III. (Fin61.)
Je ne veux pourtant pas rester trop incomplet et sans conclusion sur un homme qui fut considérable dans la société de son époque, et qui unit bien des contraires ; qui se fit agréer de Rousseau, et eut de lui une dédicace ; qui se fit craindre et respecter de Voltaire ; qui fut bien à Versailles avec la maîtresse favorite, eut de l’importance administrative et parlementaire dans sa Bretagne, et figura à la tête de l’Académie. Duclos avait un caractère, ou du moins une nature primitive très caractérisée, une manière d’être à lui, qu’il imposa partout où il fut.
Les relations qu’il eut avec Voltaire les peignent l’un et l’autre. Ou a vu
Voltaire très vif en compliments à la première lecture du Louis XI de Duclos : mais, au fond, il eût été très peu flatté
d’être comparé à lui comme historien. Lorsqu’il publia le Siècle de Louis XIV, le président Hénault, auquel il avait demandé
des critiques, crut pouvoir lui en adresser quelques-unes ; il lui
reprochait sur quelques points le trop d’esprit. Ce
n’était pas le compte de Voltaire, qui prétendait, et
avec raison, peindre, animer ses tableaux, tenir le lecteur en haleine et
les yeux attachés sur les principaux personnages : « Je jetterais mon
ouvrage au feu, si je croyais qu’il fût regardé comme l’ouvrage d’un
homme d’esprit… J’ai voulu émouvoir, même dans l’histoire. Donnez de
l’esprit à Duclos tant que vous voudrez, mais gardez-vous bien de m’en
soupçonner. »
C’était à Voltaire, lorsque celui-ci se démit de
sa charge, que Duclos avait succédé comme historiographe en titre (1750) :
Voltaire s’estimait assez peu remplacé. Comme Duclos, après avoir donné ses
Considérations sur les mœurs où il avait oublié de
parler des femmes et où il avait à peine prononcé leur nom62, voulut réparer cette omission
singulière en publiant l’année suivante (1751), sous le titre de Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs du xviiie
siècle, une espèce de répétition de
ses Confessions du comte de…, Voltaire qui trouvait ce
genre de romans détestable, et qui voyait dans ceux de Duclos une preuve de
plus de la décadence du goût, écrivait : « Ils sont d’un homme qui
est en place (dans la place d’historiographe), et qui par là est
supérieur à sa matière. Il laisse faire la grosse besogne aux pauvres
diables qui ne sont plus en charge, et qui n’ont d’autre ressource que
celle de bien faire. »
Ce qui n’empêche pas que Voltaire
n’estime le livre des Considérations comme étant la
production d’un honnête homme ; il en écrit à Palissot en
ces termes, et n’oublie pas de s’en prévaloir ensuite auprès de Duclos.
Directement, Voltaire le ménage toujours et compte avec lui. On l’avait accusé de n’avoir pas donné sa voix à Duclos pour l’Académie française ; cela avait mis entre eux du froid ; il prend soin de se justifier. Il aurait bien voulu l’enrôler dans le bataillon sacré de la philosophie. Duclos succéda à l’académicien Mirabaud comme secrétaire perpétuel, et il en fit les fonctions dès 1754. S’il était demeuré en parfaite union avec d’Alembert, ils auraient pu gouverner la compagnie ; mais ils se brouillèrent, et, même après le rapprochement, il en resta quelque chose. Duclos, au milieu de toutes les manœuvres du parti encyclopédique, a sa marche à lui ; il s’est tenu et ne s’est point livré.
Je vous demande en grâce, mon cher et grand philosophe, écrivait Voltaire à d’Alembert (13 février 1758), de me dire pourquoi Duclos en a mal usé avec vous. Est-ce là le temps où les ennemis de la superstition devraient se brouiller ?… Quoi ! on ose, dans un sermon devant le roi, traiter de dangereux et d’impie un livre approuvé, muni d’un privilège du roi (l’Encyclopédie) !… et tous ceux qui ont mis la main à cet ouvrage ne mettent pas la main à l’épée pour le défendre ! ils ne composent pas un bataillon carré ! ils ne demandent pas justice !
Et à Duclos lui-même Voltaire, quelque temps après, écrivait :
« Il est triste que les gens de lettres soient désunis ; c’est
diviser des rayons de lumière pour qu’ils aient moins de
force. »
Mais Duclos n’était pas homme à obéir à un mot
d’ordre : voilà son honneur et son coin de probité comme écrivain et homme
public. Dans la correspondance qu’il entretient avec lui, Voltaire le tâte
souvent, et essaye de l’engager ; en 1760, après la comédie des Philosophes de Palissot, après le discours de réception de Lefranc
de Pompignan, et dans ce moment le plus vif de la mêlée philosophique,
Voltaire voudrait que Duclos s’entendît avec les amis et surtout qu’il agît
en cour pour faire arriver Diderot à l’Académie ; c’eût été un coup de parti
en effet, et une éclatante
revanche :
« Vous êtes à portée, je crois, d’en parler à Mme de Pompadour ; et, quand une fois elle aura fait agréer au
roi l’admission de M. Diderot, j’ose croire que personne ne sera assez
hardi pour s’y opposer. »
L’idée du Dictionnaire de
l’Académie auquel Diderot, auteur de toute la partie des arts et
métiers dans le Dictionnaire encyclopédique, pourrait
coopérer très utilement, s’offre à l’esprit de Voltaire comme prétexte et
moyen efficace :
Ne pourriez-vous représenter ou faire représenter combien un tel homme vous devient nécessaire pour la perfection d’un ouvrage nécessaire ? Ne pourriez-vous pas, après avoir établi sourdement cette batterie, vous assembler sept ou huit élus, et faire une députation au roi pour lui demander M. Diderot comme le plus capable de concourir à votre entreprise ?… Les dévots diront que Diderot a fait un ouvrage de métaphysique qu’ils n’entendent point (les Pensées philosophiques, ou toute autre brochure de Diderot) ; il n’a qu’à répondre qu’il ne l’a pas fait et qu’il est bon catholique. Il est si aisé d’être catholique !
Je ne sais ce que Duclos répondit, ni en quel sens il agit
précisément : l’essentiel et ce qui le caractérise, c’est que sa ligne
générale de conduite fut plus prudente et plus indépendante que Voltaire
n’aurait voulu. Voltaire avait beau lui écrire, toujours en cette même année
1760 : « Vous êtes ferme et actif, vous aimez le bien public ; vous
êtes mon homme, et je vous aime de tout mon cœur. L’Académie n’a jamais
eu un secrétaire tel que vous »
; il avait beau ajouter :
« Parlez, agissez, écrivez hardiment ; le temps est
venu… »
Duclos ne répondit à ces exhortations qu’à demi et ne
marcha que son pas. On a nombre de lettres toutes littéraires concernant les
Commentaires de Corneille, et que Voltaire adressait à
l’Académie sous le couvert de Duclos. Il en revenait encore de temps en
temps à ses regrets et à son projet
de ligue
philosophique universelle : « Si les véritables gens de lettres
étaient unis, ils donneraient des lois à tous les êtres qui veulent
penser. »
Mais il sentait bien qu’il n’avait pas de prise et
qu’il ne l’entraînerait pas. Mallet du Pan a rendu à Duclos cette justice
qu’il gourmanda plus d’une fois l’effervescence philosophique : « Ils
en diront et en feront tant, dit-il un jour impatienté, qu’ils finiront
par m’envoyer à confesse. »
Ce mot est de ceux qui courent et
qui restent. Aussi, à la mort de Duclos, et pour toute expression de regret,
Voltaire, dans une lettre à La Harpe, faisant allusion à cette mort et à
celle de M. Bignon, qui étaient arrivées presque en même temps, disait :
« Notre Académie défile, j’attends mon heure. »
Duclos
n’était pas de la bande ni du bataillon ; il n’obtint pas du chef d’autre
oraison funèbre.
Ce n’est pas qu’à l’Académie il n’eût rendu des services, et plus même qu’on
ne supposerait d’après cette ligne de conduite que j’ai indiquée ; mais chez
Duclos il faut s’attendre à une ligne toujours très brisée et pleine de
saccades. Lorsque d’Alembert fut reçu à l’Académie française en 1754, son
élection fut très combattue et traversée de beaucoup d’obstacles,
« et même il passe pour constant, rapporte La Harpe, qu’il y
avait un nombre de boules noires plus que suffisant pour l’exclure, si
Duclos, qui ne perdait pas la tête et qui était en tout hardi et décidé,
n’eût pris sur lui de les brouiller dans le scrutin, en disant très haut
qu’il y avait autant de boules blanches qu’il en fallait »
.
La Harpe affirme qu’il tenait ce fait de la bouche des deux intéressés, de
d’Alembert et de Duclos même : « Tout était
noir »
, lui auraient-ils plus d’une fois répété l’un et
l’autre. Une telle tricherie dont on se vante comme d’un coup de bonne
guerre montrerait, si on l’ignorait, ce que l’esprit de parti peut faire de
la probité. À l’Académie, dans
les séances
ordinaires, Duclos faisait un peu comme partout, il tempêtait au besoin et
ne se refusait pas ses jurons d’habitude. L’abbé Du Resnel lui disait
doucement : « Monsieur, on ne doit prononcer à l’Académie que des
mots qui se trouvent dans le Dictionnaire. »
L’abbé de Voisenon, qui reconnaît que Duclos était peut-être celui de toute
l’Académie qui entendait le mieux la métaphysique de la grammaire, l’y
trouvait « d’un caractère trop peu liant et trop
républicain »
. Ou, ce qui revient à peu près au même, Duclos y
avait le ton trop despotique. On a conservé le souvenir de quelques scènes
violentes qu’il eut avec son confrère l’abbé d’Olivet, qu’il appelait un bon
grammairien et un méchant homme, et à qui il n’épargnait pas l’injure en
face : « C’est, disait-il, un si grand coquin que, malgré les duretés
dont je l’accable, il ne me hait pas plus qu’un autre. »
L’abbé
d’Olivet n’était pas si impassible que Duclos voulait bien le croire : on a
beaucoup dit que sa mort et l’attaque d’apoplexie à laquelle il succomba
(octobre 1768) eurent pour cause une dernière altercation violente qu’il
avait eue à l’Académie avec Duclos et d’Alembert. Duclos s’était mis sur le
pied, en quelque lieu qu’il fût, soit à l’Académie, soit chez les ministres
et les ambassadeurs, de ne jamais se refuser le plaisir d’une exécution
publique quand il avait en face quelque personne qu’il détestait et qu’il
déclarait peu estimable. Il fit un jour une pareille scène chez la comtesse
de Kaunitz, femme du ministre d’Autriche à Naples, à propos de l’abbé de
Caveyrac, l’apologiste de la Saint-Barthélemy : « Comment, madame,
s’écria-t-il en pleine assemblée en l’entendant nommer, est-ce qu’un tel
maraud est venu chez Votre Excellence ? »
Et il n’accepta le
dîner du lendemain qu’à la condition formelle que l’abbé de Caveyrac n’en
serait pas. Une autre fois, à Paris, il sortait d’une maison où
il était invité, au moment de se mettre à table, en
voyant arriver M. de Calonne, l’ennemi de La Chalotais. Duclos, dans le
monde, se déclarait tout haut incompatible avec les fourbes et les méchants.
C’est là un rôle d’honnête homme austère et impitoyable qu’il est bien
ambitieux de prétendre tenir, qui suppose dans celui qui l’exerce de bien
stoïques vertus, et auquel suffisent à peine l’intégrité exemplaire et
l’autorité proverbiale d’un Caton ou d’un Montausier. Duclos, en l’usurpant,
semble avoir obéi encore plus à son tempérament qu’à ses principes. Dans les
luttes personnelles qu’il engageait, il s’était accoutumé à n’avoir jamais,
comme on dit, le dernier ; on le savait entier et emporté,
on le craignait et on faisait place devant lui.
Comme secrétaire perpétuel et historien de l’Académie, il n’a écrit qu’un court chapitre, assez piquant d’ailleurs, dans lequel il insiste beaucoup sur l’égalité académique, égalité qu’il contribua plus que personne à maintenir lors de l’élection du comte de Clermont (prince du sang) dans la compagnie :
La liberté que le roi nous laisse, dit-il, et l’égalité académique sont nos vrais privilèges, plus favorables qu’on ne le croit à la gloire des lettres, surtout en France où les récompenses idéales ont tant d’influence sur les esprits. La gloire, cette fumée, est la base la plus solide de tout établissement français.
Dans son testament, Duclos a pris soin de mettre cet article
épigrammatique : « Je donne à l’Académie mon buste du roi en bronze,
et je la prie de me donner pour successeur un homme de
lettres. »
Personne, du reste, n’a joui plus
agréablement que lui dans ses voyages, et en toute occasion, de l’avantage
social qu’il y avait alors à être le confrère des gouverneurs de provinces,
des archevêques et des ambassadeurs. Le degré de considération avec lequel
il fut traité à l’étranger lorsqu’il
y alla, fait
partie de l’honneur des lettres à cette époque.
Comme académicien, il a payé son tribut particulier à l’étude de la langue
par les remarques judicieuses qu’il a ajoutées à la Grammaire
générale dite de Port-Royal, et qui furent
publiées pour la première fois dans l’édition de 1754. Duclos s’y
singularise par une orthographe particulière qu’il prétend soustraire aux
irrégularités de l’usage et rendre toute conforme aux sons. Il appartient,
ainsi que la plupart des grammairiens philosophes de son temps, à cette
école qui considérait avant tout une langue en elle-même et d’une manière
absolue, comme étant et devant être l’expression logique et raisonnable
d’une idée et d’un jugement ; il la dépouillait volontiers de ses autres
qualités sensibles ; il ne l’envisageait pas assez comme une végétation
lente, une production historique composée, résultant de mille accidents
fortuits et du génie persistant d’une race, et qui a eu souvent, à travers
les âges, plus d’une récolte et d’une riche saison ; il ne remontait point à
la souche antique, et ne se représentait point les divers rameaux nés d’une
racine plus ou moins commune. La philologie comparée n’était pas née alors,
ou était dans l’enfance. Duclos, comme tous les grammairiens de son école
depuis Arnauld jusqu’à Volney et à M. de Tracy, vise trop à émonder l’arbre
qu’il a sous les yeux et à le tailler régulièrement, avec méthode. Dans son
genre et dans le cercle qu’il s’est tracé, il a de bonnes et utiles
remarques de détail, et il justifie pleinement, quand il écrit, l’axiome de
son temps qu’il professe avec Condillacj : « En s’appliquant à parler
avec précision, on s’habitue à penser avec justesse. »
Ses conversations étaient d’une tout autre nature et échappaient à cette loi ; bien qu’il y parlât fort net, je ne sais s’il en pensait toujours plus justement. On a assez au long quelques-unes de ces conversations de Duclos. Mme Du Hausset nous en a conservé une dans ses Mémoires ; et Mme d’Épinay, dans les siens, en a reproduit trois ou quatre. Je n’entrerai pas ici dans la discussion du genre de torts intimes que Mme d’Épinay a reprochés à Duclos, et qui sont trop voisins de l’alcôve : en réduisant ces torts à ce qui en rejaillit sur le caractère général de l’homme, il paraît certain que Duclos dans son habitude journalière, sorti de chez lui dès le matin et passant sa vie dans le monde, aimait à s’installer chez les gens, et qu’une fois implanté dans une maison, il y prenait racine, y dominait bientôt, s’y comportait comme chez lui, donnant du coude à qui le gênait, et y portait enfin, avec les saillies et les éclats de son esprit, tous les inconvénients de son impétuosité et de son humeur. Y joignait-il de la duplicité, comme Mme d’Épinay l’en accuse ? Sa brusquerie était-elle de commande, et couvrait-elle un jeu ? Mme Guizot (Pauline de Meulan) a touché ce point comme il convient, avec discrétion et sagacité63 : il est à la rigueur possible, pense-t-elle, que dans cette grande comédie que jouèrent habituellement les uns envers les autres, et quelquefois envers eux-mêmes, la plupart des personnages du xviiie siècle, Duclos ait pris pour son rôle celui d’un bourru redouté, emporté au-dehors, habile et assez modéré en dedans. Ce ne serait, du reste, que dans quelques occasions où il était en lutte, qu’il aurait eu ce calcul et cette ruse : la plupart du temps, il est évident qu’il s’abandonnait. Ce qui résulte plus sûrement des témoignages et des conversations conservées par Mme d’Épinay, c’est que Duclos a sa place fâcheuse et marquée dans l’orgie d’esprit du xviiie siècle. Les discussions effrénées qui se tiennent dans les dîners de Mlle Quinault et où il est question, entre la poire et le fromage, de toutes les choses divines et humaines, nous montrent Duclos le plus remarquablement cynique entre les cyniques, dans tout l’entrain et toute la jubilation de l’impudeur ; traduit en public et comme sténographié dans ce déshabillé, il reste sous le coup du mot final que lui adresse Mlle Quinault et que je laisse où je l’ai lu : car il faut être monté au ton des convives pour citer de ces choses.
Un mot de meilleur ton, et trop joli pour ne pas être rappelé, est celui de
la comtesse de Rochefort à Duclos, un jour que, causant avec elle et Mme de Mirepoix, il avait posé en principe qu’une honnête
femme peut tout entendre, et que ce sont seulement les malhonnêtes qui font
les bégueules. Là-dessus, il se mit à entamer une série d’histoires plus
fortes et plus incroyables les unes que les autres, si bien que la comtesse
de Rochefort l’arrêta en souriant : « Prenez garde, Duclos ! vous
nous croyez aussi par trop honnêtes femmes. »
Il était plus sérieux et valait mieux que cela en mainte circonstance. Il
avait voyagé. Il alla en Angleterre, en Hollande. Il savait de l’Angleterre
et de son gouvernement beaucoup plus de choses qu’on ne supposerait, et que
Bolingbroke lui avait apprises durant plusieurs séjours que Duclos avait
faits à sa campagne près d’Orléans. Je vois que Duclos était à Londres dans
le printemps de 1763 ; il alla faire une visite chez Horace Walpole à
Strawberry Hill, un jour où il y avait brillante compagnie, et entre autres
la comtesse de Boufflers : « Ce dernier, dit Horace Walpole en
parlant de Duclos, est auteur de laVie de Louis XI, se
met comme un ministre dissident, ce qui est, je suppose, la livrée d’un
bel esprit, et est beaucoup plus impétueux
qu’agréable. »
Le voyage de Duclos en
Italie (novembre 1766-juin 1767) a laissé plus de traces et de meilleurs
souvenirs. Duclos en avait écrit pour lui une relation, qui n’a paru qu’en
1791. Ce qui le détermina à ce voyage, ce fut l’irritation extrême où
l’avait mis l’affaire de La Chalotais, et, comme il dit, « le brigandage des auteurs et des instruments de cette
persécution »
. Duclos ne pouvait plus se contenir ; ses propos
éclataient contre les personnages en place : on lui conseilla de s’absenter
quelque temps, et il se le conseilla à lui-même. Un voyage en Italie était
alors une entreprise fatigante ; Duclos avait soixante ans passés, mais une
santé d’athlète, a-t-il soin de nous dire, en ajoutant
qu’il la mit dans ce voyage à toutes sortes d’épreuves : Duclos avait
l’orgueil de sa bonne santé et de son tempérament robuste, comme Voltaire
avait la coquetterie d’être et de se faire malingre. La relation de Duclos
est d’un genre particulier et a mérité l’estime des voyageurs : n’y cherchez
pas ce qui est dans de Brosses, le sentiment des arts, la grâce et la
fertilité du goût, tout ce qui est des muses ; mais sur les hommes, sur les
mœurs, sur les gouvernements, Duclos a de bonnes observations et s’y montre
à chaque pas sensé, modéré, éclairé. Partout où il va, il est accueilli à
merveille ; il retrouve de ses connaissances du grand monde de Paris et,
jusque dans les Italiens de distinction, des compatriotes. À Gênes tout
d’abord il rencontre le marquis de Lomellini, qui venait d’être doge :
Nous nous revîmes, dit-il, avec cette joie que ressentent deux compatriotes qui se retrouvent en pays étranger : il n’y avait pourtant alors que moi qui le fusse. C’est que Paris devient la patrie universelle de tous ceux, de quelque pays qu’ils soient, qui y vivent en bonne compagnie. Le souvenir qu’on en garde ailleurs nuit souvent au plaisir qu’on aurait de vivre chez soi, si l’on n’en était pas sorti. La campagne seule, quand on est assez heureux pour en prendre le goût, dédommage de notre grande capitale. Paris ou le village, pourrait être le vœu de bien des gens raisonnables.
Duclos étudie Rome assez à fond, non pas tant dans ses
antiquités que dans sa société et son gouvernement ; il en décrit le plan en
politique et en économiste. Dans une audience qu’il a du pape
(Clément XIII), audience qu’il n’est pas empressé de rechercher, mais à
laquelle il croirait peu séant de se soustraire puisque tous les Français
connus se faisaient présenter, à la fin de l’entretien qui dure une
demi-heure, il reçoit en cadeau de Sa Sainteté un chapelet et l’en remercie
en lui baisant un peu brusquement la main, familiarité qui fait sourire les
assistants, car c’est un privilège qui est réservé aux seuls cardinaux. Sans
se dissimuler aucun des abus de l’administration, il est arrivé à sentir les
avantages et les douceurs de la vie romaine : « Le séjour que j’y ai
fait, dit-il, et les habitudes que j’y ai eues m’ont confirmé ce que le
président de Montesquieu m’en avait dit, que Rome est une des villes où
il se serait retiré le plus volontiers. »
À Naples où il reste
près de deux mois et où toutes les facilités lui sont données, Duclos visite
les antiquités, alors toutes neuves, de Pompéi et d’Herculanum, et s’y
applique également à bien connaître les rouages et les principes de
l’administration. Il fera de même dans tous les lieux qu’il traversera au
retour ; les petits États tels que celui de Parme ne sont pas ceux qui
l’intéressent le moins, s’il les trouve bien administrés. À Milan il visite
Beccaria, célèbre par son livre philanthropique Des délits et
des peines : mais Duclos ne donne pas à l’aveugle dans ces
nouveautés qui, poussées trop loin, tendent à désarmer la société et à
énerver la justice. Sachons-le : Duclos a été maire de Dinan pendant
plusieurs années ; il a trouvé moyen de concilier cette vie bretonne avec
son
existence parisienne ; il a été membre des
états de sa province ; c’est un homme de lettres qui a de la pratique
administrative, et qui a connu un coin de vie parlementaire et politique.
Voici quelques-unes des idées et des réserves de Duclos au sujet du livre de
Beccaria, et dont il s’ouvre de vive voix à l’auteur même :
Après lui avoir fait compliment sur le caractère d’humanité qui l’avait inspiré, je ne lui dissimulai point que je n’étais pas de son sentiment sur la conclusion qui tend à proscrire la peine de mort pour quelque crime que ce puisse être. Je lui dis qu’il n’avait été frappé que de l’horreur des supplices sans porter sa vue, en rétrogradant, sur l’énormité de certains crimes qu’on ne peut punir que de mort, et quelquefois d’une mort terrible, suivant les cas. Je convins de la sévérité, à certains égards, de nos lois criminelles, telles que la question préparatoire ; mais j’ajoutai, et je pense que, sans proscrire aucun genre de mort, il n’y aurait, pour la réforme de notre Code criminel, qu’à fixer une gradation de peines comme une gradation de délits. Il y aurait, sans doute, des délits qui ne seraient pas punis de mort, ainsi qu’ils le sont actuellement ; mais il y a des crimes qui ne peuvent l’être d’une mort trop effrayante. La rigueur du châtiment est, dans certaines circonstances, un acte d’humanité pour la société en corps. J’entrai dans quelques explications, et je finis par donner à l’auteur les éloges que mérite son projet, qui peut être l’occasion d’une réforme dans le Code criminel. Je crois cependant qu’on l’a trop exalté ; mais l’excès est l’esprit du siècle, et peut-être l’a-t-il toujours été du Français.
On est revenu depuis quelque temps de beaucoup de préjugés, mais on s’accoutume trop à regarder comme tels tout ce qui est admis. Dès qu’un auteur produit une idée nouvelle, elle est aussitôt reçue comme vraie ; la nouveauté seule en est le passeport. Je voudrais pourtant un peu d’examen et de discussion avant le jugement.
Sur plus d’un point, je trouve ainsi Duclos se tenant à une réforme modérée et se garantissant à l’avance des partis extrêmes. Il n’est pas favorable aux religieux des ordres mendiants, mais il n’est pas contre toute espèce de communautés religieuses, et il les croit compatibles avec l’ordre politique moyen qu’il conçoit :
Les religieux rentés, en France, sortent communément d’une honnête bourgeoisie, dit-il, paraissent peu dans le monde et sont, malgré beaucoup de plates déclamations, plus utiles à l’État qu’on ne le pense. Ce serait la matière d’un bon mémoire économique : je suis étonné qu’aucun d’eux ne se soit avisé de le faire ; je m’en occuperai peut-être un jour.
C’est ainsi que, dans son Essai sur la voirie et les ponts et chaussées, il n’est pas absolument contre la corvée, contre le travail de réparation des chemins par les communautés : il croit seulement qu’il serait bon de régulariser ce service imposé au peuple des campagnes, établissant en principe que l’État a le droit de l’exiger comme tous les genres de services pour la grande cause de l’utilité publique. En rapprochant ces diverses vues où le bon sens qui vise aux réformes tient compte des faits, on sent qu’il y avait dans Duclos l’étoffe d’un administrateur et jusqu’à un certain point d’un homme politique. Il ne lui a manqué peut-être que de venir un peu plus tard pour trouver tout son emploi ; et cet excès même de parole et de chaleur physique, qui détonnait dans la société et dans les salons, eût trouvé son milieu assez naturel et tout son espace dans la vie des assemblées. Il avait certes assez de poumons pour les remplir, assez de connaissances pour les éclairer, assez de bons mots et peut-être de lazzis pour les égayer. Il eût pu être, à côté de plus d’un qui lui ressemble et dont je suis tenté (oubliant l’anachronisme) de mettre le nom tout près du sien64, un des champions écoutés de la classe moyenne.
Une circonstance assez touchante se mêle à son voyage d’Italie. Duclos était
à Naples quand il apprit la mort de sa mère, âgée de cent deux ans. Ses amis
de Paris, connaissant sa tendresse pour elle et ne voulant pas attrister son
voyage, se concertèrent avec sa famille pour la lui cacher et pour que cette
mort ne fût point
annoncée par la Gazette de France : mais Duclos l’apprit d’autre part et par la
Gazette d’Avignon. Il eut une première douleur
soudaine ; puis rassuré par les lettres de ses amis, qui ne lui parlaient
pas de ce malheur, il crut à quelque méprise et espéra. Le résultat de cette
précaution manquée fut de lui faire boire deux fois le
calice. Duclos était resté bon et tendre fils ; le chagrin qu’il
éprouva en perdant « la seule personne, dit-il, dont on puisse être
sûr d’être aimé »
, le rendit malade. Il se sentit un
redoublement de colère et d’indignation contre les hommes en place
tracassiers ou timides, qui l’avaient empêché de faire sa visite accoutumée
en Bretagne cette année. En revenant en France, la douleur dans l’âme, il
écrivait à l’un de ses amis : « Croiriez-vous, ce qui est fort en
pensant à une personne centenaire, que l’espoir de la revoir, après
l’erreur où j’ai été, ne s’efface que successivement de mon
esprit ? »
Duclos, fort et robuste comme il était, mourut avant le temps, le 26 mars 1772, à l’âge de soixante-huit ans. Il avait de la fortune, il jouissait, tant en pensions qu’en rentes, de 30 000 livres de revenu, dit Petitot. Il laissa une riche succession, et l’on trouva 50 000 francs en or dans son secrétaire. À côté de parties désintéressées, il avait des coins d’avarice, comme on l’a remarqué pour Mézeray :
Il n’a jamais vécu chez lui, dit Sénac de Meilhan, et, comme son bien était en argent comptant, la crainte d’être volé lui faisait prendre des précautions pour qu’on ne sût pas qu’il avait chez lui de grosses sommes : c’est par cette raison que, peu de temps avant de mourir, il emprunta vingt-cinq louis à l’un de ses amis. Il dînait tous les jours en ville, et cherchait toujours à se faire ramener.
En rassemblant ces divers faits un peu disparates, j’ai senti plus d’une fois combien le caractère d’un homme est compliqué, et avec quel soin on doit éviter, si l’on veut être vrai, de le simplifier par système. Il est un degré d’intimité au-delà duquel il n’est pas permis à l’homme de prétendre dans l’étude de son semblable : c’est un secret que s’est réservé le grand Anatomiste des cœurs. Ma conclusion sur Duclos sera courte, et elle ne se rapporte qu’à son mérite et à son rôle public extérieur. J’ai assez fait ressortir ce qui lui manquait pour atteindre au grand et à l’excellent ; il serait encore à souhaiter, malgré tout, qu’il y eût beaucoup de gens d’esprit aussi sensés, de caractères hardis aussi prudents et aussi positifs dans l’application, de facilités rapides aussi fermes et précises, aussi aptes à quantité d’emplois justes et sûrs. Indépendamment de ce qu’il avait de singulier et d’original dans l’humeur et dans le ton, un tel homme, dans la littérature d’une époque, est ce qu’on peut appeler une spirituelle et essentielle activité, une utilité de premier ordre.