(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Daphnis et Chloé. Traduction d’Amyot et de courier »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Daphnis et Chloé. Traduction d’Amyot et de courier »

Daphnis et Chloé.
Traduction d’Amyot et de courier

Avec 43 compositions au trait
par Léopold Burthe et une préface d’Amaury  Duval.9.

C’est l’offrande d’étrennes de cette année : Perrault l’année dernière et ses Contes de Fées illustrés par Doré ; cette fois Longus et sa pastorale à l’usage, non plus des enfants, mais des adolescents, — des adolescents un peu avancés, — et de tous ceux qui, las du présent, ennuyés des vulgarités ou des énormités de chaque jour, aiment à se reposer, de loin en loin, sur des images riantes. L’éditeur, M. Hetzel, y a mis le soin et le goût qu’il apporte à ces sortes de publications ; il s’est piqué d’honneur comme toujours, ainsi que M. Claye, qui a déployé le luxe de ses presses. Les dessins sont d’un jeune artiste, M. Burthe, mort en 1860 ; Amaury Duval, son maître, en a surveillé avec piété et scrupule la reproduction fidèle, et a consacré une page de notice à la mémoire d’un élève chéri. Le caractère des dessins que je n’ai pas qualité pour juger est pur, simple, linéaire ; l’artiste, évidemment, s’est attaché à interpréter le plus possible son auteur dans le sens délicat et chaste, dans l’intention du beau pur ; il ne faut chercher ici rien de ce que les gravures du Régent faisaient saillir, l’ingénuité traduite spirituellement, galamment, et même avec une pointe de libertinage. S’il y a un défaut, ce serait plutôt dans le trop d’idéal de la ligne et dans l’effet de bas-relief trop continu. Mais, encore une fois, je ne suis pas juge ; j’aime mieux faire comme plus d’un de mes confrères et en prendre occasion de relire le joli roman..

I.

Il est délicieux, en effet, et un petit chef-d’œuvre. C’est le dernier mot pastoral de l’Antiquité païenne. A le bien prendre, la première et la plus grande des idylles serait Nausicaa chez Homère ; c’est l’idylle primitive, encore patriarcale et royale ; elle dépasse l’humble horizon des bergers. Le cadre n’est pas découpé ; le genre proprement dit n’était pas né alors. On raconte que la poésie idyllique ou bucolique, comme on l’a entendue depuis, fut inventée en Sicile par un berger poète, Daphnis : c’est le beau bouvier Daphnis qui, chez Théocrite, remporte le prix du chant et gagne contre Ménalque la flûte à neuf tuyaux ; c’est lui qui chante ce ravissant couplet où se résume tout le thème, où respire toute la félicité et la douceur du genre : « Que ce ne soit point la terre de Pélops, que ce ne soient point des talents d’or que j’aie à cœur de posséder, ni, au jeu de la course, d’aller plus vite que les vents ! mais sous ce rocher que voilà, je chanterai te tenant entre mes bras, regardant nos troupeaux confondus, et devant nous la mer de Sicile. » Voilà le cadre entier dans sa simple et harmonieuse bordure. Théocrite venu tard, et le dernier des beaux noms de poètes, a cultivé et développé à part, avec Bion et Moschus, cette branche oisive, jusque là un peu éparse et flottante, à laquelle il a eu l’art, en la travaillant, de laisser pourtant toute sa saveur agreste et naturelle. Voltaire, qui devinait si juste là même où il ne savait pas, a très-bien dit : « Ce Théocrite, à mon sens, était supérieur à Virgile en fait d’églogue10 ». Après lui, après les deux disciples qu’on ne sépare guère de lui, on n’a que de rares idylles : Méléagre en a fait une sur le Printemps, et qui, dans sa brièveté, mérite d’être comptée à sa date pour le très-vif sentiment de la nature, qui s’y peint en chaque vers ; mais ce n’est qu’un cadre, il y manque les personnages. Il faut en venir à ce roman en prose, Daphnis et Chloé, à ce dernier des Daphnis, pour y retrouver, comme dans une petite épopée finale, toute la grâce, toute la tradition, la fleur suprême, en un mot, de ces fables pastorales pressée et, rassemblée. Ici, comme il arrive souvent dans les genres littéraires, c’est l’arrière-saison qui nous a laissé le fruit le plus savoureux.

On ne sait rien de l’auteur qu’on n’a même eu l’idée d’appeler Longus que parce qu’on avait mal lu, à ce qu’il paraît, le titre d’un ancien manuscrit. Il y a en tête, de ce manuscrit : Discours des choses de Lesbos ; de ce mot discours (λόγοι) lu de travers, on aurait fait Longus, qui a si peu l’air en effet d’un nom grec ; la faute une fois mise en circulation, et voilà un auteur célèbre de plus à l’adresse de la postérité11. Quel que soit le nom, l’œuvre est des plus agréables. D’une époque assurément tardive, mais de date incertaine, elle ne saurait être cependant rejetée très-bas dans les âges de décadence, car un goût fin y a présidé.

La composition est divisée en quatre-livres, dont les trois et surtout les deux premiers sont tout à fait charmants. On sait le sujet. L’auteur a soin de ne donner son récit que comme un passe-temps et presque un badinage : un jour, à Lesbos, étant allé chasser dans un bois consacré aux Nymphes, il a vu un tableau peint ou une suite de peintures ; il s’est fait donner l’explication, et c’est ce récit qu’il va refaire et raconter. Deux enfants, Daphnis et Chloé, nés vers le même temps, ou plutôt à deux années de distance l’un de l’autre (afin que la proportion des âges entre garçon et fille soit mieux gardée), ont été exposés par leurs parents dans la campagne, et tous deux aussi ont cela de commun d’avoir été allaités merveilleusement, l’un par une chèvre, l’autre par une brebis. Les pauvres gens qui les ont trouvés les élèvent comme s’ils étaient à eux, et quand ils sont en âge, on les envoie aux champs, dans les beaux jours, pour faire paître, le jeune garçon les chèvres, la jeune fille les brebis. Daphnis a quinze ans quand le récit commence, et Chloé en a treize ; tous deux sont dévots aux Nymphes, dont la grotte sacrée est voisine de là, et c’est même dans cette grotte que Chloé à la mamelle a été trouvée avec la brebis qui la nourrissait. On est au printemps, dès les premiers moments de l’idylle : toute fleur fleurit, toute créature s’égaie ; Daphnis et Chloé de même :

« Toutes choses adonc faisant bien leur devoir de s’égayer à la saison nouvelle, eux aussi tendres, jeunes d’âge, se mirent à imiter ce qu’ils entendaient, et voyaient. Car entendant chanter les oiseaux, ils chantaient ; voyant bondir les agneaux, ils sautaient à l’envi ; et, comme les abeilles, allaient, cueillant des fleurs, dont ils jetaient les unes dans leur sein, et des autres arrangeaient, des chapelets pour les Nymphes ; et toujours se tenaient ensemble, toute besogne faisaient en commun, paissant leurs troupeaux l’un près de l’autre… »

Voilà le thème. C’est l’éveil du cœur, c’est l’éveil des sens ; c’est une confusion aimable et naïve qui va se prolongeant durant plus d’une année, et à laquelle nous fait assister le vieil auteur avec une complaisance et un détail explicatif qu’il faut toute sa grâce et le passeport de l’Antiquité pour faire excuser.

Non qu’il y ait rien de précisément indélicat ; au contraire. La délicatesse, même comme nous l’entendons et l’accordons volontiers en ces choses de l’art, est partout, — presque partout, — observée. C’est l’ingénuité toute pure de deux jeunes êtres élevés ensemble au sein d’une belle et riche nature rustique, et sans que rien les avertisse d’un danger. Mais cette ingénuité est regardée et décrite par un témoin indiscret et qui y assiste avec un malin et coquet plaisir. Les scènes de bain n’ont rien qui choque ; elles sont naturellement amenées et comme motivées. L’amour vient à Chloé d’avoir vu Daphnis au bain, un jour qu’étant tombé dans une fosse à loup, il a dû, au sortir de là, se laver et montrer, sans y songer, son beau corps. Un peu après, l’amour vient à Daphnis lui-même d’avoir reçu de Chloé un baiser pour prix de la victoire, dans une dispute qu’il a avec un bouvier rival, qui contestait de beauté avec lui. Toutes ces gradations, cet amour du jeune garçon plus âgé, et qui lui a pris pourtant un peu plus tard qu’à la jeune fille, leur plainte secrète, à tous deux, quand ils se sentent blessés et qu’ils gémissent chacun à sa manière, sont de la plus fine nuance.

Un rare et gracieux peintre, Prud’hon, a lui aussi crayonné quelques-unes de ces scènes de l’idylle, et notamment celle du bain dans la grotte des Nymphes. Dans le dessin de Prud’hon, on voit Daphnis assis au sortir du bain, et Chloé également nue, debout, un pied dans le bassin de la fontaine, se penchant vers lui et le touchant au bras, à l’épaule, avec une sorte de curiosité : Daphnis la regarde avec douceur et tendresse Quoique tous deux soient un peu plus âgés dans le dessin que dans le roman, que Daphnis ait plus de quinze ans, et Chloé surtout plus de treize, rien n’est trop ni d’un sens douteux dans cette agréable composition. L’impression qu’elle fait est celle que nous a rendue si souvent le pinceau de Prud’hon : grâce, vénusté, une douceur un peu moelleuse ; innocence et amour, une émotion poétique et nullement sensuelle. C’est Daphnis et Chloé dans leur nudité, mais traduits par un peintre poète qui a lu Paul et Virginie. C’est comme tout Prud’hon, d’une Antiquité légèrement maniérée, mais qui n’est pas désagréable. Le Longus lui-même n’est pas d’une Antiquité sans manière, ni même sans mignardise, dans toutes ces petites scènes du bain, du baiser, de la cigale qui va se cacher dans le sein de Chloé endormie, etc. L’illustrateur moderne, M. Burthe, dans la scène du bain de Daphnis, a plutôt été préoccupé de la beauté sculpturale et de cette pureté de la ligne si recommandée dans son école. On dirait qu’il s’est tenu en garde contre le moelleux de Prud’hon.

Indépendamment du cercle entier des saisons qui se déroulent sous nos yeux dans ce tableau varié de l’idylle, et où chaque saison, y compris l’hiver, passe tour à tour en offrant les scènes qui lui sont propres, des incidents romanesques ou mythologiques viennent retarder ou exciter la marche légère de l’action. Daphnis est, à un moment, enlevé par des pirates et délivré par l’effet presque miraculeux d’un air de flûte que Chloé joue du rivage : toutes les vaches du berger prises et embarquées avec lui, reconnaissant l’air du rappel, se jettent d’un bond à la mer, comme les moutons de Panurge, et font chavirer le bateau : les pirates chargés de leurs armes, se noient ; Daphnis, qui est court vêtu, se sauve à la nage. Le premier livre finit sur cette délivrance, de même que le second finira sur la délivrance de Chloé, également enlevée par des marins en armes et sauvée à l’aide d’une panique que suscite le dieu Pan. Cette panique, qui peut tenir à l’effroi des imaginations frappées autant qu’à la réalité même, cette espèce de bacchanale universelle de la nature physique, telle qu’à la rigueur elle peut paraître à des gens ivres et être vue à travers le vertige, est décrite avec une vraie verve d’orgie. En général, ce sont les dieux des campagnes, les Nymphes et Pan, qui font tout dans ce gracieux roman-poème ; mais, pour rendre leur intervention moins invraisemblable, c’est d’ordinaire en songe qu’ils se contentent d’apparaître et de se manifester personnellement ; le merveilleux n’est pas direct, il est réfléchi : précaution légère et pourtant assez marquée, qui semble demander grâce pour la fiction elle-même, et qui est de nature à concilier ceux qui ne sont incrédules qu’à demi. Il fallait être un bien mauvais païen, un vrai fils de Lucien et comme qui dirait de Voltaire, pour chercher chicane à un conteur dévot, de si bon goût en fait de superstitions et si bien appris.

L’ancienne mythologie bucolique, avec tout son charme et son autorité un peu surannée, nous est représentée dans le personnage du bonhomme Philétas, espèce de ménétrier de village, de rhapsode joueur de flûte, tout rempli de vieilles histoires et de légendes populaires qu’il récite à ravir et qu’il fait accroire. C’est lui qui vient conter aux deux enfants que, pas plus tard qu’aujourd’hui, environ midi, il a vu l’Amour dans son jardin, un jeune garçonnet s’amusant à cueillir des fruits et qui ne se laissait pas attraper, sautant, voltigeant de branche en branche comme un oiseau. Est-ce fable, est-ce histoire ? prenez-le comme vous voudrez ; l’âge, du bonhomme, — un spirituel critique l’a baptisé très-heureusement le Bonhomme Jadis, — qui a tant goûté en son temps aux fruits d’amour et qui n’en est pas encore tout à fait sevré, permet de croire sur ce point à un léger et charmant radotage, à une confusion de souvenir bien excusable, au milieu des conseils pratiques excellents, mais un peu vagues, que ce vieux Nestor anacréontique est venu donner.

Tout n’est pas pastoral et innocent dans le récit. On a affaire, sans compter le jaloux, à un libertin et à un débauché de la ville, — de ces débauchés comme il n’est plus permis d’en montrer, — à une voisine comme on en voit encore, commère bien apprise et qui s’y entend. Les reconnaissances de la fin rentrent tout à fait dans les dénouements usés et rebattus. L’originalité de l’œuvre n’est nullement dans l’action : elle est dans le caractère à la fois rustique et élégant de tout le début, dans la fraîcheur des petits tableaux nets et vifs qui se succèdent, et dans l’analyse graduelle, nuancée, du désir en deux cœurs adolescents, en deux pubertés naissantes et qu’on voit éclore. Ce joli livre est tout un hymne à l’Amour enfant.

II.

Il a fallu assez de temps pour que l’œuvre fût appréciée à son prix par les modernes ; mais le bon Amyot avait certainement le sentiment et l’instinct de ce qu’elle valait, lorsqu’il choisir exprès pour l’une des premières traductions du grec qu’il comptait donner au public. Cette traduction d’un gaulois riant, avec tous ses défauts d’exactitude à peu près inévitables, eut pour effet de populariser, de nationaliser de bonne heure l’ouvrage en français, de le faire aimer et goûter, d’y infuser un degré de naïveté qui est plutôt dans le sens que dans les expressions de l’auteur grec. Chez celui-ci, c’est un art raffiné qui simule le naïf : Amyot y a ajouté une vraie dose de naïf. Ce style enfant du vieux traducteur sauve et corrige, sans en avoir l’air, toutes ces nudités, ces indécences innocentes et ignorantes d’elles-mêmes. Courier, qui a passé sur la version d’Amyot, pour la revoir et la compléter, y a mis toute l’exactitude et la précision désirables, et l’on peut dire que ce petit chef-d’œuvre est nôtre désormais. C’est peut être la seule traduction dont on ait le droit de déclarer sans flatterie qu’elle est mieux que l’original et qu’elle le supplée avantageusement sans rien lui dérober. Ce grec d’ailleurs n’est commode à lire pour personne ; on est trop heureux d’avoir un équivalent qui en dispense.

Si l’on voulait se donner le spectacle de l’incertitude et de la fragilité du goût, même chez les plus savants hommes, et même en ces matières classiques, il suivrait de lire le jugement que porte le docte Huet de ce joli roman ; c’est dans sa Lettre à Segrais, en tête de  ; il vient de parler de deux mauvais romans composés par des Grecs byzantins :

« Je fais à peu près le même jugement, dit-il, des Pastorales du sophiste Longus ; car, encore que la plupart des savants des derniers siècles les aient louées pour leur élégance et leur agrément, joint à la simplicité convenable au sujet, néanmoins je n’y trouve rien de tout cela que la simplicité, qui va quelquefois jusqu’à la puérilité et à la niaiserie. Il n’y a ni invention ni conduite. Il commence grossièrement à la naissance de ses bergers et finit à leur mariage. Il ne débrouille jamais ses aventures que par des machines mal concertées ; si obscène, au reste, qu’il faut être un peu cynique pour le lire sans rougir. Son style, qui a été tant vanté, est peut-être ce qui mérite moins de l’être : c’est un style de sophiste tel qu’il était…, qui lient de l’orateur et de l’historien, et qui n’est propre ni à l’un ni à l’autre, plein de métaphores, d’antithèses et de ces figures brillantes qui surprennent les simples et qui flattent l’oreille sans remplir l’esprit. Au lieu d’attacher le lecteur par la nouveauté des événements, par l’arrangement et la variété des matières et par une narration nette et pressée…, il essaie, comme la plupart des autres sophistes, de le retenir par des descriptions hors d’œuvre ; il l’écarte hors du grand chemin, et pendant qu’il lui fait voir tant de pays…, il consume et use son attention… J’ai traduit avec plaisir ce roman dans mon enfance : aussi est-ce le seul âge où il doit plaire… »

J’en supprime encore. On est confondu, en vérité, de lire un pareil jugement, de la part d’un si savant homme et qui avait traduit le livre dans sa jeunesse, de celui même qui, en homme de goût, relisait son Théocrite une fois chaque année, au printemps. Il est juste d’avertir que Huet a, presque aussitôt, retouché et rétracté en grande partie ce jugement. Dans la seconde édition de la Lettre à Segrais, imprimée à part en 1678, il en arrive, en effet, à modifier tellement son opinion qu’elle ne ressemble plus du tout à la-première ; et par exemple, au lieu de commencer comme on vient de le voir, en disant : Je fais à peu près le même jugement des Pastorales de Longus que des romans précédents… il dit, en retournant sa phrase : Je ne fais pas tout à fait le même jugement.. ., et il en donne ses raisons, toutes à l’avantage et à la décharge de notre romancier. Qu’importe ! le premier jugement avait couru et court encore ; c’est le seul qu’on ait réimprimé et qui se lise en tête de toutes les éditions de Bayle qui, dans son Dictionnaire, s’autorise, sans la contrôler, de l’opinion de Huet, ne songe qu’à renchérir, à son tour, sur l’article des mœurs ; non qu’il en prenne la défense et qu’il fasse le rigoriste, mais en érudit qui ne se trouve pas souvent à pareille fête, il badine à sa façon derrière du latin et du grec, il se gaudit des légèretés du roman en y cherchant le graveleux et sans y soupçonner la délicatesse. Ce que nous appelons le sentiment esthétique est tout à fait absent.

Marmontel, dans son Essai sur les Romans, en sa qualité d’homme qui lisait et connaissait assez peu à fond les Anciens, est encore plus tranchant sur Daphnis et Chloé. Après une simple mention faite de l’Âne de Lucius, et de Théagene et Chariclée d’Héliodore, il se contente de dire :

« Le roman de Daphnis et Chloé du sophiste Longus est d’un temps plus récent encore ; Huet ne le croit guère antérieur à deux romans obscurs qu’a produits le siècle. Rien de plus vain, de plus frivole, de moins ingénieux ; rien surtout de moins délicat sur l’article des bienséances. Voilà pourtant la fleur des romans de l’Antiquité. »

M. Villemain a été plus juste ; il avait lu et goûté. Mais lui-même, avec son tact rapide, il a trop glissé, il est allé bien vite, et la peur de paraître embarqué en un sujet frivole l’a empêché d’insister autant qu’il l’aurait pu :

« Que renferme la jolie pastorale de Longus ? s’est-il demandé. Une peinture plus vive que touchante des premières émotions, des premiers sentiments de deux jeunes amants élevés dans la simplicité d’une vie champêtre et protégés contre eux-mêmes par la soûle ignorance. Du reste, nulle idée de bonté morale ne se mêle à ce tableau et ne vient l’épurer et l’embellir. Daphnis et Chloé sont innocents, et non pas vertueux. L’intérêt même de cette innocence ne se conserve pas longtemps ; et l’épisode de la courtisane Lvcénion, si choquant sous le rapport du goût, fait disparaître la moitié du charme. Un merveilleux mythologique assez ridicule vient terminer le seul incident qui sépare les jeunes aidants… »

Il n’y a rien précisément de ridicule dans le merveilleux mythologique si ingénieusement imaginé et si bien adapté à l’action. Lycénion, qui donne à Daphnis sa première leçon d’amour, est une voisine et non une « courtisane » ; c’est une jeune femme alerte et fringante, qui vit avec un vieux cultivateur et qui a l’œil aux jeunes gens.

Il a fallu Gœthe pour arriver à rendre toute justice à l’ensemble, à l’esprit de cette jolie composition où le souffle antique a respiré une dernière fois dans sa pureté et dans sa grâce, avant de s’exhaler. Un jour (c’était un an avant sa mort), Eckermann le remit sur la voie en lui disant qu’il lisait Daphnis et Chloé dans la traduction de Courier :   

« Voilà encore un chef-d’œuvre que j’ai souvent lu et admiré, dit Gœthe, où l’on trouve l’intelligence, l’art, le goût portés au plus haut degré, et qui fait un peu descendre le bon Virgile. Le paysage est tout à fait dans le style du Poussin, et quelques traits ont suffi pour dessiner dans la perfection le fond sur lequel se détachent les personnages. »

Ils en reparlèrent encore les jours suivants ; mais ce fut dans la conversation du 20 mars 1831, pendant le dîner, que les idées échangées entre Gœthe et son disciple épuisèrent le sujet ; on y trouve le jugement en quelque sorte définitif sur cette production charmante,   

Goethe venait de relire l’ouvrage dans le texte de Courrier-Amyot, et il en était plein ; son imagination tout hellénique s’en était sentie consolée et rajeunie :

« Le poème est si beau, disait-il, que l’on ne peut garder, dans le temps misérable où nous vivons, l’impression intérieure qu’il nous donne, et chaque fois qu’on le relit, on éprouve toujours une surprise nouvelle. Il y règne le jour le plus limpide ; on croit ne voir partout que des tableaux d’Herculanum, et ces tableaux ; réagissant à leur tour sur les pages du livre viennent on aide à notre imagination pour la lecture. »

Que de chemin nous avons fait, que d’étapes et quel retour vers la vraie Grèce depuis Bayle et le docte évêque d’Avranches ! C’est en effet toute une éducation du goût, dans ces matières de l’art antique, qu’il avait fallu se faire et se donner depuis Huet jusqu’à Goethe, on passant par Lessing, Winckelmann et autres initiateurs : les impressions des diverses branches de l’art se complètent ainsi et s’achèvent, mais ce n’est pas l’affaire d’un jour. — Eckermann, selon son usage, reprenant la pensée de Goethe au point où elle s’arrêtait, et la lui renvoyant avec de légères variantes, lui répondit (toujours pendant ce même dîner) :

« La mesure dans laquelle se renferme l’œuvre entière m’a paru excellente ; c’est à peine si on rencontre une allusion à des objets étrangers qui nous feraient sortir de cet heureux cercle. On ne voit agir, en fait de divinités, que Pan et les Nymphes : on n’en nomme guère d’autres, et on voit en même temps que ces divinités suffisent aux besoins des bergers. »

— « Et cependant, ajoutait Goethe, obéissant a la suggestion de son interlocuteur et continuant la pensée d’Eckermann ou plutôt la sienne propre, cependant, avec toute cette mesure, là se développe un monde tout entier : nous voyons des bergers de toute nature, des laboureurs, des jardiniers, des vendangeurs, des mariniers, des voleurs, des soldats, de nobles citadins, des grands seigneurs et des esclaves. »

C’est tout ce dialogue qui manque, pour le dire en passant, dans la page de préface ajoutée à ta présente édition, où elle fait d’ailleurs une si digne et si magistrale figure.

« Il y a aussi, reprenait d’Eckermann faisant écho et tout vibrant de la parole du maître, il y a tous les degrés de la vie humaine, de la naissance à la vieillesse ; et les différents tableaux d’intérieur que les saisons différentes amènent avec elles passent tour à tour devant nos yeux. »

— « Et le paysage, s’écriait Goethe, revenant sur sa première idée, le paysage ! il est dessiné en quelques traits, avec tant de précision que nous voyons derrière les personnages, dans les parties hautes, les collines chargées de vignes, les prairies, les potagers, et plus bas les pâturages, la rivière, les petits bois, et dans le lointain la vaste mer. Pas de trace de jours sombres, de nuages, de brouillard et d’humidité ; toujours le ciel du bleu le plus pur, l’air le plus doux, et partout un sol sec, sur lequel on pourrait s’étendre nu. Tout le poème trahit l’art et la culture les plus élevés.. Tout est si bien médité, tous les événements sont préparés et expliqués de la façon la plus heureuse, comme par exemple pour le trésor trouvé près d’un dauphin pourri sur le rivage de la mer. Et un goût, une perfection, une délicatesse de sentiment comparables à tout ce qui s’est fait de mieux ! Tous les accidents, tels que surprises, vols, guerres, qui viennent troubler le cours heureux du récit principal sont racontés lu plus vite possible, et, aussitôt passés, ne laissent derrière eux aucun souvenir. Le vice apparaît comme un accompagnement des citadins et à leur suite, et encore n’apparaît-il pas dans un personnage principal, mais bien dans une figure accessoire. Tout cela est de la plus grande beauté… »

J’abrège encore ; le noble vieillard resté Grec, et redevenu enfant, se complaisait évidemment, une dernière fois, à se reposer par l’imagination sur des cadres heureux et des fronts ingénus, doués de la seule pureté naturelle. « On ferait bien, concluait-il, de relire le livre une fois tous les ans, pour s’en renouveler l’impression dans toute sa fraîcheur. » Qu’il y ait eu un peu d’excès dans cette admiration pour une œuvre composée de tant de parties et d’éléments dès longtemps trouvés, que le puissant lecteur, tout plein d’harmonieux souvenirs, ait prêté un peu à cette production du déclin comme à un dernier né qu’on gâte et qu’on favorise, je l’accorderai aisément ; Goethe abondait dans son sens en exaltant si fort le perpétuel âge d’or de la Grèce : mais ce qui ne le trompait pas, c’était le sentiment régnant, respirant dans ce dernier ; tableau, et par lui reconnu et salué, de tout un monde idéal, serein, fortuné, à ciel fixe, à horizon bleu, — l’horizon de la mer de Sicile ou des mers de l’Archipel12.

III.

Il nous est aujourd’hui facile, aidés par de tels devanciers, par des maîtres qui nous ont élaboré la matière et qui nous épargnent les tâtonnements, de voir juste en un clin d’œil, de nous établir tout d’abord au vrai point de vue pour apprécier ces monuments d’une littérature et d’un art que nous concevons désormais en eux-mêmes et sous leur forme accomplie, sans leur demander autre chose que ce qu’ils sont. Ne jugeons pas les produits et les fleurs d’une civilisation avec les idées d’une autre. Un critique distingué13 a récemment parlé d’une manière fort remarquable de ce livre de Daphnis et Chloé. Revenant sur une comparaison dès longtemps instituée et toujours ouverte entre cette ancienne idylle et Paul et Virginie, il a maintenu le premier ouvrage, vrai, naturel, immortel, non pas du tout inférieur, même en présence du second. Tout ce qu’il a dit à cet égard est juste : ce qu’il faut reconnaître en effet, c’est que ce sont deux œuvres parfaites, achevées, chacune dans son genre : Bernardin de Saint-Pierre, ce Grec d’imagination et de goût, s’est inspiré de l’une pour faire l’autre, et la faire un peu autrement ; il a vu, il a deviné au premier coup d’œil ce qu’il devait introduire de neuf dans la même donnée, pour inventer et réussir à la moderne ; non content de renouveler le paysage, il a renouvelé les âmes ; il les a montrées aussi naïves, aussi primitives, mais travaillées et comme perfectionnées à leur insu par l’air qu’elles ont respiré, par la nourriture qu’elles ont reçue des parents. Il a interposé entre ses deux enfants cette création charmante et douloureuse, la pudeur. A-t-il entièrement évité toute morale convenue, toute déclamation philosophique ? Il y en a quelque trace dans son chef-d’œuvre ; mais aussi, pour être juste envers lui, envers cet aimable bienfaiteur de nos belles années, n’allons pas surfaire l’ancien roman : ni le surfaire, ni le sacrifier, c’est la justice. Et pourquoi s’obstiner absolument à donner le prix, à chercher un vainqueur et un vaincu ? Il n’y en a pas, — ou plutôt je ne vois que deux vainqueurs ; chacun des deux, vu à son heure, a sa couronne, et celui qu’on appelle Longus ne perdra jamais la sienne. Il n’est pas moins vrai que quand j’ai détaché de son livre la figure de ces deux gracieux enfants qui s’aiment sans se rendre compte et qui ne savent comment se le prouver, quand j’ai reconnu que Daphnis et Chloé ne sont pas morts et ne mourront pas, qu’ils recommencent à chaque génération d’adolescents, sous tous les régimes et à travers tous les costumes, qu’ils préexistent confusément et résistent à toute éducation comme la nature elle-même, je n’ai guère plus rien qui m’intéresse, et je rencontre bien des accessoires qui me choquent. Goethe y voit encore et surtout le paysage, la beauté des lignes environnantes, les contours : j’y vois pourtant d’autres choses moins belles ; j’ai Gnathon qui me dégoûte ; j’ai surtout ces parents qui remplissent le quatrième livre tout entier, ces parents honorables, réputés honnêtes gens dans leur cité, qui ont cependant exposé leurs enfants de gaîté de cœur, les uns parce qu’ils en avaient déjà assez (ils en conviennent) et qu’ils estimaient leur famille assez nombreuse, un autre parce que, disait-il, il était alors sans fortune ; ils les ont exposés, celui-ci comptant sur un passant plus humain que lui, les autres n’y comptant même pas ; ces infanticides qui, s’ils ne sont plus à la carthaginoise et sanglants, sont anodins et à la grecque, m’indignent, m’affligent du moins, m’avertissent que j’ai affaire, malgré toutes les Nymphes et toutes les Grâces, à un niveau de civilisation inférieure et dure. Mon impression riante, si je ne la prends pas tout à fait en jouant, en reste flétrie. Je n’insiste pas ; mais l’humanité, dans Paul et Virginie, est un touchant et parfait accompagnement de la pureté14.