(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel. Tomes IV et V. (suite et fin) »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel. Tomes IV et V. (suite et fin) »

Histoire de la Restauration par M. Louis de Viel-Castel.
Tomes IV et V. (suite et fin)

Trois personnages donc, trois députés marquèrent dès les premiers jours leur rang comme orateurs et comme chefs de la minorité dans cette Chambre de 1815, et chacun selon sa mesure et suivant son pas, ils marchèrent constamment d’intelligence et de concert : nous nous plairons aujourd’hui à les considérer, n’en déplaise aux mauvais restes vénéneux des passions de ce temps-là et à ces esprits louches que le regard de l’histoire offense42. Nous ne nous attachons en tout qu’à la raison et au talent, à ce qui compte.

I. Royer-Collard.

M. Royer-Collard n’était pas en 1815 ce que nous l’avons vu dans la dernière partie de sa carrière ; il était plus voisin de ses origines et de ses premiers antécédents qui avaient été tout royalistes. Ce personnage original et unique, en un temps où il y en a si peu de parfaitement entiers, était, comme on sait, sorti de souche janséniste ou plutôt d’une famille imbue des principes et des maximes de Port-Royal, ce qui est, à mes yeux, un peu différent ; c’était, en un mot, de la sévérité morale chrétienne plutôt encore que de la théologie qui l’avait environné et nourri dès l’enfance, et il n’avait eu sous les yeux que l’exemple des justes dans son petit pays de Sompuis en Champagne, où, par hasard, la bonne et forte semence du pur Port-Royal était allée tomber. Par une sorte de prédestination qui s’accusait même dans les noms, il avait fait ses premières études chez les Pères de la doctrine chrétienne, autrement dits Doctrinaires. Jeune, il avait passé ensuite plusieurs années en province, dans la solitude, à étudier, à bien lire un petit nombre de livres, à méditer surtout les écrits des géomètres, Clairaut, d’Alembert, Euler : il s’adressa une ou deux fois par lettres à l’abbé Bossut pour lui demander des conseils généraux ; mais il étudiait seul, et c’est ainsi qu’il se forma l’esprit : la géométrie, ce fut sa logique. Il passa de là au barreau, qui n’est pas accoutumé à recevoir pour siens de ces élèves d’Euclide ; il vint habiter dans l’île Saint-Louis, où la Révolution le trouva encore obscur, jeune avocat, ayant plaidé cependant non sans succès à la Grand’Chambre ; l’illustre Gerbier avait été son introducteur et son patron. Gerbier, Port-Royal et Clairaut, ce jeune, homme choisissait bien en tout point ses parrains intellectuels.

Il me racontait un jour, comme il aimait à le faire en se parlant à lui-même dans une sorte de monologue, toute sa première vie et ses débuts ; qu’étant jeune avocat à Paris, reçu d’abord dans quelques maisons de l’île Saint-Louis, il se retira vite de ce monde secondaire de robins et de procureurs, dont le ton l’avait suffoqué. L’impression de cette médiocrité galante et précieusement vulgaire lui inspirait encore, rien qu’à y penser, un geste de dégoût. Vivant solitaire, aimant mieux, au besoin, comme Malherbe, causer avec les bateliers du port qu’avec tous ces robins musqués, il se fit remarquer, après juillet 89, par une improvisation dans une assemblée des électeurs de Paris ; il fut élu membre du conseil de la Commune ou municipalité d’alors, par la section de l’île où il habitait. C’est dans ce conseil de la Commune de Paris, qu’il eut des rapports forcés avec d’autres membres fameux, Camille Desmoulins, Manuel ; il avait déjà des relations antérieures avec Danton qui était son compatriote champenois, et qui avait pour lui un certain goût, une certaine estime, je demande pardon du mot. Il y eut telle circonstance, dans le cours de la Révolution, où M. Royer-Collard s’étant fait l’orateur de quelque députation de son quartier à la barre de la Convention, Danton lui frappa familièrement sur l’épaule pour l’avertir de ne pas se compromettre. Cette première accointance avec Danton, si singulière qu’elle puisse paraître à distance et au point de vue définitif des deux personnages, eut de l’influence sur M. Royer-Collard, et le marqua d’un cachet qui se peut reconnaître par le contraste même, par le revers exact de l’empreinte. Lorsque plus tard, après la Terreur et sous le Directoire, M. Royer-Collard releva la tête et reprit part au mouvement public, il adopta pour sa devise le contre-pied de celle de Danton ; nommé au Conseil des Cinq-Cents, le premier et le seul discours qu’il y fit et qui fut très-remarqué se terminait par ces mots :

« Aux cris féroces de la démagogie invoquant l’audace et puis l’audace, et encore l’audace. Représentants du peuple, vous répondrez enfin par ce cri consolateur et vainqueur, qui retentira dans toute la France : la justice, et puis la justice, et encore la justice. »

Ainsi il reprend au rebours, de propos délibéré, le mot d’ordre de Danton : celui-ci, dans le mouvement, d’invasion et dans le temps d’assaut de la Révolution montante, a tout attaqué et détruit ; lui, dans la période du décours et du déclin, il veut restaurer, mais il le voudra selon la mesure et selon la justice.

Je répète exprès la double devise, pour mettre les deux principes et les deux mobiles en présence : « De l’audace ! encore de l’audace ! et toujours de l’audace ! — La justice ! encore la justice ! et toujours la justice ! » Qu’on veuille y réfléchir : ce n’est pas là un accident oratoire que cette opposition ainsi proférée et proclamée au début de la carrière, par un homme public jeune et grave, âgé de trente-quatre ans ; c’est une intention, une volonté réfléchie et formelle, un système ; c’est tout un engagement et un serment ; et il l’a tenu ! Il ne se peut deux carrières plus contraires en effet, cela va sans dire, plus diamétralement opposées en tout, que celles de M. Royer-Collard et de Danton ; mais le piquant est que tous deux se soient rencontrés, coudoyés, se soient touché la main, et que l’un, à son second point de départ, se soit si nettement souvenu et inspiré de l’autre pour le repousser, l’abhorrer et lui ressembler à tout jamais si peu. Les Anciens aimaient à se figurer, en les unissant et les accouplant dos à dos, les types et figures représentant les genres les plus contraires : ainsi ils assemblaient dans un même marbre, en les opposant nuque à nuque comme les deux faces de Janus, la figure d’un Aristophane et celle d’un Sophocle : si ce n’était une profanation, à cause du sang qui tache le front de Danton, je me figurerais ainsi, ne fut-ce qu’un instant, Danton et Royer Collard enchaînés, et leurs deux faces tournées vers des fins toutes contraires, — deux antagonistes éternels !

Il y eut pourtant de l’incertitude dans les premiers pas que fit M. Royer-Collard à cette reprise de carrière. Il en était venu, après Fructidor, à être le correspondant de Louis XVIII, un de ceux qui étaient censés devoir l’éclairer sur l’état vrai de l’opinion en France.

« Quand cela me fui proposé, me disait-il un jour, j’hésitai d’abord, je savais bien qu’il y allait, comme on disait alors, de la plaine de Grenelle ; et puis ce n’étaient pas tout à fait mes opinions, j’en prenais et j’en laissais. Je fis exprès un voyage en Suisse. Mais il y eut, Monsieur, une cause qui me décida, — et qui vous aurait décidé aussi, ajouta-t-il avec ce geste impératif qu’il avait, — ce fut la curiosité ! Je me dis : Voyons quelles sont les pensées de ce parti, et j’acceptai. Je demandai seulement que dans ce rôle de conseiller royal on m’adjoignît, l’abbé de Montesquiou, mais pour l’ornement, entendez-vous bien ! pour l’ornement ! »   

Pendant longtemps, Mme Royer-Collard porta cachées dans sa poitrine les lettres qu’il recevait de Louis XVIII43.

Je ne crains pas les anecdotes avec cet homme de théorie et de tribune, mais aussi de conversation mordante et de dialogue, et dont les deux grands précédents philosophiques et littéraires, à le bien voir, sont Socrate et Despréaux.

M. Royer-Collard vivait à Paris au commencement de l’Empire dans un quartier central, du côté de la rue Montmartre (si je ne me trompe) ; sans être trop solitaire ni renfermé, il cherchait à se défendre des visites importunes. Il y avait des fâcheux qu’il avait donné ordre de ne recevoir qu’à leur seconde visite, d’autres à leur troisième, d’autres à leur quatrième, etc. ; ils étaient échelonnés et numérotés, selon le degré d’inutilité ou d’ennui. La domestique, fille exercée, observait sa consigne à la lettre. Un jour qu’il entendait qu’elle refusait la porte à un visiteur, comme il était d’humeur à recevoir ce jour-là, il lui demanda pourquoi elle l’avait renvoyé : « Il n’en est encore qu’à sa quatrième », répondit-elle.

Ses relations avec M. de Fontanes, avec M. Pastoret, firent de lui un professeur de philosophie à la Faculté, en 1811 : une circonstance fortuite, un volume de l’Écossais Reid qu’il trouva sur les quais en bouquinant, le mit sur la voie de la philosophie qu’il adopta dans sa chaire et dont on a fait tant de bruit. Cette doctrine particulière, qu’il étudia et analysa avec une fermeté ingénieuse, ne fut jamais chez lui que secondaire et subordonnée à des principes religieux et moraux supérieurs ; il ne poussa jamais l’examen à ses dernières limites, et les aventures, les constructions de système de ceux qui affectaient en toute occasion de se proclamer ses disciples, par un sentiment de reconnaissance et de déférence sans doute, mais aussi pour se couvrir au besoin de lui, lui restèrent choses extérieures et presque étrangères. Il répondit un jour à l’un d’eux44 qui, dans une discussion, l’appelait emphatiquement son maître : « Il y a longtemps, Monsieur, que je l’ai été. »

Le nom de M. Royer-Collard, on le conçoit, était comme une position respectable qu’il importait d’occuper pour couvrir tout le développement de la philosophie éclectique ; M. Cousin l’a bien senti, et il s’est, à certains jours, autorisé ou réclamé de M. Royer-Collard à tout prix, même quand celui-ci grondait le plus entre ses dents. Pour ce qui est de Jouffroy, M. Royer-Collard le désavouait, le répudiait hautement, et dans des termes mêmes qui pouvaient sembler excessifs et cruels ; mais l’explication sur ce point entraînerait à trop de détail45.

Il y avait en M. Royer-Collard un fonds de vieux chrétien qui subsista toujours, qui se réveilla dans ses dernières années, mais qui, même dans la période la plus mondaine et la plus oublieuse, ne lui permit jamais de considérer la philosophie que comme la suivante et, tout au plus, comme la dame de compagnie de la religion.

Je continue de donner idée de l’homme sans fausse révérence et dans le ton qui peut nous le rendre le plus au vrai. Je recueille mes souvenirs tant directs qu’indirects sur lui. M. Molé, avec son tact fin, en parlait à merveille. C’était, disait-il, un original qui restait lui-même partout. Sous la Restauration, vers 1818, dans le cabinet du roi, il se prenait à parler haut ; il disait à M. Molé, de manière à être entendu de tous : « Pourriez-vous me faire l’amitié de me dire, Monsieur, ce que je fais ici ? » M. Molé tâchait de le faire taire et en était embarrassé : le duc de Mouchy, capitaine des gardes, lui faisait signe en riant. Les courtisans se retournaient tout étonnés de ce verbe haut, eux qui ne se parlaient qu’à l’oreille dans cette chambre sacrée où l’on aurait entendu une mouche voler ; Louis XVIII ne paraissait pas l’entendre. Il faisait ses réflexions tout haut sur les princes ; voyant entrer le duc d’Orléans : « En voilà un, disait-il, chez qui je ne mets pas les pieds. » Puis il déployait son grand mouchoir rouge et se mouchait aussi bruyamment qu’il eût fait dans son cabinet. Il avait quelque chose d’abrupte. Son visage même accusait cela ; ces sourcils proéminents, ce nez, ce menton… La nature l’avait ébauché à grands traits, et le rabot n’y avait point passé. — Hommes et choses, il n’aimait et n’appréciait que ce qui était à une certaine hauteur et ne connaissait pas même le reste : il avait le goût haut placé. — En l’approchant, on sentait tout d’abord une supériorité naturelle ; aussi tout le monde lui rendait.

Il était fort capable de préventions ; il en eut à certains jours contre quelques-uns de ses amis même.

Ce n’était pas précisément un homme d’État que M. Royer-Collard ; un homme d’État ne refuse jamais d’être ministre quand l’occasion convenable s’en présente : c’était un grand critique en toute matière, et en politique également.

Il avait une manière de dire les moindres choses qui n’était pas sans prétention, mais qui les gravait. Il ne disait rien comme tout le monde, et ce qu’il avait dit une fois, tout le monde ensuite le répétait. C’est, lui qui, la veille du discours de réception de Victor Hugo à l’Académie, disait à quelqu’un qui ne paraissait pas sûr de pouvoir y assister : « Il faut y aller, on s’attend a de l’imprévu. » Et après la séance, il dit au glorieux récipiendaire, en manière de compliment : « Monsieur, vous avez fait un bien grand discours pour une bien petite assemblée. » C’est lui qui, à un célèbre candidat pour l’Académié46, qui s’étonnait d’apprendre de sa bouche qu’il n’eût pas lu ses ouvrages, fit cette réponse qui a couru et qui court encore : « Je ne lis pas, Monsieur, je relis. »

On aurait pu trouver quelquefois qu’il usait et abusait du poids de sa parole pour écraser les gens. Il avait de ces insolences superbes. En cela, il obéissait surtout à sa tournure d’esprit et à sa verve irrésistible très-épigrammatique et sarcastique sous forme hautaine.

Un jour à la Chambre, dans un groupe où il était, il avait dit un mot contre la popularité. M. Mauguin, qui était présent, lui dit de cet air riant : « Mais vous-même, monsieur Royer-Collard, vous avez eu votre moment de popularité. »« De la popularité, répliqua le terrible rabroueur, j’espère que non, Monsieur ; mais peut-être un peu de considération. » Et chaque syllabe du mot était accentuée avec lenteur.

On ferait un recueil de ces sortes de répliques où il excellait ; ce serait le plus majestueux et non pas le moins amusant des Ana. Il n’avait pas du tout la gravité triste. J’ai présents à la mémoire en ce moment nombre de ces mots salés et d’une belle amertume, et qui ne demandent qu’à sortir ; il n’est pas temps encore de les donner ; presque tous ses amis politiques y passent ; il ne se gênait avec personne : d’un tour, d’un trait, sans y viser, il emportait la pièce.

Voyons, essayons-en cependant un ou deux encore, rien que pour en noter la forme. Si on parlait devant lui (je suppose) de quelqu’un qui avait de l’esprit sans doute, mais encore plus de prétention et d’affiche, beaucoup de faste et d’ébouriffure, si on risquait à son sujet le mot de sot, de sottise : « Ce n’est pas un sot, répliquait M. Royer-Collard, c’est le sol ! » Et voilà mon homme coiffé47. — Sur M. Berryer, après son premier discours à la Chambre, si quelqu’un tout bonnement disait ; « C’est un grand talent. »« Ce n’est pas un talent, répliquait M. Royer-Collard, c’est une puissance ! » Il avait ainsi une manière de piquer et de renchérir sur ce que vous aviez dit, et d’une de vos paroles ordinaires, en la reprenant et en la refrappant, il en faisait une toute neuve et saillante. Que vous dirai-je ? il était plus grand, il plantait le clou plus haut.

Mais c’est par d’autres côtés plus considérables qu’il apparut dans cette Chambre de 1815 ; il avait tous les titres pour se faire écouter d’elle, son passé, sa fidélité éprouvée et constante pour la cause royale, la gravité de ses mœurs et l’autorité de son accent. Cependant, dès les premières discussions, la majorité comprit qu’elle avait trouvé en lui un puissant et redoutable adversaire, et que dorénavant M. de Bonald ne serait plus seul à trôner du haut de son Sinaï. Sur la question de l’amovibilité temporaire des juges, mise en avant par M. Hyde de Neuville ; sur cette autre question des catégories de personnes à excepter de l’amnistie que proposait M. de La Bourdonnaie, M. Royer-Collard eut de hautes et belles paroles, et surtout appropriées aux temps : elles tombaient de tout leur poids dans cette Chambre royaliste qu’il adjurait de ne pas vouloir être plus sage que le roi, ou moins clémente que lui ; de ne point rentrer et se traîner dans les voies révolutionnaires, en voulant combattre l’esprit de la Révolution ; de ne pas infirmer la justice, en mettant à une trop rude épreuve la conscience du juge ; de ne pas intercepter le pardon et de ne pas lui faire rebrousser chemin, après qu’il était descendu du trône ; de ne pas ériger après coup contre des condamnés un surcroît de peines rétroactives ; de ne pas introduire sous le titre d’indemnités, et dans une loi d’amnistie, l’odieuse mesure des confiscations expressément abolies par la Charte :

« Les confiscations, nous ne l’avons pas oublié, disait-il avec l’autorité d’un témoin aussi pur que les plus purs, sont l’âme et le nerf des révolutions ; après avoir confisqué parce qu’on avait condamné, on condamne pour confisquer ; la férocité se rassasie ; la cupidité, jamais. Les confiscations sont si odieuses, Messieurs, que notre Révolution en a rougi, elle qui n’a rougi de rien ; elle a lâché sa proie ; elle a rendu les biens des condamnés. »

Mais que dire quand cette confiscation qu’on propose doit s’appliquer, non à l’avenir, mais au passé, et tomber sur des condamnés, et des condamnés de quelle sorte ? de grands coupables assurément, mais qui ont déjà subi la peine capitale ! Et pressant le dilemme à leur sujet, le poussant à la dernière rigueur :

« Sont-ils à l’abri de la confiscation, s’écriait-il ; la justice ne permet pas que d’autres en soient frappés. La confiscation doit-elle les atteindre ; qu’on les fasse donc sortir du tombeau, et qu’on les ramène devant leurs juges, afin qu’ils entendent de leur bouche cette condamnation qui ne leur a pas été prononcée. »

Mais on ne cite pas M. Royer-Collard par fragments ; on ne coupe pas à volonté cette chaîne logique étroite, serrée, tenue si ferme et de si haut, remontant par son principe et allant s’attacher par un premier anneau au trône des lois éternelles, et d’où l’éloquence jaillissait par la force même de la déduction et comme par une pression invincible.

On a fort remarqué les discours qu’il prononça dans la discussion sur la loi d’élection, pour combattre la majorité qui s’obstinait à repousser la loi même proposée par le Gouvernement, et à en substituer une autre, toute dans son intérêt et à sa guise. C’est là, on le sait, par où elle périt. Elle n’avait fait jusqu’alors, par ses motions trop zélées et intempestives, qu’impatienter Louis XVIII : mais quand elle voulut lui forcer la main, non-seulement une première, mais une seconde fois, sur cet article capital, et empiéter trop à découvert, par voie d’amendement, sur l’initiative et la prérogative royale, elle le blessa : une légère rougeur lui monta à la joue en apprenant un dernier rejet opiniâtre et la substitution d’un nouveau projet à celui qu’on avait présenté derechef en son nom : « Eh bien ! je les dissoudrai », dit-il à M. Decazes ; et ce premier mouvement, entretenu, cultivé par l’habile ministre, amena, quelques mois après, l’Ordonnance de dissolution du 5 septembre 1816, qui sauva la situation et qui fit rentrer pour quelques années la politique dans les voies modérées, d’où la rejetèrent trop tôt, comme on le sait, des récidives malheureuses.

M. Royer-Collard, dans deux mémorables discours contre le droit que voulait s’arroger la Chambre, professa une théorie qu’il modifia et parut contredire plus tard dans le cours de sa carrière publique : il refusait alors, en effet, à la Chambre élective un droit inhérent à elle et lui appartenant, qui est dans l’essence du régime parlementaire et qu’il semble, quelques années plus tard, lui avoir expressément accordé. Il faut reconnaître ici non l’inconséquence, mais la variation, plus sensible chez un esprit altier et dogmatique qui avait l’habitude dans chaque cas de généraliser et de « proposer son opinion sous forme de théorie. » Oui, M. Royer-Collard a varié : il était plus royaliste en 1815 ; il était, je l’ai dit, plus rapproché de ses origines, de sa première religion politique, de laquelle l’expérience le détacha et le désintéressa depuis : il n’avait pas dépouillé tout son royalisme sentimental. Et puis, circonstance principale qui explique tout ! quelle que fût, au point de vue de la théorie parlementaire, la valeur spécieuse des arguments développés par M. de Villèle, devenu vers la fin de la session le meneur et le tacticien habile du parti, la sincérité et la raison n’étaient pas de son côté et ne résultaient pas de tous ses beaux raisonnements : que me fait la rectitude des formes, si elle ne sert qu’à couvrir et à protéger la tortuosité des intentions ! La bonne foi, le bon sens, le désir sincère de marcher selon la Charte et dans la voie de conciliation du passé avec les intérêts modernes étaient alors chez Louis XVIII et dans la partie éclairée du ministère Richelieu, de même que, douze et quinze ans plus tard, les rôles étant changés et intervertis, ce bon sens et ce désir étaient dans la Chambre, et la déraison sur le trône et alentour. M. Royer-Collard n’eut donc, en variant, aucun tort ; sa conduite, dans les deux cas, fut sage ; sa parole seulement reste debout et se dresse à nos veux un peu excessive et absolue dans l’expression, comme c’était la condition et la forme de son talent : nous ne sommes pas assez casuiste pour le lui reprocher.

II. M. de Serre.

On voudrait pouvoir étudier et dépeindre avec un détail aussi vivant son ami M. de Serre, celui qui alors professa aussi résolument cette même doctrine de la prédominance royale, et qui s’y ancra bientôt et s’y enchaîna avec les années : par malheur, il ne reste de cette puissante et large éloquence, dont M. Royer-Collard parlait magnifiquement et avec admiration comme de la plus haute à laquelle il eût assiste, que des débris et des lambeaux épais, incomplètement recueillis ; ils suffisent à donner une idée et surtout un regret de ce noble orateur qui s’égara vers la fin et se dévora. Il avait en effet ce qui anime et ce qui dévore, le pectus. Doué d’une conception supérieure et lumineuse, fait pour embrasser et parcourir tout un ordre d’idées avec ampleur et véhémence, il y joignait, des mouvements imprévus, de ces élans spontanés que peut seul suggérer le génie de l’éloquence. Ce génie débordait en lui. Un jour, non pas en 1815, mais depuis, sur une question assez peu importante, il monta à la tribune, et débuta ainsi tout à coup : « Que ne suis-je né dans un pays où il suffit de dire : La loi le défend !… » Quel plus saisissant exorde ! Il avait aussi, à travers le cours de ses développements, des répliques admirables, instantanées, dans lesquelles il s’appuyait et s’inspirait des contradictions, des interruptions mêmes. — M. Royer-Collard, de qui il s’était séparé en un jour de conviction contraire et de déchirement, disait de lui dans un sens favorable et malgré l’entière rupture : « Entre lui et moi, que vous dirai-je ? il y avait de l’ineffaçable. » Cet ineffaçable dont il parlait se rapportait surtout à cette première et ancienne époque parlementaire, à cette première et glorieuse campagne où ils avaient combattu côte à côte comme deux frères d’armes.

La lutte la plus mémorable qu’engagea M. de Serre au sein de cette Chambre de 1815, où il eut à en soutenir de si vives, une lutte pour laquelle, à l’avance, il s’était concerté de près avec M. Royer-Collard, plus expert que lui en telle matière, lut dans la discussion finale qui précéda de quelques jours à peine le terme de la session, et à l’occasion de la loi sur la dotation du Clergé. La Chambre, selon son habitude, s’était emparée d’une simple loi de finances qui lui était proposée à l’effet d’améliorer le traitement des ecclésiastiques, et elle en avait tiré tout un projet complet de Constitution rétrograde qui aurait rendu à ce grand corps du Clergé catholique une richesse propre et un pouvoir sans contre-poids. M. de Serre, dès le début de son discours, attaquant de front cette singulière théorie des amendements qui allait à transformer tous les projets présentés et à transporter dans la Chambre l’initiative du pouvoir législatif souverain, força la majorité à entendre malgré elle la longue série de ses méfaits en pareil genre, et de ses continuelles tentatives d’usurpation sur la prérogative royale depuis le premier jour jusqu’au dernier. Interrompu presque à chaque phrase par cette majorité, ainsi atteinte à son endroit sensible, et qu’il dénonçait, elle royaliste par excellence, pour son manque réitéré de respect envers la royauté, rappelé même à l’ordre, il s’arrêtait imperturbable et reprenait derechef, résolu à ne pas laisser briser le fil de sa déduction rigoureuse et de son énumération vengeresse. Prenant la Chambre à partie pour chaque projet de loi qu’elle avait ainsi transformé et dénaturé, il aboutit a résumer ses griefs et son acte d’accusation sous cette forme saisissante : « Proposer la loi, c’est régner. » Il alla même d’audace en audace, à mesure que croissait l’irritation autour de lui, et puisqu’il était en veine de la braver, jusqu’à ne pas craindre de réveiller le plus terrible souvenir et à montrer au bout de cette voie fatale, et comme conséquence extrême de ces empiétements illégitimes, la liberté d’action du souverain et la sanction royale enchaînée au point de n’être plus que le Veto de l’infortuné Louis XVI ! Qu’on imagine ce que dut produire d’explosion et de colère une telle évocation, une telle menace de reproche jetée à la face de cette Chambre plus que royaliste, accusée à bout portant de désemparer, de découronner, de décapiter la royauté ! M. de Serre, ce jour-là, semblait se jouer dans les tempêtes ; son argumentation n’en était pas un seul instant ébranlée et déconcertée ; et quand il arriva au fond même, au corps de la loi qu’il attaquait, il redoubla de vigueur et de puissance. Mais le début de cette harangue est ce qui en est resté de plus beau et de dominant. Certes, la pensée de dissolution alors n’était pas décidée ni formulée, comme on dit, et le germe seul en était déposé dans l’esprit de Louis XVIII ; mais l’orateur semblait la présager, la prédire, la promener à l’avance sur toutes les têtes, et il faisait entendre à cette Chambre, au moment de se séparer, les considérants, pour ainsi dire, de son Arrêt de condamnation ; il en faisait planer la menace et briller l’éclair avant-coureur pour qui l’aurait su comprendre. Bien aveuglés et infatués étaient les adversaires ; car, dans leur confiance en eux-mêmes, ils s’estimaient si nécessaires à la royauté qu’à cette seule pensée que le roi pût les dissoudre, il n’en était pas un seul qui n’eût dit : Il n’oserait !

Ce noble cœur, ce grand talent, un peu dévoyé vers la fin et rejeté hors de l’arène, alla mourir, comme on sait, à Naples, en 1824, d’une maladie au foie, dans l’ennui de l’ambassade inactive où on l’avait confiné. Un jour, le grand capitaine Spinola demandait à lord Herbert qui dînait à sa table, de quoi était mort sir Francis Vere (un officier anglais de distinction). — « De ce qu’il n’avait plus rien à faire », répondit lord Herbert. — « Cela suffit pour tuer un général », ajouta Spinola. Cette inaction et ce pied de paix forcée auquel il était réduit, avait suffi de même pour tuer cet autre combattant et cet athlète des luttes oratoires brûlantes, M. de Serre.

III. M. Pasquier.

Il y a longtemps que je nourrissais le désir de rendre, à mon tour, un témoignage public de souvenir et de respect à un homme que le dernier tiers de sa vie a produit aux jeux de tous si à son avantage, et dont le temps « ce grand révélateur » a mis dans tout leur jour les mérites essentiels et éminents. M. Pasquier, lorsqu’il commença sa carrière de député dans la Chambre de 1815, n’était connu encore que par son habileté administrative et par ses qualités d’homme du monde et de société ; il sortait tout récemment du ministère où la confiance du roi l’avait appelé dès la seconde rentrée, et il tint même, pendant toute la durée, fort courte d’ailleurs, de ce premier Cabinet présidé par M. de Talleyrand, le double portefeuille de la justice et de l’intérieur, ce dernier à titre provisoire seulement. Il avait fait preuve dans cette double administration si pesante, où tout était à refaire ou à remanier, d’une grande activité et facilité laborieuse ; et M. de Barante, l’un de ses collaborateurs d’alors, comme secrétaire général à l’intérieur, lui a rendu cette justice qu’il avait été, de fait, « le ministre dirigeant » pendant les deux mois qu’avait subsisté ce ministère. Mais les qualités qui le distinguaient allaient se déployer bientôt avec plus d’éclat dans son rôle de député. Il marqua, dès les premières discussions, par un genre de talent alors fort rare, celui d’une improvisation réelle, d’une faculté de réplique immédiate, abondante et juste. Quoiqu’ayant été préfet de police sous l’Empire, il avait, par ses tout premiers antécédents de conseiller dans l’ancien Parlement de Paris sous Louis XVI, par la mort de son père immolé sur l’échafaud et par tous ses liens de famille ou de jeunesse, une teinte royaliste très-suffisante pour figurer sur un très-bon pied dans la Chambre nouvelle. Louis XVIII l’avait goûté et avait même voulu expressément le conserver à son poste de garde des sceaux dans le nouveau Cabinet présidé par M. de Richelieu. M. Pasquier s’y était refusé par des raisons de convenance politique, et où il s’autorisait même de son avenir d’homme public pouvant être utile au roi ; ce refus avait un peu étonné et piqué Louis XVIII, qui avait dit : « Concevez-vous M. Pasquier qui me préfère M. de Talleyrand ? » M. Pasquier, loin de préférer M. de Talleyrand qu’il venait de voir de trop près à l’œuvre en tant que ministre, avait pour M. de Richelieu un tout autre goût et une tout autre estime ; mais il avait cru devoir aux bienséances du nouveau régime constitutionnel qui s’inaugurait, de ne point passer sans intervalle ni transition d’un Cabinet dans l’autre.

Il fut d’une utilité inappréciable dans cette Chambre où il siégeait comme l’un des députés de Paris. Sans parler de son rôle important d’orateur, il rendait service à la bonne cause, à celle de la modération et du vrai libéralisme, par le rapprochement et le concert qu’il s’empressa d’établir entre des hommes qui méritaient de s’entendre et qui, sans lui, se seraient tenus plus longtemps à distance les uns des autres. C’est ainsi qu’il rapprocha un peu plus tôt M. Royer-Collard de quelques amis politiques contre lesquels celui-ci n’était peut-être pas sans prévention. M. Pasquier se montrait là ce qu’on l’a vu plus tard soit au Luxembourg, soit dans sa vie dernière de retraite et de société, un lien entre les hommes ; mais c’était un lien actif, pénétrant, et il avait déjà doucement préparé les esprits quand il les mettait en présence. Sans jalousie aucune et sans un germe d’envie, sans personnalité offensante et dominante, préoccupé avant tout du but et de faire réussir les combinaisons qu’il estimait les plus sages et les seules possibles, il n’apportait dans les groupes où il figura aucune susceptibilité d’amour-propre, ni aucune de ces délicatesses nerveuses excessives que nous avons vues à d’autres politiques également habiles48, dont elles altéraient parfois l’excellent jugement. Le sien était pur, franc, net, purgé de tout système, admirablement tempéré et équilibré. Plus sensé que savant, il avait bien vu tout ce qu’il avait vu. Esprit de lignée purement française, s’il se trouvait ainsi privé parfois de quelques rapprochements curieux et utiles, il se préserva mieux encore des fausses ressemblances et des confusions dangereuses. Séparé, dès ce temps, des royalistes purs, en ce qu’il ne partageait pas cette sorte de culte mystique ou de passion exaltée dont n’étaient pas encore tout à fait revenus, à cette date, plusieurs de ceux même qu’on appela ensuite doctrinaires, il était et resta toujours séparé et très-distinct de ces derniers en ce qu’il n’eut jamais l’esprit de système, ni non plus l’esprit d’opposition surexcitée et de faction dont quelques-uns ne furent pas exempts à de certains jours. Aussi, malgré les politesses de la fin, les doctrinaires ne l’ont-ils jamais apprécié pleinement à sa valeur. Ceux-ci, même les meilleurs et les plus hautement vénérés (et ce n’est plus de M. Royer-Collard que j’entends parler en ce moment) ne sont pas les meilleurs conseillers, tant s’en faut, dans les situations critiques, et ils l’ont bien prouvé à des reprises différentes. M. Pasquier, de tout temps et en sachant très-bien se passer de théorie absolue, vit toujours plus clair, et nul régime, de tous ceux qu’il a servis, n’eût péri si vite, si on l’avait écouté. Il eut plus qu’eux aussi, plus que tous ces hommes distingués et raisonneurs du premier et du second groupe doctrinaire, le sentiment patriotique proprement dit, celui même qui animait le noble duc de Richelieu, et qui fait qu’on souffre tout naturellement et qu’on a le cœur qui saigne à voir l’étranger fouler le sol de la patrie. Une dépêche de lui, alors qu’il était ministre des affaires étrangères en 1821, tout récemment rappelée et citée devant le Sénat dans une circonstance fort particulière, est venue témoigner de cette sincérité et de cette vivacité de sentiments plus pratiquée par lui qu’affichée. Sa souplesse, dont on a trop parlé, avait ses limites, et il savait très-bien retirer sa main à M. de Villèle pour lui avoir manqué de foi, dans le même temps que le duc de Richelieu refusait la sienne au comte d’Artois pour la même cause.

Sa longue et belle existence permit à toutes ses qualités, je l’ai dit, de se développer à leur avantage et à leur honneur ; il usa, à force de durer et de vivre, toutes les critiques dont il avait été l’objet, et celles qui étaient injustes, et celles qui n’étaient que transitoires. Dans sa haute et suprême situation publique de président de la Chambre des pairs, il retrouva toute sa valeur un peu dispersée jusqu’alors, il la rassembla pour ainsi parler, et l’accrut encore au su et vu de tous. Son jugement excellent, que plus rien n’influençait, s’appliqua aux choses avec calme, avec étendue et lucidité ; son caractère obligeant faisait merveille, retranché dans sa dignité inamovible : les côtés moins vigoureux de ce caractère, désormais encadrés ainsi et appuyés, ne paraissaient plus que des mérites. Il était le médiateur entre les partis, avec physionomie ministérielle, mais bienveillant pour tous. Juge, il était l’âme des procès, des commissions ; ses talents d’éminent magistrat se déclarèrent ; dans les difficultés, il prenait sur lui la responsabilité du premier avis, qu’il donnait toujours excellent. Enfin, si l’on avait demandé vers 1846, et sur des points très-différents de la sphère politique, quel était l’homme de France qui jouissait de plus de considération, on aurait de toutes parts répondu : « C’est le Chancelier. »

Un doctrinaire éminent, et des plus réconciliés avec lui49, disait alors en très-bonne part : « Le Chancelier, c’est l’homme aux expédients, — non pas celui qui en cherche, mais celui qui en trouve. » Je n’aime pourtant pas ce mot d’expédients qui n’en dit pas assez pour caractériser cette capacité diverse et fertile, et l’ensemble d’une faculté judicieuse si remarquable et si rare à ce degré.

Dans la Chambre de 1815, un tel homme, l’homme du bon conseil, ne put manquer d’exercer, au sein de la minorité dont il faisait le lien, une influence des plus actives et des plus heureuses, et celle qui parut publiquement n’est que la moindre ; mais dans ces conférences de chaque jour où les chefs de la minorité discutaient les plans de défense, se distribuaient entre eux les rôles et se concertaient sous main avec quelques membres du Cabinet, que de bons et prudents avis, que de moyens ingénieux de tourner les difficultés, que de biais adroitement ménagés, il dut trouver et faire prévaloir ! A la tribune, s’il eut le mérite d’apporter de prime-abord un talent d’improvisation véritable, chose alors très-neuve, maître d’ailleurs de sa parole, il la gouverna toujours et sut la tenir également éloignée de la passion on du système. Il se garda bien de donner dans aucune de ces théories absolues, de ces professions de foi excessives, qui ne servent qu’un jour et qu’une heure, et qui embarrassent dans toute la suite de la vie publique. Il savait, en chaque discussion, les raisons appropriées qui pouvaient agir le plus sur les adversaires, et il les employait au bon moment. Il eut, à son début, sa journée d’éclat (28 octobre 1815), lorsque répondant à M. de Kergorlay qui s’attaquait à l’inviolabilité des biens nationaux et qui prétendait l’infirmer au nom de mille exemples historiques, anciens et modernes, allégués en preuve de l’éternelle vicissitude des choses et de l’instabilité des institutions humaines, il éleva et opposa, en face de ce spectacle philosophique trop décourageant, le point de vue du vrai politique et de l’homme d’État, qui doit se placer, au contraire, et raisonner constamment dans la supposition de la stabilité et, s’il se pouvait, de l’éternité des lois sur lesquelles la société repose, et qui doit d’autant plus paraître s’y fier et les proclamer durables, que l’on vient d’échapper à de plus grands orages :

« Voilà, s’écriait-il, voilà ce qu’il faut espérer, ce qu’il faut vouloir, voilà ce qu’il faut, s’efforcer de voir et de démontrer comme le résultat possible et même assuré d’une conduite où la sagesse se trouvera heureusement combinée avec la fermeté. Cette Rome dont la puissance a traversé tant de siècles. qui a tenu si longtemps le sceptre du monde, à quelle cause faut-il attribuer sa prodigieuse durée, si ce n’est peut-être à l’audacieuse, mais admirable confiance qui lui inspira de se saluer elle-même du nom de Ville éternelle ?… »

Ce mouvement, vu en situation et avec tout son développement que j’abrége, était certes des mieux inspirés et des plus heureux au début d’une telle discussion, à laquelle il ôtait de l’irritation et qu’il replaçait à toute sa hauteur. M. Pasquier, en un mot, entre les deux grandes voix, les deux gloires de tribune dont j’ai parlé précédemment, et dans l’intervalle, était lui-même un orateur. — Mais j’ai déjà outrepassé toutes mes limites, et il est plus que temps de clore.

J’avais supprime d’abord comme faisant longueur, mais j’ajoute ici en manière de post-scriptum mon jugement sur l’historien et sur son livre :

« Ces volumes de M. de Viel-Castel, on le voit, m’ont fourni une matière qui n’est pas près de s’épuiser, et sur laquelle j’aurai assez l’occasion de revenir à propos des volumes suivants. En ce qui est de l’historien même, M. de Viel-Castel, pour le compte rendu des faits, est un bon guide : on lui voudrait, quand on le lit, plus de parti pris et plus de décision d’écrivain. Ainsi, quand il a donné en conscience et très au long toutes les preuves qu’il y a eu Terreur blanche dans le Midi, il se dédit et ne veut pas qu’on dise la Terreur de 1815 ; il appelle cela de l’emphase. C’est ainsi encore qu’il déduit toutes les raisons qu’on a de marquer historiquement d’une note funeste cette première Chambre élective, et il hésite, dans sa conclusion, à la qualifier de Chambre de malheur, pour avoir si mal inauguré un régime qu’il aime et qui méritait de recommencer sous de meilleurs auspices. Son Histoire a un peu l’inconvénient, presque inévitable, de toutes ces histoires contemporaines où l’on retrouve également, et à bien peu de différence près, l’analyse des mêmes débats parlementaires ; ce qui faisait dire à une femme d’esprit (la comtesse de Boigne) en fermant l’un de ces livres : « C’est bien, mais il me semble que je relis toujours mon Moniteur. » M. de Viel-Castel ne s’élève pas assez au-dessus de ses analyses pour envisager d’ensemble les situations et pour fixer les points de vue. A chaque instant, quand il juge, sa probité scrupuleuse à l’excès hésite à demander à l’expression toute sa vigueur. Mais ces défauts mêmes sont des garanties, et, quand on a un peu de patience et du temps, on peut se confier aux impressions qui résulteront à la longue de la lecture d’un livre où l’estimable auteur a su apporter bien des qualités de fond, et les plus essentielles, les plus indispensables à ce témoin et rapporteur véridique qui s’appelle un historien. »