(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »

Horace Vernet (suite.)

Assez parlé du peintre : je m’attache au voyageur, au narrateur pittoresque, non pas au littérateur (Horace Vernet ne l’était pas), mais à celui qui avec la plume, s’il y avait été un peu plus préparé par une première éducation, aurait pu donner de fort jolis récits et croquis sous une autre forme. Il fit, en 1839-1840, le voyage d’Égypte, de Palestine et de Syrie. On a imprimé en partie les lettres qu’il écrivait de là sans prétention aucune, et à la diable16 ; j’ai sous les yeux les originaux : l’impression est assez exacte, sauf quelques interversions de dates et des mots trop familiers qu’on n’a osé risquer et qui ont été remplacés un peu arbitrairement. Mais savez-vous que ce récit de voyage est des plus agréables, que ces lettres forment une série intéressante, et qu’elles mériteraient fort, avec la série de lettres sur la Russie et quelques autres écrites de l’Algérie, d’être réimprimées et recueillies en un petit volume qui présenterait Horace Vernet sous un nouveau jour ? C’est bien, au reste, la même organisation, déjà connue, qui se traduit à nous, vive, heureuse, courante, avec la même facilité, la même verve et un fonds de bon sens dans la pétulance ; on y remarquera de plus la bonté et l’âme, l’humanité, et des éclairs de poésie et d’élévation.

I.

Toutes (ou presque toutes) les lettres sont adressées à Mme Vernet. La première est de Marseille ; il y trace son itinéraire depuis Paris : Châlons, Lyon, Avignon, Arles, un voyage à la papa, huit jours pour faire deux cents lieues. Cette première lettre est d’un bruit, d’une folie, d’un tintamarre étourdissant. Horace Vernet avait alors cinquante ans sonnés : il a retrouvé ses vingt ans. Il est né voyageur tout autant que peintre, et, dès qu’il se met en route, il nage dans son élément. Il y a bien quelques regrets pour ceux qu’il quitte, mais il aura tant de bonheur à les retrouver ! Tout est donc pour le mieux.

« Allons, chère amie, il faut finir ; mais ce ne sera pas sans vous embrasser tous et sans faire des amitiés à tous nos vieux et bons amis blanc, gris, noir, blond, vieux et jeunes mariés, débarrassés, embarrassés, garçons, etc. »

Figaro n’a pas plus d’entrain. Tout remue, tout danse ; le pêle-mêle de sensations est complet, la joie du départ l’emporte ; il a, pour le rendre, ses refrains familiers :

Voilà le grand moment arrivé. Dans quelques minutes en roule, le soleil en avant, bras dessus, bras dessous, avec ma bonne étoile ! Un beau jour sera aussi celui où cette dernière quittera son camarade pour me ramener près de vous. Alors elle sera plus brillante, que jamais. Elle connaît la route du n° 5817, où nous nous embrasserons comme des pauvres. »

À Malte, qu’il croque en deux traits et qu’il définit « un rocher imprenable gâté par des fortifications qui demandent quarante mille hommes pour les défendre », ou encore « une belle maison encombrée de meubles dans laquelle on ne peut pas entier », — à Malte, Horace a un crève-cœur :

« Les Anglais font la pluie et le beau temps, et exercent de ce point une influence effroyable. J’ai le cœur tout gros d’avoir vu leurs soldats ! Rien n’est mieux tenu, et il est impossible de voir de plus beaux hommes. Mais brisons là-dessus. Si notre armée, par comparaison, a l’air d’une bande de galériens, sous nos simples habits bat une fameuse âme. Vive la France ! »

Horace reste Français de cœur à l’étranger ; ce n’est pas un mal, puisque cela ne l’empêche ni de bien regarder ni de juger. Arrivé en Égypte, à Alexandrie, il voit tout, il note tout, et l’homme de sens ne se sépare.

Nous daguéréotipifions18 comme des lions, et du Caire nous vous ferons un envoi intéressant. Ici il n’y a que peu de chose. Cependant demain matin nous allons expérimenter devant le Pacha, qui désire connaître les résultats d’une découverte qu’il connaissait déjà par la description. Notre visite de ce matin était d’un grand intérêt. Le Pacha est petit, la barbe blanche, le visage brun, la peau tannée, l’œil vif, les mouvements prompts, l’air spirituel et très-malin, la parole brève, et riant très franchement lorsqu’il a lâché un petit sarcasme ; plaisir qu’il s’est donné toutes les fois que la conversation tournait à la politique, et surtout lorsque le consul19 insistait pour le départ de la flotte : « Je ne reconnais pas les Français, qui savent si bien faire la guerre, et qui ne parlent plus que de la paix. Je ne parle pas de la France, car d’ici j’ai entendu ses applaudissements quand elle a connu mes succès de Nézib. ».

Horace, en visitant l’Afrique et l’Asie, ne se fait pas Arabe et Turc, au point de laisser de côté tous ses sentiments d’Europe ; il ne ressemble pas à ces voyageurs, desquels d’ailleurs je ne médis point, qui, en mettant le pied sur la terre d’Orient, se font autant et plus Orientaux que les Orientaux eux-mêmes, et se dépouillent de toute manière antérieure de sentir, jusqu’à se métamorphoser. Au Caire, il a le cœur tout gros de fâcheuses réflexions en visitant le marché à esclaves, cet odieux marché, dit-il, « où de petits négrillons mâles et femelles sont par paquets rassemblés sur un mauvais carré de toile comme des pommes à cinq pour un sou, sans compter les hommes et les femmes de toutes couleurs qu’on tient dans des trous tout autour de cet infâme lieu, où, comme des rois, d’infâmes voleurs trafiquent de la chair humaine. » Mais, au sortir de là, c’est bien pis quand il entre dans la mosquée des fous, dont il décrit le spectacle horrible :

« Figure-toi une cour de quarante pieds carrés, environnée de murailles prodigieuses de hauteur, qui laissent à peine entrer le jour ; dans l’angle, une petite porte de trois pieds de haut, barricadée de chaînes à travers lesquelles on passe avec peine. Chaque côté des murs sont percés de petites niches de quatre pieds carrés, garnies d’énormes grilles de fer, et là dedans, sans vêtements, assis sur la pierre, sans autre paillasse que leurs ordures et une épaisse couche de poussière, sont les malheureux privés de leur raison, une double et lourde chaîne au cou, dont les extrémités viennent s’attacher à de gros anneaux extérieurs, et dont le frottement perpétuel sur la pierre l’a détruite et creusée à plus de deux pieds. Joins au tableau les rugissements des furieux, les accents pitoyables d’un amoureux, et les deux yeux fixes d’un nègre silencieux qui vous regarde comme un oiseau de nuit ; et tu ne te feras encore qu’une faible idée de ce que nous avons vu. Charles et Goupil20 en sont restés tristes toute la journée, et nous n’avons pu avoir d’autre conversation. »

D’autres, je le sais, décriraient cette mosquée de fous avec impartialité, avec une froideur impassible et désespérante, que dis-je ? avec volupté et délices. Horace Vernet reste homme en voyageant ; il ne se fait pas plus féroce que nature. Là encore il s’en tient à la trempe originelle première, et ne songe pas à s’en donner une autre. Il me fait l’effet, à ce naturel parfait et sans mélange, d’un Gil Blas en voyage, — un Gil Blas en képi.

Du Caire il va visiter les Pyramides ; elles ne l’étonnent pas à la première vue autant qu’il l’aurait attendu de ces masses de pierre. On a besoin pour les admirer, dit-il, de songer aux difficultés qu’ont coûtées à construire ces énormes monuments et aux quarante siècles dont l’éloquence de Bonaparte les a couronnés ; mais « il y a derrière eux ce grand coquin de désert qui est autrement imposant. »

Il ne se pique pas, depuis douze jours qu’il est arrivé, d’avoir une idée faite sur le pays ; son premier coup d’œil pourtant ne le trompe guère, et ce Méhémet-Ali tant vanté ne lui paraît que ce qu’il était en effet, un administrateur-exacteur mieux entendu, un pressureur de peuple plus habile :

« Les gens qui en attendent des progrès comme civilisation se trompent lourdement. Ce qui s’organise n’est autre chose que l’ordre dans le despotisme, pour le rendre plus également pesant et de manière à ce que rien ne puisse s’en affranchir ; et les lumières que le Pacha va soi-disant chercher au milieu de nos institutions philanthropiques ne sont que des armes qu’il aiguise et, pour ainsi dire, qu’un rasoir qu’il fait repasser pour tondre plus près. »

Que dites-vous de ce rasoir ? Il n’est pas mal trouvé pour exprimer ce qu’il veut. C’est le même homme qui, quelques années après, étant allé en Russie pour y peindre de hauts personnages et des batailles, disait à propos du progrès factice et forcé dont il était témoin :

« On est ici comme en Egypte, sur une boursouflure qui, tôt ou tard, s’enfoncera. »

J’appelle cela du bon sens d’observation. Horace Vernet n’en faisait point parade, et, sous ses airs brusques, il en avait autant et plus que d’autres qui passent pour très sages.

Du Caire, il se dirige vers l’Asie en longeant le Delta, et cette triste route monotone est décrite avec une fidélité vive, précise, et sans charge :

« Pour arriver à El-Arich, nous n’avons, pendant douze jours, rencontré qu’un groupe d’Arabes à cheval, qui, sans doute, nous ont trouvés trop bien disposés, et qui se sont contentés de nous suivre pendant deux lieues à peu près. En arrivant à El-Arich, le pays prend un aspect bien caractérisé ; ce n’est plus que du sable amoncelé par buttes sur l’une desquelles se trouve une petite forteresse environnée de quelques mauvaises maisons au milieu desquelles s’élève une centaine de palmiers semblables à des plumeaux, qui ont l’air de dire : « Venez vous épousseter ici. ». En effet, on en a grand besoin ; mais je t’avouerai que c’est la dernière chose à laquelle on pense : de l’eau, de l’eau, de l’eau fraîche, voilà ce qu’on cherche !… »

« D’El-Arich à Gaza, le pays change de figure ; le sable se couvre de petits buissons, puis on commence à rencontrer des pierres, puis des troupeaux ; enfin on entend un peu de bruit ; le silence est encore une chose qui fait une véritable impression ; on cherche pendant longtemps ce qui manque à la vie, et tout à coup… »

Horace Vernet a, depuis, imprimé quelques-uns de ces passages dans une brochure sur les Costumes de l’Orient, il a ôté les familiarités et n’a laissé que le noble et le grave, ce qui allait à son but. Moi-même, bien que je n’aie d’autre but ici que de montrer l’homme, je dois avertir que je supprime, tantôt avec regret, tantôt sans regret, bien des petites choses. Il y a en effet, par-ci par-là, des gaietés inimprimables, de vraies gamineries, de ces choses qu’on ne trouve point du tout dans les lettres à la Chateaubriand, qui feraient le régal d’un Scarron, et qui sentent le peintre de troupes. J’en passe. Mais l’aventure de Gaza peut se raconter ; c’est le seul accident pénible de ce voyage où tout va pour le mieux, et cet accident pénible est surtout risible :

« Avant de te dire de quoi il retourne, je veux te donner une description de cette fameuse ville dont Samson a emporté les portes. Si tu as de la mémoire, tu m’as connu sans barbe grise ; j’en ai une superbe maintenant. Je suis donc changé ? Gaza en a fait de même ; car, soit pour éviter de renouveler de fâcheux souvenirs, soit tout autre motif, les maisons même ne sont pas fermées, et, par mesure de sûreté, nous avons cru devoir planter nos tentes dans le milieu de la grande place, malgré de gros nuages suspendus sur notre tête. Après avoir fait un bon souper du reste de notre mouton d’El-Arich, après nous être bien couchés sur nos tartelettes de lit, après nous être laissé aller au plus délicieux sommeil, tout à coup nous nous réveillons flottants et soulevés par l’eau ; un orage affreux venait d’éclater, et, dans quelques minutes, le lieu charmant que nous avions choisi, maigre quelques charognes qui en faisaient l’ornement, se transforma en une espèce de naumachie, de laquelle nous sommes sortis de nos personnes, mais laissant tous nos effets prenant une leçon de natation. De onze heures du soir à six heures du matin, il a fallu attendre. Heureusement que nous étions à côté du cimetière, où, grâce à la peste qui a enlevé, il y a trois mois, les deux tiers des habitants, nous avons trouvé de très jolis tombeaux sur lesquels nous sommes restés perchés jusqu’au jour. Mais enfin, après l’orage, on voit venir le beau temps (Tableau parlant)21. En effet, le soleil parut, et au même moment un long nez au bout duquel se trouvait un visage ; ce visage était sous un parapluie jaune et noir et surmontait un grand corps pris dans une petite redingote. L’ange Gabriel ne nous eût pas fait plus de plaisir avec ses formes divines que cette espèce de Sangrado quand il nous apparut. Nous courûmes à lui. C’était un Napolitain, agent sanitaire remplissant les fonctions de médecin et venant nous demander de guérir son enfant qui avait mal aux yeux. Vite je lui offre mes services ; je porte ma pharmacie ; dans une minute nos bagages encombrent toute sa maison ; nos chameliers s’emparent de tous les coins ; nous voilà maîtres du logis… »

Qui donc sait mieux raconter en écrivant ? Tout cela est gai, spirituel, bien français de tour et d’humeur. C’est du bon Alexandre Dumas, sans la hâblerie et les fioritures : Horace Vernet voit et dit juste et ne brode pas.

Voyageur sincère, il est mobile ; il réfléchit comme une eau courante tout ce qu’il traverse. La vue de Jérusalem, celle de Bethléem surtout, le frappent vivement. Est-il religieux à cette date ? Ne l’est-il pas ? Il ne songe point à se le demander. Il est artiste, et il sent avec son âme : elle va nous rendre juste l’écho. Horace et sa caravane, avant d’arriver à ces lieux consacrés par tant de souvenirs, ont fait la rencontre du gouverneur de Jérusalem en personne qui tenait la campagne à la tête d’un corps de cavalerie, pour aller châtier quelque bicoque du voisinage ; ce gouverneur les invite poliment au passage, et les oblige, un peu malgré eux, de s’arrêter à son bivac, d’un aspect d’ailleurs des plus mélodramatiques et des plus bigarrés. Enfin, après une nuit passée, ils s’en débarrassent :

« … Nous avons repris nos montures, et deux heures après nous étions dans Bethléem !… Voilà, chère amie, de ces événements de voyages qui leur donnent tant de charme. A peine une émotion passée, une autre toute différente commence. En arrivant sur le haut d’une montagne, on voit tout d’un coup Bethléem de l’autre côté d’un ravin profond. Le cours de mes idées a changé avec autant de rapidité que si j’avais fermé un volume pour en ouvrir un autre. Je n’ai plus vu que des bergers, des mages, de pauvres petits enfants égorgés et un berceau duquel est sortie une législation qui devait changer la face du monde. Ce n’est pas impunément qu’on se trouve sur le théâtre de si grands événements ; ce qui doit élever l’âme ne perd pas à être vu de près, et ce petit village en ruines parle bien plus au cœur que ces grandes Pyramides, qui n’étonnent que les yeux. ».

Et qu’on vienne nous dire encore qu’Horace Vernet manque tout à fait de la corde grave ! J’admire toujours comme on rogne la part aux hommes de talent, comme on leur fait la portion congrue ; on semble pressé avec eux de conclure, on simplifie et l’on abrège : « Toi, tu n’as que de la facilité. — Toi, tu n’as pas d’élévation ! » — On n’est jamais plus à l’aise pour juger que quand on s’est mis à cheval sur un point de vue bien étroit. Les hommes, sachons-le bien, sont plus complexes et plus harmonieux qu’on ne pense. De ce qu’ils ont une qualité à un degré éminent, il ne s’ensuit pas qu’ils n’en aient pas d’autres, au second plan pour ainsi dire, et qui ne se produisent que par intervalle, à l’occasion, mais qui ne leur font pas défaut. Plus on étudie et on approfondit une nature, et moins on est pressé de tirer la barre à son sujet. La nature déjoue, à tout moment, l’observation qui croyait en être quitte. Aussi, qui que nous soyons, moralistes, peintres, auteurs de portraits ou d’analyses, si nous voulons nous en faire une juste idée et en vendre aux autres une image fidèle, n’étranglons jamais les hommes.

C’est dans son voyage de Syrie qu’Horace Vernet paraît avoir conçu pour la première fois ses idées sur l’immobilité de l’Orient et sur les applications qu’on en pouvait tirer à la peinture ; il lui arriva alors une chose rare, unique dans sa vie : il eut un système, il fit une théorie. Un jour, dans une de ses courses en Algérie, il avait fait une première remarque : il lisait la Bible, et voyant une jeune femme arabe venir chercher de l’eau à un puit, il crut avoir sous les yeux la parfaite représentation de Rebecca à la fontaine, lorsque la fille de Bathuel, portant sa cruche sur son épaule gauche, la laissait glisser sur son bras droit pour donner à boire au serviteur d’Abraham : c’est ainsi du moins qu’il s’expliquait ce mouvement et ce jeu de scène. Il songea tout d’un coup que peut-être, à travers la suite des âges et les vicissitudes des révolutions, les mêmes usages, les mêmes coutumes et costumes, transmis dans la race ou imposés par le climat, avaient pu se perpétuer presque invariables. Cette idée le reprit vivement dans son voyage de Syrie, et en repassant sur ses impressions anciennes et récentes, il écrivait d’un accent de conviction qui portait avec lui une certaine éloquence :

« Damas (janvier 1840). — J’ai passé une bonne journée, car j’ai vu beaucoup de choses, et beaucoup de choses différentes qui, malgré cela, en se réunissant dans ma tête, deviennent homogènes par le but auquel je me rattache sans cesse, celui de voir partout de la peinture. Je vous le répète, mon cher ami22, ce pays-ci n’a pas d’époque. Transportez-vous de quelques milliers d’années en arrière, n’importe ; c’est toujours la même physionomie que vous avez devant les yeux. Que le canon chasse devant lui des populations entières, qu’il les extermine, ce n’est que le moyen qui a changé, mais non la chose. Pharaon poursuivant les Hébreux, monté sur son chariot, soulevait la même, poussière dans le désert que l’artillerie de Méhémet-Ali. Les Arabes n’ont pas changé. »

Et remarquez-le, non seulement Horace Vernet soutenait cette immobilité, cette invariabilité de l’Orient au point de vue pittoresque du spectacle, en ce qui était du paysage et du costume ; il l’entendait aussi au point de vue moral, et il observait très ingénieusement que cette idée de fatalité qui domine les populations orientales agissait autrefois tout comme aujourd’hui, au temps de Moïse ou des prophètes comme au temps de Bonaparte, de Méhémet-Ali ou d’Jbrahim ; que la cause extérieure de l’étonnement et de la soumission machinale pouvait être diverse, mais que l’explication n’étant pas autre ni plus avancée aujourd’hui qu’il y a quarante siècles, la physionomie qui exprime l’état intérieur habituel restait la même, que le faciès, en un mot, n’avait pas changé ; et il exprimait cela très spirituellement ;

« Ce matin (toujours à Damas), on nous a fait manœuvrer deux batteries d’artillerie, l’une de la garde, l’autre de la ligne. La seule différence qui existe entre ces deux corps est que les pièces de la garde sont attelées avec des chevaux, et la ligne avec des mulets… Le matériel est à la Gribeauval… En voyant ces évolutions si lestes qui semblaient raser la terre, il me semblait lire Habacuc et ses prophéties. Vous allez rire de voir Gribeauval et Habacuc contemporanisés par moi : riez tant qu’il vous plaira, puis songez qu’il y avait des curieux autour de moi, ries femmes, des enfants regardant avec attention aussi, mais ne voyant dans ce que nous admirions de mécanisme dans ces machines de guerre, qu’une nouvelle volonté de Dieu, qu’un fléau d’une autre forme envoyé par lui pour les éprouver de nouveau. Que ce soit à coups de trompette ou à coups de canon que les murs de Jéricho soient tombés, le résultat est le même pour eux. Voilà tout ce qu’il leur faut pour attendre avec patience un nouvel ordre de choses. Cette confiance dans l’avenir donne aux Arabes une expression calme qui ne disparaît quelquefois que dans la discussion d’intérêts privés. Autrement ils écoutent, ne répondent qu’après avoir jugé et regardent attentivement leur interlocuteur ou ce qui se passe sous leurs yeux. L’étonnement ne paraît jamais sur leur visage, ce qui explique les ordres froidement cruels donnés par Moïse et exécutés ponctuellement sans que les victimes se doutassent du sort qui les attendait. »

*

Tout cela est finement senti, et, sa pensée se précisant de plus en plus à la réflexion, il écrivait de Smyrne, au moment de s’embarquer :

« C’est ici que je commence à bien me rendre compte de tout ce j’ai vu d’intéressant, de curieux, de magnifique et de nouveau ; c’est pour le coup que la Bible devient intéressante. Au diable le Chateaubriand, le Forbin et autres marchands d’esprit qui n’ont su s’exalter que sur des restes de pierre et qui n’ont pas compris que les scènes qui se représentaient à chaque minute sous leurs yeux étaient la représentation vivante de l’Ancien et du Nouveau Testament ! »

Nous croyons que Chateaubriand, ou Chateaubrillant (comme sa plume l’a écrit, soit par mégarde, soit d’après la parodie vulgaire) a mieux vu et plus loin qu’Horace Vernet ici ne l’imagine ; mais il n’est pas question de cela en ce moment.

Lorsque plus tard, tout rempli de ce qui lui semblait sa découverte, Horace Vernet voulut faire prévaloir ses idées devant l’Institut, lorsqu’il soutint son opinion, sa thèse sur certains rapports qui existent entre le costume des anciens Hébreux et celui des Arabes modernes, il trouva les esprits prévenus. On s’est accoutumé depuis trois siècles à voir les Hébreux représentés à la romaine ; Raphaël, Poussin et les autres grands peintres ont peuplé les imaginations et meublé la mémoire de tous avec ces Hébreux classiques : la place est prise ; les hauteurs sont occupées. Une tradition consacrée par des chefs-d’œuvre ne se déloge pas sans un long siège et d’énormes batteries de brèche. L’idée d’Horace Vernet qui, je crois, était celle aussi de Decamps et que je vois plus ou moins partagée par d’autres voyageurs modernes, peut donc avoir sa bonne part de vérité, sans qu’il y ait chance pour cela de la faire prévaloir. Il n’y aurait qu’un moyen, ce serait de produire, à l’appui, des tableaux conçus dans ce nouveau système de vérité et de réalité, mais des tableaux chefs-d’œuvre qui fissent reculer et pâlir les anciens et qui les remplaçassent en définitive dans l’imagination des hommes. Il y a peu de probabilité qu’il en soit ainsi.

Le retour d’Orient répondit pour l’intérêt à l’ensemble du voyage. À Smyrne, Horace Vernet rencontre (février 1840) les flottes française et anglaise ; il est accueilli par notre marine comme il l’était en Afrique de notre armée de terre. Chacun lui fait honneur et fête ; mais la peinture, toujours, est de la partie et ne saurait se plaindre d’être un seul instant oubliée.

« À Smyrne, à bord du Santi-Petri, ce 14 février.

« Trêve de descriptions sur mes jouissances d’amour-propre ; ce qui vaut mieux que ces fadaises, c’est que l’amiral Lalande, homme charmant par ses manières d’une part et ravissant par son amour pour les arts, sachant que j’avais un tableau à faire de la prise de Lisbonne, m’a fait faire à notre bord un branle-bas de combat à feu dans les conditions voulues pour ce que j’avais à représenter. Quand même je saurais écrire, il me serait impossible de te donner une idée de tout ce que j’ai éprouvé dans cette grande boîte à quintessence de mort, lançant de toutes parts sur l’eau ses mille langues de feu et obscurcissant le beau ciel bleu d’Orient par des tourbillons de fumée… Chère Louise ! dans ce moment, il n’y a pas de Jérusalem, de Bible, d’Évangile, de Jacob et d’Arabe avec ses moutons qui soient venus me trotter dans la tête : j’étais dans l’enfer, et, vois comme je suis perverti, je m’y trouvais bien Cependant, au moment où je t’écris, malgré mon enthousiasme guerrier, j’ai le cœur gros. Figure-toi que deux canonniers ont eu les bras emportés. C’est un événement qui arrive, dit-on, à chaque manœuvre de ce genre. Je me dépêche de te parler de ce fatal accident avant que la raison me revienne et que mon enthousiasme pour tout ce dont je viens d’être témoin ne fasse place à la triste et funeste pensée qu’involontairement, sans doute, je suis cause de la mutilation de ces malheureux. Tiens, chère amie ! voilà tout ce que j’avais à te dire qui s’échappe ; je ne vois plus que ces pauvres diables. Tâchons de parler d’autre chose… »

Cette note humaine vibrante, qui lui est naturelle, nous la retrouvons encore. — Il part pour Constantinople, mais les Turcs ne sont pas son fait : Horace Vernet tient bon pour les Arabes, pour cette race fine et légère, il en devient même injuste pour Constantinople. Le plus beau point de vue du monde lui joue le mauvais tour de le laisser froid comme glace ; il faut l’entendre :

« De la fenêtre de notre auberge à Péra, je vois toute cette grande villa ; j’ai beau me battre les flancs pour m’enthousiasmer ; impossible ! je ne vois que des maisons de bois et des espèces de grosses tourtes entourées plus ou moins de chandelles qu’on appelle mosquées et minarets, mais rien de ce pittoresque, rien de cette originalité de cette belle Syrie, rien de cette brutalité de l’homme qui donne du charme et fait ressortir les œuvres de la civilisation ; tout est rond, tout est mou, c’est le sérail de la pensée ; enfin je me sens énervé, et il ne faudrait pas longtemps pour que mes idées prissent du ventre comme tous les vilains Turcs que je rencontre dans les rues. »

Et dans un mouvement lyrique relevé de jurons militaires, il se met tout d’un coup à les apostropher, à les traiter comme à une descente de barrière on traiterait des Turcs de mardi gras ; c’est tout un feu d’artifice d’injures qui se couronne par un bouquet en faveur des Arabes :

« Chers Arabes, votre pou, votre puce (quoique souvent incommode), valent mieux que les parfums de vos indignes ennemis ! »

Bon Dieu ! Que les jugements des hommes sont bien d’accord au fond avec leur organisation, et qu’ils ressortent vivement de leur personnalité même ! Que c’est bien là le jugement que doit porter en effet de la race accroupie, aux jambes croisées, cet homme mince, maigre, alerte, bien corsé, toujours debout, toujours courant, infatigable, trempé comme l’acier et souple comme un fleuret !

La vérité aussi est que, si infatigable qu’il soit en voyage, il en a assez pour cette fois ; il a sa dose ; son sac est plein :

« Quant à moi, je n’éprouve plus qu’un seul besoin, c’est celui de peindre. Je viens de faire une récolte telle que pour plus de vingt ans je suis pourvu de matériaux qui suffiraient pour faire la réputation à un homme. Certes j’aurai plus appris pendant les cinq mois qui viennent de s’écouler, qu’en six ans à Rome. Qu’est-ce que de la peinture et les grands maîtres, lorsqu’on traite directement avec la nature, et une nature toute divine, toute poétique !… Plus je reviens sur les émotions qu’elle m’a fait éprouver, plus elles prennent de force, et je me sens tout jeune. »

Si la verve et l’enthousiasme, si le mouvement naturel de poésie, si le coup de soleil de l’imagination n’est pas là sensible, je ne sais plus où les trouver.

Il revoit la France comme il en est parti, avec joie, avec transport ; il n’a plus qu’un désir, revoir et embrasser les siens dont il est séparé depuis six grands mois. Il est à Marseille (13 avril 1840), mais on n’a alors, pour revenir, que la diligence. Quelle lenteur, quand il voudrait aller plus vite que le vent !

« Le vent ne serait qu’un cheval fourbu, si lui-même voulait nous enlever d’ici pour me porter près de vous, tant j’attends avec impatience le moment de vous serrer contre mon cœur ! — Allons, du calme, l’ami ! n’allez pas, par un emportement blâmable, détruire en un instant votre réputation de vertueux voyageur. »

On vient de voir le voyageur en pleine action ; voyager, c’était sa manière de se reposer. Quand on le voit ensuite se remettre d’arrache-pied à ses toiles, on comprend que sa peinture aime le grand air et ne sente en rien le renfermé.

II.

L’autre grand voyage d’Horace Vernet fut en Russie. Il y était allé une première foi en 1836 ; il y retourna en 1842-1843. Il y était fort apprécié et fort désiré. Je crois bien que la cause première et déterminante de ces voyages en Russie avait été quelque petit démêlé avec la liste civile. Horace Vernet, un peu contrarié dans quelque plan de tableau, dans quelque décoration de salle, peut-être froissé de quelque mot ou de quelque procédé administratif moins agréable qu’il n’avait droit de l’attendre, se décida à partir pour Saint-Pétersbourg. C’était pourtant une situation délicate que de se trouver, lui, peintre militaire, peintre de l’armée française et appelé comme tel, au milieu d’une Cour dont la politique était si peu favorable à la France. Ses relations anciennes avec la famille d’Orléans, ses obligations particulières et connues envers le prince auquel le tzar se montrait personnellement si contraire, ne rendaient pas son rôle plus aisé ; de plus diplomates que lui se seraient trouvés embarrassés en sa place : il s’en tira à merveille, avec droiture, loyauté et bon sens. On a sa Correspondance de ce temps, c’est-à-dire du second voyage, qui a été imprimée en partie, comme celle d’Orient, dans un journal23 ; j’en ai également les originaux sous les yeux : elle mériterait d’être revue et donnée avec soin. Les lettres, surtout, qui étaient remises « par une voie sûre » renferment des particularités qui ont bien de l’intérêt.

Reçu à bras ouverts par l’empereur Nicolas, qui lui dit pour premier mot : « Mon cher Vernet, êtes-vous à moi ? » logé dans les palais du prince ou chez les premiers seigneurs de l’empire, présenté par l’empereur dans les manœuvres comme étant de son État-major, l’accompagnant dans ses voyages à l’intérieur, traité par lui non comme un peintre, mais comme un ami, comme un fils, comme un enfant gâté, avec une confiance, un laisser-aller que les lettres n’exagèrent pas, et que les meilleurs témoins nous ont certifié, Horace sut garder sa tête, son bon sens, et ne pas se laisser enivrer ni enguirlander. Je prends un passage entre dix autres que je pourrais citer :

« Je me borne maintenant, écrit-il le 1er juillet 1842, à observer les changements qui ont eu lieu ici depuis mon premier voyage. Il y en a de singuliers, entre autres celui qui s’est opéré en faveur de notre roi parmi la noblesse, ce qui explique peut-être la mauvaise humeur de l’empereur. Je ne serais pas étonné qu’il ne se mitonnât quelque farce à la façon de barbarie. Ce pays-ci est partagé en deux, sans intermédiaire qui puisse amortir l’effet du marteau sur l’enclume. Jusqu’à présent, le marteau a été fort, mais petit à petit le manche s’use ; les esclaves s’enrichissent, la noblesse abuse, et déjà bien des seigneurs n’osent plus aller dans leurs terres ; et dans le fond il n’y a pas une très-grande différence entre l’état de la Russie et celui de Méhémet-Ali ; on est ici, comme en Égypte, sur une boursouflure qui tôt ou tard ne pourra plus soutenir la pesanteur du fardeau. Cette formidable armée demandera un jour à combattre autre chose que des Russes ; plus elle fera de conquêtes, plus elle prendra son pays en horreur. Je viens d’assister à de grandes manœuvres ; on ne peut se faire une idée des souffrances qu’ont éprouvées les malheureux soldats. Le second jour les bois étaient jonchés de ces pauvres misérables couchés dans la boue sans pouvoir agir de leurs membres. Les officiers eux-mêmes, plus ou moins pris par la diarrhée, offraient le spectacle le plus triste de l’obéissance passive. Pas un murmure ; mais que ne voyait-on pas sur leurs visages ? Il faut de la gloire ou de l’argent pour que des hommes acceptent momentanément une semblable existence. Et pense-t-on qu’ils résistent longtemps au désir de reprendre leur liberté, quand ils n’ont à espérer aucune compensation aux maux dont ils sont accablés ? Pour me remettre du spectacle de toutes ces misères, j’ai voulu voir quelques-uns des établissements fondés par le gouvernement, pour instruire des laboureurs, des forestiers, etc. Rien n’est plus beau que le principe : main là, comme en tout, il y a boursouflure et rien dessous. Des bâtiments énormes, une administration nombreuse, une discipline de fer et de bâtons ; des résultats passables, mais qui ne sont d’aucune utilité pour la masse, les privilèges de la Couronne anéantissant sur-le-champ le bénéfice qu’on en pourrait tirer si la liberté d’en tirer parti pour son compte existait. Mais les besoins de l’État sont tels, que du jour où la plus petite industrie ne lui rapportera rien, la culbute sera inévitable. Voilà ce qui fait la force de la France ; c’est ce champ ouvert à toutes les capacités, pour tirer parti d’elles-mêmes à leur profit. »

N’est-ce pas bien vu et bien pensé ? Toutes ces lettres sont pleines de bon sens. Horace, qui passait pour léger, avait du coup d’œil, et l’honneur était l’âme de son caractère. Un jour qu’à son retour d’Orient, à Smyrne, sa femme et sa fille lui avaient fait recommander, je ne sais pourquoi, de se tenir ferme contre les amis du duc de Bordeaux, lequel voyageait apparemment de ce côté, il avait répondu, en s’étonnant à bon droit de la recommandation : « Dans tous les cas, rassurez-vous ! les voyages qui forment la jeunesse ne déforment pas la vieillesse. » C’était une de ses maximes. Ce voyage en Russie ne le déforma pas du tout. Les circonstances politiques étaient déplorables. Une publication de M. Guizot24 nous a initiés aux détails de cette amère zizanie diplomatique : l’ambassadeur, M. de Barante, était indéfiniment absent ; M. Casimir Périer, qui le remplaçait comme chargé d’affaires, était sur le point lui-même de quitter Pétersbourg, et de laisser le soin de la légation au second secrétaire, M. André. On était aussi mal qu’on peut l’être sans rompre. La manière dont Horace Vernet était traité par l’empereur contrastait sensiblement, presque injurieusement, avec les froideurs et les mortifications qu’avaient à essuyer nos représentants officiels. Un jour, à ce qu’on appelle un thé militaire, c’est-à-dire à une réunion de tous les officiers supérieurs dans un jardin où l’impératrice leur offrait un régal, l’empereur, après avoir pris la main d’Horace et la lui avoir tenue pendant un assez long temps, en lui parlant de ce qui venait de se passer pendant les manœuvres, s’était retourné et avait dit aux officiers : « Messieurs, Vernet fait partie de mon État-major, et je mets à l’ordre qu’il sera libre de faire tout ce que bon lui semblera dans le camp. » Prestige de notre gloire militaire qui se réfléchissait jusque sur son peintre ! En vérité, Horace aurait été un ancien aide de camp de Napoléon, un Rapp ou un Lauriston, que Nicolas ne l’aurait pas traité avec plus de distinction et de caresse. Mais une telle faveur déclarée, au moment où l’on était le plus mal avec la Cour des Tuileries et où elle se montrait irritée autant qu’elle en était capable, imposait à celui qui en était l’objet bien des délicatesses. Horace avait à ne pas se montrer ingrat envers l’empereur, et à ne pas trahir sa qualité de Français : il sut tout concilier.

La nouvelle de la mort du duc d’Orléans arriva sur ces entrefaites (juillet 1842) ; elle tomba comme un coup de foudre, la veille d’un bal et d’une fête de cour que l’on contremanda. Horace Vernet sentit à l’instant ce qu’il devait à sa reconnaissance et à ses devoirs envers le chef de la famille d’Orléans. Il exprima à l’empereur sa première pensée qui était de faire une courte visite en France. L’empereur eut, à celle occasion, des paroles de sensibilité pour le roi et le père malheureux, et il autorisa Horace Vernet à les redire25. Horace, à son retour de France, moins de six semaines après, se trouva d’autre part chargé confidentiellement par Louis-Philippe de certaines paroles amicales et très-conciliantes qu’il n’attendait que l’occasion pour placer. Cette occasion tarda, l’empereur n’étant jamais seul ; il aurait fallu, pour cela, qu’il allât poser dans l’atelier du peintre. Cependant les choses politiques suivirent leur cours, et la mésintelligence diplomatique continuant de plus belle, Horace finit par se féliciter de n’avoir pas redit complètement des paroles d’amitié qui avaient perdu tout à-propos26.

« Voilà encore, me dit l’empereur, votre malheureux roi éprouvé par un coup plus terrible que tous ceux qu’on a tirés sur lui. La mort du duc d’Orléans est une perte énorme, non seulement pour le père et pour la France, mais pour nous tous. Est il possible de compter sur une régence qui peut s’établir en France au moment ou rien ne sera encore préparé ? Car comment préparer une chose qui dépendra des circonstances dans lesquelles elle se présentera ?… »

Et comme Horace lui exprimait son désir de faire une visite en France :

« L’empereur m’a dit alors, les larmes dans les yeux : « Allez, vous ferez ce qu’un galant homme doit faire ; si vous voyez le roi des Français, dites-lui bien que je partage tout son malheur ; que personne plus que moi ne peut le comprendre davantage, car je lui dois de connaître le bonheur dont vous me voyez jouir chaque jour : dites-lui tout ce qui pourra le convaincre de l’estime que j’ai pour ses grandes vertus et pour la fermeté de son caractère. » —

« L’empereur me tenait la main ; nous sommes restés quelques minutes sans prononcer une parole, en proie à la plus vive émotion, et lorsque j’ai pu parler, je lui ai demandé s’il m’autorisait à répéter textuellement cette conversation. Il me répondait sur-le-champ sans hésiter : « Non seulement je vous y autorise, mais je vous en charge. Si d’autres choses… » — Il n’a pas achevé— »

À peine revenu de Paris, Horace avait eu d’abord à accompagner l’empereur dans le midi de la Russie : un beau voyage, rapide comme le vent, où l’on voyait tout à tire-d’aile. Ce ne fut qu’au retour qu’il put être question de peindre. Il commençait pourtant à s’ennuyer tout de bon d’être traité si continuellement en ami, en homme de la Cour, de passer sa vie dans les parades, dans les voyages et dans les fêtes. Les doigts recommençaient à lui démanger ; il n’aspirait « qu’à reprendre la veste grise et à se fixer devant son chevalet. » Il fallut encore patienter pendant l’hiver : « Vingt heures de nuit, quatre heures de jour, et d’un jour malade ! Comment peindre ? » Les raouts de la société russe, monotones et cancaniers, ne le dédommageaient pas.

Les derniers mois de son séjour n’en furent que plus laborieux. Il fit pour l’empereur et pour la famille impériale plusieurs tableaux et portraits qui réussirent fort et qu’on n’a pas vus ici27. Tout lui tournait à bonheur et à honneur. Comme il avait l’amour-propre aimable et bienveillant, il ne s’enorgueillissait pas ; il imputait à sa bonne étoile plus qu’à son mérite cette faveur disproportionnée et qu’il n’avait rien fait pour exciter. On ne se figure pas, en effet, ce qu’il était là-bas. La moindre esquisse d’un Napoléon à cheval qu’il croquait le soir chez l’impératrice, pendant que les femmes brodaient et que quelque chambellan faisait la lecture à haute voix, avait tous les honneurs de la soirée. Un jour, dans le salon impérial, il s’était amusé machinalement, et pour occuper ses doigts, à façonner avec de la cire un petit casque : l’empereur y jette les yeux, trouve le modèle parfait, et dès le lendemain le fait adopter par une partie de sa cavalerie. Et ceci, c’est une personne présente alors à Saint-Pétersbourg, ce n’est pas Horace Vernet qui me le dit. L’histoire courut et fut racontée telle que je viens de la dire. Il fallait aussi, pour de tels succès, un empereur fait exprès et qui aimât à jouer en grand aux soldats.

Il y aurait à tirer encore plus d’un extrait de ces lettres de Russie, pleines de particularités et d’observations de tout genre, et d’un agréable pêle-mêle. Horace Vernet les a définies lui-même mieux que nous ne saurions faire, quand il a dit (22 octobre 1842) :

« Je t’écris tout à bâtons rompus. Voilà ce que c’est que le combat de plusieurs idées dominantes dans une tête de peintre : chacune veut sortir la première ; le bec d’une plume n’est pas large ; la foule se presse à la porte pour sortir, comme d’une salle de spectacle où l’on crie au feu ! N’importe ! arrange-toi comme tu voudras ; figure-toi remettre en ordre mon atelier… »

Voilà tout Vernet épistolaire défini par lui-même. Et nous autres, critiques de profession, faisons les fiers et les entendus après cela !

Mais je m’aperçois que je suis aux dernières limites de cet article. Comment assez m’excuser, mes chers lecteurs ! jugez-en vous-mêmes. Je me suis embarqué dans une étude sérieuse qui, évidemment, m’a conduit plus loin que je n’avais d’abord pensé. L’abondance du flot et la force du courant m’ont emporté. Et cependant ai-je dit quelque chose de trop ? Ce que j’ai cité n’était-il pas neuf, inconnu à la plupart ? N’était-ce pas, sinon une révélation, du moins un aspect nouveau et assez imprévu de l’homme ? Faut-il donc couper court ici et brusquer ma fin en deux lignes ? Ou m’accorderez-vous bien quelques pages encore en faveur de celui dont le nom répandu est à la fois si européen et si français, et qui a couvert des murailles entières de ses peintures ?