Œuvres de Louise Labé, la Belle Cordière.50
I.
Il serait bon de revenir de temps en temps sur les diverses époques littéraires, même celles qui ont été déjà très explorées et qui sont censées les mieux connues, pour y constater les changements introduits par le cours des études, pour enregistrer les acquisitions réelles, et faire justice des prétentions peu fondées. La poésie française au xvie siècle est un des champs qui ont été le plus fouillés et retournés en tous sens depuis trente-cinq ans, et il s’y produit chaque jour de petites découvertes nouvelles. Toutes ne sont pas d’égal prix, et quelques-unes même ne résisteraient pas à une discussion précise, à un examen critique rigoureux. Quoi qu’il en soit, et en ne portant en ces agréables matières que le degré de sévérité qui est de mise, je vais noter quantité de noms de poètes qui, sans l’enrichir toujours, sont venus augmenter et grossir le catalogue des étoiles déjà en vue.
On peut, dans le xvie siècle, distinguer quatre périodes ou moments poétiques : 1° l’entrée ou le commencement qui n’est que la fin et la queue du xvc siècle, sous Louis Xll, avant Marot ; 2° le règne et la floraison de Marot et de son école ; 3° le mouvement et le règne de Ronsard ; 4° la dernière période antérieure à Malherbe, celle où florissaient Desportes et Bertaut. On a semé et fait poindre, par-ci par-là, dans ces différents cadres, des noms inconnus ou peu remarqués jusque-là. Citons-en quelques-uns.
Dans la première époque, on a introduit un poète resté jusqu’alors des plus obscurs, Roger de Collerye, qui vécut à Auxerre, et dont on a prétendu faire un type de poète provincial. Dans tout ce qu’on a dit sur lui, on n’a pas seulement exagéré, comme cela est arrivé pour le poète Coquillart de Reims, lequel, du moins, était célèbre en son temps ; mais on a procédé par voie d’invention, ce que je distingue fort du procédé de réhabilitation. Il m’est arrivé quelquefois de réhabiliter d’anciens auteurs, et l’on m’a même reproché d’en avoir l’habitude et le goût ; mais, si j’en ai réhabilité quelques-uns, je me flatte du moins de n’en avoir pas inventé. J’appelle inventer en pareil cas, venir supposer, après coup, à un vieil auteur de qui l’on n’avait jamais entendu parler, un talent dont les preuves, tardivement produites, sont plus que douteuses, et une signification, une importance qu’il n’a jamais eue à aucun moment parmi ses contemporains. C’a été le cas pour Roger de Collerye qui a profité plus qu’aucun autre de cette espèce d’ardeur systématique rétrospective dont quelques estimables érudits à imagination vive sont possédés. Comme il a fait une pièce de vers intitulée Bon Temps, que ces mots reviennent assez souvent sous sa plume et qu’il avait pour prénom Roger, on a conjecturé que c’est de lui que vient le nom et le masque populaire de Roger Bon-Temps, ce qui reste très douteux ; car, dans le cas contraire, et en supposant que Roger Bon-Temps ait eu cours avait lui pour signifier un personnage de nul souci et de joyeuse humeur, il serait tout naturel que, s’appelant Roger, il eût fait des pièces de poésie sur le Bon Temps pour faire honneur à son prénom et pour le faire cadrer avec le terme courant que consacrait la locution vulgaire. On ne voit d’ailleurs dans ces pièces où il parle de Bon Temps rien de cet esprit ou de cet à-propos de circonstance qui popularise un nom. il y a quelque gaieté et de la facilité, c’est tout. Nous laisserons donc à la charge de ceux qui l’ont inventé et qui, de leur autorité privée, l’ont promu le Roi des bohèmes de son temps, ce poète qui fut ignoré aux xve et xvie siècles, excepté à Auxerre, et qui aurait pu sans inconvénient continuer de l’être. Cependant le voilà créé à tout hasard et introduit, bon gré mal gré, dans l’histoire littéraire. Qu’il soit donc ! qu’il y végète et y donne à sa date ! ce n’est pas la peine de l’en chasser.
Jacques Peletier, du Mans, mathématicien, physicien, médecin, grammairien, et avec tout cela versificateur habile, a eu un honneur plus mérité. Il s’est vu, dans ces dernières années, revendiqué à la fois par le Mans, sa patrie, et par la Savoie ou il avait voyagé et qu’il a décrite. M. Hauréau, après M. de Clinchamp, l’a loué, lui a consacré un bon article, dans son Histoire littéraire du Maine ; et un érudit savoisien, M. Dessaix, a, depuis, remis en lumière un poème de lui intitulé la Savoie, qui avait paru en 1572 à Annecy, dédié à Marguerite de France, sœur de Henri II et duchesse de Savoie, la charmante et spirituelle protectrice des gens d’esprit de son temps. M. Francis Wey,, dans un spirituel Rapport adressé au Comité des travaux historiques51, a cité de ce poème des vers descriptifs fort exacts sur l’avalanche, sur sa formation et sa marche ; mais là encore ce qui domine chez Peletier, dans cet ouvrage qu’on a bien fait de réimprimer et qui est, en effet, une curiosité locale, je le demande, est-ce bien le poète, celui qui mérite qu’on l’appelle et qu’on le salue de ce nom, et n’est-ce pas plutôt le savant encore, l’observateur, le physicien et le curieux de la nature ?
Je ne fais qu’enregistrer l’étude de M. Abel Jeandet sur le savant et trop savant Pontus de Tyard52, poète, philosophe, mathématicien, astronome, qui savait tout, de qui l’on avait pu dire, en parodiant le mot d’Ovide : Omnia Pontus erat, et qui, devenu dans sa vieillesse évêque de Châlon, s’honora par son courage en face de la Ligue. Sans doute le biographe tire un peu à lui et pousse le plus haut qu’il peut dans l’ordre des poètes son cher Pontus ; mais il n’y a pas à cela grand mal ; si le goût d’abord s’étonne et souffre d’un peu d’excès dans la louange, les choses ensuite se rétablissent aisément, et l’on y a gagné, au total, de mieux connaître son vieil auteur. — L’étude de M. J. Boulmier sur Etienne Dolet53, le docte et infortuné imprimeur qui fut brûlé en place Maubert, comme un martyr de la libre pensée, est également fort estimable. M. Boulmier, qui est solide et même ferré sur ces matières du xvie siècle, avait annoncé, de plus, le dessein de réhabiliter Salmon Macrin, un poète latin dans le genre lyrique, contemporain et ami de Du Bellay, de Ronsard et autres novateurs, et il semblait se réserver de lui découvrir une certaine influence occulte, et non encore reconnue, sur le développement de la poésie française ; je ne vois pas qu’il ait mis jusqu’ici à exécution ce projet et cette promesse qu’il avait jetée d’un air de défi ou de paradoxe.
Je ne ferai que citer à la file nombre de ces tentatives moins ambitieuses de réhabilitation, ou plutôt de ces exhumations toutes provinciales de poètes du xvie siècle :
Alexandre, surnommé le Sylvain de Flandre, et dont le vrai nom était Van den Bussche, qui vint en France à la Cour des Valois, se polir, se galantiser, rimer dans le goût, du temps et mériter ce nouveau nom travesti de Sylvain ; qui fut mis en prison pourtant l’année même de la Saint-Barthélemy, et peut-être pour n’en avoir pas approuvé les horreurs54 ; — et Blaise Hory, un poète Suisse de Neufchâtel, pasteur d’un petit village bernois55, — et Loys Papon, chanoine de Mont-brison, cher aux Forésiens et aux bibliophiles plus à bon droit qu’aux poètes56 ; — et Julien Riqueur de Séez, l’ami de Bertaut57 ; — et Guy de Tours58 ; — et André de Rivaudeau, le poitevin59, etc., etc. : — et Nicolas Ellain, poète parisien, aussi enterré qu’un poète de province60. — Enfin, nous attendons de jour en jour Pierre de Brach, le poète bordelais, l’ami de Montaigne, que le jeune érudit, M. Reinhold Dezeimeris, nous promet depuis longtemps et qu’il a entouré de tous ses soins de commentateur. Je compte bien que ç’aura été pour lui une occasion et un prétexte à toute une Anthologie agréable du xvie siècle61.
Au sortir de cette énumération que j’aurais pu allonger encore, arrêtons-nous pour respirer. Et une première réflexion, avant tout, se présente. Pour un petit nombre d’arbres qui s’élèvent de quelques pieds au-dessus de terre et qui s’aperçoivent de loin, il y a partout, en littérature, de cet humus et de ce détritus végétal, de ces feuilles accumulées et entassées qu’on ne distingue pas, si l’on ne se baisse.
Et de plus, en ce qui est de la poésie du xvie siècle en particulier, on voit assez par tout cela qu’on est sorti des lignes de l’histoire littéraire proprement dite, qui, à moins d’être une nécropole, doit se borner à donner la succession et le jeu des écoles et des groupes, les noms et la-physionomie des vrais chefs, à marquer les caractères et les degrés des principaux talents, le mérite des œuvres vraiment saillantes et dignes de mémoire : on est tombé dans le menu, dans la recherche à l’infini, dans la curiosité locale et arbitraire.
L’historien littéraire qui n’a point de parti pris et qui tient sa fenêtre ouverte, est toujours prêt à jouir de ce qui s’offre de bien et à profiter du bénéfice des investigations nouvelles. Mais, jusqu’ici, je dois dire qu’elles n’ont dérangé en rien, en ce qui est de ce siècle-là, les lignes principales et les cadres de classifications naturelles premièrement indiquées. Aussi, je ne saurais être de l’avis que j’ai vu quelque part exprimé par un savant, homme de grand détail (M. Egger) : c’est que l’un des estimables travailleurs qui ont passé et repassé sur cette époque, M. Léon Feugère, aurait fait une découverte de quelque valeur et comblé une lacune, en signalant un poète inconnu de la fin du siècle, Pierre Poupo, dont les vers furent imprimés à peu près incognito en 159062. Ce n’est là qu’une trouvaille comme on est sûr d’en faire toutes les fois qu’on se baissera pour chercher. Je mets ce Pierre Poupo de la fin du xvie siècle à côté du Roger de Collerye du commencement, et je suis tenté de les renvoyer dos à dos. Il y a une loi, je le répète, pour ces sortes de réhabilitations ; les multiplier à tout propos et hors de mesure, ce n’est pas enrichir l’histoire littéraire, c’est l’encombrer. Que diriez-vous si, voulant écrire l’histoire de la poésie au xixe siècle, on allait mettre en ligne un à un, à côté des cinq ou six noms de maîtres qui ont donné le coup d’archet et mené la marche, les auteurs des innombrables recueils de vers, publiés depuis trente ou quarante ans, sous prétexte que dans presque chacun de ces volumes il y a quelque chose ? Ce n’est pas faire l’histoire d’une guerre que de donner les états de service de chaque soldat ou caporal.
Vite, hâtons-nous et revenons à l’un de ces poètes qui n’ont pas besoin d’être réhabilités ni reconstruits à grand effort de système, et qui ont su traverser les âges par un hasard de destinée, heureux sans doute, mais aussi très justifié, et tout simplement parce qu’ils avaient en eux et qu’ils ont mis dans leurs œuvres une étincelle de cette flamme qui fait vivre : Vivunt commissi calores…
II.
Louise Labé est dans ce cas privilégié. Elle est restée une des gloires et l’un des
orgueils de Lyon : on l’y réimprime de temps en temps avec luxe, en ajoutant ou
rajustant chaque fois quelque feuille verte à sa couronne. Quant aux anciennes éditions
du temps, par Jean de Tournes, il n’y a plus à y penser : il faut être un Yemeniz ou un
d’Aumale pour les disputer et les acquérir à la folle enchère : elles se vendent au
poids de l’or. Sa vie, comme il arrive aisément pour ces gloires populaires, s’est mêlée
de quelque légende. Ce qui est positif, c’est, que Loyse Charlin, dite
Labé, née en 1525, était fille de Pierre Charlin, dit Labé, marchand cordier. Elle reçut une éducation soignée et au-dessus de son
sexe. Le souffle de la Renaissance avait passé les monts, et Lyon était la première
étape où l’on s’arrêtait en venant d’Italie : Louise se ressentit du voisinage. Elle
apprit le latin dès l’enfance ; elle savait l’italien et l’espagnol aussi bien que le
français, et jouait du luth. A seize ans, elle fit des siennes et prit son essor :
« elle quitta la maison paternelle et suivit une compagnie de soldats qui passait par
Lyon, allant rejoindre l’armée française que François 1er envoyait
en Roussillon, sous le commandement du Dauphin, pour mettre le siège devant Perpignan.
Elle s’y fit remarquer par sa vaillance, son adresse à gouverner un destrier et à faire
le coup de lance ou d’épée. — « Qui m’eût vue lors, nous dit-elle, m’eût prise
pour Bradamante ou pour la haute Marphise, la sœur de Roger. »
On l’appelait
dans l’armée le Capitaine Loys. C’est durant cette expédition qu’elle
devint éprise d’un beau gendarme, celui même dont elle a fait l’objet de ses poésies
amoureuses. Elle ne se maria que plus tard, et elle épousa un honnête homme du même
métier que son père, maître Aymon ou Ennemond Perrin. Il paraît que ce bon mari ne
s’inquiéta pas trop du passé avec elle, et qu’il lui laissait même dans le présent et
pour l’avenir une honnête liberté. De méchantes langues se sont raillées de lui, et un
aimable poète du temps, ami de Joachim du Bellay, Olivier de Magny, qui vit beaucoup la
belle Louise à son passage à Lyon, à son aller en Italie ou à son retour, a fait ces
vers à Sire Aymon :
Si je voulais par quelque effortPourchasser la perte ou la mortDu Sire Aymon, et j’eusse envieQue sa femme lui fût ravie.Ou qu’il entrât en quelque ennui,Je serais ingrat envers lui ;
Car alors que je m’en vais voirLa beauté qui d’un doux pouvoirLe cœur si doucement me brûle.Le bon Sire Aymon se recule,Trop plus ententif au long tourDe ses cordes qu’à mon amour.
On voit d’ici le bon cordier à l’ouvrage, et qui se recule, en effet, tout en tressant sa corde. La pièce se prolonge, et de plus en plus désagréablement pour lui. Olivier de Magny, qui a je ne sais quel motif qu’on ne s’explique pas de le narguer, et qui y est peut-être tout simplement poussé par une fatuité ou un libertinage de poète, signifie très nettement au bonhomme qu’il connaît mieux sa femme que lui, et qu’il n’est pas le seul ainsi favorisé :
Et toujours, en toute saison,Puisses-tu voir en ta maisonMaint et maint brave capitaine,Que sa beauté chez toi amène,Et toujours, Sire Aymon, y voirMaint et maint homme de savoir !
Et lorsqu’avec ton tablier63 grasEt ta quenouille entre les bras,Au bruit de ton tour tu t’égaies,Puisse-elle toujours de mes plaiesQue j’ai pour elle dans le cœur,Apaiser la douce langueur !
On fit encore d’autres couplets satiriques, et plus compromettants, s’il est possible. Il n’y a donc aucun moyen de se le dissimuler, Louise Labé fit beaucoup parler d’elle ; mais, comme la renommée a deux voix, on reste dans un certain embarras pour accorder des médisances si explicites et si formelles avec les éloges de chasteté et de vertu que d’autres lui ont décernés.
On ne s’en tire qu’à demi en disant qu’il y eut dans sa vie deux époques distinctes. Il est certain qu’elle eut une jeunesse fort émancipée et à demi virile, et qu’elle trancha de l’amazone ; mais ensuite, et quelles que fussent les chansonnettes et les propos légers, tels que ceux que nous venons de lire, il paraît bien qu’elle vécut à Lyon fort considérée, fort entourée de tout ce qu’il y avait de mieux dans la ville, et de tout ce qui y passait de voyageurs savants et distingués qui se faisaient présenter chez elle : car elle avait une maison, un salon ; on y faisait de la musique, on y lisait des vers, on y causait de sciences et de belles-lettres. Le Recueil qu’on a des diverses pièces à sa louange forme toute une guirlande qui est comme la célèbre guirlande de Julie. N’était le témoignage si particulier d’Olivier de Magny, on pourrait mépriser les propos du dehors et les bruits de la rue sur son compte, et dire qu’elle réservait désormais ses ardeurs pour ses seules poésies. C’est une thèse qui a été fort débattue, et dans laquelle des biographes, tantôt malins, tantôt galants et courtois, ont pris parti pour ou contre. Aujourd’hui la question a fait un pas ; on en sait trop long sur elle ; sa réputation reste quelque peu endommagée, difficilement réparable, et ce qu’on peut en dire de mieux, c’est qu’elle continue de flotter un peu indécise entre les noms d’Héloïse et de Ninon. Ce n’est pas une trop mauvaise place, littérairement parlant.
Après tout, le poète chez elle n’y perd pas. Ce n’est pas une Maintenon, grâce à Dieu ! que Louise Labé ; il nous suffit de son talent, sa gloire est dans sa flamme ; et il n’y a pas lieu ici, comme avec d’autres beautés de nuance pudibonde, de venir briser chevaleresquement ou pédantesquement des lances pour une vertu qu’elle ne mettait pas si haut.
J’ai dit qu’elle savait l’italien ; elle faisait même des sonnets italiens, elle possédait cette belle littérature ; et je ne serais pas étonné que ce fut de là qu’elle eût tiré le fond et peut-être le développement de ce docte et ingénieux dialogue, le Débat de Folie et Amour. Ce n’est toutefois qu’une conjecture que je soumets à tous ceux qui savent ou qui cherchent, et qui pourront découvrir un jour la source de l’imitation. En attendant, et jusqu’à nouvel ordre, l’honneur tout entier de cet ingénieux écrit lui demeure. On n’en peut lire quelques pages sans être vivement frappé, ce me semble, de la fermeté, de la netteté, de la maturité précoce et continue de cette jeune langue du xvie siècle dans la prose, et de l’antériorité de formation de celle-ci sur les vers. Rabelais est déjà venu.
On connaît le sujet par la fable de La Fontaine, l’Amour et la Folie, qui en est comme un simple et agréable sommaire, La Fontaine s’étant évidemment refusé à lutter avec un ouvrage presque accompli ; mais même quand il ne fait que passer, l’immortel bonhomme met à tout sa marque, et l’on sait le début ravissant :
Tout est mystère dans l’Amour.Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance !
Amour a eu maille à partir avec Folie. Il en a reçu une sanglante injure, elle lui a
arraché les yeux, et pour tout remède, elle lui a appliqué dessus un bandeau donné par
une des Parques et scellé à jamais par le Destin, un bandeau immuable, indissoluble. En
même temps elle lui a prêté des ailes qu’il n’avait pas encore. Amour exhale ses
plaintes ; il est rencontré par Vénus qui le cherchait partout. Vénus essaye vainement
d’arracher le bandeau ; elle est hors d’elle ; elle maudit son malheur et celui de son
fils. Dans sa colère, elle souhaite quelque pareil méchef à tous ceux qui aimeront. La
plainte est portée par-devant Jupiter. Vénus, pour le toucher et l’apitoyer, énumère et
rappelle tous les grands moments où elle a dû déjà recourir à son père et où il s’est
montré bon pour elle : — quand elle fut blessée par Diomède ; — quand elle voulut sauver
Énée ; — quand elle perdit Adonis, etc. Elle demande justice et vengeance de l’attentat
de Folie. Jupiter ne veut cependant point condamner sans avoir ouï la partie adverse :
c’est une bonne habitude dont il ne veut pas se départir. Folie, citée à comparaître,
demande qu’un dieu plaide pour elle : elle craindrait, si elle plaidait en personne, les
murmures de la cabale des jeunes dieux, toujours portés « du côté
d’Amour. »
La Folie n’est pas si folle. Elle désigne Mercure pour avocat
d’office. Il en coûte à Mercure de faire déplaisir à Vénus ; mais le devoir l’emporte,
il obéira. — « Et toi, Vénus, dit Jupiter, lequel des dieux choisiras-tu ? tu es
trop mère pour parler convenablement dans ta propre cause. »
— Vénus choisit
Apollon, « encore que l’on ait semé par le monde, dit-elle, que la maison
d’Apollon et la mienne ne s’accordaient guère bien. »
Diane, en effet, et les
Muses sont les vierges par excellence. Tout cela est ingénieux et délicat. Apollon
répond galamment et accepte : la cause est ajournée au lendemain.
Dans un quatrième discours (car le Débat est divisé en discours ou dialogues), Cupidon vient donner le bonjour à Jupiter avant l’heure
de l’audience ; il se dit dans ce préambule de fort jolies choses. « Mais il est
temps d’aller au consistoire, dit Jupiter ; nous deviserons une autre fois plus à
loisir. »
On est au tribunal, l’audience solennelle est ouverte ; Apollon commence sa plaidoirie en faveur d’Amour. Son discours est un discours d’avocat, un peu long, éloquent toutefois ; je n’en veux citer que deux passages comme exemples d’excellente prose. Apollon, pour faire valoir Amour, s’attache à dépeindre sous les plus laides couleurs celui qui y reste étranger et insensible. Voici ce portrait, cette sortie contre les gens non initiés au bel art d’aimer, misanthropes ou loups-garous, d’une vie sordide, égoïste et farouche ; cela sent son Rabelais, et, à l’avance, son Regnier :
« Et qui est celui des hommes, s’écrie-t-il, qui ne prenne plaisir ou d’aimer ou d’être aimé ? Je laisse ces misanthropes et taupes cachées sous terre, et ensevelis de leurs bizarries, lesquels auront de par moi tout loisir de n’être point aimés, puisqu’il ne leur chaut d’aimer. S’il m’était licite, je les vous dépeindrais, comme je les vois décrire aux hommes de bon esprit. Et néanmoins il vaut mieux en dire un mot afin de connaître combien est mal plaisante et misérable la vie de ceux qui se sont exemptés d’Amour. Ils dient que ce sont gens mornes, sans esprit, qui n’ont grâce aucune à parler, une voix rude, un aller pensif, un visage de mauvaise rencontre, un œil baissé ; craintifs, avares, impitoyables, ignorants et n’estimant personne : loups-garous. Quand ils entrent en leur maison, ils craignent que quelqu’un les regarde. Incontinent qu’ils sont entrés, barrent leur porte, serrent les fenêtres, mangent salement sans compagnie, la maison mal en ordre ; se couchent en chapon, le morceau au bec. Et lors, à beaux gros bonnets gras de deux doigts d’épais, la camisole attachée avec épingle enrouillées jusques au-dessous du nombril, grandes chausses de laine venant à mi-cuisses, un oreiller bien chauffé et sentant sa graisse fondue ; le dormir accompagné de toux… Un lever pesant, s’il n’y a quelque argent à recevoir ; vieilles chausses repetassées ; souliers de paysan ; pourpoint de drap fourré ; long saye mal attaché devant ; la robe qui pend par derrière jusques aux épaules ; plus de fourrures et pelisses ; calottes et larges bonnets couvrant les cheveux mal pignés ; gens plus fades à voir qu’un potage sans sel à humer. Que vous en semble-t-il ? Si tous les hommes étaient de cette sorte, y aurait-il pas peu de plaisir de vivre avec eux ? »
C’est à croire, en vérité, à la verve et à l’acharnement qu’Apollon y met, que Louise Labé l’a soufflé, pensant à ce triste mari, Sire Aymon, que nous avons vu si peu ragoûtant avec son tablier gras. — Et tout en regard aussitôt, Apollon nous dépeint, au contraire, l’homme aimable et qui veut plaire, — qui sait ? quelqu’un de ses favoris à lui-même et des courtisans de Louise, quelque Olivier de Magny peut-être :
« Celui qui ne tâche à complaire à personne, quelque perfection qu’il ait, n’en a non plus de plaisir que celui qui porte une fleur dedans sa manche ; mais celui qui désire plaire, incessamment pense à son fait, mire et remire la chose aimée, suit les vertus qu’il voit lui être agréables, et s’adonne aux complexions contraires à soi-même, comme celui qui porte le bouquet en main, donne certain jugement de quelle fleur vient l’odeur et senteur qui plus lui est agréable. »
En un mot, qui aime, s’applique et s’évertue. Amour est le précepteur de la grâce et du savoir-vivre dans la société. Il fait inventer les modes, la nouveauté et l’élégance dans les costumes ; il apprend aux femmes l’art de se bien mettre :
« Et que dirons-nous des femmes, l’habit desquelles et l’ornement de corps dont elles usent est fait pour plaire, si jamais rien fut fait ? Est-il possible de mieux parer une tête que les dames font et feront à jamais ? avoir cheveux mieux dorés, crêpés, frisés ? accoutrement de tête mieux séant, quand elles s’accoutreront à l’espagnole, à la française, à l’allemande, à l’italienne, à la grecque ? Quelle diligence mettent-elles au demeurant de la face ? Laquelle si elle est belle, elle contregardent tant bien contre les pluies, vents, chaleurs, temps et vieillesse, qu’elles demeurent presque toujours jeunes. Et si elle ne leur est du tout telle qu’elles la pourraient désirer, par honnête soin la se procurent ; et l’ayant moyennement agréable, sans plus grande curiosité, seulement avec vertueuse industrie la continuent, selon la mode de chacune nation, contrée et coutume. Et avec tout cela, l’habit propre comme la feuille autour du fruit. »
Est-elle assez galante et poétique, cette manière de dire ? — Je ne voulais arriver, en parcourant l’élégant et ingénieux dialogue, qu’à la citation de ces charmants passages qui prouvent, une fois de plus, l’avance marquée qu’eut presque de tout temps la prose française sur la poésie.
En effet, si l’on passe immédiatement à la lecture des poésies de Louise Labé, on est frappé de la distance : pour quelques vers agréables dans le genre de l’épître, et un petit nombre de sonnets passionnés, que de duretés, que de rudesses, comme la contrainte du rhythme se fait sentir ! Il est vrai que quelques beaux vers, même peu nombreux, vivent plus longtemps et volent plus loin que des pages continues de bonne prose.
Voici l’un de ces sonnets brûlants et qui ont fait comparer Louise à Sapho, exprimant les sensations errantes et variables de la passion :
Je vis, je meurs : je me brûle et me noie :J’ai chaud extrême en endurant froidure :La vie m’est et trop molle et trop dure :J’ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,Et en plaisir maint grief tourment j’endure :Mon bien s’en va et à jamais il dure :Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène,Et quand je pense avoir plus de douleur,Sans y penser je me trouve hors de peine :
Puis quand je crois ma joie être certaine,Et être au haut de mon désiré heur,Il me remet en mon premier malheur.
Ceci rappelle et l’Ode de Sapho assez bien rendue, quoi qu’on en ait dit, par Boileau,
et ces vers de Catulle que Fénelon donnait comme un modèle de simplicité passionnée :
« Odi et amo… J’aime et je hais à la fois, etc… »
Mais ce que ce vigoureux sonnet rappelle plus nécessairement encore, c’est le tableau
que Louise a tracé ailleurs des mêmes symptômes amoureux, et qui avait sa place tout
indiquée dans le plaidoyer de Mercure, quand celui-ci réplique à Apollon en faveur de la
Folie et de sa liaison si naturelle avec Amour.
Veut-on cette prose en regard et en pendant de cette poésie ? Elle soutient très bien la comparaison :
« Et en tous ces actes, disait l’éloquent Mercure, quels traits trouvez-vous que de Folie ? Avoir le cœur séparé de soi-même, être maintenant en paix, ores en guerre, ores en trêves ; couvrir et cacher sa douleur ; changer visage mille fois le jour ; sentir le sang qui lui rougit la face, y montant, puis soudain s’enfuit, la laissant pâle, ainsi que honte, espérance ou peur nous gouvernent ; chercher ce qui nous tourmente, feignant de le fuir, et néanmoins avoir crainte de le trouver ; n’avoir qu’un petit ris entre mille soupirs ; se tromper soi-même ; brûler de loin, geler de près ; un parler interrompu ; un silence venant tout à coup : ne sont-ce tous signes d’un homme aliéné de son bon entendement ? »
C’est charmant, et c’est plus coulant que les vers ; car on ne peut disconvenir que, dans ce sonnet si beau, mon désiré heur pour bonheur ne soit bien dur et heurté. Louise poète a beau faire, elle se ressent un peu de son maître lyonnais, Maurice Scève, le plus obscur et le plus âpre des doctes rimeurs du temps.
Il en était ainsi d’Étienne de La Boétie, à sa manière, et les sonnets de Louise me remettent directement en mémoire le meilleur de ceux que Montaigne nous a transmis et conservés de son ami, au nombre de vingt-neuf. La Boétie, dans sa première et sa plus verte jeunesse, tout échauffé d’une belle et noble ardeur, et voulant avertir celui qui le lira qu’il n’emprunte à personne, ni à Pétrarque, ni à Properce ni à d’autres, l’expression de ses soupirs, s’écriait de la sorte, avec plus de vigueur et d’âme que d’harmonie :
Toi qui oys mes soupirs, ne me sois rigoureuxSi mes larmes à part toutes miennes je verse,Si mon amour ne suit en sa douleur diverseDu Florentin transi les regrets langoureux,
Ni de Catulle aussi, le folâtre amoureux,Qui le cœur de sa dame en chatouillant lui perce,Ni le savant amour du migrégeois64 Properce :Ils n’aiment pas pour moi, je n’aime pas pour eux.
Qui pourra sur autrui ses douleurs limiter,Celui pourra d’autrui les plaintes imiter :Chacun sent son tourment et sait ce qu’il endure,
Chacun parla d’amour ainsi qu’il l’entendit.Je dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dit.Que celui aime peu, qui aime à la mesure !
J’ai souligné exprès trois vers très beaux. Ce sonnet de La Boétie est digne d’être mis à côté des deux ou trois sonnets de Louise Labé, pour la dureté des sons et aussi pour la flamme. Mais, bon Dieu ? que la prose de La Boétie est elle-même plus coulante que ses meilleurs vers !
Un autre sonnet de Louise Labé, et celui-là vraiment immortel par l’expression comme par le sentiment, est celui qui débute ainsi :
Oh ! si j’étais en ce beau sein ravie, etc.
On le lira mieux dans le volume ; c’est comme un groupe de marbre à ne pas détacher et à ne contempler que dans le secret du sanctuaire.
Enfin, il y a ce dernier sonnet d’elle, qui est également un vœu de mort, non plus de mort au sein du bonheur, mais de mort plus triste et plus terne, quand il n’y a plus pour le cœur de bonheur possible, plus un seul reste de jeunesse et de flamme :
Tant que mes yeux pourront larmes épandre,A l’heur65 ; passé avec toi regretter,Et qu’aux sanglots et soupirs résisterPourra ma voix, et un peu faire entendre ;
Tant que ma main pourra les cordes tendreDu mignard luth pour tes grâces chanter ;Tant que l’esprit se voudra contenterDe ne vouloir rien fors que toi comprendre ;
Je ne souhaite encore point mourir :Mais quand mes yeux je sentirai tarir,Ma voix cassée et ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel séjourNe pouvant plus montrer signe d’amante,Prierai la mort noircir mon plus clair jour.
Et voilà de ces cris qui font vivre un nom de poète et qui ont leur écho, sans faillir, de génération en génération, tant qu’il y aura recommencement de printemps et de jeunesse !
Une femme devant qui l’on parlait d’âge lit cette remarque : « Il n’y a qu’un
âge pour les femmes, c’est quand elles ne sont plus aimées. »
Louise Labé,
elle, aurait dit : « Il n’y a qu’un âge fatal pour les femmes, c’est quand elles
n’aiment plus. »
Elle était de cette famille de poètes dont l’un, et qui était
hier encore un d’entre nous, l’Enfant du siècle, s’écriait : « Le bonheur ! le
bonheur ! et la mort après, et la mort avec ! »
Elle, au lieu du bonheur, elle disait : « La passion ! la passion/ »
Mais elle avait de ces mêmes cris, de ces mêmes sanglots.
Le même démon familier lui soufflait dans ses nuits d’insomnie : « Tout se
flétrit, tout passe, ayons eu, au moins, dans cette fuite rapide, un moment de pleine
vie. »
Et ce moment, plus heureuse que d’autres, elle l’a consacré dans des
vers qui nous sont arrivés tout brûlants après trois siècles, et que répétera
l’avenir.
Honneur donc et place à part entre les poètes du xvie
siècle à la belle Cordière, à cette « Nymphe ardente du
Rhône »
, comme on l’a appelée, dont les vers, paraissant dans le temps du
premier lever de la Pléiade, n’en dépendent pas, n’en relèvent pas, et ne connaissent
d’autre astre que l’Étoile de Vénus ! Elle ne se range dans aucun compartiment d’école,
dans aucune classification. Le foyer était au cœur du poète.
III.
Louise Labé ne passa guère quarante ans ; on ne sait pas exactement la date de sa mort, on n’a que celle de son testament (28 avril 1565). Tant qu’elle vécut de sa vraie vie et qu’elle fut elle-même, c’était une aimable païenne de la Renaissance : aux approches de la mort, si l’on en juge par les formes et la teneur dudit testament, elle fut reprise et ressaisie par tous les liens et toutes les nécessités de la coutume. On ne la voit plus qu’entre le prêtre et le notaire. Seulement on distingue encore, à la nature de ses legs et donations, bien de la bonté ; mais plus rien de l’ancien poète ne transpire : le voile funèbre s’abaisse et nous le dérobe.
Si elle avait vécu plus longtemps, comment aurait-elle pris cet âge, l’âge argenté, qui est déjà celui du déclin ? qu’aurait-elle senti ? aurait-elle continué de gémir et de crier tous ses sanglots comme une Valmore ? Y aurait-il eu un jour, une heure où, regardant au fond de ce cœur trop confiant en sa flamme, elle l’eut trouvé changé, refroidi, presque méconnaissable, et aurait-elle jamais consenti, condescendu par degrés au sentiment doucement attristé qui inspira à de plus humbles et à de plus résignées des vers comme ceux-ci :
Serait-ce un autre cœur que la Nature donneA ceux qu’elle préfère et destine à vieillir ?Un cœur calme et glacé que toute ivresse étonne,Qui ne saurait aimer et ne veut pas souffrir ?
Ah ! qu’il ressemble peu dans son repos tranquille,A ce cœur d’autrefois qui s’agitait si fort !Cœur enivré d’amour, impatient, mobile,Au-devant des douleurs courant avec transport !
Il ne reste plus rien de cet ancien nous-mêmes ;Sans pitié ni remords le Temps nous l’a soustrait.L’astre des jours éteints, cachant ses rayons blêmes,Dans l’ombre qui l’attend se plonge et disparaît.
A l’horizon changeant montent d’autres étoiles.Cependant, cher Passé, quelquefois un instantLa main du Souvenir écarte tes longs voiles,Et nous pleurons encore en te reconnaissant.
Qui donc a fait ces doux vers ? une femme poète de nos jours, et je les trouve dans un tout petit volume de Contes et Poésies imprimés à Nice (1862) et signés du nom d’Ackermann. J’y lis tout à côté de belles et dignes Stances à Alfred de Musset, ce frère puîné de Louise Labé ; écrites au lendemain même de sa mort, elles sont toutes pénétrées de son immortel sanglot ; en voici quelques notes vibrantes :
Parmi nous maint poëte à la bouche inspiréeAvait déjà rouvert une source sacrée ;Oui, d’autres nous avaient de leurs chants abreuvés ;Mais le cri qui saisit le cœur et le remue,Mais ces accens profonds qui d’une lèvre émueVont à l’âme de tous, toi seul les as trouvés.…………………………..Lorsque le rossignol, dans la saison brûlanteDe l’amour et des fleurs, sur la branche tremblanteSe pose pour chanter son mal cher et secret,Rien n’arrête l’essor de sa plainte infinie,Et de son gosier frêle un long jet d’harmonieS’élance et se répand au sein de sa forêt.
La voix mélodieuse enchante au loin l’espace.Mais soudain tout se tait ; le voyageur qui passeSous la feuille des bois sent un frisson courir :De l’oiseau qu’entraînait une ivresse imprudenteL’âme s’est envolée avec la note ardente.Hélas ! chanter ainsi, c’était vouloir mourir.
Ce dernier vers, à lui seul, est toute une vie et toute une âme ; il mériterait d’être inscrit sur la tombe du poète.
Enfin, je signale dans ce même petit volume une pièce déjà citée par M. Émile Deschanel, dans un article du Journal des Débats, et qui me semble en effet d’une grande signification morale et d’un sentiment bien profond. Mais cela demande à être expliqué.
Il y a, si je puis dire, deux sortes d’âmes et qui se reconnaîtraient à un caractère
distinct, infaillible. Je ne sais s’il y en a qui n’auraient jamais voulu arriver à
l’existence et vivre, je ne le crois pas ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il y en a
qui ne voudraient, à aucun prix, recommencer et revivre ; c’est assez pour elles d’une
fois. Oui, s’il est des âmes comme j’en connais aussi, avides et sans cesse affamées de
vivre et de renaître, il en est d’autres qui, en avançant dans la route, se sentent si
lasses qu’elles aimeraient à dormir longtemps et toujours de l’inéveillable sommeil. Non
seulement les malheureux et les accablés qui ont rejeté d’eux-mêmes le fardeau de la
vie, mais tant d’autres qui l’ont subi et porté jusqu’à la fin, les poètes délicats et
tendres, les esprits souffrants et douloureux, les timides et les effarouchés qui ont
traversé le chemin en tremblant, qui s’y sont blessés, ou ceux même qui, sans trop s’y
blesser, sont trop heureux d’avoir effleuré et rasé rochers et précipices, d’avoir éludé
le plus fort de l’épreuve, tous ceux-là ne voudraient plus jamais rentrer dans le
circuit des chances inconnues et dans le tourbillonnement des êtres. Ils sont comme
l’aimable et trop sensitif Charles Lamb, qui le matin, au lieu de s’éveiller et de se
lever avec l’alouette, aimait mieux prolonger entre ses rideaux le songe ou le
demi-sommeil, et faire dès à présent, comme il disait, alliance avec les Ombres. Ils sont comme le sensible Virgile qui, dans son
Élysée, nous montrant les essaims innombrables des âmes bourdonnantes, avides de se
replonger dans le fleuve où l’on puise avec l’oubli du passé le désir et le principe
d’une existence nouvelle, s’écriait par la bouche de son héros étonné et compatissant :
« Quæ miseris lucis tam dira cupido !… Est-il donc
possible, ô misérables, que cette cruelle envie vous prenne de revoir la
lumière !66 »
C’est à toutes
ces âmes-là que Mme Ackermann a pensé ; elle a eu le mérite de les
comprendre sans en être sans doute elle-même, et elle leur a prêté une voix suppliante
dans la pièce intitulée les Malheureux.
Le cadre qu’elle a choisi prête à l’effet ; nous l’eussions aimé peut-être moins emprunté et plus naturel. Quoi qu’il en soit, il est poétique. La trompette finale a sonné : tous les morts se réveillent, mais il y en a parmi eux (et ce ne sont pas les coupables) qui s’obstinent à rester sourds au clairon de l’Ange et à ne pas vouloir se lever ; on entend seulement leur voix et leur refus monter en paroles déchirantes jusqu’au trône de Dieu :
Quoi ! renaître, revoir le ciel et la lumière.Ces témoins d’un malheur qui n’est point oublié,Eux qui sur nos douleurs et sur notre misèreOnt souri sans pitié !
Non, non, plutôt la Nuit, la Nuit sombre, éternelle !Fille du vieux Chaos, garde-nous sous ton aile ;Et toi, sœur du Sommeil, toi qui nous as bercés,Mort, ne nous livre pas ; contre ton sein fidèleTiens-nous bien embrassés.
Ah ! l’heure où tu parus est à jamais bénie ;Sur notre front meurtri que ton baiser fut doux !Quand tout nous rejetait, le néant et la vie,Tes bras compatissans, ô notre unique amie !Se sont ouverts pour nous.
Nous arrivions à toi, venant d’un long voyage,Battus par tous les vents, haletants, harassés ;L’Espérance elle-même, au plus fort de l’orage,Nous avait délaissés.…………………………..Près de nous la Jeunesse a passé les mains vides,Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.Les sources de l’amour, sous nos lèvres avides,Comme une eau fugitive au printemps ont tari.…………………………..Nous le savons, tu peux donner encor des ailesAux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd :Tu peux, lorsqu’il le plaît,, loin des sphères mortellesLes élever à toi dans la Grâce et l’Amour ;
Tu peux parmi les chœurs qui chantent tes louangesA tes pieds, sous tes yeux nous mettre au premier rang,Nous faire couronner par la main de tes Anges,Nous revêtir de gloire en nous transfigurant ;
Tu peux nous pénétrer d’une vigueur nouvelle,Nous rendre le désir que nous avions perdu ;Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelleAttachée à nos cœurs, l’en arracheras-tu ?
Quand de tes Chérubins la phalange sacréeNous saluerait élus en ouvrant les saints lieux,Nous leur crierions bientôt d’une voix éplorée :Nous élus ? nous heureux ? mais regardez nos yeux,Les pleurs y sont encor, pleurs amers, pleurs sans nombre.Ah ! quoi que vous fassiez, ce voile épais et sombreNous obscurcit vos cieux.
Contre leur gré pourquoi ranimer nos poussières ?Que t’en reviendra-t-il ? et que t’ont-elles fait ?Tes dons mêmes, après tant d’horribles misères,Ne sont plus un bienfait.
Ah ! tu frappas trop fort en ta fureur cruelle,Tu l’entends, tu le vois, la Souffrance a vaincu.Dans un sommeil sans fin, ô Puissance éternelle !Laisse-nous oublier que nous avons vécu.
Nous avons cru pouvoir, à la suite d’un article sur Louise Labé, ajouter ces vers émus d’une femme poète qui lit dans leur texte les Fragments d’Alcée et les vers de Sapho.