(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »

M. Octave Feuillet

Scènes et proverbes. — Scènes et comédies — Histoire de Sibylle, etc.
(suite et fin.)

I.

Avant de discuter Sibylle, je rendrai pourtant pleine justice à Dalila. De toutes les compositions de l’auteur, c’est celle qui, sans sortir des visées qui lui sont chères, échappe le plus à la critique que peut mériter le genre. Le succès, au théâtre, a justifié celui que cette pièce ou cette suite de scènes si dramatiques avait obtenu à la lecture. Le sujet, c’est le sujet éternel de la force domptée par la faiblesse, du lion amoureux, d’Hercule aux pieds d’Omphale, de Samson énervé par Dalila : d’où le titre même. Mais la force qui sera vaincue n’est ici que la force toute morale du talent. Un jeune et brillant génie, une âme d’artiste, un second Mozart, a été découvert dans les campagnes de Dalmatie par un dilettante effréné, le chevalier Carnioli : celui-ci l’enlève, le fait élever, le couve, le patronne et, avant de le lancer, le promet d’avance à tous d’un air de mystère ; il en est fier et glorieux comme de son œuvre et de sa conquête. Mais le jour même où l’on va représenter à Naples, sur le théâtre de San-Carlo, le premier opéra de ce Roswein, un chef-d’œuvre, le chevalier s’aperçoit que le pauvre enfant est amoureux, — mais amoureux comme un enfant qu’il est, d’une belle, blonde et douce créature, la fille de maître Sertorius, la violoncelliste et le professeur de contre-point, et qu’il veut tout bonnement l’épouser. Ce libertin de chevalier qui est de l’avis de certain docteur (Alibert), « qu’un homme marié est un homme englouti », et qui pense apparemment comme Courbet « qu’en art tout mari est réactionnaire », le chevalier fait tout au monde pour sauver le cher innocent de ce pas dangereux du mariage, de ce marais dormant où sa nef va s’embourber et s’envaser à sa première sortie. Pour cela, il s’adresse à tous les saints du Paradis ou mieux à tous les démons de l’Ener. La signora Leonora, ni plus ni moins qu’une princesse, une ancienne maîtresse à lui et qui assiste à cette première représentation du chef-d’œuvre musical, est le démon qu’il évoque et qu’il a l’art d’opposer soudainement au triomphe du pur et vertueux amour. Leonora, belle, éblouissante, avide de sensations, ardente dans ses fantaisies, froide de cœur, n’a pas de peine à enlever le jeune et fragile artiste : ce n’est rien de lui avoir jeté son bouquet sur la scène, et son mouchoir par mé-garde avec le bouquet, comme dans un vrai délire d’enthousiasme, il faut voir comme ensuite, dans la visite qu’il lui fait, elle le pique au jeu, lui bat froid, le mortifie, lui tient la dragée haute, le tourne et le retourne à plaisir, comme elle fait tout, en un mot, pour le chauffer, l’enflammer ; elle lui met au cœur un de ces amours furieux, dévorants, à la Musset, qui vous tuent sur place, ou qui vous laissent, pour le restant de vos jours, n’en valant guère mieux. La proie est délicate et lui plaît : « On n’a pas tous les jours un poète à se mettre sous la dent. » Carnioli, qui d’abord est aux anges du succès de sa manœuvre, s’aperçoit trop tard qu’il a trop bien réussi ; et quand, au retour d’un voyage, il veut ensuite détacher, arracher la victime du lien funeste où elle est enlacée, il ne la retire qu’en lambeaux. La lutte des deux amours, de l’amour-fléau et du pur et placide amour domestique, est très-bien touchée, indiquée, sans déclamation. Marthe, la pauvre jeune fille sacrifiée, cette Mignon du Nord exilée sous le ciel de Naples, et regrettant sa chère Allemagne où elle veut qu’on la ramène, ne fût-ce que dans le cercueil, a de la tendresse et du charme sans fadeur. Leonora est bien la superbe et la passionnée, qui va à son but, épuise son caprice, suce l’orange, jette l’écorce, brise et quitte à son gré : le fin et délicat auteur a trouvé, pour nous la rendre, des accents plus francs que de coutume, des cris énergiques et dont on dirait, s’ils étaient aussi bien de Musset, qu’ils sentent la morsure et la vengeance. Mais c’est surtout dans le personnage plein de verve du chevalier Carnioli que M. O. Feuillet s’est surpassé ; il s’est vraiment piqué d’honneur dans la peinture de ce personnage hostile, de cet avocat du diable, de cet adversaire à mort de toutes ses propres théories : on peut dire que, par la bouche de Carnioli, il semble s’être insurgé contre lui-même. Il est de ces heures-là où, si l’on est sincère, on se dit à soi-même et avec une sorte de rage tout le contraire de ce qu’on aime, de ce qu’on fait et de ce qu’on est. On se donne des soufflets sur les deux joues. Cet acte d’audace et de révolte lui a réussi. Ajoutez que la pièce est dans la vraie mesure de l’art ; la moralité y est plutôt conclue qu’affichée ; elle reste à tirer, l’auteur ne l’impose pas ; et si l’on veut à toute force conjecturer que le jeune artiste au cœur trop faible, s’il avait écarté différemment, aurait trouvé un autre genre d’écueil dans le bonheur somnolent du mariage, comme il a trouvé sa perte sur la mer orageuse de la passion, il n’y a pas de raison absolue qui s’y oppose : vous êtes libre d’y rêver tout à votre aise.

Cet hommage rendu à Dalilci, rien ne nous sépare plus de Sibylle ; car le Jeune Homme pauvre (qui aurait dû s’intituler plutôt le Gentilhomme pauvre), si nous nous y arrêtions, appellerait plus d’une critique du genre de celles qui nous restent à faire, et Sibylle est certainement cousine de la petite Marguerite. Le drame d’ailleurs du Jeune Homme pauvre, tout en poussant à la vogue du livre, a un peu nui en même temps à l’estime qu’on en faisait ; il a mis en relief les défauts de l’œuvre et a éteint quelques-uns des agréments.

Notons pourtant ce fait considérable et singulier : le Roman d’un Jeune Homme pauvre est peut-être le plus grand succès de vente de ce temps-ci ; à l’heure qu’il est, il s’en est vendu tout près de 40 000 exemplaires, et comme on le dit couramment en termes de librairie, « c’est le meilleur roman à 3 fr. » Nous reviendrons, après Sibylle, sur ce fait de la grande publicité et de l’immense faveur dont jouissent les œuvres de M. O. Feuillet.

II.

Je me garderai bien, pour commencer, de donner ni même d’avoir par-devers moi une théorie du roman. Le grand avantage du roman est précisément d’avoir échappé jusqu’ici à toute théorie, à toute règle. Dans l’Antiquité, il était trop petit et en herbe quand Aristote parut, et Quintilien ne le vit jamais, s’il le vit, que du haut de sa grandeur. Apulée, j’imagine, était médiocrement estimé des classiques du temps. Grâce à cette liberté d’allure qu’il a eue à toutes les époques, et qu’on lui a concédée en tant que genre sans conséquence, le roman a prospéré, fleuri, fructifié, et il s’est vu capable, presque dès sa naissance, de prendre toutes les formes, — sentimentale, pastorale, poétique, chevaleresque, historique, ironique, satirique, allégorique, descriptive, morale, passionnée. La forme philosophique et raisonneuse est aussi l’une des siennes, et je ne saurais la proscrire. La Nouvelle Héloïse et Delphine sont des branches légitimes du roman. Un peu de prêcherie n’y messied pas, c’est accordé : il ne s’agit que d’y observer le goût, la vraisemblance, la raison, d’y entretenir l’intérêt, de n’y pas introduire l’ennui. En un mot, j’admets tous les genres en fait de roman, et je ne m’inquiète que de la manière dont ils sont traités.

Sibylle n’est pas seulement l’héroïne du roman qui porte son nom ; le livre tout entier, d’un bout à l’autre, prétend n’être que son histoire, sa vie, sa biographie. C’est une étude également répartie sur chaque âge, enfance, adolescence, jeunesse, plutôt que la peinture d’une situation particulière et d’une crise passionnée. On nous dit tout d’elle, on nous raconte tout. J’aime assez cette manière ; mais elle demande bien de la suite, de la consistance, une exacte vérité dans le détail ; car un lecteur à qui l’on prétend tout dire et ne rien dérober est exigeant.

Dès l’enfance, elle s’annonce comme un prodige : encore dans les langes, et comme on avait placé son berceau, un soir d’été, près d’une fenêtre ouverte, elle pleure et crie jusqu’à avoir des convulsions : c’est qu’elle voyait une étoile au ciel et qu’elle la voulait. Il fallut fermer la fenêtre et donner le change à son caprice. Un peu plus tard, quand elle sait parler, elle entre en colère contre sa gouvernante qui, au bord d’un étang, prétend l’empêcher de monter sur un cygne ; car Sibylle voulait absolument chevaucher l’un des cygnes qui voguaient sur la pièce d’eau, et faire ainsi le tour de l’étang. Nouvelle lutte, nouvel assaut de volonté ou de caprice. Il est certes des natures merveilleusement douées en naissant, des êtres (surtout femmes) revêtus de dons singuliers, d’aspirations pures, tendres, poétiques, idéales, et qui semblent vouloir glisser, s’élever au-dessus de la terre : ici, chez Sibylle, cette faculté éthérée, cette tendance au sublime est jointe à une fermeté de volonté qui devient le trait caractéristique et qui, dans plus d’un cas, ira jusqu’à la dureté. Elle est encore plus impérieuse et opiniâtre que tendre.

Elle exerce, au reste, un prestige sur tout ce qui l’entoure. Le pauvre fou Jacques Féray, objet de sa pitié, subit son ascendant, se voue à elle et devient son serf et sa chose.

Rien pour elle ne se passe comme pour un autre enfant. Il semblerait qu’il n’y eût rien de plus simple pour un être aussi merveilleusement doué que d’apprendre à lire ; nous l’avons tous appris à moins de frais : point. Elle reste dans l’ignorance obstinée des lettres jusqu’à ce qu’un jour, ayant vu des signes gravés sur la tombe de ses père et mère, et ayant voulu savoir le sens de ces épitaphes sans pouvoir obtenir de réponse satisfaisante, elle se met à profiter incontinent des leçons du curé, qui, dès ce moment, ne reconnaît plus son élève. Sibylle n’apprend à lire que parce qu’elle veut comprendre les inscriptions funéraires qui lui tiennent au cœur. Là encore, jusque dans sa conquête de l’a, b, c, il y a miracle ou merveille.

Déjà, je dois le dire, cela commence à impatienter ; l’amour-propre du lecteur est humilié vraiment de cette dépense de petits miracles inutiles autour de cet enfant prodige, et, parmi les lectrices, bien plus indulgentes, il n’y aura que celles qui croiront ressembler à Sibylle et qui s’adoreront un peu en elle, qui l’aimeront.

Orpheline de naissance, Sibylle est élevée à la campagne auprès de ses grands-parents paternels, le marquis et la marquise de Férias ; ses grands-parents maternels, plus mondains et très-frivoles, habitent Paris et ne la réclameront que plus tard. Tout ce qui entoure Sibylle dans son premier cadre est disposé, concerté à dessein pour la faire valoir. Le curé du lieu est simple et des plus ordinaires. La gouvernante est une Irlandaise fort instruite, qui joue de la harpe au clair de la lune, mais protestante, disgracieuse de toute sa personne, et fort laide. Des voisins, les Beaumesnil, sont des jaloux odieusement médisants, presque des caricatures, et une petite amie, Clotilde Desrozais, nièce des Beaumesnil, s’annonce comme en tout l’opposé et le repoussoir de Sibylle ; car celle-ci est blonde, aux cheveux d’or, aux yeux bleus d’azur, au profil séraphique, tandis que Clotilde, plus forte, et grande dès l’âge de douze ans, a un œil superbe, « à demi clos et voilé dans l’habitude, mais dévorant dès qu’il s’ouvre » ; avec cela, « de lourdes nattes d’un noir bleuâtre », et, sur des dents d’ivoire, des lèvres pourprées dont la cerise ne demande qu’à être cueillie. Ce sont les deux beautés en contraste, en attendant qu’elles soient en guerre : la beauté idéale, spirituelle, psychique, et la beauté réelle, terrestre, un peu matérielle. Il est évident dès l’abord que Clotilde ne paraît que pour être sacrifiée. Elle débute par un trait odieux, en se jouant du pauvre fou Féray, grotesquement affublé par elle, et en le mettant aux prises avec son chien Max qui manque de le dévorer. Je ne crois pas que, parce qu’une jeune fille est brune et a des yeux déjà chargés de quelques vagues désirs, il en résulte qu’elle doive être ainsi méchante et cruelle. Le parti pris se fait trop voir.

Réservez, puisque vous le voulez absolument, la charité pour Sibylle, mais accordez à l’autre du moins d’être bonne enfant, laissez-lui l’humanité.

Sibylle, qui a en elle de la fée, aime fort à courir seule les bois : la rencontre qu’elle y fait d’un jeune peintre qui a nom Raoul et qu’elle surprend à dessiner un de ses sites favoris, la Roche-Fée, est un des événements de son enfance. Sibylle avait pour lors sept ou huit ans, et le jeune homme paraissait en avoir vingt. Ils ont échangé à peine quelques mots et ne se revoient plus. Le nom, l’image de Raoul, lui restent cependant gravés au cœur : sa destinée plus tard en dépendra. Le roman frise parfois le poème ; si nous avions affaire à un vrai poème, et que tout cela fût en beaux vers, en belle musique, nous n’aurions trop rien à dire : on est moins sévère pour le sens, quand on peut se rattraper à chaque instant sur l’exécution.

Je ne m’attache qu’à quelques traits principaux. Sibylle, je l’admets, est une imagination poétique, un génie naturel comme il s’en rencontre, hardi, élevé, plein d’essor : quand le curé veut lui apprendre son catéchisme, elle raisonne, elle veut savoir le pourquoi des choses ; elle force le bonhomme à se remettre à ses auteurs et à étudier. Elle a d’elle-même l’idée de dresser, à un endroit du parc d’où l’on voit l’Océan, une espèce d’autel ; ou, du moins, une table de pierre celtique au pied d’un chêne lui en tient lieu. Là elle vient solitairement s’agenouiller, faire fumer l’encens, et adorer le dieu de l’infini, celui du Ciel et de l’Océan. Elle recommence en quelque sorte la religion de Noé, d’Abraham et des patriarches, ou encore celle du Vicaire savoyard. Ce culte idéal et simple ne la dispose cependant pas à sa première communion, qu’elle déclare nettement, un matin, vouloir remettre et ajourner. Toute l’argumentation du curé y échoue ; il y a perdu son latin. Mais voilà qu’un jour de tempête où il y a naufrage sur la côte, le brave curé risque sa vie pour aller sauver des malheureux en perdition. À son retour, Sibylle se déclare vaincue ; elle avait compris que le vrai Dieu et la vraie foi pouvaient seuls inspirer ces grands et sublimes dévouements. Elle reprendra donc ses leçons de catéchisme et se préparera à sa première communion.

Le curé lui-même, à partir de ce jour, est comme transfiguré : ses leçons ont acquis un accent de précision et d’autorité qu’elles n’avaient pas. La science lui est venue, par grâce infuse, avec la vertu.

Miss O’Neil, la gouvernante, est touchée elle-même en l’écoutant : elle rend les armes et veut abjurer. Elle fera sa première communion en même temps que Sibylle ; la cérémonie est fixée au 1er mai :

« Le printemps était, cette année-là, tiède et doux. Pendant la nuit qui précéda ce jour, un rossignol, qui chantait habituellement dans les bois de Férias, s’exalta fort et redoubla de trilles merveilleux ; il essayait de lutter avec des sons de harpe extrêmement mélodieux qui s’envolaient par une fenêtre entr’ouverte du château. »

Ne dirait-on pas d’une légende de saint François d’Assise ? les oiseaux eux-mêmes sont de la fête ; le rossignol fait sa partie dans le miracle.

Depuis ce jour, Sibylle, ramenée au giron de l’Église, sera non-seulement la plus fidèle, mais la plus stricte et la plus exacte des orthodoxes.

J’en sais déjà assez, et quand je me demande ce qu’a voulu l’auteur, je trouve bien de l’indécision dans son idée. Serait-ce un poème qu’il a voulu faire, une œuvre d’imagination, de mélodie, de description, de peinture harmonieuse, de féerie à demi chrétienne, un chant imité de Spencer ou de Tennyson ? Mais la forme manque, le rythme fait défaut, l’effusion est absente ; et en effet il a annoncé son livre non comme une légende, mais comme une histoire.

Si c’est une histoire, et comme elle prétend évidemment enseigner quelque chose, quel est cet enseignement qu’en veut tirer l’auteur ? Je n’en vois qu’un, jusqu’ici, qui soit motivé et justifié, et qui ferait rentrer l’œuvre dans la classe des romans d’éducation de miss Edgeworth. Cette moralité, on la trouverait dans la réflexion très-sensée qu’adresse M. de Férias à sa petite-fille en voyant les mobiles extraordinaires auxquels elle obéit dans toute sa conduite : « Ma chérie, vous voulez toujours monter sur le cygne ; vous voulez l’impossible : ce sera, je le crains, l’écueil de votre vie. » Le dernier mot du livre serait alors un conseil d’institutrice : « Mesdemoiselles, plaignez Sibylle et ne l’imitez pas : avec toutes ses belles qualités, une seule, poussée trop loin, a failli la perdre. » Mais ce n’est pas là ce qu’a fait l’auteur, et, dans la suite de l’histoire, il paraît bien, au contraire, vouloir nous présenter Sibylle comme une sorte de type de perfection, un modèle ; et c’est bien ainsi que l’ont prise cette quantité d’admiratrices qui se sont écriées en la voyant : « Voilà comme nous sommes, voilà comme nous voudrions être, et comme nous serions à coup sûr si c’était à recommencer ! »

D’autres romanciers (et nous ne les en louons pas) n’ont cessé, dans leurs livres, de chatouiller les vices de leur temps : M. O. Feuillet, dans Sibylle, semble avoir voulu en caresser les faibles ambitieux et les prétentions superfines. C’est une flatterie plus délicate, mais une flatterie également. En a-t-il eu conscience, ou sa voile n’a-t-elle fait qu’obéir à l’air du temps et prendre le vent sans manœuvre aucune ? Nous pencherions pour cette dernière supposition, bien que l’apparence soit un peu contraire.

Sibylle venue à Paris, chez ses grands-parents maternels, y voit le monde, soupçonne, sans y entrer, le tourbillon de la capitale et le-juge très-bien ; elle écrit là-dessus de fort jolies pages. Mais pourquoi ce don, cette puissance de prosélytisme qui s’attache à elle ? pourquoi lui faire convertir sa grand-mère, Mme de Vergnes, femme frivole, évaporée ? pourquoi lui prêter cette manie ou cette magie (c’est tout un), qui fait que partout où elle passe, où elle habite, elle apporte avec elle une sorte de régénération, une transfiguration, de vrais miracles ? Et ici je désire être bien compris : j’admets tout à fait qu’une jeune femme, une jeune fille merveilleusement douée, esprit supérieur et gracieux, âme pure, apporte avec elle une joie légère, un charme qui opère insensiblement ; mais il ne faut pas forcer ce charme et lui demander plus qu’il ne peut. Il y a une scène fort belle où Sibylle ne me paraît pas excéder la mesure du possible : c’est lorsque la duchesse Blanche, son amie, mariée par raison à un homme estimable, retrouve après des années celui que toute jeune elle préférait et de qui elle aurait aimé à faire choix, et lorsque entraînée sur une pente rapide elle se sent bien près de manquer à ses devoirs : dans son trouble, elle s’ouvre tout d’un coup à Sibylle, à cette jeune fille grave, et pour qui elle a conçu une haute estime. Sibylle, tout inexpérimentée qu’elle est en pareille matière, donne à la jeune femme, son amie, le seul conseil droit et sage : «  À votre place, ce que je ferais, le voici : je me confierais tout simplement à mon mari. » Blanche suit le conseil et s’en trouve bien. La scène de confidence au duc est des mieux conduites et des plus touchantes. Cette consultation ainsi donnée par Sibylle n’excède pas ce qu’on peut attendre d’une jeune fille de ce mérite. L’innocence a de ces droitures lumineuses que toute l’expérience du monde n’atteint pas ou du moins ne saurait dépasser. Mais le reste, tout ce qui est alentour, semble bien artificiel.

La question de foi et d’orthodoxie s’introduit à un certain moment dans l’action et en devient le nœud.

L’ancien Raoul, le mystérieux personnage d’il y a dix ans, le dessinateur de la Roche-Fée, que Sibylle n’avait jamais oublié, qu’elle retrouve après des voyages, noble, riche, maître de sa fortune, et qu’elle se met sérieusement à aimer, est fort lié avec un savant, Gandrax, au nom revêche, et dont M. O. Feuillet fait un athée ; Raoul partage, à quelque degré, les principes de cet ami. Un jour, dans une conversation à un dîner chez une noble dame, tante de Raoul, la discussion s’engage sur la religion, sur la croyance, et Raoul, pressé, questionné, mis en demeure de s’expliquer, et uniquement pour ne point faire l’hypocrite, se croit obligé de dire qu’il ne croit pas. Sibylle, qui était du dîner, s’évanouit au même instant, quitte Paris le lendemain et renonce à tout projet de mariage avec le bel incrédule. C’est insensé : car d’abord Raoul n’a point là-dessus de parti pris absolu et irrévocable ; car, de plus, Sibylle, qui exerce un grand ascendant sur lui, doit espérer, Dieu aidant, de modifier son opinion et de l’amener à la sienne ; car, même chrétiennement parlant, il n’y a pas lieu, en pareil cas, de jeter le manche après la cognée, puisque saint Paul a écrit que « la femme fidèle justifierait le mari infidèle. » Aussi, à partir de ce moment, tout intérêt selon moi, cesse raisonnablement de s’attacher à Sibylle, qui se conduit en personne peu éclairée, en fille volontaire et opiniâtre, en fanatique fidèle à la lettre plus qu’à l’esprit, et, pour trancher le mot, comme une petite sotte. Elle fait gratuitement du mal à elle et à un autre.

Sa brusque et sèche intolérance m’en a rappelé d’autres du même genre, dont j’ai été quelquefois témoin en effet dans le monde de ce temps-ci, dans le même monde que voyait Sibylle ; mais les femmes qui s’y abandonnent ne brillent, en général, ni par la supériorité de l’intelligence, ni par les lumières : ce sont pour l’ordinaire de petits génies qui s’imaginent se grandir en se raidissant.

L’auteur a beau s’ingénier, vers la fin, pour faire racheter à Sibylle cette faute de tendresse, cette raideur d’esprit ; elle ne s’en relève que bien imparfaitement et par une sorte d’inconséquence4.

Et puis tout à côté, dans ce rôle de Clotilde, la beauté matérielle qu’on rabaisse et qu’on sacrifie, pourquoi ne pas rester fidèle du moins à la donnée première ? Vous faites de Clotilde, par opposition à votre héroïne, une femme de passion, dirigée par ses instincts positifs, par son tempérament et par ses sens, et aussi par le sens commun vulgaire. Je pars de là avec vous. Pourvue d’un triste mari, et n’ayant pu enlever Raoul à Sibylle, elle a pris pour amant Gandrax, le savant, l’homme de mérite, athée, il est vrai (à propos, je ne croyais pas que ce personnage d’athée proprement dit existât encore sous cette forme, à la Wolmar), — mais, à part cela, le caractère le plus droit, le plus probe, une personnalité marquante et originale, tout à fait distinguée. Alors que signifie ce mépris subit que Clotilde fait de lui à certain jour, comme s’il était indigne d’elle, comme si, « avec toute sa science, il n’avait ni cœur, ni âme, ni esprit…, rien de ce qui peut relever à ses yeux une femme qui tombe, lui voiler sa faute, lui ennoblir sa faiblesse, etc., etc. ? » On n’a jamais vu de femme, dans le cas de Clotilde, adresser de telles paroles à un homme distingué et de cet ordre, à quelque illustre membre de l’Académie des sciences à qui elle aurait tant fait que de se donner. C’est là un revirement soudain et une tergiversation de sentiments qui n’est nullement motivée. Quoi ! cette belle et florissante personne, si faite pour les jouissances de la vie, si amie du positif et des réalités, qui servait à Sibylle de repoussoir, la voilà qui se trouve, elle aussi, atteinte et infectée du même vice que Sibylle, de vouloir à toute force quelque chose de transcendant et de surnaturel ! Mais c’est de la maladie, de la contagion.

III.

Ma conclusion, c’est que les caractères, dans cette Histoire de Sibylle, ne sont pas vrais, consistants, humainement possibles ; ils n’ont pas été assez étudiés d’après nature et sur le vif. C’est un livre trop fait de tête et d’après quelque inspiration demi-poétique et rêvée, demi-actuelle et entrevue, pas assez fondue ni assez mûrie.

En présence de cette forme d’art ingénieuse, délicate, mais ici outrée visiblement et plus que jamais infidèle à l’entière vérité, je dirai encore à l’auteur :

« N’étalez point les laideurs, les plaies, je le veux bien ; ne nous montrez point, comme d’autres, la pointe du scalpel, encore toute souillée de sang et de sanie : à la bonne heure, et je vous en rends grâces. Mais aussi que l’anatomie profonde, la physiologie humaine, ne soient point méconnues et absentes sous vos plis et vos draperies, qu’on sente la vraie chair et le vrai sang jusque sous la soie et les dentelles ! »

Sibylle qui veut monter sur son cygne est précisément le contraire de Léda. Ne refaites pas de ces Lédas lascives et aux yeux mourants, je vous en loue ; mais, par une mythologie inverse, ne faites pas tout le contraire.

Qu’avez-vous prétendu au juste dans ce portrait de pure et angélique enfant auquel vous vous êtes visiblement affectionné ? J’hésite encore à me faire la réponse. Quelqu’un de bien informé, ce semble, et d’initié à ces mystères me dit par avance : « Je vous livre Raoul, Gandrax, Clotilde, et tout ce vigoureux feuillage dans lequel il encadre une pervenche, dont la destinée est de refléter le ciel un jour et de se fondre aussitôt en rosée. » Va pour la pervenche ! Mais c’est donc alors un poème que vous vouliez faire ? Il fallait alors le dire, et surtout l’exécuter.

Sibylle n’est qu’une ébauche, une esquisse trop indécise. Si vous n’avez voulu nous montrer qu’une jeune fille fantasque, extraordinaire et pure, à la poursuite de beaux fantômes, vouée à l’extase, et amante de la virginité jusqu’à en mourir, vous y avez mis trop de catéchisme, trop de dogme. Que si vous avez voulu, au contraire, faire de Sibylle (comme son nom l’indiquerait) une sorte de demi-prophétesse et de révélatrice à sa manière, une fée ou une sainte déclassée et transposée dans le monde, vous n’en avez pas dit assez ; vous n’êtes pas entré assez avant dans votre sujet, vous n’avez pas attaqué hardiment et de front tout le problème.

Les difficultés de l’art s’accroissent sans doute en même temps que le talent se développe. Il est juste que M. O. Feuillet s’en aperçoive. Tant que l’auteur des Scènes et Proverbes s’est joué dans ses premiers cadres, il y était soutenu et appuyé de toutes parts ; il n’avait qu’à faire avec esprit le contraire de ses devanciers et à prendre le contre-pied en toute habileté ; c’était au mieux : il avait sous les yeux, à tout moment, ses points de repère. Mais maintenant qu’il n’est plus en vue de la côte, qu’il est en pleine eau, il n’y a plus, pour s’en tirer, que la connaissance de ce vaste océan qu’un appelle la nature humaine. Qu’il ose y plonger. Hors de là, point de salut !

Il n’est pas donné à tous d’aller au fond de cet océan et d’en sonder toutes les profondeurs ; mais il n’est permis à personne de ne pas tenir compte des grands courants.

La fertilité, l’ingéniosité des moyens ne suffisent pas.

Qui en eut plus que Scribe ? Il faut joindre l’observation directe et vraie, prise à sa source et renouvelée sans cesse5.

M. O. Feuillet en est arrivé à l’heure critique et décisive. Il est aujourd’hui à la tête d’un nombreux public choisi ; il dispose d’une faveur immense : c’est dire qu’il a aussi une grande responsabilité. Dès qu’un de ses romans paraît chez son éditeur, il faut voir, nous dit-on, comme son public, à lui, se dessine ; d’élégantes lectrices viennent en foule et elles viennent en personne ; les équipages se succèdent : en général, on ne demande pas un, mais plusieurs exemplaires du roman nouveau. Il y a propagande. Il semble qu’on le distribue comme on ferait du contre-poison, ou du moins que l’on dise à tous ses amis et connaissances : « Prenez de ma main, voilà un de ces romans qu’on peut lire. » Honorable distinction, mais qui impose de certains devoirs, dont le premier est de ne pas trop flatter les faibles de ces délicieuses lectrices ! N’y a-t-il donc pas moyen pour un auteur aimé de garder tout son public, et de continuer de le charmer, sans paraître lui donner des gages comme à un parti ? Le moment des avances est dès longtemps passé ; vous êtes maître désormais. Soyez tout l’artiste distingué et sincère que vous pouvez être.

L’auteur de Sibylle semble être sorti un peu de son rôle et avoir forcé, cette fois, la mesure. Il a remué dans ce roman de grosses questions, plus grosses peut-être qu’il n’avait d’abord pensé : questions théologiques, sociales ; questions de présent et d’avenir. George Sand, on le sait, s’en est émue ; l’aigle puissante s’est irritée comme au jour du premier essor : elle a fondu sur la blanche colombe, l’a enlevée jusqu’au plus haut des airs, par-dessus les monts et les torrents de Savoie, et, à l’heure qu’il est, elle tient sa proie comme suspendue dans sa serre6.

Thèse contre thèse, théologie contre théologie, et tout cela en roman ; c’est un peu rude. La région du moins où le débat s’agite s’est singulièrement agrandie et élargie ; on y respire. Le dernier mot de l’énigme, la solution, est encore, comme dit le poète, dans les genoux de Jupiter. Nous attendons impatiemment la conclusion de Mademoiselle La Quintinie nous verrons bien.