grâce à son utile travail, tout ce qu’on peut savoir au juste sur les deux légendes qu’on est sujet à confondre, sur le Père Le Jeune de l’Oratoire, le Père Senault, et autres précurseurs plus ou moins oubliés. Bossuet sermonnaire et prédicateur, dans toute cette partie première et longtemps obscure de sa carrière oratoire, a été donné tout entier et remis sur pied par M. Floquet. Bourdaloue et Massillon sont dès longtemps en pleine lumière. Quant à l’époque intermédiaire et aux alentours, à ce qui se prêchait un peu avant Bourdaloue ou à côté, les jugements de l’abbé Legendre aideront beaucoup à s’en faire une idée précise. Il n’y a plus de lacune ; on tient par lui les derniers anneaux de la chaîne.
Ce qui frappe en le lisant, c’est combien il considère la prédication purement et simplement comme un métier ; rien de moins, rien de plus ; toute inspiration de christianisme vif, toute idée d’un ministère supérieur et sacré est absente et lui demeure étrangère. Terminant cette revue d’orateurs contemporains, dans laquelle on a pris assez de plaisir à l’accompagner :
« Mais c’est assez parler, dit-il, des différents prédicateurs qu’on suivait le plus à Paris dans le temps que je commençai à tenir ma place parmi eux. Quoique la prédication fût alors mon plus grand objet, je ne laissais pas de m’exercer à écrire selon l’occasion, soit en français, soit en latin, sachant bien que plus on vaut, plus on peut faire fortune auprès des Grands qui en sont la source. Effectivement ce ne furent point mes prédications, mais quelques-uns de mes écrits qui me frayèrent le chemin à devenir ce que j’ai été. »
Certes l’abbé Legendre ne fut point un mauvais ecclésiastique ; nous le trouvons même dans une discussion qu’il eut dans sa vieillesse avec le Journal de Trévoux, qualifié par les Jésuites d’auteur vertueux. Et pourtant quelle onction pouvait-on attendre d’un prédicateur abordant la chaire avec cette seule idée de faire fortune ? Combien on est loin avec lui de cette inspiration que demandait Fénelon à l’orateur sacré ! Je ne serais pas étonné que ce fût après avoir entendu quelqu’un des sermons prêchés par l’abbé Legendre que Fénelon ait écrit :
« Il serait à souhaiter qu’il n’y eût communément que les pasteurs qui donnassent la pâture aux troupeaux selon leurs besoins. Pour cela, il ne faudrait d’ordinaire choisir pour pasteurs que des prêtres qui eussent le don de la parole. Il arrive, au contraire, deux maux : l’un, que les pasteurs muets ou qui parlent sans talent sont peu estimés ; l’autre, que la fonction de prédicateur volontaire attire dans cet emploi je ne sais combien d’esprits vains et ambitieux… A quel propos tant de prédicateurs jeunes, sans expérience, sans science, sans sainteté ? »
L’abbé Legendre avait de la science, mais il n’avait aucune sainteté. La Chaire française, en le perdant, ne fit point une grande perte ; mais M. de Harlay, en se l’attachant, fit une excellente acquisition, et l’abbé lui rendit plus d’un service, y compris celui de nous aider aujourd’hui à nous faire une plus juste idée de ses talents qu’un seul défaut obscurcissait.
II.
M. de Harlay avait commencé par être archevêque de Rouen ; il succéda dans le siège de Paris à M. de Péréfixe en 1671. Paris n’avait un archevêque que depuis environ cinquante ans (1622) ; auparavant il n’avait que des évêques, suffragants de Sens. Le premier archevêque avait été M. de Gondi, l’oncle de Retz, prélat faible, méprisé, sans caractère et sans mœurs. Son successeur Retz n’a besoin que d’être nommé : son règne épiscopal ne fut qu’un orage et un long danger. Au sortir de là et sa démission obtenue, le roi avait nommé M. de Marca, un savant homme, un ancien magistrat devenu homme d’Église, et qui mourut brusquement dans le temps même où il recevait ses bulles : on se rabattit alors à messire Hardouin de Péréfixe, ancien précepteur du roi, écrivain assez agréable dans sa Vie de Henri le Grand, assez instruit, assez bonhomme, mais sans caractère, sans élévation d’âme ni aucune dignité extérieure : il ne fut jamais au niveau de sa haute position, et il encourut en plus d’un cas le ridicule. Enfin, lui mort, le choix royal se porta sur le plus beau, le plus éloquent, le plus avenant et le plus habile des prélats du royaume, Harlay de Champvallon, et en sa personne Louis XIV put croire d’abord avoir donné à la capitale le pasteur le plus digne et le plus fait pour concilier le respect et l’affection, en même temps que lui-même il avait mis certainement la main sur son ministre ecclésiastique le plus souple et le plus capable de le servir.
L’abbé Legendre, qui a écrit jusqu’à quatre Éloges de M. de Harlay, sans compter ce qu’il en dit dans ses Mémoires ; qui l’a loué une première fois en français, mais un peu brièvement40, une seconde fois en français encore41 et en s’attachant à ne mettre dans ce second morceau ni faits, ni pensées, ni expressions qui fussent déjà dans le premier ; qui l’a reloué une troisième fois en latin42, puis une quatrième et dernière fois en latin encore43, mais pour le coup avec toute l’ampleur d’un juste volume, Legendre a commencé ce quatrième et suprême panégyrique qui englobe et surpasse tous les précédents par un magnifique portrait de son héros ; je le traduis ; mais on ne se douterait pas à ce début qu’il s’agit d’un archevêque, on croirait plutôt qu’il va être question d’un héros de roman :
« Harlay était d’une taille élevée, juste, élégante, d’une démarche aisée, le front ouvert, le visage parfaitement beau empreint de douceur et de dignité, le teint fleuri, l’œil d’un bleu clair et vif, le nez assez fort, la bouche petite, les lèvres vermeilles, les dents très bien rangées et bien conservées jusque dans sa vieillesse, la chevelure épaisse et d’un blond hardi avant qu’il eût adopté la perruque ; agréable à tous et d’une politesse accomplie, rarement chagrin dans son particulier, mangeant peu et vite ; maître de son sommeil au point de le prendre ou de l’interrompre à volonté ; d’une santé excellente et ignorant la maladie, jusqu’au jour où un médecin maladroit, voulant faire le chirurgien, lui pratiqua mal la saignée ; depuis lors, s’il voyait couler du sang, ou si un grave souci l’occupait, il était sujet à des défaillances ou pertes de connaissance, d’abord assez courtes, mais qui, peu à peu, devinrent plus longues en avançant : c’est ce mal qui, négligé et caché pendant plus de vingt ans, mais se répétant et s’aggravant avec l’âge, causa enfin sa mort. »
L’explication que l’abbé Legendre essaye de donner des défaillances du prélat par suite d’une saignée mal faite est peu rationnelle : M. de Harlay était sujet à des attaques soit nerveuses, soit d’apoplexie plus probablement, dont une l’emporta.
Ce prélat de qualité et qu’on vient de voir si en beau, quoique réellement le portrait ne soit que ressemblant et nullement flatté, avait fait d’excellentes études au collège de Navarre, où il avait laissé de brillants souvenirs. Dès l’âge de quatorze ans, il savait si bien le latin que non seulement il composait en prose et en vers, mais qu’il était en état de discuter à l’instant en latin et dans les meilleurs termes sur n’importe quel sujet, comme s’il devait avoir un jour à disputer la palme aux plus habiles humanistes. Il avait une de ces mémoires heureuses comme nous en connaissons ; ce qu’il avait su une fois, il ne l’oubliait jamais, et, âgé de plus de soixante ans, il citait, à l’occasion, des passages de Cicéron, de Virgile ou d’Horace qu’il n’avait guère relus depuis sa jeunesse. Sur la fin de ses études, il avait traduit en français une partie des livres d’Aristote touchant la Politique. Cette traduction, qui s’était conservée aux mains d’un de ses amis de ce temps-là, fut brûlée par lui un jour qu’on lui en faisait voir les cahiers quand il était déjà archevêque de Paris. Sa thèse de philosophie avait eu de la célébrité à son moment ; et, au bruit qu’elle fit, le cardinal de Richelieu, quoique peu disposé en faveur des Champvallon, avait voulu que le jeune soutenant lui fût présenté. En théologie, Harlay n’avait pas eu un moindre succès pour sa thèse dite Tentative ; en homme qui prévoyait et pressentait où il aurait à frapper plus tard, il la fit porter sur le point le plus controversé d’alors, saint Augustin et Jansénius ; ayant établi les propositions catholiques orthodoxes, il soutint hardiment que le saint docteur que chacun lirait à soi était de son côté, et que Jansénius l’avait mal compris. Il eut fort affaire pour se tirer de cette position très aventurée ; mais il paraît bien qu’il sortit de la mêlée et de la lutte, sa thèse intacte, et victorieux. Les docteurs de Sorbonne, fiers d’un talent et d’un candidat qui devait faire honneur à leur maison, écrivirent à ce sujet une lettre de félicitation à son oncle l’archevêque de Rouen, et le jeune Harlay eut de lui promesse d’obtenir l’abbaye de Jumiéges, si la reine y consentait. Mazarin fit bien quelques difficultés, mais les instances de la Sorbonne et de l’oncle l’emportèrent. Harlay n’avait que vingt ans.
Abbé de Jumiéges, le jeune Harlay n’en était pas plus riche ; car l’oncle retenait la plus grande partie des revenus. Il aimait plus tard à raconter gaiement comment il avait dû, à cette époque, emprunter plus d’une fois à des amis. Un jour, peu d’années avant sa mort, on lui annonce, à l’archevêché de Paris, qu’un vieux prêtre tout brisé par l’âge est à la porte du palais, qu’il demande à le voir, et se dit un de ses anciens amis, venu exprès à Paris pour lui faire un dernier adieu : c’était le curé de Courbépine, du diocèse de Lisieux. À peine est-il entré que M. de Harlay lui saute au cou, l’embrasse, s’appelle lui-même le plus malheureux des hommes, se plaint à l’abbé Legendre, qui était présent, que la modestie obstinée du bon vieillard ne lui ait jamais permis de rien faire pour lui et de lui rendre ce qu’il en avait reçu autrefois de secours en tout genre : « Voilà, disait-il en se tournant vers l’abbé Legendre et en montrant le vieillard rustique, voilà un homme des plus distingués par l’esprit, par le cœur, par la science, et qui a bien mérité de moi à tous égards ; car, dans le cours de mes études, il m’a aidé des plus salutaires conseils, et plus d’une fois aussi de sa libéralité et de sa bourse. »
On juge des pleurs du vieillard ainsi accueilli à bras ouverts par le premier et le plus illustre seigneur des prélats de France. Il ne put que s’écrier comme le vieux Siméon : « Maintenant, Seigneur, je puis mourir ! »
C’était, on le voit, un aimable homme que M. de Harlay.
Je ne veux pas dire (Dieu me garde de calomnier un bon sentiment !) que M. de Harlay fût comédien cette fois ; mais que l’on juge cependant par là de ce qu’il devait être dans le tête-à-tête, lorsque président d’une assemblée, arbitre et pacificateur d’un différend, captateur habile, endormeur ou enjôleur d’un adversaire, il avait affaire à quelqu’un qu’il avait tout intérêt à concilier et à gagner. N’oublions pas que c’est ce même homme qui eut l’art de détacher, sur la fin, Nicole du Jansénisme et de le rallier en partie. Son eau bénite de Cour opéra souvent des merveilles : c’était au point qu’on aimait mieux être refusé par lui qu’agréé par un autre.
Simple abbé, il se distingua fort par sa parole et sa conduite dans les Assemblées du Clergé ; en une circonstance mémorable où le second Ordre était en conflit avec le premier, il se refusa à un rôle de chef de parti, de chef de file, qu’un ambitieux plus imprudent eut recherché : il aima mieux pousser à un rapprochement. Jaloux néanmoins de briller et de paraître, il s’occupait fort de la prédication et d’y réussir. Dans les études et exercices préparatoires auxquels il dut se livrer alors, je vois qu’on lui donne volontiers pour compagnons et pour émules deux hommes, depuis bien diversement célèbres, l’abbé de Clermont-Tonnerre, le futur et glorieux évêque de Noyon, et l’abbé de Rancé, l’austère réformateur de la Trappe44. Dès leurs débuts, à tous trois, l’abbé de Champvallon surpassait les deux autres en éloquence proprement dite. Rancé, si agréable et si poli à lire, était, nous dit-on, plus froid à entendre ; Clermont-Tonnerre avait du geste, un certain éclat aux yeux du peuple, mais plus de fracas que de fonds. Il paraît, au contraire, si l’on en croit l’écho qui nous arrive, un peu grossi peut-être à distance, que notre abbé réunissait toutes les qualités de l’orateur, — presque toutes, — l’accent, le charme de la voix, le geste, l’action souvent animée et toujours appropriée, la mémoire, les grâces de la diction, le trésor des saintes Écritures et des Pères : que de choses ! il n’y manquait que ce que donne le Saint-Esprit. Qu’on me laisse dire hardiment qu’un tel homme avait et devait avoir la faconde sacrée plus que la véritable éloquence sacrée. Quoi qu’il en soit, les jours où il devait prêcher, il y avait concours prodigieux et affluence, et du plus beau monde, des personnages de la plus haute qualité, notamment des dames de la Cour : on n’avait de places à ses sermons qu’en les faisant retenir de très bonne heure. Son biographe nous le dit.
Successeur de son oncle qui se démit en sa faveur, et archevêque de Rouen avant ses vingt-sept ans accomplis (1652), il commença à déployer ses talents d’administrateur et de conciliateur ; il y avait matière dans un diocèse qui lui arrivait en très fâcheux état. Nous ne saurions le suivre avec son panégyriste durant ce premier épiscopat. Il eut des affaires fort délicates, une entre autres où il se mit au plus mal avec la Cour et avec le cardinal Mazarin : il subit un temps d’exil dans son diocèse. Cette disgrâce dut être pénible à un homme de Cour aussi ambitieux : il n’en répara que mieux ensuite le temps perdu. Il reconquit la reine un jour qu’il prêcha à Paris en sa présence. Il venait de se signaler par tout un Carême prêché aux Minimes de la Place Royale, où de mémoire d’homme, assure-t-on, il ne s’était vu un tel mouvement de dévots et surtout de dévotes de la haute société. L’église restait ouverte nuit et jour, et les laquais, pour garder les meilleures places, étaient obligés d’y passer les nuits. Sur ce grand succès, les Augustins déchaux le supplièrent de venir prêcher dans leur église le samedi d’avant le dimanche des Rameaux. Harlay y consentit ; il se doutait bien que la reine y devait venir. C’est là qu’elle l’entendit, lui pardonna et lui promit de parler au roi en sa faveur. Elle avait un faible pour lui. Le roi, âgé de vingt ans, après un premier accueil assez sévère, lui sourit et sentit, en le voyant, que c’était là un prélat tout fait non pour l’irriter, mais pour lui complaire et le servir. Harlay, pénétré de reconnaissance, lui promit ce jour-là de n’avoir rien tant à cœur désormais que d’obéir en tout à un si grand roi et à un maître si clément, et il tint sa promesse. Le catholique et le chrétien cédèrent le pas au sujet ; Dieu et le pape ne vinrent qu’à la suite : le roi avant tout, ce fut sa devise. L’évêque de Cour entra dans son rôle pour n’en plus sortir.
Il excellait, d’ailleurs, à y mettre la façon. Chargé au nom des évêques de France de complimenter le cardinal Chigi qui était venu donner satisfaction pour l’insulte faite à l’ambassadeur de France par les gardes corses, et le roi désirant que dans sa harangue il fût dit quelque chose qui rappelât la cause de cette ambassade extraordinaire, M. de Harlay sut y mettre tant d’art et de bonne grâce qu’il remplit l’ordre du roi et qu’il ne fut point désagréable au cardinal. Celui-ci même loua tout haut l’élégance et la pureté de son latin (car le compliment était en latin) et dit n’avoir rien entendu de mieux tourné en ce genre ni de plus élégant soit en France, soit en Italie.
Il donna une autre preuve de sa merveilleuse dextérité de parole lorsque, chargé par le roi de prononcer, aux obsèques solennelles d’Anne d’Autriche, à Notre-Dame, l’oraison funèbre de cette reine à laquelle il devait tant, il le fit avec toute l’effusion convenable, mais en touchant les années de la Fronde et de la guerre civile de telle sorte et si délicatement que le Parlement de Paris présent, et si fort intéressé dans ces souvenirs, put l’entendre sans se sentir offensé. Cette vénérable Compagnie lui en sut tant de gré qu’elle lui demanda copie de ce discours aussi éloquent que prudent, pour le faire transcrire et le garder dans ses Archives.
À peine rentré en faveur auprès du roi, il avait été nommé, lui le plus jeune et le moins ancien des archevêques, à la présidence de l’Assemblée du Clergé ; et l’on peut dire que ce fut désormais une de ses fonctions habituelles que de présider cette illustre Assemblée en chacune de ses sessions ordinaires ou extraordinaires. C’était, on le savait, le choix agréable au roi.
Nul, en effet, ne s’entendait aussi bien que M. de Harlay à aller au-devant des vœux de Louis XIV, à suivre ses ordres ou à prévenir ses désirs, à le servir en tous ses desseins conçus de bonne heure, pour l’extirpation du Jansénisme, pour l’extinction de l’hérésie, pour le maintien et l’extension des droits de la Couronne, pour l’établissement et l’achèvement de cette unité, chère au monarque, dans les choses de foi, de mœurs, de discipline, de liturgie. En même temps qu’il savait les affaires et qu’il était en mesure de parler et de répondre sur toutes avec un à-propos et une pertinence suprême, il apportait dans ce haut emploi de président un tact, un talent particulier à manier les esprits, à ménager les amours-propres, à prévenir et à conjurer les conflits de toute espèce, et il obtenait par la douceur et par la persuasion ce qui eût semblé impossible à un autre. C’était le président par excellence. Rien qu’à le voir et à l’entendre, il était né visiblement pour être l’ornement d’une assemblée ; elle devait être fière et flattée de l’avoir à sa tête. Sa parole avait des charmes, des facilités qui rappelaient, par de singuliers contrastes, à qui était tenté de s’en souvenir, l’éloquence de Retz, mais d’un Retz soumis, adouci, métamorphosé et tout à la Cour. Il était le harangueur toujours prêt, toujours juste et à propos, tout à la circonstance, jamais ennuyeux. On sentait, même sous le personnage d’apparat, l’homme d’esprit à l’aise et qui jouait de ses talents.
Un jour qu’il présidait l’Assemblée du Clergé (1670), on était à la veille de l’ouverture ; l’évêque qui devait prêcher à la grande messe solennelle, à la messe du Saint-Esprit, Bertier, évêque de Montauban, fit dire qu’il était indisposé et hors d’état de tenir sa promesse. Harlay avait des jaloux, des envieux, et de ce nombre Le Tellier, frère de Louvois et coadjuteur de Reims ; mais les envieux avec lui cachaient leur jeu, et cette fois ils se déguisèrent en flatteurs. Ils vinrent donc, Le Tellier en tête, lui dire avec toutes sortes de compliments et de cajoleries que l’occasion n’avait jamais été si belle pour lui, docte et éloquent comme il était, d’ajouter encore à sa réputation, et qu’il lui fallait absolument prendre la place et l’office du prédicateur en défaut. Harlay se fit prier et désigna l’un des assistants, l’abbé de Fromentières, un prédicateur en renom, comme très-digne de suppléer l’évêque et tout à fait capable. Mais, au refus de l’abbé de Fromentières, Le Tellier et son monde ne lâchèrent point prise, et ils insistèrent tant et si bien que M. de Harlay promit de monter en chaire le lendemain. Cependant les malins s’arrangèrent de telle sorte qu’ils lui prirent tout le temps, si court, qui restait pour là préparation ; ils se relayèrent pour lui adresser questions, consultations coup sur coup, pendant toute cette journée de la veille et jusque bien avant dans la nuit. Ils espéraient lui faire faire un faux pas et le prendre au piège. Mais la facilité de Harlay les déjoua. Deux ou trois heures de méditation à peine lui suffirent ; il prêcha au lieu et place de l’évêque, toute une heure durant, à l’applaudissement du grand nombre, à la courte honte et au silence des jaloux.
On racontait quelque chose de plus merveilleux : un jour à Rouen, à la fête de la Conception de la Vierge (1667), un récollet de talent appelé Le Rret prêchait dans la cathédrale sur le texte de la fête : il avait divisé son sermon en trois points, et il terminait le premier, lorsqu’il fut pris d’une extinction de voix et d’une indisposition subite qui l’obligea de demander grâce au prélat présent et à tout l’auditoire, et de descendre de la chaire. Dans un cas si soudain et si imprévu, que fit l’archevêque ? Déjà les auditeurs se levaient pour sortir : il les retient du geste et les avertit de vouloir bien rester ; après un court instant, un éclair de recueillement, il monte lui-même en chaire, reprenant l’ordre de division adopté et annoncé par le récollet, il remplit les deux points qui restaient, et prêche une heure durant, à l’admiration, à l’émerveillement de tous. Quant à l’édification, on en parlera une autre fois, M. de Harlay s’en soucie moins que du brillant. Il aimait ces sortes de gageures ; il se montrait supérieur encore dans l’improvisation à ce qu’il était dans le discours étudié. C’était un bel esprit servi à souhait par la nature et favorisé par la fortune. Il allait trouver son plus beau cadre et le plus apparent.
L’archevêché de Paris devint vacant par la mort de M. de Péréfixe. Les compétiteurs étaient le cardinal de Rouillon, porté par son nom, par l’orgueil de sa race et par ses talents, et aussi Le Tellier lui-même, le coadjuteur de Reims, que poussait le crédit de sa famille. Harlay l’emporta (1671). Nul, jusque-là, n’avait été plus heureux que lui, à part cette courte éclipse de faveur sous Mazarin. Au sacre de Reims, en ce jour solennel, c’était lui qui avait été choisi pour mettre la couronne sur la tête du roi. Il était cordon bleu dès 1661. Le plus présent et le plus agréable à la Cour des archevêques de province, il était le président habituel de son Ordre, l’orateur à la fois royal et sacré. Il plaisait visiblement au monarque, qui, dès qu’il l’eut placé au siège de Paris, lui accorda, le vendredi de chaque semaine, une et quelquefois deux heures d’entretien particulier dans son cabinet. Agé de quarante-six ans à peine, dans toute la force et la maturité de l’ambition, Harlay ne vit d’abord dans l’archevêché de Paris qu’un degré à une fortune plus éminente encore : il se voyait déjà en idée ministre ou chancelier. Il le crut si bien qu’il s’appliqua à l’étude de la politique proprement dite sous un maître, M. Ariste, bien nommé, homme de mérite, qui avait longtemps servi sous l’ancien secrétaire d’État Brienne. Il se fit mettre, par lui, au fait des traditions et des relations de la politique extérieure. Il eut dans un éclair rapide, au retour de quelque visite à Saint-Germain ou à Versailles, son éblouissement d’une heure, son rêve de continuateur de Richelieu et de Mazarin. Cette première chimère s’évanouissant, et comme pis aller, il crut devoir se mettre en mesure pour le cas très vraisemblable où il serait nommé chancelier, et il prit pour guide dans l’étude des lois civiles un homme des plus habiles en cette branche, Jean Legendre, qui n’a rien de commun avec le nôtre, avec l’abbé de ce nom. La mort du chancelier Séguier, qui survint sur ces entrefaites (1672), excita au plus haut degré son espérance. La place resta vacante pendant deux ans. Le roi tenait les Sceaux comme suspendus, et Harlay y avait l’œil. Il ne les obtint pas ; on craignait son trop de crédit et son esprit d’insinuation auprès du roi, et l’on fit entendre au monarque qu’il paraîtrait moins régner seul s’il appelait dans son Conseil un ministre de tant de montre. Les espérances ambitieuses du prélat durent se renouveler pourtant et s’irriter à chaque vacance des Sceaux ; il les convoitait encore de plus belle à la mort de Le Tellier, en 1685, et Saint-Simon, dans la revue qu’il fait à cette occasion des prétendants divers, a dit admirablement de lui45 :
« Harlay, archevêque de Paris, né avec tous les talents du corps et de l’esprit, et, s’il n’avait eu que les derniers, le plus grand prélat de l’Église, devait s’être fait tout ce qu’il était ; mais de tels talents poussent toujours leur homme, et, quand les mœurs n’y répondent pas, ils ne font qu’aigrir l’ambition ; sa faveur et sa capacité le faisaient aspirer au ministère ; les affaires du Clergé, d’une part, et du roi, de l’autre, avec Rome, lui avaient donné des espérances ; il comptait que les Sceaux l’y porteraient et combleraient son autorité en attendant ; c’eût été un grand chancelier ; il ne pouvait être médiocre en rien, et cela même était redouté par le roi pour son cabinet, et encore plus par ses ministres. »
Tout le portrait de l’homme est dans ces quelques lignes de Saint-Simon ; il y est en germe et ramassé comme tout l’arbre est dans le bourgeon trop plein qui crève de suc et de sève.
Si Harlay avait été sage, il se serait résigné à n’être qu’archevêque de Paris, et, sous ce titre, l’arbitre écouté et influent des affaires ecclésiastiques du royaume. C’est dans ce rôle d’archevêque suprême que nous allons le considérer de plus près, en compagnie de l’abbé Legendre, non sans dénoter, quand il le faudra, le côté faible et fragile du beau pasteur trop enclin au sexe, et dont on disait en le voyant arriver parmi ses ouailles :
Formosi pecoris custos, formosior ipse.
Gardien d’un beau troupeau, plus bel encore lui-même !
En attendant, je suis étonné que parmi tant de sujets empruntés au xviie siècle et qu’on a traités de nos jours avec étendue et curiosité, M. de Harlay n’ait pas encore eu son tour. Je serais heureux de pousser à un pareil travail dont on a tous les éléments, les plus riches et les plus triés. L’idée du scandale attaché à son nom a pu en détourner jusqu’ici, je le conçois, les esprits sérieux ; on aurait tort pourtant de trop céder à ce scrupule. Il y a dans sa vie ecclésiastique et politique assez de faits importants, d’actes de premier ordre, pour mériter examen, analyse et tableau. Et si on le considère en lui-même, c’est un personnage, sinon un caractère, tout plein de belles qualités, avec un seul défaut, capital il est vrai, et qui finit par dominer trop insolemment et par éclipser le reste. On a dit de César qu’il avait tous les vices et pas un défaut ; et dans sa carrière de suprême ambition ses vices mêmes le servirent. L’exemple de M. de Harlay nous est la preuve, au contraire, que, dans l’ordre régulier des choses, il suffit d’un défaut, d’un vice mal placé, pour tuer un homme. Mais que de qualités d’ailleurs, politiques, civiles ! Quel art d’insinuation et de persuasion ! Quelle capacité facile et agréable ; et combien d’affaires, et des plus délicates, dans le grand règne, dont il tient le fil et dont le nœud se dénoue entre ses mains ! L’histoire ecclésiastique du règne de Louis XIV est à faire, et M. de Harlay en paraîtrait, pendant des années, le centre principal, le directeur le plus réel et le plus apparent : Bossuet n’était que pour la confirmation, pour le couronnement de la doctrine, et pour un complément d’autorité et de grandeur. Quant aux vices du brillant prélat, il n’y aurait pas à les dissimuler, ce serait peine inutile : en regrettant de les trouver dans un homme de son rang et de sa condition à l’état d’affiche et de scandale, il n’y aurait pas non plus à les exagérer, et la leçon morale qui sortirait d’elle-même de ce désaccord criant parlerait assez haut. Tant de vertus, aussi modestes que manifestes, dans les derniers archevêques que Paris a possédés, seraient la plus grande des accusations qui s’élèveraient contre lui, et il y aurait ce bonheur dans un tel sujet, même aux endroits les plus périlleux, qu’aucune allusion maligne ne trouverait place ni prétexte. On ne verrait que d’honorables contrastes, et tout à l’honneur de notre temps.