(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Les frères Le Nain, peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Les frères Le Nain, peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury »

Les frères Le Nain,
peintres sous Louis XIII, par M. Champfleury

Chansons populaires des provinces de France recueillies par le même
Le violon de faïence15.

Une idée domine les différentes publications dont j’ai à parler : cette idée, c’est que la copie fidèle de la nature, sa reproduction exacte, sincère, convaincue, faite avec suite et menée à fin avec une entière bonne foi, fût-elle accompagnée de fautes, d’incorrections et de gaucheries, même visibles, a son prix inestimable, son attrait, je ne sais quel charme auprès des esprits et des cœurs droits et simples. M. Champfleury, que nous aurons peu aujourd’hui à envisager comme romancier, est lui-même, dans ses ouvrages, un studieux observateur et un copiste consciencieux des personnages et des situations naturelles ; il a ses défauts qui paraissent d’abord et qui ne se dissimulent pas ; mais il a sa vérité, sa façon de voir bien à lui, et qui, une fois appliquée à son objet, l’environne, le pénètre et ne le lâche pas avant de nous l’avoir bien montré et expliqué. A défaut de l’élégance et de la distinction de la forme, il a le fond, la connaissance et l’amour de son sujet, de son monde, le sentiment des parties touchantes que ce petit monde populaire ou bourgeois peut receler sous son enveloppe vulgaire ; suivez-le, ayez patience, et vous serez souvent étonné de vous sentir ému là où vous aviez commencé par être un peu heurté ou rebuté. Je ne veux, entre ses divers romans, citer ici que les Souffrances du professeur Delteil, ce pauvre souffre-douleur de ses méchants écoliers, cet amoureux muet et désespéré d’une des trois sœurs modistes, et recommander la figure de ce docteur indulgent et tendre qui épouse celle même qui s’est rendue coupable d’une faute et qui le lui avoue. Il y a là, sous l’écorce peu flatteuse de personnages des plus ordinaires, des cordes morales bien démêlées, bien senties. Né de lui-même, formé par des lectures personnelles, par des comparaisons directes, incessantes, et par une rude expérience première des choses de la vie, l’auteur dont nous parlons s’est de bonne heure tracé une route et a obéi à une vocation dont il n’a jamais dévié. Non content, dans ses ouvrages, de reproduire et de décrire les objets et les scènes qui étaient à sa portée, il s’est attaché d’une égale ardeur à rechercher curieusement dans le passé les maîtres desquels il pouvait relever, et qui, en suivant la même route, avaient laissé des traces remarquables dans les divers arts ; et c’est ainsi qu’en remontant dans l’École française de peinture, après avoir traversé les brillantes séries du xviiie  siècle, où la nature elle-même, la plus simple, la plus inanimée ou la plus bourgeoise, a son éclat et sa vivacité de couleur dans les toiles de Chardin, il est allé s’arrêter de préférence devant des artistes bien moins en vue et moins agréables, devant les frères Le Nain, appartenant à la première moitié du xviie  siècle, qui lui ont paru chez nous les premiers peintres en date de ce qu’il appelle la réalité.

I.

A la manière dont il en parle d’abord et dont il les envisage, il est évident qu’il a vu en eux, qu’il a rencontré ou transporté en leur image et sous leurs traits comme un idéal de ses qualités et de ses défauts : tant il est vrai que l’idéal est aussi un produit de nature, et que ceux même qui s’en passent le mieux dans la pratique journalière le mettent quelque part en dehors et au-dessus d’eux ! Les frères Le Nain, dans leur trinité un peu indécise, dans leur individualité complexe et un peu confuse, sont donc l’idéal de M. Champfleury.

Il faut voir comme il les aime, comme il les comprend, comme il les interprète ! Il salue et honore en eux ses pareils agrandis, ses pères : heureux qui trouve ainsi à personnifier dans le passé ce à quoi il aspire en idée dans le présent, ce qu’il est déjà en partie, ce qu’il voudrait être ! Il me semble voir un petit-fils qui, à force de recherches et d’instinct, retrouve ses grands parents inconnus, et qui se rattache à sa race.

C’est une remarque qui se vérifie sans cesse et qui peut se poser comme une règle générale : dans l’art aussi, chaque dévot a son saint, et chaque saint trouve ses dévots. Les préférences déclarent les mœurs et les talents.

Il y a douze ans déjà (1850) que M. Champfleury avait commencé de publier sur ces peintres de sa prédilection un premier Essai, une brochure : aujourd’hui cet opuscule, lentement couvé et nourri, est devenu tout un livre complet, des plus intéressants et des plus estimables, et qui a sa place marquée parmi les meilleures monographies de ce genre. L’auteur a tourné et retourné en tous sens le problème (car c’en est un) de ces frères Le Nain, de tout temps assez peu connus.

Il a fait, pendant douze ans, la chasse aux Le Nain. A chacun son gibier : M. Monmerqué, le Sévigniste, d’aimable et souriante mémoire, n’était pas plus à l’affût de la moindre relique de sa Notre-Dame de Livry ; — le docteur Payen, ce modèle des admirateurs fidèles, n’est pas plus à la piste d’une lettre ou d’une signature authentique de Montaigne ; — notre ami Eudore Soulié n’est pas plus sagace à découvrir et à déterrer sous des liasses poudreuses la moindre trace biographique du grand Molière ; — MM. Marcille, deux habiles connaisseurs, ne sont pas plus voués à réunir et à colliger les beaux et suaves dessins de Prud’hon ; — un honorable magistrat de Montpellier, et qui est de Dijon, je crois, comme Prud’hon, M. Vionnois, n’est pas plus voué à la mémoire, aux mille souvenirs, aux dessins si variés et si amusants du spirituel Denon ; — Passavant, le peintre historien, n’était pas plus voué à Raphaël ; — le savant physicien M. Walferdin, à ses moments perdus, n’est pas plus enamouré du leste et galant Fragonard, — que M. Champfleury, dans son genre, n’a été,-pendant plus de dix ans, actif et prompt à flairer la moindre toile non signée, qu’il distinguait tout d’abord à je ne sais quel ton rougeâtre et surtout crayeux, et aussi au caractère honnête et à la tranquillité des visages : plus de doute, c’était un Le Nain de plus. De là, grâce à lui, un Catalogue de l’œuvre des trois frères comme il n’y en avait pas eu encore.

L’ouvrage est dédié à l’un des critiques d’art qui ont le mieux parlé de ces peintres, à William Burger, c’est-à-dire le consciencieux Thoré. Je ne puis guère, sans sortir de mon domaine qui est déjà bien assez étendu et assez vague comme cela, me mettre à mon tour à décrire en détail les principaux tableaux des frères Le Nain et m’appesantir sur le caractère de leurs œuvres. Voici pourtant comment, après avoir lu et avoir regardé de mon mieux, je me les représente en effet, et aussi d’après mon excellent guide. Louis XIV et son époque introduisirent avant tout, la pompe, l’éclat, la majesté, la gloire, et, dans tous les genres, une sorte d’aspiration à la grandeur. Auparavant, et plus on se rapprochait de l’époque de Henri IV, plus on était simple, naturel et voisin de la bonhomie : les arts eux-mêmes, qui avaient perdu de la délicatesse des Valois, marquaient de la probité et de la gravité, en attendant de retrouver mieux. Je sais bien que l’emphase espagnole régnait au théâtre et parmi tout un monde de beaux esprits ; mais la veine française directe se maintenait distincte. La littérature proprement dite n’offrirait cependant, durant cette période, que trop peu d’exemples à citer de la vérité dans les tableaux : on ose à peine rappeler les romans bourgeois trop vulgaires, dont Sorel donna la première idée dans son . Mais c’était alors, à deux pas de nous, le grand moment de l’École flamande et hollandaise, et il nous en arriva quelque chose. Le plus grand peintre français de cette époque intermédiaire, et qui lui-même nous était venu de Bruxelles, Philippe de Champaigne, associait la solidité et la fermeté du ton à la prud’homie et à la moralité chrétienne de la pensée. Les frères Le Nain, nés et élevés à Laon, eurent pour premier maître un étranger et probablement un Flamand, qu’on ne nomme pas ; ils étaient trois, Antoine, Louis et Mathieu, « vivant, est-il dit, dans une parfaite union » ; ils offraient, dans l’application de leur pinceau, des différences, qui paraissent avoir été de dimension plutôt que de manière. L’un d’eux pourtant, le dernier et qui survécut longtemps à ses frères, devint une espèce de peintre de cour qui jouissait de la faveur des grands. Il avait titre « le chevalier Le Nain », et ne mourut qu’en août 1677. Les deux frères aînés étaient morts dès le mois de mai 1648, à deux jours de distance l’un de l’autre. Il n’est guère possible de les distinguer entre eux d’après leurs œuvres ; ce serait tout au plus possible pour le troisième, plus mondain. Mais encore est-il plus sûr de laisser un nom collectif, le simple nom de famille, à leurs tableaux, et, sans qu’ils aient dû être pour cela collaborateurs, de leur appliquer cette belle devise de concorde et d’union, qui se lit au mur d’un ancien château du Midi, bâti par des frères : … Constans fecit concordia fratrum. Leur renommée, comme un héritage au bon vieux temps, est restée indivise.

Leur tableau chef-d’œuvre, et qui suffirait à consacrer leur nom, est celui de la Forge qu’on voit au Louvre. Il est de petite ou moyenne dimension : on est devant la forge dont le foyer ardent éclaire le fond du tableau et se réfléchit sur les visages groupés alentour ; le maréchal tient son fer au feu, il n’attend que l’instant de prendre son marteau dont le manche est à portée de sa main, et de battre l’enclume que rase un reflet de flamme. L’aîné des enfants tire le soufflet de la forge, pendant qu’un plus jeune frère regarde avec insouciance, les mains derrière le dos. La femme du forgeron, grande paysanne habillée comme dans le nord de la France, est debout, les mains posées l’une sur l’autre : elle est en face, près de son mari qui est de trois quarts. Le père, assis dans un coin, tient une gourde d’une main et de l’autre un verre. Tout ce monde honnête, à physionomies expressives et naïves, n’a qu’un défaut, qu’on lui pardonne aisément ; c’est d’être tourné vers le spectateur. Ces personnages ne posent pas, mais ils vous regardent. Il semble que vous entriez brusquement dans la maison, et que toutes ces bonnes gens, sans sortir de leur quiétude ni de leur caractère, tiennent les yeux fixés vers vous ; et encore semble-t-il que vous soyez plus d’un à entrer, car ils ne regardent pas tous au même point du seuil. Le forgeron et sa femme, et l’un des enfants, vous regardent bien en face, mais le vieux père et un autre enfant qu’il a près de lui regardent ailleurs et ont l’air distraits ou occupés par je ne sais qui ou je ne sais quoi qui est de côté. Il y a même un des enfants encore, celui qui tire le soufflet, qui a le regard sans but et un peu étonné. Malgré ce léger défaut d’action et de composition qui ne s’aperçoit qu’en y repensant et à l’analyse, l’effet de lumière est si vrai, si large, si bien rendu, si pleinement harmonieux ; la bonté, l’intelligence et les vertus domestiques peintes sur toutes ces figures sont si parfaites et si parlantes, que l’œuvre attache, réjouit l’œil, tranquillise le cœur et fait rêver l’esprit. Le mot de chef-d’œuvre n’est pas de trop.

Je ne puis parler du Corps de garde fort vanté, et qui, par malheur, manque à la collection du Louvre. Un autre de leurs chefs-d’œuvre, s’il était effectivement d’un des Le Nain, ce serait la Procession d’un prélat en grand costume, accompagné de son clergé, dans une espèce de chapelle ou de sanctuaire ; mais la richesse, la chaleur des tons, le magnifique et l’étoffé de l’ensemble, tout ce lustre de premier aspect, ont paru trop forts pour les modestes Le Nain, et l’on a généralement, dans ces dernières années, retiré leur nom à cette toile, sans pouvoir indiquer auquel des peintres flamands ; ou peut-être italiens, on l’attribuerait. Le savant conservateur, M. Reiset, hésite pourtant encore à leur refuser tout à fait cette belle peinture et paraît incliner provisoirement en leur faveur.

Là où l’on est plus sûr de les retrouver et où leur signature apparaît authentique, c’est dans ces peintures ordinaires d’intérieurs de fermes, de repas de famille, de brebis qu’on fait boire à l’abreuvoir, etc. ; toutes scènes domestiques ou champêtres, peu variées, ou qui ne semblent guère que des variantes d’un même fond de tableau, mais toutes d’un ton juste, d’une couleur un peu grise ou crayeuse, mais saine, où rien ne dépasse d’une ligne la stricte réalité, et où elle nous est livrée encore plus que rendue dans son jour habituel, dans son uniformité même et sa rusticité. C’est par là que les Le Nain pourraient justifier de l’appellation que leur donne M. Champfleury d’avoir été proprement les peintres des paysans et des pauvres gens :

« Les Le Nain, dit-il, chantent la vie de famille. (Ce mot de chanter n’est-il pas un peu trop lyrique ?) Combien de fois ont-ils représenté la ménagère tenant dans ses bras le poupon enveloppé dans une couverture, et autour d’elle de nombreux enfants de toute taille, presque graves, qui ne veulent pas troubler le repos du grand-père qui boit !… Tous ces personnages, hommes, femmes, enfants, sourient doucement, et à travers ce sourire perce une sorte de tristesse. Souvent encore, les Le Nain ont peint un vieux flûteur entouré de charmants enfants bouclés, qui prêtent une oreille attentive à la musique simple qui sort de cette flûte naïve.

« On peut donner une façon matérielle de reconnaître les tableaux des Le Nain, à l’entassement de chaudrons, écuelles, légumes, qui se trouvent souvent sur le premier plan… « Ce sont des peintres de pauvres gens. »

Théorie vraie, mais un peu absolue toutefois ; car, sans compter les tableaux de sainteté qui, par leur nature, sortent du programme, il faut toujours faire exception pour celui des trois frères qu’on appelait le chevalier Le Nain, le gros monsieur et le grand seigneur de la famille, celui qui peignait Cinq-Mars et Anne d’Autriche.

Leurs tableaux de sainteté rentrent eux-mêmes d’ailleurs assez bien, par l’exécution et la manière de faire, dans la définition générale de M. Champfleury. J’ai voulu voir la Nativité qui est à Saint-Étienne-du-Mont. Saint Joseph, qui regarde l’enfant, est véritablement un homme de campagne, déjà sur l’âge ; la Vierge est une jeune femme de campagne aussi, belle, brune, un peu forte ; l’enfant, qui fait sécher les langes devant la cheminée, semble un enfant de la maison, sauf les ailes qui sont comme ajoutées ; le berceau qu’on voit sur le devant est un bers tout rustique et grossier. Le manteau de saint Joseph est gris, d’un blanc crayeux à la manche ; c’est le ton caractéristique. Il y a aussi de ces étoffes rouge-brique, une pendue en l’air, l’autre dans le vêtement de la Vierge, qui sont une marque distinctive dans les tableaux des Le Nain. Le côté angélique et le fond céleste de la scène paraissent vagues et laissent fort à désirer.

Comme il n’y a rien de tel en littérature que de lire, et en art que de regarder et d’observer, je décrirai encore deux de leurs tableaux d’intérieur dont j’ai vu les originaux chez l’auteur du présent livre, et je les rendrai sous l’impression exacte qu’ils m’ont laissée.

L’un, une scène d’après souper : — la bonne grand’mère est assise sur le devant, les deux mains posées l’une sur l’autre, regardant le spectateur et lui souriant. Tous les autres sont à leur affaire. Le père, assis à table, ayant soupe, joue du flageolet pour amuser ses enfants. La mère est absente. Ce sont des enfants déjà grands, dont l’une est mère et emmaillote l’enfant, qu’elle tient sur ses genoux avant de le coucher, avec grande attention et gravité. Les autres enfants, plus jeunes que la jeune mère, probablement frères et sœurs de celle-ci, sont debout dans le fond du tableau. Un chien et un chat occupent les deux coins opposés sur le devant : le chat près de la chaise de la grand’mère, le chien aux pieds de la jeune mère. Au fond et en bas, on voit le foyer allumé. La nappe d’un blanc sale et crayeux achève la signature.

Autre tableau d’intérieur : — le fond est un grand manteau de cheminée ; ce fond d’ailleurs est très-sombre ; le feu s’éteint. Il y a cinq personnages. Dans un coin du tableau, au premier plan, l’homme et la femme sont assis devant une table où est une bouteille. L’homme boit avec délectation et lenteur, il boit bien ; il a le nez dans son verre à demi plein d’un vin rouge. Il a une casaque crayeuse de couleur, comme la nappe. La femme à côté ne mange ni ne boit ; elle a les mains l’une sur l’autre. Elle porte un vêtement, gris-verdâtre, le bonnet et le fichu d’un blanc crayeux. Elle peut avoir trente-huit ans environ. Ce mari et cette femme font deux bonnes et fortes figures. Ne cherchez dans ce tableau aucun groupe ni arrangement : c’est bien le contraire du Léopold Robert. Aucun personnage ne se lie à l’autre ; il y a des trous entre eux. Au centre, au milieu, devant la cheminée, une petite fille d’environ dix ans, très-fine, très-grave, se chauffe, tournant le dos à la chaise de sa mère, et s’appuyant sur un grand chenet à boule ; elle a les pieds nus, et est un peu déguenillée à la manche. Une autre petite fille en sarrau bleu, un peu plus grande, plus âgée d’une couple d’années, mais évidemment trop courte de taille, regarde le spectateur ; elle se chauffe aussi, mais elle y prête moins d’attention qu’au spectateur. Derrière, adossé au manteau de la cheminée et tournant le dos à tout le monde, un charmant petit garçon blond, à longs cheveux négligés, à veste rouge, joue de tout son cœur et de toute son attention d’une espèce de flûte ou flageolet. Il ne pense qu’à son air, et il joue pour lui tout seul. Il a les mains et la figure très-fines. Ce sera l’artiste de la famille.

On pourrait longtemps continuer sur ce ton avec les Le Nain, mais le principal est dit.

Trop rejetés en seconde ligne, trop négligés, même de leur vivant, totalement éclipsés durant l’époque radieuse de Louis XIV, les Le Nain ont commencé peu à peu à reparaître quand la splendeur du règne académique diminua. Au xviiie siècle, l’excellent peintre de genre, Chardin, semble avoir voulu renouer à eux pour les scènes d’intérieur et la représentation des objets naturels : « C’est là, c’est chez lui, disait Diderot, l’un de ses grands admirateurs, qu’on voit qu’il n’y a guère d’objets ingrats dans la nature, et que le point est de les rendre. » Chardin, qui était, en outre, un homme de beaucoup d’esprit, répandait sur ses reproductions naturelles une qualité que les Le Nain avaient trop négligée ou ignorée, l’agrément : ceux-ci lui restaient supérieurs peut-être par un trait moral plus prononcé, par une bonhomie plus antique. M. Champfleury qui, l’un des premiers, est revenu à eux comme critique, et qui a plus fait que personne pour les remettre en honneur, a trouvé à leur sujet une conclusion élevée, presque éloquente, tant il est vrai qu’une étude approfondie et une sincère conviction amènent leur expression avec elle ! Je ne saurais toutefois lui passer de dire que, dans leurs scènes rustiques, ils ont « l’austérité de Poussin dans ses grandes compositions. Elle n’est pas la même, ajoute-t-il, mais elle part du même principe. » Poussin, dans le touchant ou le grave de ses scènes champêtres ou autres, introduisait un principe supérieur dont les Le Nain ne se doutèrent jamais, je veux dire l’idéal antique, le groupe composé avec harmonie et contraste, un type habituel de beauté romaine, un souvenir des jours d’Évandre et de l’Arcardie : la réalité chez lui était commandée par une vue supérieure et une pensée. C’est bien assez de Philippe de Champaigne, peintre également loyal et sincère, pour le rapprocher des Le Nain. Il leur est supérieur, mais il n’est pas hors de mesure avec eux. La conclusion de M. Champfleury d’ailleurs, dans cette sorte de vie conjecturale des Le Nain, qu’il tire par induction de l’étude et de la comparaison prolongée de leurs œuvres, a de la chaleur, de la verve, et un accent de sympathie qui sort du cœur ; on sent que c’est bien pour ses maîtres d’adoption et presque pour ses saints qu’il prêche :

« Qu’ils soient trois ou quatre frères, dit-il, les archivistes le découvriront peut-être un jour16. Comment ils travaillaient ? c’est ce qu’il est difficile de démêler. Où ils ont vécu ? où ils sont enterrés ? je laisse maintenant ces trouvailles à d’autres ; mais ce qui ne sera jamais démenti, c’est qu’ils étaient pleins de compassion pour les pauvres, qu’ils aimaient mieux les peindre que les puissants, qu’ils avaient pour les champs et les campagnards les aspirations de La Bruyère, qu’ils croyaient en leur art, qu’ils l’ont pratiqué avec conviction, qu’ils n’ont pas craint la bassesse du sujet, qu’ils ont trouvé l’homme en guenilles plus intéressant que les gens de cour avec leurs broderies, qu’ils ont obéi au sentiment intérieur qui les poussait, qu’ils ont fui l’enseignement académique pour mieux faire passer sur la toile leurs sensations : enfin, parce qu’ils ont été simples et naturels, après deux siècles ils sont restés et seront toujours trois grands peintres, les frères Le Nain. »

J’honore le critique qui trouve de tels accents, et quand il aurait excédé un peu, comme c’est ici le cas, dans ses conjectures ou dans son admiration pour les trois frères indistinctement, il n’aurait fait que réparer envers ces bons et dignes peintres un long arriéré d’oubli et d’injustice, leur rendre avec usure ce que près de deux siècles leur avaient ôté ; il n’aurait pas fait d’eux un portrait faux, car il reconnaît et relève en toute rencontre leurs inégalités et leurs défectuosités originaires, il n’aurait donné en définitive qu’un portrait un peu idéal, ou du moins un portrait un peu plus grand que nature, un peu plus accusé et accentué de physionomie, mais toujours dans les lignes de la ressemblance et de l’individualité.

II.

Dans sa recherche si louable vers les sources naturelles, M. Champfleury, appliquant son même procédé de curiosité et d’enquête à la littérature populaire, en a tiré le sujet de quelques publications. Je ne fais qu’indiquer la Légende du Bonhomme Misère 17, si en vogue sur la fin du Moyen Age, et qui paraît contemporaine de la Danse des Morts. Mais il a surtout donné ses soins à un Recueil de Chansons populaires des plus variées et des mieux assorties. Il ne faut point séparer de ces chansons les airs qui les accompagnent et qui les soutiennent, qui les ont inspirées souvent ; M. Wekerlin les a arrangés pour le piano, et ils sont joints au texte dans le volume. Une préface, intéressante par la quantité du faits et de renseignements que l’auteur y a ramassés, nous montre bien quelle est la difficulté d’avoir, en telle matière, du vieux et du naïf authentique. On croit saisir une de ces chansons au vol, on la prend par le bout de l’aile, et l’on se trouve n’avoir ramené qu’un oiseau envolé de Paris, ou encore le couplet d’un bel esprit de l’endroit. Le Recueil de M. Champfleury, scrupuleusement composé, est un complément indispensable aux travaux de MM. Ampère, de La Villemarqué, Rathery et autres érudits, sur la même matière. L’auteur a moins de théorie et moins de connaissances comparées que plusieurs des savants qui ont traité de ce genre si réhabilité aujourd’hui ; mais il est praticien autant qu’aucun, et il a le sens de cette sorte d’investigation et de cueillette en pays de France. C’est un herboriste du métier dans cette espèce de botanique qui consiste à ne prendre dans nos terres si cultivées que de vrais simples et des fleurs des champs. Les chansons, dans son Recueil, sont classées par provinces ; ce classement ne saurait être qu’approximatif, car les chansons voyagent et volent comme les graines à travers l’air. Il y en a de bien des sortes en tout pays, de gaies, de gaillardes, de grivoises, de crues et de grossières (le peuple n’est pas toujours délicat), de légères aussi, de mélancoliques et de tendres : celle-ci par exemple, qui se chante dans le Bourbonnais, mais qui, par sa douceur et le nom de la rivière qui y est nommée, sent aussi bien son Berry ou sa Touraine ; j’y laisse les liaisons contraires à l’orthographe que la prononciation villageoise y a semées : que n’y puis-je noter la tendresse du chant, qui y infuse une ravissante et mélancolique langueur !   

Derrièr’ chez nous il y’a-t-un vert bocage,
Le rossignol il y chant’ tous les jours ;
Là il y dit en son charmant langage :
Les amoureux sont malheureux toujours.

Su l’ bord du Cher, il v’a-t-une fontaine
Où sur un frên’ nos deux noms sont taillés ;
L’ temps a détruit nos deux noms sur le frêne…
Mais dans nos cœurs il les a conservés.

Le mal d’amour est une rude peine :
Lorsqu’il nous tient, il nous faut en mourir ;
L’herbe des prés, quoique si souveraine…
L’herbe des prés ne saurait en guérir.

Ce joli chant, toutes les fois que je l’entends, air et paroles, me remet en souvenir quelqu’une des belles stances de Racan, ou je ne sais quel sonnet pastoral de Vauquelin de La Fresnaye, un écho de notre âge d’or gaulois.

Je voudrais citer d’autres chants du Béarn qui sont à côté, et d’une mélancolie pénétrante ; mais donner les paroles sans la mélodie qui les anime, ce serait les trahir, et je passe à regret.

III.

Ce n’est pas introduire ici une disparate que d’en venir à une dernière production de M. Champfleury, qui a fort bien réussi et qui le mérite, car elle est d’une observation vraie et d’un tour original, — le Violon de faïence. Il s’agit de ceux qui ont le goût et la passion des collections. M. Champfleury les connaît bien, et je le soupçonne lui-même d’en tenir par quelque coin secret : on ne décrit pas de telles maladies sans les avoir non-seulement vues à côté de soi, mais ressenties pour son propre compte. Cet amateur zélé et à la chasse des Le Nain pourrait bien être sujet à quelque autre faible encore. Quoi qu’il en soit, tout le petit roman roule sur cette passion et cette manie, qui devient assez à la mode.

Je n’en médis pas, ou plutôt je ne médis que de l’excès. Les collections en grand, et faites par des curieux, gens de savoir et de goût, ne sont autre, chose que les éléments de la science même, les données positives qui permettent, là où il y avait lacune, de combler les vides, d’asseoir des conjectures, d’établir des suites et des lois. Un fait isolé ne prouve rien, et, comme dit le proverbe, une hirondelle ne fait pas le printemps ; mais des séries de faits ou d’objets sont des témoins irrécusables, et qui servent de fondement ou de garantie à toute histoire naturelle, sociale, politique. Il y a, dans toute collection, à considérer l’utilité et la fantaisie : il est difficile de déterminer la limite, car l’utilité ne se révèle souvent qu’au moment où l’on y songe le moins. Cependant il est trop de cas de manie évidente. On peut voir, dans un chapitre de M. Feuillet de Conches18, qui est, lui, un si utile et si éclairé collecteur, jusqu’où peut aller la folie et la puérilité acharnée des collectionneurs bizarres. Je ne parle ni des cannes, ni des tabatières, qui peuvent avoir leur mérite, ni des coiffures ou perruques, ces parties intégrantes du costume ; mais les plus futiles objets, billets de théâtre, billets de faire-part, boutons de veste, etc., tout peut devenir matière à cette sorte d’avarice doublée d’amour-propre, et qui finit par être un tic, la Collection.

Le collectionneur que nous a montré M. Champfleury, et qui ne doit pas être un portrait en l’air, Gardilanne, a pour gibier spécial la faïence : l’objet n’est pas méprisable, et il y a de fort belles choses en faïence comme en porcelaine ; il y en a de fort curieuses, même pour l’histoire. Si l’histoire de la Révolution française était perdue, on la retrouverait en partie rien que par les assiettes, par ce qui s’y voit peint et figuré. Gardilanne, chef de bureau, grand, sec, pâle, sobre, l’homme d’une seule passion, est donc possédé du démon de la faïence, et il est arrivé, après plus de trente ans de patience et de chasse infatigable, à se faire avec ses maigres appointements une collection unique, digne d’un musée. Un de ses amis habitant Nevers, Dalègre, petit homme assez jeune, vif, souriant, sociable, à l’oreille rouge, au teint frais, du tempérament le plus opposé à celui de son ami, est un jour prié par lui de rechercher dans sa ville et dans les environs les débris épars d’une ancienne fabrique célèbre, qui doivent encore s’y trouver ; niais, en cherchant d’abord indifféremment, puis peu à peu avec plus de zèle, pour le compte d’autrui, Dalègre, un matin, se sent mordu lui-même ; il prend la maladie, et, pour son début, il est plus âpre, plus enragé encore que Gardilanne. Ce cas de manie par contagion ou par inoculation est très-bien rendu. Dalègre, en devenant curieux à l’excès, est devenu par là même avare, jaloux, rusé, hypocrite ; il joue serré avec son ami de Paris, il se cache de lui et le trompe : c’est un rival en faïence. Le moment où Gardilanne arrive à Nevers, en se faisant précéder d’une lettre que Dalègre ne reçoit qu’une demi-heure auparavant, le coup de foudre de cette chute d’ami qui le consterne, son premier mouvement pour dérober en toute hâte les moindres traces de son fragile et casuel trésor, le déménagement nocturne de la faïence par le maître de la maison et sa ménagère, pendant que le voyageur est endormi, la crainte que le cliquetis chéri ne le réveille (car tout collectionneur, comme tout amant, a le sommeil léger pour ce qu’il aime), tout cela fait une scène excellente. Quand Gardilanne est parvenu à découvrir et à posséder le fameux violon de faïence qu’il avait flairé chez un marchand de vieilleries et qu’il emporte à la barbe de Dalègre, la douleur de celui-ci, son envie surexcitée, son impossibilité de vivre heureux sans le violon unique, achèvent cette description d’un cas de pathologie morale. Bref, devenu possesseur à son tour du fameux instrument après le décès de son ami, Dalègre le brise imprudemment un jour qu’il a voulu en jouer : son désespoir éclate à l’instant en une fièvre chaude. Après une maladie de quelques mois, il se réveille guéri, complètement guéri, aussi pur et net de cerveau que s’il avait pris de l'ellébore et de plus entouré de deux bonnes et aimables cousines qui le soignent ; il épouse l’une d’elles, et il trouve désormais dans les affections vraies de famille la meilleure garantie contre les manies. C’est une solution de bonne nature et toute morale.

Il en était besoin après tant d’excentricités. Cette fin de la nouvelle de M. Champfleury m’a remis heureusement en mémoire le charmant Essai de Charles Lamb, la Vieille porcelaine de Chine, où la légère manie qui y est retracée s’accompagne et se relève de tant de remarques fines, de tant d’observations délicates sur le cœur humain et sur la vie : le tableau entier respire une ironie indulgente et douce. Ne sacrifions, n’oublions jamais ces nuances-là, et qu’elles gardent le premier rang dans notre estime. On trouverait entre l’Essai de Lamb et la nouvelle de M. Champfleury la différence de la vieille porcelaine à la faïence.

IV.

Ma conclusion, telle qu’elle ressort naturellement, des quelques écrits que je viens d’examiner, c’est que M. Champfleury, somme toute, a son individualité comme esprit observateur et comme descripteur : il est lui ; si son verre n’est pas grand, il est de ceux qui boivent dans leur verre. La forme du sien n’est peut-être pas élégante ni très-habilement ciselée : ce n’est ni la coupe antique moulée sur le sein d’Hélène, ni le riche hanap rehaussé de bosselures, ni le vase orné et ouvragé de la Renaissance ; la liqueur elle-même qu’il y verse, sent le terroir ; elle est un peu crue et âpre au palais, mais saine, nullement frelatée ni mélangée, et parfois réconfortante au cœur.

Et si, en ressouvenir de toutes ces questions de réalité et de réalisme qui se rattachent à son nom, on voulait absolument de moi une conclusion plus générale et d’une portée plus étendue, je ne me refuserais pas à produire toute ma pensée, et je dirais encore :

Réalité, tu es le fond de la vie, et comme telle, même dans tes aspérités, même dans tes rudesses, tu attaches les esprits sérieux, et tu as pour eux un charme. Et pourtant, à la longue et toute seule, tu finirais par rebuter insensiblement, par rassasier ; tu es trop souvent plate, vulgaire et lassante. C’est bien assez de te rencontrer à chaque pas dans la vie ; on veut du moins dans l’Art, en te retrouvant et en te sentant présente ou voisine toujours, avoir affaire encore à autre chose que toi. Oui, tu as besoin, à tout instant, d’être renouvelée et rafraîchie, d’être relevée par quelque endroit, sous peine d’accabler et peut-être d’ennuyer comme trop ordinaire. Il te faut, pour le moins, posséder et joindre à tes mérites ce génie d’imitation si parfait, si animé, si fin, qu’il devient comme une création et une magie à son tour, cet emploi merveilleux des moyens et des procédés de l’art qui, sans s’étaler et sans faire montre, respire ou brille dans chaque détail comme dans l’ensemble. Il te faut le style, en un mot

Il te faut encore, s’il se peut, le sentiment, un coin de sympathie, un rayon moral qui te traverse et qui te vienne éclairer, ne fût-ce que par quelque fente ou quelque ouverture : autrement, bientôt tu nous laisses froids, indifférents, et hommes que nous sommes, comme nous nous portons partout avec nous, et que nous ne nous quittons jamais, nous nous ennuyons de ne point trouver en toi notre part et notre place.

Il te faut encore, et c’est là le plus beau triomphe, il te faut, tout en étant observée et respectée, je ne sais quoi qui t’accomplisse et qui t’achève, qui te rectifie sans te fausser, qui t’élève sans te faire perdre terre, qui te donne tout l’esprit que tu peux avoir sans cesser un moment de paraître naturelle, qui te laisse reconnaissable à tous, mais plus lumineuse que dans l’ordinaire de la vie, plus adorable et plus belle, — ce qu’on appelle l’idéal enfin.

Que si tout cela te manque et que tu te bornes strictement à ce que tu es, sans presque nul choix et selon le hasard de la rencontre, si tu te tiens à tes pauvretés, à tes sécheresses, à tes inégalités et à tes rugosités de toutes sortes, eh bien ! je t’accepterai encore, et, s’il fallait opter, je te préférerais même ainsi, pauvre et médiocre, mais prise sur le fait, mais sincère, à toutes les chimères brillantes, aux fantaisies, aux imaginations les plus folles ou les plus fines, — oui, aux Quatre Facardins eux-mêmes, — parce qu’il y a en-toi la source, le fond humain et naturel duquel tout jaillit à son heure, et, un attrait de vérité, parfois un inattendu touchant, que rien ne vaut et ne rachète.

Je ne te demanderais alors, en me résignant et en m’accommodant à toi, que d’être comme chez les frères Le Nain, d’un ton solide, ferme, juste, d’une conscience d’expression pleine et entière ; car, selon que La Bruyère l’a remarqué, — et ces honnêtes peintres, aujourd’hui remis en honneur, en sont la meilleure preuve, — « un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin. »