Appendice.
(Voir page 95. — Article sur Salammbô. )
Je donnerai ici, comme je l’ai promis, la lettre détaillée que M. Gustave Flaubert m’a adressée à l’occasion de mes articles sur son livre. Je me contenterai de faire remarquer que, pendant les trois semaines dans l’intervalle desquelles parurent ces articles, je le rencontrai plus d’une fois à dîner ou en soirée chez des amis ; nos rapports d’amitié et de cordialité n’en souffrirent en rien, et il me dit seulement qu’il m’écrirait une longue lettre pour sa justification, lorsque j’en aurais fini de mes objections et de mes critiques. C’est cette lettre qu’on va lire :
« Décembre 1862.
« Mon cher maître,
« Votre troisième article sur Salammbô m’a radouci (je n’ai jamais été bien furieux). Mes amis les plus intimes se sont un peu irrités des deux autres ; mais, moi, à qui vous avez dit franchement ce que vous pensez de mon gros livre, je vous sais gré d’avoir mis tant de clémence dans votre critique. Donc, encore une fois, et bien sincèrement, je vous remercie des marques d’affection que vous me donnez, et, passant par-dessus les politesses, je commence mon Apologie.
« Êtes-vous bien sûr, d’abord, — dans votre jugement général, — de n’avoir pas obéi un peu trop à votre impression nerveuse ? L’objet de mon livre, tout ce monde barbare oriental molochiste vous déplaît en soi ! Vous commencez par douter de la réalité de ma reproduction, puis vous me dites « Après tout, elle peut être vraie » ; et comme conclusion : « Tant pis si elle est vraie ! » A chaque minute vous vous étonnez, et vous m’en voulez d’être étonné. Je n’y peux rien, cependant ! Fallait-il embellir, atténuer, fausser, franciser ? Mais vous me reprochez vous-même d’avoir fait uu poërne, d’avoir été classique dans le mauvais sens du mot, et vous me battez avec les Martyrs !
« Or, le système de Chateaubriand me semble diamétralement opposé au mien. Il partait d’un point de vue tout idéal ; il rêvait des martyrs typiques. Moi, j’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne, et j’ai tâché d’être simple. Riez tant qu’il vous plaira ! Oui, je dis simple, et non pas sobre. Rien de plus compliqué qu’un Barbare. Mais j’arrive a vos articles, et je me défends, — je vous combats pied à pied.
« Dès le début, je vous arrête à propos du Périple d’Hannon, admiré par Montesquieu, et que je n’admire point. A qui peut-on faire croire aujourd’hui que ce soit là un document original ? C’est évidemment traduit, raccourci, échenillé et arrangé par un Grec. Jamais un Oriental, quel qu’il soit, n’a écrit de ce style. J’en prends à témoin l’inscription d’Eschmounazar si emphatique et redondante ! Des gens qui se font appeler fils de Dieu, œil de Dieu (voyez les inscriptions d’Hamaker) ne sont pas simples comme vous l’entendez ! — Et puis vous m’accorderez que les Grecs ne comprenaient rien au monde barbare. S’ils y avaient compris quelque chose, ils n’eussent pas été des Grecs. L’Orient répugnait à l’hellénisme. Quels travestissements n’ont-ils pas fait subir à tout ce qui leur a passé par les mains, d’étranger ! — J’en dirai autant de Polybe. C’est pour moi une autorité incontestable, quant aux faits ; mais tout ce qu’il n’a pas vu (ou ce qu’il a omis intentionnellement, car lui aussi, il avait un cadre et une école), je peux bien aller le chercher partout ailleurs. Le Périple d’Hannon n’est donc pas « un monument « carthaginois », bien loin « d’être le seul » comme vous le dites. Un vrai monument, carthaginois c’est l’inscription de Marseille écrite en vrai punique. Il est simple, celui-là, je l’avoue, car c’est un tarif, et encore l’est-il moins que ce fameux Périple où perce un petit coin de merveilleux à travers le grec, — ne fût-ce que ces peaux de gorilles prises pour des peaux humaines et qui étaient appendues dans le temple de Moloch (traduisez Saturne), et dont je vous ai épargné la description. — Et d’une ! remerciez-moi. Je vous dirai même entre nous que le Périple d’Hannon m’est complètement odieux pour l’avoir lu et relu avec les quatre dissertations de Bougainville (dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions), sans compter mainte thèse de doctorat, — le Périple d’Hannon étant un sujet de thèse.
« Quant à mon héroïne, je ne la défends pas. Elle ressemble selon vous à « une Elvire sentimentale », à Velléda, à Mme Bovary. Mais non ! Velléda est active, intelligente, européenne. Mme Bovary est agitée par des passions multiples : Salammbô au contraire demeure clouée par l’idée fixe. C’est une maniaque, une espèce de sainte Thérèse. N’importe ! Je ne suis pas sûr de sa réalité ! car ni moi, ni vous, ni personne, aucun ancien et aucun moderne, ne peut connaître la femme orientale, par la raison qu’il est impossible de la fréquenter.
« Vous m’accusez de manquer de logique et vous me demandez : « Pourquoi les Carthaginois ont-ils massacré les « Baléares ? » La raison en est bien simple : ils haïssent les Mercenaires ; ceux-là leur tombent sous la main ; ils sont les plus forts et ils les tuent. Mais « la nouvelle, dites-vous, « pouvait arriver d’un moment à l’autre au camp. » Par quel moyen ? — Et qui donc l’eût apportée ? Les Carthaginois ? mais dans quel but ? — Des barbares ? mais il n’en restait plus dans la ville ! — Des étrangers ? des indifférents ? — mais j’ai eu soin de montrer que les communications n’existaient pas entre Carthage et l’armée !
« Pour ce qui est d’Hannon (le lait de chienne, soit dit en passant, n’est point une plaisanterie, mais il était et est encore un remède contre la lèpre : voyez le Dictionnaire des sciences médicales, article Lèpre ; mauvais article d’ailleurs et dont j’ai rectifié les données d’après mes propres observations faites à Damas et en Nubie), — Hannon, dis-je, s’échappe, parce que les Mercenaires le laissent volontairement s’échapper. Ils ne sont pas encore déchaînés contre lui. L’indignation leur vient ensuite avec la réflexion ; car il leur faut beaucoup de temps avant de comprendre toute la perfidie des Anciens (voyez le commencement de mon chapitre iv). Mâtho rôde comme un fou autour de Carthage. Fou est le mot juste. L’amour tel que le concevaient les anciens n’était-il pas une folie, une malédiction, une maladie envoyée par les dieux ? Polybe serait bien étonné, dites-vous, de voir ainsi son Mâtho. Je ne le crois pas, et M. de Voltaire n’eût point partagé cet étonnement. Rappelez-vous ce qu’il dit de la violence des passions en Afrique, dans Candide, récit de la vieille : « C’est du feu, du vitriol, etc. »
« A propos de l’aqueduc : « Ici on est dans l’invraisemblance jusqu’au cou. » Oui, cher maître, vous avez raison et plus même que vous ne croyez, — mais pas comme vous le croyez. Je vous dirai plus loin ce que je pense de cet épisode, amené non pour décrire l’aqueduc, lequel m’a donné beaucoup de mal, mais pour faire entrer convenablement dans Carthage mes deux héros. C’est d’ailleurs le ressouvenir d’une anecdote, rapportée dans Polyen (Ruses de guerre), l’histoire de Théodore, l’ami de Cléon, lors de la prise de Sestos par les gens d’Abydos.
« On regrette un lexique. Voilà un reproche que je trouve souverainement injuste. J’aurais pu assommer le lecteur avec des mots techniques. Loin de là ! j’ai pris soin de traduire tout en français. Je n’ai pas employé un seul mot spécial sans le faire suivre de son explication immédiatement. J’en excepte les noms de monnaie, de mesure et de mois que le sens de la phrase indique. Mais quand vous rencontrez dans une page kreutzer, yard, piastre ou penny, cela vous empêche-t-il de la comprendre ? Qu’auriez-vous dit si j’avais appelé Moloch Melek, Hannibal Han-Baal, Carthage Karthad-kadtha, et si, au lieu de dire que les esclaves au moulin portaient des muselières, j’avais écrit des pausicapes ! Quant aux noms de parfums et de pierreries, j’ai bien été obligé de prendre les noms qui sont dans Théophraste, Pline et Athénée. Pour les plantes, j’ai employé les noms latins, les mots reçus, au lieu des mots arabes ou phéniciens. Ainsi j’ai dit Laivsonia au lieu de Henneh, et même j’ai eu la complaisance d’écrire Lausonia par un u, ce qui est une faute, et de ne pas ajouter inermis, qui eût été plus précis. De même pour Rokh’eul que j’écris antimoine, en vous épargnant sulfure, ingrat ! Mais je ne peux pas, par respect pour le lecteur français, écrire Hannibal et Hamilcar sans h, puisqu’il y a un esprit rude sur l’α, et m’en tenir à Rollin ! un peu de douceur !
« Quant au temple de Tanit, je suis sûr de l’avoir reconstruit tel qu’il était, avec le traité de la Déesse de Syrie, avec les médailles du duc de Luynes, avec ce qu’on sait du temple de Jérusalem, avec un passage de saint Jérôme, cité par Selden (de Diis Syriis), avec le plan du temple de Gozzo qui est bien carthaginois, et mieux que tout cela, avec les ruines du temple de Thugga que j’ai vu moi-même, de mes yeux, et dont aucun voyageur ni antiquaire, que je sache, n’a parlé96. N’importe, direz-vous, c’est drôle ! Soit. — Quant à la description en elle-même, au point de vue littéraire, je la trouve, moi, très-compréhensible, et le drame n’en est pas embarrassé, car Spendius et Mâtho restent au premier plan ; on ne les perd pas de vue. Il n’y a point dans mon livre une description isolée, gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action.
« Je n’accepte pas non plus le mot de chinoiserie appliqué à la chambre de Salammbô, malgré l’épithète exquise, qui le relève (comme dévorants fait à chiens dans le fameux Songe), parce que je n’ai pas mis là un seul détail qui ne soit dans la Bible ou que l’on ne rencontre encore en Orient. Vous me répétez que la Bible n’est pas un guide pour Carthage (ce qui est un point à discuter) ; mais les Hébreux étaient plus près des Carthaginois que des Chinois, convenez-en ! D’ailleurs il y a des choses de climat qui sont éternelles. Pour ce mobilier et les costumes, je vous renvoie aux textes réunis dans la 21e dissertation de l’abbé Mignot (Mémoires de l’Académie des Inscriptions, tome 40 ou 41, je ne sais plus).
« Quant à ce goût « d’opéra, de pompe et d’emphase », pourquoi donc voulez-vous que les choses n’aient pas été ainsi, puisqu’elles sont telles maintenant ! Les cérémonies des visites, les prosternations, les invocations, les encensements et tout le reste, n’ont pas été inventés par Mahomet, je suppose.
« Il en est de même d’Hannibal. Pourquoi trouvez-vous que j’ai fait son enfance fabuleuse ? est-ce parce qu’il tue un aigle ? beau miracle dans un pays où les aigles abondent ! Si la scène eût été placée dans les Gaules, j’aurais mis un hibou, un loup ou un renard. Mais, Français que vous êtes, vous êtes habitué, malgré vous, à considérer l’aigle comme un oiseau noble, et plutôt comme un symbole que comme un ôtre animé. Us existent cependant.
« Vous me demandez où j’ai pris une pareille idée du Conseil de Carthage ? Mais dans tous les milieux analogues par les temps de révolution depuis la Convention jusqu’au Parlement d’Amérique, où naguère encore on échangeait des coups de canne et des coups de revolver, lesquelles cannes et lesquels revolvers étaient apportés (comme mes poignards) dans la manche des paletots. Et même mes Carthaginois sont plus décents que les Américains, puisque le public n’était, pas là. Vous me citez en opposition, une grosse autorité, celle d’Aristote. Mais Aristotc, antérieur à mon époque de plus de quatre-vingts ans, n’est ici d’aucun poids. D’ailleurs il se trompe grossièrement, le Stagyrite, quand il affirme qu’on n’a jamais vu à Carthage d’émeute ni de tyran. Voulez-vous des dates ? en voici : il y avait eu la conspiration de Carthalon, 530 avant Jésus-Christ ; les empiétements des Magon, 460 ; la conspiration d’Hannon, 337 ; la conspiration de Bomilcar, 307. Mais je dépasse Aristote ! — A un autre.
« Vous me reprochez les escarboucles formées par l’urine des lynx. C’est du Théophraste, Traité des Pierreries : tant pis pour lui ! J’allais oublier Speridius. Eh bien ! non, cher maître, son stratagème n’est ni bizarre ni étrange. C’est presque un poncif. Il m’a été fourni par Élien (Histoire des Animaux) et par Polyen (Stratagèmes). Cela était même si connu depuis le siège de Mégare par Antipater (ou Anti-gone) que l’on nourrissait exprès des porcs avec les éléphants pour que les grosses bêtes ne fussent pas effrayées par les petites. C’était, en un mot, une farce usuelle, et probablement fort usée au temps de Spendius. Je n’ai pas été obligé de remonter jusqu’à Samson ; car j’ai repoussé autant que possible tout détail appartenant à des époques légendaires.
« J’arrive aux richesses d’Hamilcar. Cette description, quoi que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la crois très-motivée. La colère du suffète va en augmentant à mesure qu’il aperçoit les déprédations commises dans sa maison. Loin d’être à tout moment hors de lui, il n’éclate qu’à la fin, quand il se heurté à une injure personnelle. Qu’il ne gagne pas à cette visite, cela m’est bien égal, n’étant point chargé de faire son panégyrique ; mais je ne pense pas l’avoir taillé en charge aux dépens du reste du caractère. L’homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon que j’ai montrée (ce qui est un joli trait de son fils Hannibal, en Italie), est bien le même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves.
« Vous me chicanez sur les onze mille trois cents quatre-vingt-seize hommes de son armée en me demandant d’où le savez-vous (ce nombre) ? qui vous l’a dit ? Mais vous venez de le voir vous-même, puisque j’ai dit le nombre d’hommes qu’il y avait dans les différents corps de l’armée punique.
C/est le total de l’addition tout bonnement et non un chiffre jeté au hasard pour produire un effet de précision.
« Il n’y a ni vice malicieux ni bagatelle dans mon serpent. Ce chapitre est une espèce de précaution oratoire pour atténuer celui de la tente qui n’a choqué personne et qui, sans le serpent, eût fait pousser des cris. J’ai mieux aimé un effet impudique (si impudeur il y a) avec un serpent qu’avec un homme. Salammbô, avant de quitter sa maison, s’enlace au génie de sa famille, à la religion même de sa patrie en son symbole le plus antique. Voilà tout. Que cela soit messéant dans une ILIADE ou une PHARSALE, c’est possible, mais je n’ai pas eu la prétention de faire l’Iliade ni la Pharsale.
« Ce n’est pas ma faute non plus si les orages sont fréquents dans la Tuniserie à la fin de l’été. Chateaubriand n’a pas plus inventé les orages que les couchers de soleil, et les uns et tes autres, il me semble, appartiennent à tout le monde. Notez d’ailleurs que l’âme de cette histoire est Moloch, le Feu, la Foudre. Ici le Dieu lui-même, sous une de ses formes, agit ; il dompte Salammbô. Le tonnerre était donc bien à sa place : c’est la voix de Moloch resté en dehors. Vous avouerez de plus que je vous ai épargné la description classique de l’orage. Et puis mon pauvre orage ne tient pas en tout trois lignes, et à des endroits différents ! L’incendie qui suit m’a été inspiré par un épisode de l’histoire de Massi-nissa, par un autre de l’histoire d’Agathocles et par un passage d’Hirtius, — tous les trois dans des circonstances analogues. Je ne sors pas du milieu, du pays même de mon action, comme vous voyez.
« A propos des parfums de Salammbô, vous m’attribuez plus d’imagination que je n’en ai. Sentez donc, humez dans la Bible Judith et Esther. On les pénétrait, on les empoisonnait de parfums, littéralement. C’est ce que j’ai eu soin de dire au commencement, dès qu’il a été question de la maladie de Salammbô.
« Pourquoi ne voulez-vous pas non plus que la disparition du Zahnph ait été pour quelque chose dans la perte de la bataille, puisque l’armée des Mercenaires contenait des gens qui croyaient au ZaïmphI J’indique les causes principales (trois mouvements militaires) de cette perte ; puis j’ajoute celle-là comme cause secondaire et dernière.
« Dire que j’ai inventé des supplices aux funérailles des Barbares n’est pas exact. Hendreich (Carthago, seu Carth. respublica, 4 664), a réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis, et vous vous étonnez que des barbares qui sont vaincus, désespérés, enragés, ne leur rendent pas la pareille, n’en fassent pas autant une fois et cette fois-là seulement. Faut-il vous rappeler Mme de Lamballe, les Mobiles en 48, et ce qui se passe actuellement aux États-Unis ? J’ai été sobre et très-doux, au contraire.
« Et puisque nous sommes en train de nous dire nos vérités, franchement je vous avouerai, cher maître, que la pointe d’imagination sadique m’a un peu blessé. Toutes vos paroles sont graves. Or un tel mot de vous, lorsqu’il est imprimé, devient presque une flétrissure. Oubliez-vous que je me suis assis sur les bancs de la Correctionnelle comme prévenu d’outrage aux mœurs, et que les imbéciles et les méchants se font des armes de tout ? Ne soyez donc pas étonné si un de ces jours vous lisez dans quelque petit journal diffamateur, comme il en existe, quelque chose d’analogue à ceci : « M. G. Flaubert est un disciple de De Sade. Son ami, « son parrain, un maître en fait de critique l’a dit lui-même « assez clairement, bien qu’avec cette finesse et cette bonhomie railleuse qui, etc. » Qu’aurais-je à répondre, — et à faire ?
« Je m’incline devant ce qui suit. Vous avez raison, cher maître, j’ai donné le coup de pouce, j’ai forcé l’histoire, et comme vous le dites très-bien, fai voulu faire un siège. Mais dans un sujet militaire, où est le mal ? — Et puis je ne l’ai pas complètement inventé, ce siège, je l’ai seulement un peu chargé. Là est toute ma faute.
« Mais pour le passage de Montesquieu relatif aux immolations d’enfants, je m’insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n’étaient pas complètement abolis EN GRÈCE à la bataille de Leuctres ! 370 avant Jésus-Christ.) Malgré la condition imposée par Gélon (480), dans la guerre contre Aga-thocles (309) on brûla, selon Diodore, 200 enfants, et quant aux époques postérieures, je m’en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à saint Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois de son temps.
« Vous regrettez que je n’aie point introduit parmi les Grecs un philosophe, un raisonneur chargé de nous faire un cours de morale ou commettant de bonnes actions, un monsieur enfin sentant comme nous. Allons donc ! était-ce possible ? Aratus que vous rappelez est précisément celui d’après lequel j’ai rêvé Spendius ; c’était un homme d’escalades et de ruses qui tuait très-bien la nuit les sentinelles et qui avait des éblouissements au grand jour. Je me suis refusé un contraste, c’est vrai ; mais un contraste facile, un contraste voulu et faux.
« J’ai fini l’analyse et j’arrive à votre jugement. Vous avez peut-être raison dans vos considérations sur le roman historique appliqué à l’antiquité, et il se peut très-bien que j’aie échoué. Cependant, d’après toutes les vraisemblances et mes impressions, à moi, je crois avoir fait quelque chose qui ressemble à Carthage. Mais là n’est pas la question. Je me moque de l’archéologie ! Si la couleur n’est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s’il n’y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon, non. Tout se tient.
« Mais le milieu vous agace ! Je le sais, ou plutôt je le sens. Au lieu de rester à votre point de vue personnel, votre point de vue de lettré, de moderne, de Parisien, pourquoi n’êtes-vous pas venu de mon côté ? L’âme humaine n’est point partout la même, bien qu’en dise M. Levallois97. La moindre vue sur le monde est là pour prouver le contraire. Je crois même avoir été moins dur pour l’humanité dans Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soi et de sympathique, il me semble.
« Quant au style, j’ai moins sacrifié dans ce livre-là que dans l’autre à la rondeur de la phrase et à la période. Les métaphores y sont rares et les épithètes positives. Si je mets bleues après pierres, c’est que bleues est le mot juste, croyez-moi, et soyez également persuadé que l’on distingue très-bien la couleur des pierres à la clarté des étoiles. Interrogez là-dessus tous les voyageurs en Orient, ou allez-y voir.
« Et puisque vous me blâmez pour certains mots, énorme entre autres, que je ne défends pas (bien qu’un silence excessif fasse l’effet du vacarme), moi aussi je vous reprocherai quelques expressions.
« Je n’ai pas compris la citation de Désaugiers, ni quel était son but. J’ai froncé les sourcils à bibelots carthaginois, — diable de manteau, — ragoût et pimenté pour Salammbô qui batifole avec le serpent, — et devant le beau drôle de Lybien qui n’est ni beau ni drôle, — et à l’imagination libertine de Schahabarim.
« Une dernière question, ô maître, une question inconvenante : pourquoi trouvez-vous Schahabarim presque comique et vos bonshommes de Port-Royal si sérieux ? Pour moi M. Singlin est funèbre à côté de mes éléphants. Je regarde des Barbares tatoués comme étant moins anti-humains, moins spéciaux, moins cocasses, moins rares que des gens vivant en commun et qui s’appellent jusqu’à la mort Monsieur ! — Et c’est précisément parce qu’ils sont très-loin de moi que j’admire votre talent à me les faire comprendre. — Car j’y crois, à Port-Royal, et je souhaite encore moins y vivre qu’à Carthage. Cela aussi était exclusif, hors nature, forcé, tout d’un morceau, et cependant vrai. Pourquoi ne voulez-vous pas que deux vrais existent, deux excès contraires, deux monstruosités différentes ?
Je vais finir. — Un peu de patience ! — Êtes-vous curieux de connaître la faute énorme (énorme est ici à sa place) que je trouve dans mon livre. La voici :
« 1° Le piédestal est trop grand pour la statue. Or, comme on ne pèche jamais par le trop, mais par le pas assez, il aurait fallu cent pages de plus relatives à Salammbô seulement.
« 2° Quelques transitions manquent. Elles existaient ; je les ai retranchées ou trop raccourcies, dans la peur d’être ennuyeux.
« 3° Dans le chapitre IV, tout ce qui se rapporte à Giscon est de même tonalité que la deuxième partie du chapitre II (Hannon). C’est la même situation, et il n’y a point progression d’effet.
« 4° Tout ce qui s’étend depuis la bataille du Macar jusqu’au serpent et tout le chapitre XII jusqu’au dénombrement des Barbares, s’enfonce, disparaît dans le souvenir. Ce sont des endroits de second plan ternes, transitoires, que je ne pouvais malheureusement éviter et qui alourdissent le livre, malgré les efforts de prestesse que j’ai pu faire. Ce sont ceux-là qui m’ont le plus coûté, que j’aime le moins et dont je me suis le plus reconnaissant.
« 5° L’aqueduc.
« Aveu ! mon opinion secrète est qu’il n’y avait point d’aqueduc à Carthage, malgré les ruines actuelles de l’aqueduc. Aussi ai-je eu soin de prévenir d’avance toutes les objections par une phrase hypocrite à l’adresse des archéologues. J’ai mis les pieds dans le plat lourdement en rappelant que c’était une invention romaine, alors nouvelle, et que l’aqueduc d’à présenta été refait sur l’ancien. Le souvenir de Bélisaire coupant l’aqueduc romain de Carthage m’a poursuivi, et puis c’était une belle entrée pour Spendius et Mâtho. N’importe ! mon aqueduc est une lâcheté ! Confiteor.
« 6° Autre et dernière coquinerie : Hannon.
« Par amour de la clarté, j’ai faussé l’histoire quant à sa mort. Il fut bien, il est vrai, crucifié par les Mercenaires, mais en Sardaigne. Le général crucifié à Tunis en face de Spendius s’appelait Hannibal. Mais quelle confusion cela eût fait pour le lecteur !
« Tel est, cher maître, ce qu’il y a, selon moi, de pire dans mon livre. Je ne vous dis pas ce que j’y trouve de bon. Mais soyez sûr que je n’ai point fait une Carthage fantastique. Les documents sur Carthage existent, et ils ne sont pas tous dans Movers. Il faut aller les chercher un peu loin. Ainsi Ammien Marcellin m’a fourni la forme exacte d’une porte, le poëme de Corippus (la Johannide), beaucoup de détails sur les peuplades africaines etc., etc.
« Et puis mon exemple sera peu suivi. Où donc alors est le danger ? Les Leconte de Lisle et les Baudelaire sont moins à craindre que les… et les… dans ce doux pays de France où le superficiel est une qualité, et où le banal, le facile et le niais sont toujours applaudis, adoptés, adorés. On ne risque de corrompre personne quand on aspire à la grandeur. Ai-je mon pardon ?
« Je termine en vous disant encore une fois merci, mon cher maître. En me donnant des égratignures, vous m’avez très-tendrement serré les mains, et bien que vous m’ayez quelque peu ri au nez, vous ne m’en avez pas moins fait trois grands saluts, trois grands articles très-détaillés, très-considérables et qui ont dû vous être plus pénibles qu’à moi. C’est de cela surtout que je vous suis reconnaissant. Les conseils de la fin ne seront pas perdus, et vous n’aurez eu affaire ni à un sot ni à un ingrat.
« Tout à vous,
« Gustave Flaubert. »
J’ai répondu à cette lettre par le billet suivant :
« Mon cher ami,
« J’attendais avec impatience cette lettre promise. Je Fai lue hier soir, et je la relis ce matin. Je ne regrette plus d’avoir fait ces articles, puisque je vous ai amené à sortir ainsi toutes vos raisons. Ce soleil d’Afrique a eu cela de singulier que toutes nos humeurs à tous, même nos humeurs secrètes, ont fait éruption. Salammbô, indépendamment de la dame, est dès à présent le nom d’une bataille, de plusieurs batailles. Je compte faire ceci : mes articles restant ce qu’ils sont, en les réimprimant je mettrai, à la fin du volume, ce que vous appelez votre Apologie, et sans plus de réplique de ma part. J’avais tout dit ; vous répondez : les lecteurs attentifs jugeront. Ce que j’apprécie surtout, et ce que chacun sentira, c’est cette élévation d’esprit et de caractère qui vous a fait supporter tout naturellement mes contradictions et qui oblige envers vous à plus d’estime. M. Lebrun (de l’Académie), un homme juste, me disait l’autre jour à propos de vous : « Après tout, il sort de là un plus gros monsieur qu’auparavant. » Ce sera l’impression générale et définitive… »
(Voir page 428. — Article sur le Père Lacordaire.)
Je donnerai ici une lettre qui résume exactement mes rapports avec l’abbé Lacordaire. J’ai dans mes papiers et je publierai peut-être un jour une lettre qu’il m’a adressée à l’occasion de l’article que je fis sur lui dans le Constitutionnel le 31 décembre 1849. Un passage de ce même article m’a depuis attiré une question d’un de ses disciples et amis, et a occasionné une réponse. Voici les deux pièces :
« Sainte-Baume, 20 janvier 1863, par Saint-Zarhario (Var).
« Monsieur,
« Voulez-vous permettre à un inconnu de vous demander un service ? — Disciple et ami du Père Lacordaire, je m’occupe en ce moment d’une notice biographique sur lui, principalement au point de vue intime et religieux.
« Dans l’article publié par vous, monsieur, dans le tome I des Causeries du Lundi sur le Père Lacordaire orateur, je lis ce qui suit à propos de la paix dont il jouit à Saint-Sulpice : — « Je pourrais citer de lui là-dessus des pages char-« mantes, poétiques, écrites pour un ami et placées dans un « livre où l’on ne s’aviserait guère de les démêler. »
« Ce sont ces pages, monsieur, que j’aimerais à connaître et vous m’obligeriez beaucoup de m’indiquer le livre où elles se trouvent.
« Permettez-moi, monsieur, de saisir cette occasion pour vous dire avec quel plaisir j’ai lu ces pages que vous avez consacrées au Père Lacordaire. Vous n’avez pas seulement jugé son talent avec cette sûreté de coup d’œil et d’analyse d’un maître, vous avez aussi apprécié son caractère avec une justice et une bienveillance qu’il n’a pas toujours rencontrée dans les écrivains de son camp.
« Veuillez agréer, etc.
« F. Bernard Chocarne,
« des Frères Prêcheurs. »
Je me suis empressé de répondre :
« Ce 25 janvier 1863.
« Monsieur et Révérend Père,
« J’ai en effet beaucoup connu le Père Lacordaire, surtout alors qu’il n’était qu’abbé et dès 1830 ou 1831. Il était tel que je l’ai décrit et représenté dans ce Portrait, modeste, éloquent dès qu’il parlait, et d’une ferveur qui se trahissait dans ses moindres paroles. Il était des plus liés alors avec M. de Lamennais et l’on ne songeait point encore à l’en distinguer par aucune nuance. Lorsque je fis le roman de Volupté, qui, au vrai, n’est pas précisément un roman et où j’ai mis le plus que j’ai pu de mon observation et même de mon expérience, j’avais eu cependant à inventer une conclusion, et je voulais qu’elle parût aussi vraie et aussi réelle que le reste. Ayant à conduire mon personnage au séminaire, je m’adressai à l’abbé Lacordaire pour qu’il voulût bien me donner des renseignements. Il m’offrit de me conduire lui-même au séminaire d’Issy ; et en effet, un mercredi d’été, il vint me prendre, chez ma mère rue Montparnasse, en compagnie de son frère (actuellement professeur à l’université de Liège), et nous nous acheminâmes à travers la plaine de Montrouge jusqu’à Issy. C’était jour de congé et nous pûmes tout visiter. Le lendemain je me disposais à noter tout ce que j’avais vu de remarquable et à profiter des observations de mon guide, lorsque je reçus de lui une longue lettre par laquelle il allait au-devant et au-delà de mon désir et achevait de compléter mes instructions de la veille. C’était un compte-rendu exact et minutieux de tous les exercices du séminaire, et ce compte-rendu était relevé de traits d’imagination comme sa plume en faisait jaillir inévitablement devant elle. Je n’eus donc, pour ce chapitre de Volupté qui commence par ces mots : « Quand on entre au séminaire, etc. », qu’à reprendre les paroles mêmes de l’abbé Lacordaire et à les faire entrer dans le tissu de mon récit, on y changeant ou en y adaptant çà et là quelques particularités et en opérant les soudures. L’abbé Lacordaire m’avait recommandé alors la discrétion sur ce genre de communication ; lorsque le livre fut terminé, publié, et qu’il en eut fait la lecture, il trouva qu’au total les convenances morales et même ecclésiastiques (puisque le récit est censé fait par la bouche d’un prêtre) avaient été suffisamment observées.
« J’ai continue de voir l’abbé Lacordaire pendant toutes ces années qui précédèrent son adoption d’un état religieux régulier. Je me rappelle que lorsqu’il revint de Rome avec l’abbé de Lamennais, étant allé leur faire visite dans la maison de la rue de Vaugirard où ils étaient logés, je vis d’abord, dans une chambre du rez-de-chaussée, M. de Lamennais qui s’exprimait sur ce qui s’était passé à Rome et sur le pape avec un laisser-aller qui m’étonna, puisqu’il venait de se soumettre ostensiblement ; il parlait du pape comme d’un de ces hommes qui sont destinés à amener les grands remèdes désespérés. Au contraire, lorsque j’allai voir l’abbé Lacordaire qui était dans une chambre au premier étage, je fus frappé du contraste ; celui-ci ne parlait qu’avec une extrême réserve et soumission des mécomptes qu’ils avaient éprouvés, et il employa notamment cette comparaison du grain « qui, même en le supposant de bonne nature, a besoin d’être retardé dans sa germination et de dormir tout « un hiver sous terre » : c’est ainsi qu’il expliquait et justifiait, même en admettant une part de vérité dans les doctrines de l’Avenir, la sévérité et la résistance du Saint-Siège. J’en conclus qu’il n’y avait pas grand accord entre le rez-de-chaussée et le premier étage, et je fus moins surpris lorsque, quelque temps après, je sus le divorce qui s’était opéré à La Chesnaie.
« Maintenant je dois vous dire, Monsieur, avec la même franchise que, dans les derniers temps, je me suis trouvé en désaccord et même en opposition avec le Père Lacordaire, lorsqu’il se présenta pour l’Académie. Je le lui dis, à lui parlant, et avec une certaine vivacité, lorsqu’il me fit l’honneur de sa visite. J’avais vu préparer cette élection et je savais de quelle coalition elle était le fruit. Lui-même pouvait l’ignorer ; je crois savoir qu’il résista longtemps et qu’il fallut bien des instances et des obsessions pour le décider à une démarche qui, selon moi, le mettait dans une sorte de contradiction avec son habit, et qui ne l’a pas grandi en définitive. Un moine sincère, ardent, fier et humble à la fois, est, à mon sens, quelque chose de plus qu’un académicien à demi politique. Mais, Monsieur et Révérend Père, je m’aperçois que j’outrepasse la mesure et que j’en dis plus que vous ne m’avez fait l’honneur de m’en demander.
Veuillez m’excuser et agréer, je vous prie, l’expression de ma respectueuse considération,
Sainte-Beuve.
« P. S. On a dit et imprimé que lorsque l’abbé Lacordaire prêcha les premières fois dans la chapelle du collège Stanislas, quelques amis et hommes de lettres qui l’entendirent n’augurèrent pas beaucoup d’abord de son éloquence, et l’on m’a nommé comme étant de ces premiers auditeurs. C’est inexact en ce qui me concerne, et je n’ai entendu l’abbé Lacordaire en chaire qu’assez longtemps après et quand son éloquence ne faisait question pour personne. »
Lettre à M. William Reymond
Sur le caractère de l’École romantique française.
M. William Reymond, ancien bibliothécaire de l’Académie de Lausanne, ayant publié à Berlin en 1864, sous le titre de Corneille, Shakspeare et Gœthe, une Étude sur l’influence anglo-germanique en France au XIXe siècle, voulut bien me demander de lui écrire une Lettre qu’il put joindre à son livre en manière de Préface. Je lui répondis :
« Mon cher Monsieur,
« Vous me demandez de vous adresser quelques considérations à l’occasion du livre que vous imprimez en ce moment et que vous m’avez permis de lire à l’avance. Le temps me manque pour développer ce qu’on appelle des considérations, et je ne pourrai que vous exprimer en bien peu de mots mon approbation pour votre consciencieux travail et y joindre quelques remarques de détail sur deux ou trois points.
« J’estime qu’il est très-utile de faire ce que vous avez entrepris, c’est-à-dire de chercher à mesurer et à évaluer avec précision les effets de l’influence germanique sur notre rénovation littéraire et poétique du XIXe siècle. Il était bon que cette rénovation littéraire fut considérée non plus de chez nous et du centre, mais du dehors et d’au-delà du Rhin, et qu’elle fût regardée et jugée par quelqu’un qui nous connût bien sans être des nôtres, qui fût de langue et de culture françaises, sans être de la nation même. La Suisse française, Genève et notre chère Lausanne m’ont toujours paru de parfaits belvédères pour nous bien observer et pour nous étudier dans nos vrais rapports avec l’Allemagne. Pour vous, mon cher Monsieur, vous avez un avantage de plus, vous êtes venu habiter parmi nous ; vous avez été de Paris ; vous êtes aujourd’hui de Berlin : demain, je l’espère bien, vous nous reviendrez et vous serez de Paris.
« Cela n’empêche pas qu’en vous lisant et en me reportant à mes souvenirs, je ne me sois fait quelques objections çà et là sur la mesure exacte selon laquelle vous jugez certains hommes. Ces différences légères de jugement s’expliquent au reste très-bien : vous voyez la plupart de nos littérateurs et poëtes dans leur ensemble et dans une sorte de raccourci ; nous, nous les avons vus à l’œuvre au jour le jour et dans leur développement continu.
« Pour ne prendre qu’un nom célèbre, je suis bien persuadé que, si un heureux hasard vous avait procuré avec M. Villemain une rencontre et une conversation comme celles que vous avez eues avec M. Cousin, vous auriez singulièrement modifié l’idée qu’on doit se former, pour être juste, d’un critique aussi éloquent qui a su et entrevu tant de choses, qui nous a ouvert ou entr’ouvert tant d’horizons.
« J’ai beaucoup connu et fréquenté, dans les premières années de leur éclosion féconde, les talents et les génies de l’école dite romantique, et je puis dire que j’ai vécu familièrement avec la plupart. Ce que je puis vous attester, c’est que les imitations de littérature étrangère, et particulièrement de l’Allemagne, étaient moins voisines de leur pensée qu’on ne le supposerait à distance. Ces talents étaient éclos et inspirés d’eux-mêmes et sortaient bien en droite ligne du mouvement français inauguré par Chateaubriand. Mme de Staël, avec sa veine particulière de romantisme, n’était pour eux que très-accessoire. Je parle en ce moment de Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, etc. Aucun des grands poëtes romantiques français ne savait l’allemand ; et parmi ceux qui les approchaient, je ne vois que Henri Blaze, très-jeune alors, mais déjà curieux et au fait, et aussi Gérard de Nerval, qui de bonne heure se multipliait et était comme le commis voyageur littéraire de Paris à Munich. Gœthe était pour nous uu demi-dieu honoré et deviné plutôt que bien connu. On n’allait pas chez lui, à Weymar, avec David d’Angers, pour s’inspirer, mais pour lui rendre hommage. Victor Hugo, par moments si Espagnol de génie, lisait beaucoup moins d’auteurs espagnols que l’on ne croirait ; il avait dans sa bibliothèque très-peu nombreuse (si tant est qu’il eût une bibliothèque) le Romancero, traduit par son frère Abel Hugo. Il avait surtout dans l’imagination ses graves et hauts souvenirs d’enfance qui lui ont imprimé, comme on l’a dit heureusement, un premier pli si grandiose, et qui ont fait de lui « un grand d’Espagne de première classe en poésie98. »
« Lamartine, parfaitement étranger à l’Allemagne, savait l’Italie et comprenait ses harmonieux poëtes, le Tasse, Pétrarque. Il y a du Tasse, du chantre mélodieux d’Armide, dans le premier Lamartine. Quant à Byron lui-même, bien qu’il lui adressât des Épîtres, Lamartine ne s’en inquiétait que d’assez loin et pour le deviner, pour le réfuter bien vaguement, plutôt que pour l’étudier et pour le lire. Il lisait Byron, soyez en sur, bien moins dans le texte anglais que dans ses propres sentiments à lui et dans son âme.
« En un mot, les vrais poëtes de cette époque et de ces origines romantiques françaises sentaient et chantaient d’après eux-mêmes, bien plus qu’ils ne songeaient à imiter ou à étudier. Et c’est pour cela qu’ils ont mérité à leur tour d’être imités. Ils avaient la source de l’originalité bien supérieure à toutes les préoccupations et les acquisitions d’école. Sans doute, un peu plus tard et quand on en vint au théâtre, il y eut un effort direct d’importation de Shakspeare. Alfred de Vigny et Emile Deschamps s’y appliquèrent. Mais encore, dans leur pensée, cette importation de Shakspeare ne venait là que comme machine de guerre et pour battre en brèche la muraille classique. Une fois la brèche faite, c’était avec des œuvres originales que l’on comptait bien entrer et se loger au cœur de la place. Alfred de Vigny, une fois la glace rompue, fit Chatterton. Et quant à Victor Hugo, il dédaigna toujours l’imitation. Il était trop plein de soi et de ses sujets pour l’admettre.
« Même lorsqu’on imitait, il y avait une certaine ignorance première, une demi-science qui prêtait à l’imagination et lui laissait de sa latitude. Lorsque Mérimée publia sa Clara Gazai, il ne connaissait l’Espagne que par les livres, et il ne la visita que plusieurs années après. Il lui est arrivé de dire, je crois, que s’il l’avait connue dès lors il n’aurait pas fait son premier ouvrage. Eh bien ! tout le monde et lui-même y auraient perdu.
« Ce n’est qu’un peu plus tard et à un second temps que la critique est née véritablement ou s’est introduite au sein de ce groupe des poëtes romantiques. Je suis peut-être celui qui y ai le plus contribué ; mais je dois vous dire que Lamartine, Victor Hugo, de Vigny, sans me désapprouver et tout en me regardant faire avec indulgence, ne sont jamais beaucoup entrés dans toutes les considérations de’rapports, de filiations et de ressemblances, que je m’efforcais d’établir autour d’eux.
« Moi-même, s’il m’est permis de me citer comme poëte, tout en professant et même en affichant l’imitation des poëtes anglais et des lakistes, je vous étonnerais si je vous disais combien je les ai devinés comme parents et frères aînés, bien plutôt que je ne les ai connus d’abord et étudiés de près. C’était pour moi comme une conversation que j’aurais suivie en me promenant dans un jardin, de l’autre côté de la haie ou de la charmille : il ne m’en arrivait que quelques mots qui me suffisaient et qui, dans leur incomplet, prêtaient d’autant mieux au rêve.
« Charles Nodier, mon prédécesseur et qui a tant parlé Werther Allemagne, l’arrangeait encore plus à sa fantaisie et ne la voyait qu’à travers la brume ou l’arc-en-ciel : il ne savait pas l’allemand. a Alfred de Musset, le plus jeune d’entre tous, que je n’ai point nommé jusqu’ici et à dessein, mériterait un article à part. Il y aurait pour lui une exception à faire : son imagination, à l’origine, s’imprégnait sensiblement de ses lectures ; le poëme ou le roman qu’il avait feuilleté la veille n’était pas du tout étranger à la chanson ou au caprice du lendemain. Il a visiblement songé à imiter Byron, il lui a pris de son ton, de son air et de l’allure de ses stances ; il s’est souvenu tantôt d’Ossian, tantôt de Léopardi et de bien d’autres ; mais certainement aussi il s’en est encore plus inspiré que souvenu ; l’écho d’une pensée étrangère, en traversant cette âme et cet esprit de poëte si français, si parisien, devenait à l’instant une voix de plus, une voix toute différente, ayant son timbre à soi et son accent. L’imitation, chez lui, est enlevée d’une aile si légère que bientôt elle disparaît, et on ne la distingue plus. Le motif saisi au vol se transformait aussitôt. Il causait avec Henri Heine à la rencontre bien plus qu’il ne le lisait. Il savait l’italien et l’anglais, c’était tout : pas un mot d’allemand.
« Tout ceci, cher Monsieur, est pour maintenir, au milieu des imitations apparentes et des influences plus ou moins directes que vous démêlez très-bien, l’originalité bien native pourtant de nos anciens amis, la veine naturelle et propre à cette famille romantique française qui a et gardera sa physionomie entre toutes les autres écoles.
« Laissez-moi maintenant vous féliciter de tant d’observations fines et justes que je rencontre dans vos pages et vous remercier du flatteur témoignage de confiance que vous sollicitez de moi.
« Paris, ce 2 novembre 1863.
« SAINTE-BEUVE. »
Mes secrétaires.
J’ai, depuis des années, une dette morale à payer et je ne veux pas tarder plus
longtemps à le faire. La presse de nos jours, qui s’occupe de tant de choses, la
chronique en particulier, qui ne craint pas de descendre jusqu’aux plus petites, a parlé
quelquefois de mes secrétaires et des services qu’ils me rendaient. Je
suis loin de nier les services, mais j’ai souri en entendant parler de mes secrétaires, comme si j’en avais à la fois plusieurs. Dans la modeste
condition où je vis, c’était déjà un grand luxe que d’en avoir un, et je n’y ai été
amené d’assez bonne heure que par une faiblesse de vue et comme une tendresse d’organes
qui se lassait aisément et m’obligeait à user d’autrui. Il y a plus de vingt-cinq ans
déjà que, considérant que les soirées sont longues, que la plus grande difficulté pour
l’homme qui vit seul est de savoir passer ses soirées, je me suis dit qu’il n’y avait
pas de manière plus douce et plus sûre pour cela que l’habitude et la compagnie d’un bon
livre. Mais comme mes yeux se refusaient à toute lecture de longue haleine, surtout à
ces dernières heures de la journée, j’ai dû songer à me procurer de bons lecteurs, et
j’en ai trouvé. Entre ceux dont j’ai gardé un souvenir reconnaissant, je dois mettre au
premier rang M. Dourdain, homme modeste, instruit, ancien barbiste, ancien secrétaire du
vieux et respectable comte de Ségur, et qui, placé à la recommandation de son fils, le
général Philippe de Ségur, dans les bureaux du ministère de l’intérieur, a toujours et
obstinément refusé tout avancement. Être sous-chef et avoir la chance de devenir chef de
bureau un jour, eût semblé à cet homme scrupuleux, délicat et timide, une usurpation
plus grande et plus terrible que celle qui a fait passer à des héros le Rubicon. Tou les
les prières et les instances de ses amis ne purent jamais le déterminer à franchir le
degré de commis principal. Quand il se trouva avoir pour ministres d’anciens barbistes
comme lui, d’anciens camarades qui le tutoyaient ou qui du moins le traitaient
familièrement, M. Delangle, par exemple, il fallait le voir plein de honte et d’effroi
pour cette intimité forcée, quand il les rencontrait par hasard et qu’il courait risque
d’être surpris en leur présence. « On va me prendre pour un intrigant »
,
disait-il ; et il s’enfuyait au plus vite. La seule chose qu’il demandait à ceux qui lui
portaient intérêt, c’était qu’on ne s’occupât jamais de lui. Il n’y avait pas moyen de
l’obliger. Il était cependant resté l’ami intime et familier de son ancien camarade,
M. d’Esparbès de Lussan, mort récemment conseiller à la Cour de cassation, et il n’était
pas moins intimement lié avec Adolphe Nourrit, l’artiste au cœur sympathique et chaud,
un autre enfant de Sainte-Barbe. Dourdain n’avait qu’un faible, et un faible bien
innocent : c’était de jouer, même quand il fut barbon, les jeunes-premiers dans les
théâtres de société bourgeoise où l’on montait les pièces de Scribe ; il savait par cœur
tout ce répertoire, et prenait son rôle très au sérieux, ayant gardé la jeunesse du
cœur. J’ai fait de ce bon et charmant homme un portrait un peu arrangé, mais véridique
et fidèle au fond, dans la première des Pensées d’Août ; c’est lui qui
est Doudun, et dont j’ai raconté l’histoire ; dont j’ai surtout retracé
la touchante piété filiale. Il n’était guère pour moi qu’un lecteur ; sa modestie lui
interdisait presque toute remarque à l’occasion de ce qu’il lisait. Je lui ai dû
pourtant de précieux et intimes détails pour l’étude que j’eus à faire du comte de
Ségur. M. Charles-Aristide Dourdain est mort le 1er mai 1862.
Un autre lecteur ami, que j’ai ou vers le même temps, s’appelait Oger ; c’est lui encore dont je me suis permis d’esquisser le portrait dans cette même première pièce des Pensées d’Aout. J’ai marqué son caractère sous le nom d’Aubignié, le poète ; j’ai touché quelque chose de son histoire, que j’avais devinée plutôt que sue. Il était grand ami de la nature et des courses pédestres ; il s’était, je crois, pris d’amour, dans l’une de ses courses, pour la fille de quelque garde forestier, et cette liaison, qui avait eu des suites, avait déplu à sa famille bourgeoise, laquelle était restée implacable et l’avait depuis lors renié. J’essayai vainement de le réconcilier avec son père. Il était long, maigre, élancé, fugitif, mélancolique ; il s’éclipsait parfois et retournait dans les bois, à ses amours. Il lisait souvent pour moi, il faisait des extraits, des copies ; et un jour qu’il m’avait communiqué un peu de son humeur promeneuse, je lui dus d’entreprendre et d’accomplir avec lui à pied le pèlerinage de Port-Royal des Champs. Je l’ai perdu de vue après quelques années, et, parti un matin comme pour une absence passagère, il ne m’est plus revenu.
J’arrive à des noms connus du public. Un de mes derniers lecteurs, avant Février 1848, fut mon ami le poete Lacaussade, que je forçai bien souvent, en lui imposant la lecture à haute voix de gros livres, à entrer dans de durs sujets qui devaient l’ennuyer un peu, mais dont, à la longue, son esprit progressif a profité. Il y a gagné, sans cesser d’être le poète distingué et élevé que l’on connaît, de devenir un littérateur proprement dit, un critique expert en bien des matières, et non confiné à celles de poésie. Lorsqu’à mon retour de Liège je commençai ma campagne littéraire des Lundis eh octobre 1849, ce fut M. Lacaussade qui me servit d’abord d’aide de camp actif, dévoué et des plus utiles. Toutes les fois, en effet, que j’avais à parler de poésie, soit des poëtes modernes, soit de ceux de l’Angleterre que M. Lacaussade connaît si bien, on conçoit de quel avantage m’étaient ses indications, ses remarques d’homme du métier, et quelle précision je pouvais donner à mes propres jugements en les sentant appuyés du sien. Toutes les traductions d’anglais que j’ai insérées dans mes articles ont passé sous ses yeux et aussi sous les yeux de notre ami commun M. William Hughes. M. Lacaussade, après quelques intervalles de congé (car je ne laissais pas de le fatiguer souvent et de le mettre sur les dents, comme on dit), me revint plus d’une fois comme auxiliaire :
Pendant ces intervalles et ces absences, j’avais, pour le remplacer, un de nos jeunes et aimables amis, poëte également, M. Octave Lacroix, qui finit par lui succéder auprès de moi comme secrétaire.
Ici je dois tout d’abord à M. Lacroix une réparation, et je la lui ferai aussi complète que possible. Mal informé, j’ai laissé échapper une note sur son compte (au tome V d’une réimpression des Causeries du Lundi) ; mieux instruit, je retire aujourd’hui et j’efface entièrement cette note, dont j’ai reconnu la sévérité injuste. M. Octave Lacroix, élève du collège de Juilly, très-jeune, vif, gai, spirituel, alerte, et que j’aimais à considérer, avant de l’avoir pour secrétaire, comme mon filleul littéraire et poétique, M. Lacroix, déjà auteur pour son compte de jolies chansons 6 Avril, et amoureux du Théâtre-Français où il a obtenu un succès de printemps, me fut d’une utilité des plus réelles et des plus agréables pendant au moins trois années. Plein de cilations et d’à-propos sur certains sujets, ses remarques les plus profitables m’arrivaient presque toujours dans une saillie heureuse. Né dans la zone méridionale de la France, il savait d’instinct les langues et les poésies du midi. Il savait à merveille la littérature moderne la plus contemporaine ; ses impressions légères me rajeunissaient, et lorsque, ayant à peindre la marquise de Pompadour, nous allions ensemble regarder au Musée le beau pastel de Latour que je voulais décrire, il me suggérait de ces traits fins et gracieux qu’une fraîche imagination trouve d’elle-même en face de l’élégance et de la beauté.
Après lui, j’eus presque immédiatement pour secrétaire un homme très-jeune alors et dont le nom aujourd’hui bien connu est, à lui seul, un éloge. M. Jules Levallois resta près de moi pendant trois années aussi environ ; c’est à peu près le laps de temps qu’ont pu, généralement, me consacrer de jeunes et brillants esprits, bientôt émancipés par degrés, et qui avaient ensuite leur propre carrière à faire. M. Jules Levallois, destine à être un critique qui pense par lui-même et qui a son originalité, dut, on le conçoit, dans un commerce assidu et quotidien, contribuer à aiguiser beaucoup de mes jugements, m’en suggérer même qui étaient de lui et qui portaient avec eux leur expression. Vers la fin, je sentais qu’il m’était difficile de ne pas lui dérober des pensées faites pour se produire d’elles-mêmes et en son nom. Il me fut surtout d’une très-grande utilité pour l’achèvement de mon ouvrage sur Port-Royal ; il s’était mis au fait de cette curieuse histoire, et avait pénétré dans l’intimité des personnages presque aussi avant que moi : dans le dépouillement des correspondances manuscrites, il était le premier à me signaler des particularités piquantes, mais voilées, qui seraient restées inaperçues pour tout autre.
Après l’avoir perdu, je retrouvai un utile et solide secours dans la collaboration de M. Pons, ancien professeur de rhétorique, professeur d’histoire, et qui maintenant est placé à ce titre au lycée de Digne, sa patrie. Cet homme jeune encore, mais mûr, très-instruit, judicieux, me permit de marcher d’un pas plus ferme et plus assuré dans mes excursions historiques, dans cet ordre de considérations sérieuses que j’affectionne de plus en plus, à mesure que j’avance dans la vie. M. Pons a publié à la librairie Garnier un Dictionnaire de la Langue française, fort bien digéré et digne d’estime.
Il ne me reste plus qu’à parler, en le remerciant, de mon secrétaire actuel, M. Jules Troubat, de Montpellier, qui est si près de moi en ce moment que la modestie m’empêche presque de le louer comme il conviendrait et en toute liberté. Plein de feu, d’ardeur, d’une âme affectueuse et amicale, unissant à un fonds d’instruction solide les goûts les plus divers, ceux de l’art, de la curiosité et de la réalité, il semble ne vouloir faire usage de toutes ces facultés que pour en mieux servir ses amis ; il se transforme et se confond, pour ainsi dire, en eux ; et ce sont eux les premiers qui, de leur côté, sont obligés de lui rappeler qu’il y a aussi une propriété intellectuelle qu’il faut savoir s’assurer à temps par quelque travail personnel : il est naturellement si libéral et prodigue de lui-même envers les autres qu’on peut sans inconvénient lui conseiller de commencer un peu à songer à lui, de penser à se réserver une part qui lui soit propre, et, en concentrant ses études sur un point, de se faire la place qu’il mérite d’obtenir un jour. J’espère toutefois, et nonobstant ce conseil, le garder encore longtemps.