(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers. »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « La comtesse de Boufflers. »

La comtesse de Boufflers.

Ce n’est point par une prédilection sans motif sérieux et par pur caprice que je me suis souvent occupé des femmes distinguées du xviiie  siècle, et que j’ai cherché à revendiquer pour la littérature toutes celles qui y prêtaient à quelque titre, par leur réputation d’esprit, par la célébrité de leur salon ou la publication posthume de leur correspondance. J’ai cru et je crois encore payer une dette délicate, remplir un devoir de politesse et d’honneur comme de justice, envers des personnes rares, si brillantes à leur heure, si fêtées et méritant de l’être, mais dont la mémoire, pour peu qu’on néglige d’en recueillir avec quelque précision les témoignages et les traits distinctifs, se dissipe de loin, s’efface peu à peu et s’évanouit. Il en est d’elles comme de ces pastels de Latour dont le temps a enlevé la poussière d’un coup de son aile, et de qui Diderot disait dans sa prophétie ; Memento quia pulvis es… On les voyait, ces vivants et parlants portraits, on ne voyait qu’eux, et puis, un matin, on regarde et l’on ne voit plus rien. Ce cas est tout à fait celui de la femme distinguée dont le livre de MM. de Goncourt m’a rafraîchi le souvenir, et que depuis longtemps je désirais remettre en lumière, sans me croire suffisamment instruit à son sujet. La comtesse de Boufflers, si connue de tous les lecteurs familiers de Rousseau, a perdu depuis que celui-ci est moins en faveur ; elle est allée insensiblement où sont allées toutes ces admiratrices et ces patronnesses de Jean-Jacques, où sont allées toutes ces dames du temps jadis, chantées et plaintes par Villon ; son nom ne réveille, chez la plupart, qu’un vague écho, et ceux même qui sont le plus au fait, par un reste de tradition, de ces choses du xviiie  siècle, quand on leur parle de la comtesse de Boufflers, sont sujets à la confondre avec d’autres du même nom : on a quelque peine à les remettre exactement sur la voie.

Il y eut, en effet, trois femmes du nom de Boufflers fort célèbres et très à la mode dans le grand monde et dans le même temps : la duchesse de Boufflers, celle dont je parlais récemment et qui échangea plus tard son nom contre celui de maréchale-duchesse de Luxembourg. Ce fut la dernière figure tout à fait en vue de vieille femme et de grande dame imposante dans l’ancienne société ; nous n’avons pas à y revenir. — Il y avait encore la marquise de Boufflers, la digne mère du léger et spirituel chevalier, l’amie du bon roi Stanislas et qui faisait les beaux jours de la petite Cour de Luné-ville à l’époque où Mme du Châtelet et Voltaire y étaient invités. C’est à elle que le bon vieux roi disait un soir en la quittant et en lui baisant plusieurs fois la main, devant son chancelier qui passait pour en être lui même amoureux : « Mon chancelier vous dira le reste. » On citait de sa façon maint couplet, des impromptus de société, des épigrammes, et peu de personnes, nous dit La Harpe, ont mis dans ces sortes de bagatelles une tournure plus piquante. Mais ce n’est pas d’elle non plus que nous avons en ce moment à parler ; femme aimable et qu’on aime à rencontrer dans ce monde-là, elle n’a pas, dans l’histoire de la société d’alors, le degré d’importance des deux autres. — La comtesse de Boufflers, qu’on a souvent confondue avec la précédente, et qui, sans qu’on veuille en rien faire tort à celle-ci, lui était, au dire de bons témoins, « supérieure en figure, en agréments, en esprit et en raison  » ; qui avait aussi, il faut en convenir, plus de prétentions qu’elle au bel esprit et à l’influence, a pour qualité distinctive d’avoir été l’amie du prince de Conti, celle de Hume l’historien, de Jean-Jacques, du roi de Suède Gustave III ; elle est perpétuellement désignée dans la Correspondance de Mme du Deffand sous le nom de l’Idole : le prince de Conti ayant dans sa juridiction le Temple en qualité de grand-prieur, la dame favorite qui y venait, qui même y logeait et y avait son jardin et son hôtel attenant, s’appelait tout naturellement l’Idole du Temple ou, par abréviation, l’Idole.

Parmi tant de personnes qui avec de l’esprit, de la naissance ou de la fortune, exerçaient dans cette société si richement partagée des influences diverses, et qui avaient toutes leur physionomie à part et leur rôle, la comtesse de Boufflers, pour peu qu’on la considère et qu’on l’observe d’un peu près, s’offre à nous avec une sorte de penchant prononcé et de vocation spéciale qui la désigne : elle est la plus ouverte et la plus accueillante pour le mérite des étrangers célèbres, elle est leur introductrice empressée et intelligente ; elle les pilote, elle les patronne, elle se lie étroitement avec eux, elle parle leur langue et va ensuite les visiter dans leur patrie : c’est la plus hospitalière et la plus voyageuse de nos femmes d’esprit, d’alors. Un historien de la société anglaise au xviiie  siècle, pour être un peu complet, ne pourrait éviter de parler d’elle, et la meilleure partie des pièces et témoignages qui la concernent, et qui mettent hors de doute son propre mérite à elle-même, nous vient du dehors. Établissons autant que possible quelques points précis dans cette existence active et variée ; puis nous aurons les épisodes.

Marie-Charlotte-Hippolyte de Campet de Saujon, fille d’un lieutenant des gardes du corps du roi, le comte ou marquis de Saujon, et de Louise-Angélique Rarberin de Reignac, qui devint en secondes noces Mme de Montmorency, fut baptisée à Saint-Sulpice le 6 septembre 1725, et elle était née probablement la veille ou le jour même23. Elle avait vingt ans et demi lorsqu’elle épousa, le 15 février 1746, Édouard, comte ou marquis de Boufflers-Rouverel, capitaine de cavalerie au régiment de Belfort, et bientôt colonel du régiment de Chartres-infanterie. Elle-même demeurait alors au Palais-Royal, et elle fut d’abord dame de la duchesse d’Orléans. Son frère, le marquis de Saujon, était chambellan du duc. C’est dans cette Cour qu’elle eut l’occasion de voir fréquemment le prince de Conti, frère de la duchesse d’Orléans ; il était veuf, il s’attacha à elle non-seulement comme amant, mais comme un ami indispensable ; elle l’écouta et, se brouillant avec la Cour d’Orléans pour passer dans celle du Temple, elle y prit la position équivoque et brillante qui fit sa gloire, si ce n’est son honneur, et qui fit aussi son tourment. On la rencontre à Versailles, en 1750, y allant faire une révérence à l’occasion de la mort de M. de Rouverel son beau-père, ce qui doit faire supposer qu’à cette date elle n’était point encore séparée de son mari et qu’il n’y avait pas eu éclat ; le moment toutefois approchait. Elle est, à propos de cette révérence d’étiquette, qualifiée de marquise dans le Journal du duc de Luynes, et, en effet, elle aurait eu droit dès lors à ce titre autant qu’à celui de comtesse, qu’elle ne garda peut-être que pour éviter une confusion avec l’autre marquise du même nom, et aussi pour ne rien devoir de plus à son mari. Tous les contemporains s’accordent à dire qu’elle était fort belle, et cette beauté, bien que de celles qu’on appelle délicates, se soutint longtemps. Nous savons, par exemple, qu’à l’âge de trente-sept ans on ne lui en donnait que trente et qu’elle avait la fraîcheur d’une personne de vingt.

Le prince de Conti, qui sut l’apprécier et se l’attacher par une affection solide et mutuelle, était un personnage non moins distingué lui-même par son esprit que par sa naissance et par son rang. Cet avant-dernier du nom se montrait bien en tout le digne héritier de sa race. On sait ce que Saint-Simon a dit de ses père et aïeul, et quels portraits séduisants ou vigoureux : il en a tracés : il a manqué à celui-ci un peintre. Si la vie humaine n’était destinée qu’à être plaisir et fête, féerie continuelle dans un cercle magique et dans une île enchantée, je ne saurais pas de destinée plus enviable dans l’ancienne société et sur le déclin de l’antique monarchie que celle de ces princes de Conti, nés proche du trône, à distance suffisante pour n’en pas être trop gênés et offusqués, jouissant des prérogatives du sang sans avoir les ennuis de la charge ni même ceux du trop de représentation ; pas d’obligation étroite, nulle responsabilité, popularité facile et à peu de frais. Une fois la dette de l’honneur et du sang payée par quelque affaire de guerre valeureuse et heureuse qu’on vantait sans cesse, on ne leur demandait plus rien que d’être aimables.

J’ai pourtant à laver ce prince de Conti, l’ami de Mme de Boufflers, d’une action abominable qu’il aurait commise au sortir de l’enfance, et qui ferait de lui ni plus ni moins qu’un monstre. Paul-Louis Courier, qui n’était pas bon, et dont l’âcreté d’humeur est aussi avérée que le talent, se promenant un jour dans les bois de Véretz avec M. Delécluze, comme s’il avait eu quelque pressentiment de sa fin sinistre, lui dit : « On se débarrasse lestement de ceux qu’on n’aime pas, en ce pays. Tenez, voyez-vous ces grands arbres ? c’est dans ce parc que le jeune prince de Conti a tué son précepteur d’un coup de pistolet, le Père du Cerceau. » Le Père du Cerceau périt, en effet, de mort très-subite (disent les discrets et prudents contemporains), à Véretz, dans la maison du duc d’Aiguillon où il était allé en compagnie de la duchesse de Conti. A la date de sa mort, 4 juillet 1730, son jeune élève le prince de Conti avait treize ans. Croira-t-on que ce jeune enfant ait tiré à dessein sur son précepteur le coup de pistolet ou de fusil qui le tua par mégarde à la chasse ? Ce serait faire de lui un comte de Charolais, et rien dans le cours de sa vie si galante, mais nullement inhumaine, ne viendrait justifier un tel début d’atrocité.

Mais il y a mieux : un voyageur instruit et digne d’estime, Dutens, qui était allé à Véretz chez le duc et la duchesse d’Aiguillon, et qui, lorsqu’il était à Paris, était de la société du prince de Conti et du Temple, a raconté le fait pour en avoir été informé par des personnes de la maison :

« Le jeune prince, dit-il, avait alors de treize à quatorze ans et montrait beaucoup d’inclination pour la chasse ; il avait enfin obtenu qu’il aurait un fusil, avec lequel il se préparait au coup d’essai qu’il devait faire le lendemain. Ce fusil était chargé à balle, et il le tenait en main, lorsque malheureusement, en le tournant et le retournant, le coup vint à partir et tua roide  mort le Père du Cerceau qui était vis-à-vis de lui. Le jeune prince fut tellement épouvanté de cet accident, qu’il courait par tout le château en disant à grands cris :

« J’ai tué le Père du Cerceau ! j’ai tué le Père du Cerceau ! » et il entra dans le salon où était la compagnie, répétant sans cesse du ton le plus douloureux ce peu de mots, sans que l’on pût en tirer autre chose pendant quelque temps. »

Voilà qui coupe court, ce me semble, au mauvais propos de Courier et de ceux qui se feraient ses échos.

Je vais mettre à la suite, faute de portraits de la main d’un grand peintre, quelques esquisses faites pour donner une juste idée du personnage éminent qui passa, en quelque sorte, à côté de l’histoire sans y entrer. Je commence par le président Hénault, qui vivait dans sa société particulière, et qui nous le montre sous son vrai jour : — ah ! ce ne sont plus les traits ardents et vifs du pinceau d’un Saint-Simon, c’est un crayon gris et doux et mou, un peu effacé, qui sent son pastel et qui en a aussi la finesse :

« Ce prince, nous dit-il, né sauvage et en même temps si bien fait pour la société, n’a pu en être séparé d’abord que par timidité ; car il ne faut pas s’y méprendre, le désir de plaire, qui tient tant à l’amour-propre et au témoignage favorable que l’on se rend de soi-même, fait qu’on ne veut pas manquer son coup. Mais enfin ses succès l’ont encouragé, et il n’y a pas de particulier plus aimable. Nul ne connaît mieux les attentions les plus flatteuses ; ce n’est pas populaire, ni civil qu’il est, c’est de cette politesse qui n’est restée qu’à lui dans l’âge où nous vivons. Si de la société il passe aux affaires, il étonne par sa perspicacité ; il a tout deviné, et il n’y a point de magistrat ni de praticien qui n’en soit surpris. Nous l’avons vu dans les assemblées du Parlement être l’oracle des opinions ; s’est-il agi de rédiger les avis, prendre la plume et, au milieu de cent cinquante personnes, aussi recueilli que dans son cabinet, nous lire des résumés qui ont été adoptés unanimement : aussi est-il la passion du Parlement, et il les a bien servis, et peut-être trop bien, lorsqu’il les a fait revenir de leur exil (1754) sans aucunes conditions qui auraient peut-être été nécessaires pour le maintien de l’autorité royale. C’est que ne songeant qu’à la conciliation et à la réunion des esprits, il a présumé qu’ils seraient aussi généreux que lui, que cette grâce les toucherait, que l’on suivrait ses intentions et que l’on n’en abuserait point. Je ne parle point de ses talents pour la guerre… »

Tout en disant qu’il n’en parlera point, l’agréable président sait très-bien rappeler ici la victoire de Coni, remportée par le prince de Conti à son début (1744), presque au même âge, dit-il, où le grand Condé, frère de son bisaïeul, battait les ennemis à Rocroi. Le prince de Conti avait pourtant vingt-sept ans, un peu plus que le grand Condé, lors de cette victoire de Coni, restée sans résultat. Il vécut sur cette gloire. Quelque temps après, ayant commandé une armée en Allemagne sans grand succès, puis de même en Flandre où il n’en eut que de petits, il refusa de se joindre au comte de Saxe qui prenait le commandement en chef et se retira. Dans une conversation assez vive qu’il eut à ce sujet avec le roi, Mme de Pompadour présente, celle-ci l’interrompit sur quelqu’une de ses assertions, en lui disant : « Vous ne mentez jamais, Monsieur ? »« Pardonnez-moi, Madame, quelquefois aux femmes », répondit-il ; et il reprit, comme si de rien n’était, sa conversation avec le roi.

Il ne faudrait pas croire, sur la foi d’amis un peu trop complaisants, qu’il n’eût pas eu dans le principe de grandes visées, et un peu démesurées peut-être. Il n’aurait pas été fâché d’être roi de Pologne. Faute d’un trône, il ambitionnait d’être ministre d’État et le premier conseiller du roi ; son astre politique semblait au zénith à Versailles, vers l’an 1755. Son opposition dans le Parlement lui fit perdre de son ascendant et de sa faveur auprès du roi, et puis il est permis de soupçonner qu’il avait plus de brillant et plus de forme que de fond. Il ne parut jamais plus capable de réussir à tout que quand il ne fut plus rien que le premier et le plus aimable des particuliers. C’est uniquement sur ce pied que nous le rencontrons ici.

Un autre témoin fort digne d’être écouté à son sujet, Dutens, un esprit sérieux et solide, le premier éditeur complet de Leibnitz, Anglais d’adoption et de jugement, qui avait visité les principales Cours d’Europe et qui avait en soi bien des termes de comparaison, a parlé de ce prince dans le même sens que le président Hénault :

« M. le prince de Conti était l’un des plus aimables et des plus grands hommes de son siècle : il avait la taille parfaitement belle (il dérogeait par là notablement à la race des Conti, qui avait la bosse héréditaire), l’air noble et majestueux, les traits beaux et réguliers, la physionomie agréable et spirituelle, le regard fier ou doux, suivant l’occasion ; il parlait bien, avec une éloquence mâle et vive, s’exprimait sur tous les sujets avec beaucoup de chaleur et de force ; l’élévation de son âme, la fermeté de son caractère, son courage et sa capacité sont assez connus en Europe pour que je me dispense d’en parler ici. Quand il vivait familièrement avec ceux qu’il aimait, il était simple dans ses manières, mais c’était la simplicité du génie : dans la société, il était le premier à bannir toute contrainte ; il s’en trouvait gêné lui-même au point d’en témoigner de l’impatience. Je me rappelle que dès les premiers jours que j’eus l’honneur d’être admis auprès de lui, si je me trouvais assis et que le prince de Conti, en se promenant de long en large dans la chambre, s’approchât pour me parler, je me levais sur-le-champ pour l’écouter, et il me faisait signe de me rasseoir ; enfin, à la quatrième fois, fatigué de voir que je ne saisissais pas assez son humeur, il me dit d’un air à moitié fâché : « Mais, mon « Dieu ! Monsieur, laissez-moi donc en repos. » Il ne faisait point de distinction de rang dans la société ; il en remplissait lui-même les devoirs plus exactement que personne. Si quelqu’un de ceux qu’il aimait était malade, il ne manquait pas de le visiter régulièrement ; je l’ai vu, pendant six semaines, aller tous les jours chez M. de Pont-de-Veyle, et ne pas l’abandonner jusqu’au dernier moment. Comme il soupait trois ou quatre fois la semaine chez Mme de Boufflers, et que j’étais logé chez elle, s’il ne me voyait pas au souper, il envoyait demander de mes nouvelles ; si j’étais dans mon appartement, incommodé, il venait quelquefois en prendre lui-même. »

Dutens, quand il arriva à Paris avec le caractère de diplomate anglais, et chargé de lettres pour Mme de Boufflers, avait d’abord rencontré chez elle le prince de Conti auquel elle le présenta. Dès ce premier entretien le prince lui fit plusieurs questions sur les raisons qu’il pouvait avoir eues, lui Français, de renoncer à la France pour s’attacher à l’Angleterre comme à une patrie. Dutens lui représenta qu’étant né en France de parents protestants qui l’avaient élevé dans leur religion, il n’avait pu regarder ce pays comme sa patrie, puisque le gouvernement même du royaume avait pour maxime que l’on ne connaissait point de protestants en France (et c’est ce qu’un ministre des Affaires intérieures lui dit un jour à lui-même). Il fit observer qu’on excluait les protestants de tous les avantages dont jouissent les sujets d’un État ; qu’un protestant ne pouvait pas contracter de mariage valide ; que ses enfants étaient réputés illégitimes ; qu’il ne pouvait exercer aucun emploi ni dans l’épée, ni dans la robe, ni dans l’Église ; qu’il faut cependant que chaque homme ait une patrie, et que, s’il ne la trouve pas où il est né, il a droit d’en chercher une ailleurs : de là, la résolution qu’il avait formée dès l’âge de quinze ans, et qu’il avait exécutée quelques années après en passant en Angleterre. Quand Dutens eut fini d’exposer ses motifs, le prince se tourna vers Mme de Boufflers en disant : « Ma foi ! Madame, il a raison ; nous le méritons bien. » Le grand Frédéric, lorsque Dutens eut l’honneur de le voir quelques années après, reconnut de même la force de ce raisonnement et lui donna raison. Le prince de Conti n’était pas moins éclairé que Frédéric.

Un écrivain moderne a dit de lui, d’un ton un peu plus leste et plus familier :

« C’était le mieux loti et le mieux pourvu des princes. Il n’avait du premier rang que ce qu’il en voulait et d’ailleurs tous les avantages du second plan, même la liberté et l’intimité. Il avait le Temple pour son Palais-Royal et son Louvre, l’Ile-Adam pour son Chantilly, le Parlement pour théâtre d’influence et foyer de demi-opposition ; chez lui, au Temple ou à l’hôtel de Conti, homme d’esprit et de plaisir, il avait l’abbé Prévost pour aumônier (in partibus), Le Brun-Pindare pour poète, Mme de Boufflers pour amie, et toutes les femmes pour maîtresses. C’était son faible. Sur la fin de sa vie, il s’apercevait pourtant de quelque différence à cet égard, et il dit un jour : « Allons, il est temps que je me retire ; autrefois mes simples politesses étaient prises pour des déclarations ; à présent, mes déclarations ne sont plus prises que pour des politesses. »

Il protégea Beaumarchais, qui lui plaisait fort, dans cet immortel procès engagé contre le Parlement-Maupeou, et qui fit tant rire. Il avait protégé tout particulièrement Rousseau et lui avait donné asile dans ses maisons. Sur la fin il accorda à Diderot une pension de mille livres, à l’effet de payer un secrétaire pendant sa vie, et réversible sur sa femme après sa mort. Diderot, conduit par Dutens, alla remercier le prince ; celui-ci, déjà malade de la maladie dont il mourut, était au lit, et bientôt Diderot, qu’on avait fait asseoir, ne tenant pas sur sa chaise, se mit, tout en discutant, à s’approcher du prince et à s’asseoir sur le lit. On parlait des affaires qui agitaient alors le Parlement (1776), et Diderot, dans sa chaleur, voulant louer le prince : « Monseigneur, dit-il, il paraît que vous êtes bien entêté ? »« Halte-là ! repartit vivement le prince, entêté, non, ce mot n’est pas dans mon dictionnaire, mais je suis ferme. » Diderot passa de là chez la comtesse de Boufflers, « avec qui il n’était pas aisé de se familiariser » ; il n’y tint pas davantage, et il lui mit, tout en causant, la main sur les genoux, tout comme il avait fait à l’impératrice Catherine. C’était son geste.

Un jour que le comte de La Marche, fils du prince de Conti, demandait à M. de Choiseul, alors ministre de la guerre, la croix de Saint-Louis pour un officier, comme M. de Choiseul refusait de la donner en disant que le sujet ne la méritait pas encore, le comte de La Marche insista ; M. de Choiseul tint bon, quoiqu’il ne fût pas d’usage de refuser là-dessus un prince du sang. Le comte, blessé du procédé, ayant consulté son père sur ce qu’il devait faire à cet égard : « Mon fils, lui répondit le prince, il faut savoir si le refus de M. de Choiseul est dans les règles, en ce cas vous n’avez rien à dire ; sinon, il est bon gentilhomme, et vous pouvez lui faire l’honneur de vous battre avec lui. »

Tel était, sur ces dernières pentes de l’ancienne monarchie, un prince du sang, philosophe faute de mieux et comme pis-aller, le plus poli des gentilshommes, sans autre ambition définitive que celle de plaire, bien plus de Paris que de Versailles, les délices du Parlement, celui enfin que Mme de Boufflers sut retenir, captiver jusqu’au bout par les liens au moins de l’esprit et de l’affection, et qu’elle avait même espéré, à un moment, épouser.

La voulez-vous voir en personne dans cette petite Cour dont elle faisait les honneurs ? allez regarder à Versailles, dans la galerie du haut, le tableau d’Olivier qui a pour sujet « le thé à l’anglaise dans le Salon des Quatre-Glaces au Temple. » MM. de Goncourt l’ont très-bien décrit.

Toute la société intime et habituelle est là, et le président Hénault, et Pont-de-Veyle, et le chevalier de Lorenzy, et le prince d’Hénin ; en femmes, la maréchale de Luxembourg, la maréchale de Mirepoix, la comtesse d’Egmont et bien d’autres. Mozart enfant est au clavecin ; Jélyotte chante en s’accompagnant de la guitare : ce concert n’interrompt en rien l’occupation ou l’amusement d’un chacun ; on lit, on cause, on sert le thé ; on se passe parfaitement de domestiques, et l’on se fait à soi-même les honneurs de la collation. Le prince de Conti s’efface, on ne le voit que de dos. Mme de Boufflers se distingue entre les autres dames en ce qu’elle porte le tablier à bavette ; quelques autres n’ont qu’un tablier à dentelle sans bavette ; c’est à ce signe qu’on croit reconnaître la dame de céans ; plus elle faisait la servante à pareil jeu, plus elle était la maîtresse. Il serait difficile pourtant de définir son genre de beauté d’après ce portrait trop petit, trop vague et d’une peinture trop légère, à peine exprimée. Le style manque à ce peintre de high life, comme disent nos voisins.

Un autre tableau, placé près du premier, nous la montrerait encore en plein règne, à l’Ile-Adam, à cheval sur le devant de la scène, en amazone, pendant une chasse au cerf, au milieu d’un grand nombre de gentilshommes et de dames à cheval également. La rivière traverse le tableau ; le cerf s’enfuit à la nage, poursuivi par une meute de chiens qui se sont tous jetés à l’eau et qui vont gagner l’autre rive. Le château est au fond, de côté, et c’est sous ses fenêtres que le pauvre animal ira tomber et que l’hallali se fera. On n’entend partout que cris, fanfares et tumulte. Mme de Boufflers est là (si toutefois c’est bien elle), la plume blanche au chapeau, le profil ne manquant pas de fierté, et gouvernant bien son cheval.

Cet air heureux, triomphant, cachait à cette date plus d’un mécompte et d’une tristesse. Que lui manque-t-il donc à cette Idole, à cette « divine comtesse », comme l’appelait ironiquement Mme du Deffand ? Il lui manque un titre, un état régulier, un nom ; mais ce nom de moins, et qu’elle avait ambitionné, était pour elle une blessure secrète, une épine au cœur. Malgré tout ce qu’on lui rendait, et au milieu de tous les hommages, elle se sentait une grande dame déclassée.

Un jour, oubliant qu’elle était la maîtresse du prince de Conti, il lui échappa de dire qu’elle méprisait une femme qui avait (c’était le mot d’alors) un prince du sang. Comme on lui faisait sentir l’inconséquence : « Je veux, dit-elle, rendre à la vertu par mes paroles ce que je lui ôte par mes actions. »

Un autre jour, elle reprochait vivement à son amie la maréchale de Mirepoix de voir Mme de Pompadour, et se laissant emporter à la vivacité de l’altercation, elle alla jusqu’à dire : « Ce n’est, au bout du compte, que la première fille du royaume. »« Ne me forcez pas de compter jusqu’à trois », répliqua la maréchale. La seconde, en effet, eût été Mlle Marquise, maîtresse du duc d’Orléans, et par ordre de rang ou de préséance, Mme de Boufflers venait la troisième. La repartie était cruelle.

Elle pouvait toujours se dire cependant, pour s’excuser à ses propres yeux, que si le prince de Conti était veuf, était libre, elle, elle ne l’était pas, et que, si elle l’avait été, leur liaison aurait pris bientôt un autre tour et un nom plus respectable. Mais cette consolation et cette illusion lui manquèrent à dater de 1764, lorsque la mort imprévue de son mari vint tout à coup la délier. Ce qu’elle espéra, ce qu’elle agita de pensées tumultueuses, ce qu’elle souffrit en ces moments, nous est révélé par des lettres de David Hume, le grand historien et philosophe, qui était devenu l’ami intime de Mme de Boufflers, son conseiller, une espèce de confesseur pour elle au moral24. Elle avait été la première à lui écrire en 1761 ; elle lui avait adressé à Édimbourg une de ces lettres de déclaration et d’admiration comme les gens de lettres célèbres commençaient à en recevoir alors ; elle savait l’anglais, elle avait lu dans le texte l’Histoire de la Maison de Stuart ; elle admirait cela avec autant d’enthousiasme qu’une femme de nos jours, du temps de notre jeunesse, pouvait en avoir pour Lamartine ou pour Byron. Hume, tout froid et circonspect qu’il était, fut sensible à de telles avances. Lorsqu’il vint à Paris deux ans après (octobre 1763) en qualité de secrétaire d’ambassade, il se lia intimement avec son admiratrice dont il apprécia les qualités essentielles et solides sous l’écorce mondaine, et la supériorité à travers le brillant. Ce serait juger trop vite que de croire Mme de Boufflers déraisonnable et légère parce qu’elle soutenait quelquefois en causant des thèses un peu étranges. L’amitié et l’estime profonde de David Hume nous sont des garants du sérieux qu’il trouvait en elle. Je vais traduire quelques uns des passages de cette correspondance si honorable pour tous deux ; ils feront mieux connaître Mme de Boufflers que toutes les anecdotes et tous les propos de société : ici nous sommes avec un ami dans le secret du cœur.

Hume, avec son air un peu lourd et son allure de paysan, avait fait fureur dans le beau monde de Paris et à la Cour ; se trouvant au mois de juillet 1764 à Compiègne où étaient le roi et la fleur de la noblesse, il ne se prodiguait pas plus qu’il ne fallait, et il se ménageait dans la journée des heures de recueillement :

« Nous vivons, écrivait-il à Mme de Boufflers, dans une sorte de solitude et d’isolement à Compiègne, moi du moins, qui n’ayant qu’un petit nombre de connaissances, et assez peu particulières, à la Cour, et ne me souciant pas d’en faire d’autres, me suis donné presque entièrement à l’étude et à la retraite. Vous ne pouvez imaginer, Madame, avec quel plaisir j’y reviens comme à mon élément naturel, et quelle jouissance j’éprouve à lire, muser et flâner au milieu des agréables sites qui m’entourent. Mais oui, vous pouvez aisément vous l’imaginer ; vous avez formé vous-même le même dessein ; vous étiez résolue, cet été, à renouer le Fil brisé de vos études et amusements littéraires. Si vous avez été assez heureuse pour mettre votre projet à exécution, vous êtes presque dans le même état que moi ; vous êtes présentement à errer sur les bords de la même belle rivière, peut-être avec les mêmes livres à la main, un Racine, je suppose, ou un Virgile, et vous méprisez tout autre plaisir et amusement. Hélas ! que ne suis-je auprès de vous, ne fût-ce que pour vous voir une demi-heure par jour et causer avec vous sur ces sujets ! »

C’est dans cette même année, en octobre, que Mme de Boufflers perdit son mari et qu’elle se livra à une violente espérance bientôt déçue. Sera-t-elle épousée du prince, ou ne le sera-t-elle pas ? c’était la question qu’on agitait dans toute la société, mais que personne n’agitait plus qu’elle dans l’anxiété de son désir. Hume fut son grand confident dans cette crise, et il lui prodigua les conseils les plus délicats et les plus sages. Ce sont de charmants petits Essais de morale que ses lettres à cette date.

« Mercredi, 28 novembre 1764.

« Vous pouvez penser que depuis mon retour à Paris, je n’ai cessé de tenir ouverts mes yeux et mes oreilles pour ne rien perdre de ce qui a rapport à votre affaire. Je trouve que l’opinion générale de tous ceux qui se croient le mieux informés est qu’une résolution sera prise en votre faveur, et que cette résolution probablement aura son effet. Mais vous ne pouvez certainement vous attendre qu’un si grand événement se passe sans critique : il conviendrait mal à mon amitié de vous flatter sur ce chapitre. L’envie et la jalousie naturelle au monde suffiraient pour expliquer la répugnance d’un grand nombre. Personne n’a été plus généralement connue que vous, et dans ces dernières années et dans votre première jeunesse : se peut-il qu’un si grand nombre de connaissances vous voient avec plaisir passer du rang de leur égale à celui de leur supérieure, et si fort supérieure ? Supportera-t-on de vous voir unir l’élévation si marquée du rang à l’élévation du génie qu’on sent en vous et qu’on voudrait en vain contester ? Soyez assurée que celle-là sera réellement et sincèrement votre amie, qui pourra vous accorder de bon cœur de si grands avantages.

« Mais quoique j’entende quelques murmures de ce genre, j’ai également la consolation de rencontrer des gens qui nourrissent des sentiments opposés. J’ai entendu parler d’un homme de grand jugement, nullement lié avec vous, qui soutenait en public dans une compagnie que, si le bruit était fondé, rien ne pourrait donner une plus haute idée des louables et nobles principes de votre ami] (le prince). La réalisation d’une telle pensée, disait-il, non-seulement pouvait se justifier, mais semblait une justice qui vous est due. — Le point capital est d’y mettre le moins de retard possible. Le temps peut créer bien des obstacles et n’en peut écarter aucun. Tant que la chose semblera en suspens, bon nombre prendront parti avec violence contre vous et se rendront eux-mêmes ennemis irréconciliables par de telles déclarations. Ils pourraient être les premiers à vous faire la cour, si on ne leur laissait pas le temps de donner jour à leur envie et à leur malignité.

« Au total, je suis persuadé, par tout ce que j’entends et vois, que la chose finira comme nous le désirons ; mais en tout cas je prévois que, quelle que soit l’issue, vous recueillerez de tout cela beaucoup d’honneur et beaucoup d’ennui. Hélas ! chère Madame, l’un n’est jamais la compensation de l’autre, surtout pour vous dont la machine délicate, déjà ébranlée par un incident de bien moindre importance assurément, est si peu faite pour soutenir de telles agitations. Pardonnez ces sentiments si vous les trouvez un peu trop médiocres et vulgaires ; ils me sont dictés par mon amitié pour vous. Je suis en vérité assez vulgaire pour vous souhaiter vivacité, santé et gaieté en tout état de fortune ; la belle consolation pour nous, vraiment, de voir le titre de princesse inscrit sur une tombe, quand nous nous dirons qu’elle renferme ce qu’il y avait de plus aimable au monde ! »

Douze jours se sont passés : la résolution est prise ou elle va l’être ; tout fait présager qu’elle sera défavorable. Il y aura sinon refus formel, du moins ajournement indéfini. Hume a désormais à consoler son amie, et, pour y mieux réussir, dans une lettre nouvelle du 10 décembre, il remet en ordre et par écrit, à tête reposée, tout ce qu’il a dû dire de vive voix déjà dans l’intervalle ; il commence par récapituler et analyser la situation, voulant bien montrer qu’il la comprend tout entière dans ce qu’elle a de pénible, de douloureux, de poignant : c’est afin de donner plus d’autorité ensuite à son conseil. Il faut voir quelles précautions il prend pour sonder une plaie si ouverte et si saignante, et pour en ôter tout ce qui peut l’irriter et l’envenimer :

« Les princes, plus que les autres hommes, remarque-t-il, sont nés esclaves des préjugés, et ce tribut leur est imposé comme une sorte de représailles par le public. Le prince en particulier dont il s’agit est, à tous les points de vue, si éminent qu’il doit quelque compte de sa conduite à l’Europe en général, à la France, et à sa famille, la plus illustre qui soit au monde. On doit s’attendre que des hommes dans sa condition ne seront pas poussés à agir par des mobiles privés… Il pourrait faire sans doute un pas extraordinaire en considération d’un mérite extraordinaire… Mais, s’il ne le fait point, aurait-on bonne grâce à s’en plaindre et à en concevoir le moindre ressentiment ? »

J’abrège. Après toutes ces préparations et ces acheminements à un refus trop prévu, il en vient au seul remède, selon lui efficace. Je traduirai du moins, sans en rien retrancher, la dernière moitié de cette belle et longue lettre, qui perd assurément à ne pas être présentée dans toute son étendue :

« La perte d’un ami, celle d’une dignité ou de la fortune, admet quelque consolation, sinon par raison, au moins par oubli, et ces sortes de chagrins ne sont pas éternels. Mais, tant que vous maintenez vos relations présentes, vos espérances toujours ravivées ranimeront toujours votre désir naturel de l’état auquel vous aspirez, et en même temps votre dégoût pour l’état dans lequel vous vous trouvez aujourd’hui. Je prévois que vos passions si vives, continuellement remuées, mettront en pièces votre frêle machine : la mélancolie et une constitution ruinée deviendront alors votre lot, et les remèdes qui pourraient maintenant préserver votre santé et conserver l’équilibre de votre âme viendront trop tard pour les rétablir.

« Quel conseil donc puis-je vous donner dans une situation si intéressante ? La ligne de conduite que je vous recommande exige du courage, mais je crains que rien autre chose ne soit capable de prévenir les conséquences que j’appréhende si justement : c’est, en un mot, après avoir employé tous les doux moyens pour prévenir une rupture, que vous en veniez à diminuer graduellement votre intimité avec le prince, que vous soyez moins assidue dans vos visites, que vous fassiez de moins fréquents et de plus courts voyages dans ses résidences de campagne, et que vous vous rangiez vous-même à une vie de société privée et indépendante à Paris. Par ce changement dans votre plan de vie, vous coupez court d’un coup à l’attente de ce rang auquel vous aspirez ; vous n’êtes pas agitée plus longtemps par des espérances et des craintes ; votre tempérament recouvre insensiblement son premier ton ; votre santé revient ; votre goût pour une vie simple et privée gagne du terrain chaque jour, et vous finissez par vous apercevoir que vous avez fait un bon marché en acquérant la tranquillité au prix de la grandeur. La dignité même de votre caractère, aux yeux du monde, reprend son lustre, puisque les hommes voient le juste prix que vous mettez à votre liberté, et que, quelles que soient les passions de jeunesse qui vous aient séduite, vous ne voulez plus maintenant faire le sacrifice de votre temps, là où vous n’êtes pas jugée digne de tout honneur25.

« Et pourquoi repousseriez-vous si fort la pensée d’une vie privée à Paris ? c’est la situation pour laquelle je vous ai toujours crue la mieux faite depuis que j’ai eu le bonheur de votre connaissance. Les grâces inexprimables et délicates de votre caractère et de votre conversation, comme les douces notes d’un luth, sont perdues au milieu du tumulte du monde dans lequel je vous ai vue journellement engagée. Une société plus choisie saurait mettre un prix plus juste à votre mérite. Des hommes de sens, de goût et de littérature, s’accoutumeront d’eux-mêmes à fréquenter votre maison. Toute société élégante recherchera votre compagnie, et, quoique tout grand changement dans les habitudes et la manière de vivre puisse d’abord paraître désagréable, l’esprit se réconcilie bien vite avec sa nouvelle situation, surtout si elle lui est le plus naturelle et celle pour laquelle il est né (congénial).

« Je ne me hasarderais pas à vous dire ce que je compte faire moi-même en cette occasion, si je ne me flattais que votre amitié peut y attacher quelque petite importance. Étant un étranger comme je suis, j’ose moins répondre pour mes plans futurs de vie qui peuvent m’emmener bien loin de ce pays ; mais, si je pouvais disposer de ma destinée, rien ne serait plus de mon choix que de vivre où je pourrais cultiver votre amitié. Votre goût pour les voyages pourrait aussi vous offrir un prétexte plausible pour mettre ce plan à exécution ; un voyage en Italie délierait vos liaisons ici, et, s’il était différé quelque peu, je pourrais avec quelque probabilité espérer d’avoir le bonheur de vous y accompagner. »

Quels accents d’amitié ! que d’indulgence, que de sagesse ! comme cette morale n’a rien de farouche, et comme elle est pratique, pénétrante, persuasive ! comme elle fait l’éloge des deux amis ! comme ce philosophe historien qu’on a taxé de scepticisme et de froideur sait entrer dans toutes les raisons, même dans celles du cœur et les plus intimes ! Mme de Boufflers pourtant ne suivit pas son conseil ; sans doute elle ne s’en trouva pas la force ; elle resta jusqu’à la fin aussi liée avec le prince, aussi assidue, aussi dévouée : elle souffrit et renferma en elle sa souffrance.