Malherbe et son école.
Mémoire sur la vie de Malherbe et sur
ses œuvres
par M. de Gournay, de l’Académie de Caen (1852.)
La Normandie est une province qui, de tout temps et dès qu’elle s’est senti un passé, s’est volontiers occupée de ses antiquités et de ses grands hommes : elle n’a cessé de vivre d’une sorte de vie qui lui est propre et qui ne la rend que plus française. Célèbre par les poètes qu’elle a produits et au Moyen Âge et à la naissance de notre littérature classique (sans parler des plus récents), elle les honore, et, ce qui est la meilleure manière de les honorer, elle les étudie. Le recueil des Mémoires de l’Académie de Caen en particulier est rempli de recherches sur nos vieux poètes dont un si grand nombre sont normands. Aujourd’hui M. de Gournay a voulu résumer et recueillir ce qu’on sait de positif sur Malherbe, et graver de nouveau les traits de cette sèche, altière et maîtresse figure. J’en prendrai occasion à mon tour de redire quelque chose et sur Malherbe lui-même10 et sur ses disciples Racan et Maynard, dont les beaux vers lui reviennent à bon droit, car ils ne se seraient pas faits sans lui. Il y eut là, tout au sortir de l’enseignement de Malherbe, dans notre poésie française lyrique, une veine trop peu abondante, trop tôt distraite et interrompue, mais très pure, très française, neuve, élevée et douce : il en est resté quatre ou cinq odes au plus, mais dignes d’Horace, qu’on y retrouve imité sans servilité et avec génie, et bien faites surtout pour enchanter et inspirer, comme cela a dû être, la jeunesse de La Fontaine. Combien il y a peu, dans notre ancienne poésie lyrique, de ces pièces de vers qu’on puisse relire ainsi à chaque printemps !
Les nombreuses anecdotes que chacun sait par cœur sur Malherbe, et dont plus
d’une fait sourire, ne doivent point détourner un moment la critique du trait
original et significatif qui est à respecter en lui : il eut le caractère et
l’autorité, ce qui fait le chef de secte et le chef d’école. Né à Caen en 1555
d’un père magistrat, d’une famille plus noble que riche, l’aîné de neuf enfants,
ayant fait d’ailleurs des études assez variées et de gentilhomme sous la
conduite d’un précepteur, tantôt à Caen, tantôt à Paris, et pendant deux ans aux
universités d’Allemagne, il quitta tout à fait la maison paternelle à vingt et
un ans pour s’attacher au service du duc d’Angoulême, fils naturel de Henri II,
et grand prieur de France. Il fut auprès de lui, en qualité de premier
secrétaire, à Aix où ce prince faisait fonction de gouverneur. Il s’y donnait un
peu glorieusement pour fils d’un conseiller au parlement de Normandie, tandis
que son père n’était que conseiller au présidial : « petit
mensonge d’amour-propre, nous dit M. de Gournay, par
lequel il élevait son père d’un échelon dans la magistrature »
.
Malherbe reste là dix ans en Provence, et Aix peut se dire sa seconde patrie.
Sous le haut patronage du prince, il y voyait l’élite de la société ; il s’y
maria à vingt-six ans à une femme de trois ou quatre ans plus âgée que lui,
veuve déjà pour la seconde fois, et appartenant à une famille parlementaire des
plus considérées dans le pays. D’Aix il accompagna quelque temps son prince à
Marseille, puis revint avec lui à Aix. Il goûtait la conversation et l’esprit de
la Provence. Ces propos de haute saveur lui revenaient fort ; on trouverait même
trace de lui et de ses gaietés dans les poètes provençaux de cette date. Quand
il eut perdu son protecteur en 1586, il habita tantôt la Normandie, tantôt la
Provence, et l’on sait peu de chose de lui durant ces années de troubles civils.
Il tira sans doute l’épée quand il le fallut ; il vivait de la vie de société et
de voisinage ; il s’occupait de ses affaires et de sa famille, il essayait
péniblement d’établir sa maison : ayant perdu un fils aîné en bas âge et une
fille déjà grandissante, il élevait un dernier fils auquel il devait encore
survivre. Il a dressé pour ce fils une Instruction publiée
depuis peu11, et qui n’est pas, comme on pourrait croire, une
instruction morale, mais un état de biens, une pièce de précaution et de défense
en cas de procès de famille : l’esprit normand, par un coin, s’y retrouve. Ce
qu’on peut dire au point de vue du talent, c’est que tous ces retards, ces
contrariétés qui barrèrent si longuement sa carrière, furent utiles à Malherbe :
elles l’empêchèrent de se
classer décidément comme
poète avant l’heure voulue, et de débuter trop en public dans un temps où il
aurait encore porté des restes de couleur de l’école poétique finissante. Il eut
tout le loisir de prendre son pli et de marquer dans sa manière en quoi il se
séparait de ses prédécesseurs. Son genre d’esprit et de génie avait besoin
d’ailleurs d’un régime fixe, régulier ; l’ordre public rétabli par Henri IV
devait naturellement appuyer et précéder cet ordre tout nouveau à établir
également dans les lettres et dans les rimes.
La première ode de Malherbe qui le mit en vue fut celle qu’il présenta, étant à Aix en 1600, à Marie de Médicis, la jeune reine qui venait prendre possession du trône :
Peuples, qu’on mette sur la têteTout ce que la terre a de fleurs…
André Chénier, commentateur excellent, a remarqué les beautés rares, et à cette date toutes neuves, de cette ode qui aujourd’hui frappe bien plutôt le lecteur par ses côtés exagérés et faux. En même temps, André Chénier touche à un défaut trop réel chez Malherbe, la stérilité d’invention et d’idées :
Au lieu, dit-il, de cet insupportable amas de fastidieuse galanterie dont il assassine cette pauvre reine, un poète fécond et véritablement lyrique, en parlant à une princesse du nom de Médicis, n’aurait pas oublié de s’étendre sur les louanges de cette famille illustre qui a ressuscité les lettres et les arts en Italie, et de là en Europe. Comme elle venait régner en France, il en aurait tiré un augure favorable pour les arts et la littérature de ce pays. Il eût fait un tableau court, pathétique et chaud de la barbarie où nous étions jusqu’au règne de François Ier. Ce plan lui eût fourni un poème grand, noble, varié, plein d’âme et d’intérêt, et plus flatteur pour une jeune princesse, surtout s’il eût su lui parler de sa beauté moins longuement et d’une manière plus simple, plus vraie, plus naïve qu’il ne l’a fait. Je demande si cela ne vaudrait pas mieux pour la gloire du poète et pour le plaisir du lecteur. Il eût peut-être appris à traiter l’ode de cette manière, s’il eût mieux lu, étudié, compris la langue et le ton de Pindare qu’il méprisait beaucoup au lieu de chercher à le connaître un peu.
Cette remarque essentielle d’André Chénier, en nous éclairant sur le côté faible de Malherbe, a l’avantage de faire apprécier Pindare par son côté supérieur et le plus inventif. Ces développements, en effet, qui aujourd’hui et de si loin nous semblent des hors-d’œuvre et des digressions dans les odes de Pindare, étaient précisément ce qui, à l’origine, et dans le temps où les souvenirs étaient vivants, formait l’à-propos le plus heureux de ses sujets et qui en devenait l’enrichissement le plus fertile : c’était le contraire du lieu commun vague, de ce qui domine trop fréquemment dans notre ode classique.
Depuis cette ode de bienvenue à la reine Marie de Médicis, cinq années
s’écoulèrent encore avant que Malherbe fût appelé à la Cour, où ses compatriotes
Du Perron et Des Yveteaux avaient parlé de lui et l’avaient recommandé au roi.
Mais, à partir de septembre 1605, il y fut introduit et aussitôt en pied ; à peu
près inconnu de la veille, il y prend sa place dès le premier jour, et son astre
règne. Il avait pour lors cinquante ans. Sa vie, depuis cette heure, est en
pleine lumière ; ses singularités, ses moindres mots ont été recueillis.
Tranchant, exclusif, grondeur, bourru même, avare ou du moins positif, cynique
parfois, n’oublions jamais le bon sens qui se mêle à ses saillies et qu’il
observe toujours jusque dans ses accès d’enthousiasme et d’orgueil. Sa verve
même, quand elle lui vient, se combine avec une certaine habitude raisonnable
qui est le propre de la race
française en poésie, et
qu’il a contribué à fortifier, jusque dans les familiarités et les inélégances
de sa conversation, il avait cela du poète que, s’il parlait peu, « il ne
disait mot qui ne portât »
. Dans ses œuvres rares, difficiles,
toujours remaniées, qu’il prise haut, mais qu’il n’estima jamais assez terminées
pour en publier lui-même le recueil, il semble avoir cherché surtout à donner
des exemples d’une nouvelle et meilleure manière de faire : on dirait qu’il n’a
voulu que changer le procédé et remonter l’instrument plutôt que d’en user
largement lui-même. Ne lui demandons que quelques strophes. Les quatre stances
où il a paraphrasé une partie du psaume cxlv sont parfaites :
N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde ;Sa lumière est un verre, et sa faveur une ondeQue toujours quelque vent empêche de calmer.Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre :C’est Dieu qui nous fait vivre,C’est Dieu qu’il faut aimer !…
Quelques strophes de ce ton suffisent pour réparer une langue et pour monter une lyre. Celles-ci sont des derniers temps de sa vie ; car sa vieillesse est allée jusqu’au terme en s’affermissant et se perfectionnant. Son ode à Louis XIII partant pour la Rochelle (1627), qu’il a faite à soixante-douze ans, est la plus complète de toutes, la plus hardie de composition, de style, d’images, et vers la fin la plus virilement touchante :
Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages,Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,A de quoi témoigner en ses derniers ouvragesSa première vigueur.
Les puissantes faveurs dont Parnasse m’honoreNon loin de mon berceau commencèrent leur cours ;Je les possédais jeune, et les possède encoreÀ la fin de mes jours…
Le ton de Corneille est déjà trouvé. Ne
prenons Malherbe que là où il est bon, là où il est excellent. Retranchons le
reste ; nous-mêmes soyons-lui Malherbe. Cette belle ode finale à Louis XIII
commence en ces mots : « Donc un nouveau labeur à tes armes
s’apprête !… »
Malherbe a de ces brusqueries majestueuses ; il
débute bien ; il entonne son chant avec vigueur et avec essor en raccompagnant,
d’un geste haut et souverain. Cela se retrouve chez lui dans les petites pièces
comme dans les grandes ; ainsi, dans ce sonnet au cardinal de Richelieu :
« À ce coup, nos frayeurs n’auront plus de raison… »
Le
sonnet, la chanson même chez Malherbe ont de la tournure et de la fierté : cela
dure peu, la voix chez lui se casse vite, mais le ton est donné. Il porte le
mouvement lyrique jusque dans les moindres choses. On aurait lu, aujourd’hui,
dans une demi-heure tout ce qui est à retenir de Malherbe : on commencerait par
ses fameuses stances à Du Perrier, stances qui elles-mêmes sont de moitié trop
longues : il aurait fallu un second Malherbe pour les abréger. On mettrait au
premier rang quelques morceaux que le poète n’a point achevés, tels que le
fragment Aux mânes de Damon où se trouve cette belle stance
sur l’Orne et ses campagnes, le seul endroit où il ait exprimé avec vérité et
largeur le sentiment de la nature champêtre. On a de Malherbe quelques belles
strophes d’attente qui étaient toutes taillées pour des odes
qui ne sont point venues ; ce sont des ébauches fières, un peu roides, des jets
de marbre coupés court, mais qui sentent un mâle ciseau. En tout, Malherbe, même
dans sa maigreur et son peu d’étoffe, est toujours digne et a des moments d’une
élégance parfaite et ravissante. C’est un gentilhomme lyrique qui s’entend
admirablement à draper son court manteau, et qui laisse voir jusque dans sa
pauvreté bien de la distinction et de la noblesse naturelle.
On a dit de nos jours avec un grain de malice et un coin
de vérité : « La poésie française, au temps de Henri IV, était comme une
demoiselle de trente ans qui avait déjà manqué deux ou trois mariages,
lorsque, pour ne pas rester fille, elle se décida à faire un mariage de
raison avec M. de Malherbe, lequel avait la cinquantaine. »
Mais ce
ne fut pas seulement un mariage de raison que la poésie française contracta
alors avec Malherbe, ce fut un mariage d’honneur. Elle trouvait un honnête homme
et sensé, et qui, s’il ne lui donna pas tous les agréments, la mit désormais
hors d’état de déchoir et l’ennoblit.
Nous ne connaissons Malherbe que déjà gris et ridé, dans sa verte vieillesse. À en juger par ce qu’on a de lui, on croirait qu’il a eu de la jeunesse à peine ; il en a eu pourtant, et il l’a sentie. N’est-ce pas lui qui a fait ces vers délicieux qui expriment comme dans un regret rapide et sobre les premières grâces de la vie :
Tout le plaisir des jours est en leurs matinées ;La nuit est déjà proche à qui passe midi.
Il y a quelquefois chez Malherbe une grâce fine et rare qui, au milieu de cette hauteur et de cette roideur lyrique, a tout son prix.
Deux contemporains, deux disciples de Malherbe, Balzac et Godeau, ont très bien
marqué un des points principaux de son innovation et de sa réforme. Rendant
hommage aux poètes français du xvie
siècle, à
ceux que Malherbe avait eu le tort de trop dépriser, et leur faisant jusqu’à un
certain point réparation, Godeau, dans le discours qui servait de préface à la
première édition de Malherbe, ajoutait pourtant : « La passion qu’ils
avaient pour les anciens était cause qu’ils pillaient leurs pensées plutôt
qu’ils ne les choisissaient. »
Et il fait sentir que la méthode
habile et combinée, cette
méthode d’abeille par
laquelle Horace imitait les Grecs, a succédé en France, grâce à Malherbe, à
l’imitation confuse, à l’importation trop directe et trop entière des originaux
grecs eux-mêmes. Balzac, dans son xxxie
entretien, ne nous le dit pas moins nettement ; après avoir parlé
de cette première forme indigeste et avide qu’avait prise chez nous l’imitation
des anciens :
Les imitations de Malherbe, remarque-t-il, sont bien moins violentes, sont bien plus fines et plus adroites, il ne gâte point les inventions d’autrui en se les appropriant. Au contraire, ce qui n’était que bon au lieu de son origine, il sait le rendre meilleur par le transport qu’il en fait. Il va presque toujours au-delà de son exemple, et, dans une langue inférieure à la latine, son français égale ou surpasse le latin.
Il en cite quelques exemples qui, s’ils ne prouvent point la supériorité de Malherbe sur les Latins, montrent du moins une émulation savante et assez brillante. Cette observation de Balzac et de Godeau se peut résumer ainsi : Ronsard et son école ne savaient pas l’art d’imiter ; dans leur ardeur et leur inexpérience première, ils transportaient tout de l’antiquité, l’arbre et les racines : Malherbe le premier sut et enseigna l’art de greffer les beautés poétiques.
Ses disciples en profitèrent, et Racan le premier. C’était un heureux et facile
génie que Racan, peut-être mieux doué, à quelques égards, que Malherbe, et en
poésie comme en distraction un vrai précurseur de La Fontaine. Mais sans
Malherbe, sans sa juste et ferme direction, on peut croire que Racan n’eût point
été ce qu’on l’a vu, et lui-même, s’adressant à son maître, a dit : « Je
sais bien que votre jugement est si généralement approuvé, que c’est
renoncer au sens commun que d’avoir des opinions contraires aux
vôtres. »
Né en 1589 au château de La Roche-Racan, en Touraine, aux
confins du Maine et de l’Anjou, Racan, de trente-quatre
ans plus jeune que son maître, connut Malherbe étant page de la chambre de
Henri IV. Il s’attacha à lui, prit ses conseils, ne réussit jamais à le
satisfaire entièrement, car il avait bien des ignorances involontaires et des
nonchalances, mais il réussit une ou deux fois par ses accès de talent à lui
donner, honneur insigne ! un peu de jalousie. On parle toujours des Bergeries de Racan. Ce n’est point là cependant qu’il faut l’aller
chercher. Ses Bergeries, publiées pour la première fois en
1625, ne sont qu’une espèce de comédie pastorale en cinq actes, assez mal cousus
ensemble, où les personnages ne parlent qu’un langage de convention, qui n’est
ni celui de la Cour ni celui du village, mais dont le mélange dut plaire, en
effet, aux ruelles de ce temps-là, où régnaient les bergers de L’Astrée. Quelques vers heureux et d’un caractère vraiment rural et
villageois, qui y sont clairsemés12,
ne sauraient en racheter les continuelles fadeurs. Prenons Racan dans les
ouvrages de moindre haleine, là où il est supérieur, là
où, lui qui ne savait pas le latin, il s’est montré tout à coup un émule
d’Horace et en partie héritier de sa lyre, comme a dit
La Fontaine. Ses stances sur La Retraite sont les plus
célèbres ; il les adresse à un ami qui est engagé comme lui dans le monde, et
qu’il convie ainsi que lui-même à s’en retirer :
Tircis, il faut penser à faire la retraite ;La course de nos jours est plus qu’à demi faite ;L’âge insensiblement nous conduit à la mort ;Nous avons assez vu, sur la mer de ce monde,Errer au gré des flots notre nef vagabonde ;Il est temps de jouir des délices du port.
Et bientôt, après quelques mots sur la fragilité de la fortune, sur
la vanité des poursuites de l’ambition, il passe à la description des délices
des champs ; et de cette peinture tant de fois célébrée, il tire une inspiration
naturelle, large et durable. Sa pièce n’est, si l’on veut, qu’une paraphrase de
l’épode d’Horace : « Beatus ille qui procul negotiis… »
Racan,
qui ne lisait pas Horace dans l’original, avait sous les yeux une traduction en
prose que lui en avait donnée son parent et cousin le chevalier de Bueil. Il y a
pourtant entre la pièce d’Horace et celle de Racan des différences de ton et de
sentiment qui laissent à cette dernière son caractère tout à fait particulier et
son charme propre. Horace est ici imité comme lui-même avait imité les Grecs,
c’est-à-dire en n’y prenant pas tout et en y mettant du sien.
La pièce d’Horace si souvent citée n’a pas le sens tout
à fait simple qu’on lui prêle d’ordinaire lorsqu’on y fait vaguement allusion.
Cette pièce, dont le cadre premier et le motif paraissent
empruntés d’un ïambe d’Archiloque, est une satire ; cet éloge des champs tourne
à l’ironie. Ce n’est point le poète qui est censé parler dans ces vœux et dans
ces jouissances anticipées de bonheur champêtre : c’est un usurier, Alfius, qui,
tout d’un coup épris, pour une raison qu’on ne dit pas, d’un merveilleux amour
des champs, veut quitter les affaires et la Bourse de Rome
pour aller cultiver la terre de ses mains et pratiquer la douceur des
géorgiques : mais cette belle disposition ne tient pas ; le naturel l’emporte,
et tous ces fonds qu’Alfius a retirés le 15 du mois, il cherche à les replacer
dès le 1er du mois suivant. Telle est la pensée d’Horace,
pensée de moraliste bien plus encore que d’amateur des champs. Le piquant, c’est
qu’il ne démasque son intention que dans les derniers vers de la pièce : rien
jusque-là n’avertit que ces peintures vives et riantes ne soient qu’un transport
de l’imagination et un caprice de l’esprit chez celui qui s’y livre. Les
meilleurs critiques ont repoussé l’idée que, même en étant averti, on pût y
saisir de l’ironie jusqu’au dernier instant où seulement elle éclate. Il est des
lecteurs simples et à l’âme droite qui, touchés à première vue de ces paysages
et de ces tableaux innocents et les ayant pris au sérieux, ont regretté que
l’impression en fût ainsi détruite vers la fin et comme tournée en raillerie :
ils voudraient retrancher les quatre derniers vers. Le docte et ingénieux Orelli
combat cette critique : « Supprimez cette fin, dit-il, nous n’aurons plus
qu’une amplification de rhétorique en l’honneur de la vie champêtre,
célébrée sans motif et sans but, une description plus digne réellement de
Vanière et de Gessner que d’Horace. »
C’est pourtant ce que Racan a
fait et ce
qu’eût fait aussi Fénelon ; il a supprimé
toute ironie, et comme, en le faisant, il était dans sa nature, il a retrouvé
par ce côté non pas la supériorité, mais une originalité en face d’Horace.
Et, en effet, ce qui règne et ce qu’on respire en ces belles et harmonieuses stances de Racan, déroulées avec tant d’ampleur et de mollesse d’abandon dans un style un peu vieilli, qui n’en ressemble que davantage aux grands bois paternels et aux hautes futaies voisines du manoir, c’est la paix des champs, c’est l’étendue et le silence. J’en comparerai l’effet à celui que produisent certaines élégies rurales de Tibulle plus encore qu’à celui de l’ode d’Horace. On y reconnaît un amour reposé des champs, non pas tant pour le plaisir de les chanter que pour la douceur et l’habitude d’y vivre. Horace, même quand il célèbre la campagne, est plus brillant, plus travaillé ; il y porte cette curiosité heureuse, cette ciselure de diction qui ne l’abandonne jamais dans ses odes et qui rappelle l’art ; son expression est vive et concise, son image serrée et polie jusqu’à l’éclat : elle luit comme un marbre de Paros, comme un portique d’Albano au soleil. Ne cherchons rien de pareil chez Racan ; avec lui nous sommes en Gaule, en Touraine, tout près du Maine, en bon et doux pays, mais où tout ne brille pas, où chaque colline n’a pas son marbre étincelant ni son bois sacré. Ne cherchons que le sentiment sincère dans sa plénitude, le calme, la tranquillité stable d’une vie heureuse, l’idéal d’une médiocrité domestique frugale et abondante : or, tout cela s’y exhale, et on en reçoit l’impression en le lisant. Son gentilhomme de campagne, il ne va pas le demander aux anciens ; il l’a sous les yeux, et il le décrit d’après nature :
Il laboure le champ que labourait son père :Il ne s’informe point de ce qu’on délibèreDans ces graves Conseils d’affaires accablés ;Il voit sans intérêt la mer grosse d’orages,Et n’observe des vents les sinistres présagesQue pour le soin qu’il a du salut de ses blés.
Roi de ses passions, il a ce qu’il désire :Son fertile domaine est son petit empire,Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;Ses champs et ses jardins sont autant de provincesEt, sans porter envie à la pompe des princes,Se contente chez lui de les voir en tableau.
Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,La javelle à plein poing tomber sous la faucille,Le vendangeur ployer sous le faix des paniers ;Et semble qu’à l’envi les fertiles montagnes,Les humides vallons et les grasses campagnesS’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.
Il suit aucune fois un cerf par les foulées,Dans ces vieilles forêts du peuple reculées…
Laissons le chasseur disparaître dans la profondeur de ces grandes allées sombres, qui nous sont traduites par cette harmonie même. La pièce de Racan est toute de ce ton. S’il dit les choses avec moins de particularité qu’Horace, il ne les rend pas avec moins de naturel ; car, en admettant que (les derniers vers exceptés) il n’y ait point d’ironie proprement dite dans le courant de l’ode d’Horace, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’Alfius, ce soudain amateur des champs, se complaît fort, au milieu de son vœu frugal, à nommer les huîtres et les poissons du lac Lucrin, auxquels il déclare renoncer ; il y parle en détail des mets rares, des gelinottes, faisans ou autres oiseaux recherchés, auxquels il se promet désormais de préférer la mauve et l’olive. Ces ressouvenirs de la vie gastronomique, qui sont bien à leur place dans la bouche du citadin fraîchement converti et bientôt relaps, feraient tache dans un tableau simplement puisé au cœur de la vie rustique. Ce n’est donc pas tout à fait un désavantage pour Racan de s’en être tenu dans sa peinture à des images plus générales et plus larges : il y a gagné de produire une inspiration plus uniment champêtre, et sa pièce, moins curieuse pittoresquement que celle d’Horace, a bien plus de naïveté.
À côté et à la suite des stances de Racan, il faut relire les derniers vers de la
fable de La Fontaine, Le Songe d’un habitant du Mogol, sur
l’amour de la retraite : c’en est comme la continuation dans la même nuance,
dans le même langage. J’indiquerai également, comme sorties du même courant et
de la même source, comme inspirées par un semblable et pur amour de la campagne,
les belles et douces stances de Lamartine dans ses secondes Méditations poétiques : « Ô vallons paternels ! doux champs !
humble chaumière !… »
M. de Lamartine voudra bien me pardonner de
l’oser louer en le rapprochant de La Fontaine. Mais le bon Racan, avant eux,
avait retrouvé le premier quelques sons de cette flûte pastorale de l’âge
d’or.
Racan, tout ignorant qu’il était, a encore imité Horace avec bonheur dans son ode
au comte de Bussy : « Bussy, notre printemps s’en va presque
expiré… »
Son cousin, également, lui aura traduit ce jour-là le
« Quid bellicosus Cantaber »
. Les
amateurs remarqueront, dans le rythme qu’il y emploie, une heureuse coupe de
vers et un entrelacement de rimes plein de nonchalance. Il a de même imité
Virgile, à un endroit, dans des stances de Consolation à
M. de Bellegarde sur la mort de M. de Termes, son frère. On sait les
beaux vers de Virgile (églogue V) sur la mort de Daphnis : « Daphnis,
est-il dit, tout éblouissant de lumière, admire le seuil inaccoutumé de
l’Olympe, et voit sous ses pieds les nuées et les étoiles. »
Cette
consolation est celle qu’on aime toujours à donner aux vivants en deuil lors de
la séparation et du départ d’une âme élevée et céleste. Or,
Racan applique ainsi cette image à M. de Termes, mort dans les
combats :
Il voit ce que l’Olympe a de plus merveilleux ;Il y voit à ses pieds ces flambeaux orgueilleux,Qui tournent à leur gré la Fortune et sa roue ;Et voit comme fourmis marcher nos légionsDans ce petit amas de poussière et de boue,Dont notre vanité fait tant de régions13.
Pour un homme qui ne savait pas le latin et qui n’avait jamais pu, dit-on, apprendre à réciter par cœur même son Confíteor, on conviendra que c’est assez bien imiter et surpasser son poète. On raconte que Malherbe conçut un peu de jalousie de Racan pour cette belle stance ; et Boileau disait que, pour avoir fait les trois derniers vers, il donnerait les trois meilleurs des siens : ce que Daunou, qui n’entend bien que la prose, ne comprend pas. Ces trois vers sont admirables en effet, pour représenter le bonheur d’un héros chrétien désabusé, dans le ciel. Racan était doué d’une naïveté charmante et d’une élévation naturelle : mais distrait, paresseux, modeste à l’excès, privé trop tôt des conseils de Malherbe et abandonné à son instinct, il vécut au hasard, s’oublia volontiers aux champs, et n’eut que des accidents de génie dont j’ai noté les meilleurs. Il mourut en février 1670, à l’âge de quatre-vingt-un ans, en plein siècle de Louis XIV. Il s’était amusé à traduire en vers les Psaumes pour occuper la seconde moitié de sa vie. Des tribulations de famille, des procès que, dit-on, il ne fuyait pas toujours, des infirmités achevèrent de lui remplir ces longues années du déclin.
Un autre élève de Malherbe, et le seul après Racan qui mérite un souvenir, parce qu’il est le seul qui ait laissé en poésie, et dans le goût du maître, quelque chose de durable, c’est Maynard. Né en 1582 dans le Midi, Toulouse, Aurillac et Saint-Céré se disputent, dit-on, l’honneur de sa naissance1. Il mériterait une étude à part, et je ne puis ici que lui accorder un rapide souvenir. Jeune, il avait été attaché comme secrétaire à la reine Marguerite, la première femme de Henri IV, lorsqu’elle vint dans les derniers temps habiter à Paris. Il devint ensuite président au présidial d’Aurillac en Auvergne et y végéta presque toute sa vie. Il mourut en 1646 à soixante-quatre ans, sans avoir pu jamais forcer la fortune. Il avait joui d’une certaine vogue et d’une première faveur sous Henri IV ; il ne la put jamais retrouver sous Richelieu. De bonne heure, il se sent rejeté dans sa province et en danger de se rouiller. Bel esprit né pour l’Académie, et l’un des premiers sur la liste lors de la fondation, il ne put guère jouir des avantages que procurait cette naissante et déjà illustre compagnie. Chapelain, sans le vouloir, lui perçait le cœur lorsqu’il lui écrivait dans le premier âge d’or de l’institution (août 1634) :
Quand il n’y aurait autre avantage qu’une fois la semaine on se voie avec ses amis en un réduit plein d’honneur, je ne croirais pas que ce fût une chose de petite consolation et d’utilité médiocre. M. de Racan est en cette ville, qui n’en manque point et confesse avec sa bonté ordinaire que les conférences qui s’y font ne lui sont pas inutiles, quelque excellent homme qu’il soit14.
Oh ! combien ces conférences, ces belles
conversations qu’on y tenait, combien les entretiens exquis du Marais
ou de la place Royale faisaient défaut à Maynard absent ! Il le déplore sans
cesse. Son peu de bien le retenait au logis et lui interdisait les fréquents
voyages. Après la mort d’un de ses fils, il trouva pourtant le moyen d’aller à
Rome pour se distraire et se consoler, de s’y attacher à M. de Noailles,
l’ambassadeur, et d’y rester environ deux ans ; mais il fallut revenir et
reprendre la vie de province avec les ennuis du métier. On a le recueil des Lettres de Maynard qui nous racontent en style fleuri ses
occupations, ses tracas, ses inquiétudes. Il passe ses instants de loisir à
polir durant des années des épigrammes de toutes sortes qu’il emprunte à
Martial, à Catulle ou à de moins dignes, à correspondre avec les académiciens en
renom, avec son voisin Balzac, « l’incomparable ermite de la
Charente »
, avec les illustres de Paris, Chapelain, Gomberville et
autres : il leur prodigue les louanges pour qu’ils les lui rendent ; il cherche
à se rattacher à ceux qui vivent, et à ce qu’on dise de lui le moins possible
feu Maynard. C’est là son souci continuel. Tout au
contraire de Racan, il se tourmente et se consume autant que l’autre se
distrayait aisément et s’oubliait :
« Je suis
venu trop tôt ou trop tard au monde, s’écriait-il ; tout autre siècle que
celui-ci eût rougi de me laisser vieillir dans le village. »
Sa plus
grande crainte est de passer pour gascon et pour avoir des gasconismes dans son
langage ; il est le premier à demander grâce et à s’excuser de ses rudesses ;
mais, si on le prend au mot et qu’on paraisse lui en trouver en effet, il
prétend aussitôt qu’il n’en a pas, et il met au défi toute l’Académie pour la
politesse de la diction et l’exactitude. On voit que Maynard prêterait un peu au
ridicule et qu’il offrirait au besoin un type de l’écrivain atteint du mal de province et qui a la peur d’être devenu suranné avant
l’âge. Eh bien ! ce même Maynard, de peu d’invention d’ordinaire, et qui se
borne de préférence à mettre en œuvre les pensées d’autrui, a fait une ou deux
pièces fort belles. Son ode intitulée La Belle Vieille est
célèbre ; elle s’adresse à une de ces beautés comme nous en avons connu, qui
défient les années et dont les retours de saison ont des triomphes comme les
printemps :
Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête :Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris,Et j’ai fidèlement aimé ta belle têteSous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.……………………………………………………L’âme pleine d’amour et de mélancolie,Et couché sur des fleurs et sous des orangers,J’ai montré ma blessure aux deux mers d’Italie,Et fait dire ton nom aux échos étrangers.
Mais ce ne sont là que deux strophes ; le reste de la pièce ne se
soutient pas à cette hauteur. La pièce vraiment belle de Maynard, celle qui
mérite de conserver son nom, est une autre ode de lui : « Alcippe,
reviens dans nos bois… »
Le thème y est à peu près le même que celui
de Racan ; il s’agit d’arracher à la Cour un ami
que la
fortune y abandonne et qui s’acharne à une ingrate poursuite. Maynard, en
sondant cette fois dans son propre cœur, a su y trouver des accents de vrai
poète et d’une élévation inaccoutumée :
La Cour méprise ton encens :Ton rival monte, et tu descends,Et dans le cabinet le favori te joue.Que t’a servi de fléchir les genouxDevant un Dieu fragile et fait d’un peu de boue,Qui souffre et qui vieillit pour mourir comme nous ?
Romps tes fers, bien qu’ils soient dorés ;Fuis les injustes adorés,Et descends dans toi-même à l’exemple du sage.Tu vois de près ta dernière saison ;Tout le monde connaît ton nom et ton visage,Et tu n’es pas connu de ta propre raison.
Ne forme que de saints désirs,Et te sépare des plaisirsDont la molle douceur te fait aimer la vie.Il faut quitter le séjour des mortels ;Il faut quitter Philis, Amarante et Sylvie,À qui ta folle amour élève des autels…
Il continue ainsi l’énumération de tout ce qu’il faut quitter ; on reconnaît le linquenda tellus d’Horace. Toute l’ode de Maynard se continue et se soutient dans cet ordre d’idées : c’est le lieu commun éternel sur le néant de toute chose, sur la nécessité de mourir, quoi qu’on fasse. Mais le lieu commun est grandement traité ; il y est même rehaussé vers la fin ; et, allant au-delà d’Horace, Maynard, pour détacher son ami des ambitions périssables, montre que ce ne sont pas seulement les hommes, ni les cités, ni les empires qui doivent finir ; ce ne sont là que de petits débris : ce ciel physique lui-même, ce théâtre de tant de splendeurs, dit-il, finira, et il aura son jour de ruine :
Le grand astre qui l’embellitFera sa tombe de son lit.L’air ne formera plus ni grêles, ni tonnerres ;Et l’univers, qui, dans son large tour,Voit courir tant de mers et fleurir tant de terres.Sans savoir où tomber, tombera quelque jour.
Pour ce beau trait suprême, Maynard s’est souvenu d’un chœur de Sénèque dans la tragédie d’Hercule sur le mont Œta (acte III). Il a couronné toutes les images d’Horace par la plus vaste image funèbre, et c’est ainsi encore que, dans cet art des imitations combinées et fondues au sein d’une inspiration vive, il s’est montré un digne élève de Malherbe.
On trouverait difficilement la trace directe du maître dans ses autres disciples ; ils sont élégants, mais faibles, et, à la seconde génération, les plus purs, comme Segrais, dérivent vers le bel esprit. Il y eut interruption dès lors dans la descendance lyrique de Malherbe. On aura plus tard d’éclatants retours, et plus d’un jet moderne surpassera en puissance et en largeur la source première : on ne retrouvera plus cette veine charmante et trop peu suivie, qui n’a d’ancien qu’une plus douce couleur, cette veine non plus italienne, ni grecque, ni espagnole, mais purement française de ton et de goût jusque dans ses réminiscences d’Horace.
On représente le plus souvent Malherbe dans sa chambre, entouré de ses disciples, trônant au milieu d’eux et leur disant toutes sortes de mots plus ou moins mémorables. Il y aurait quelque chose de mieux : quand on réimprime ses Œuvres on devrait y ajouter les stances de Racan Sur la retraite, son ode À Bussy, sa Consolation sur la mort de M. de Termes, et aussi l’ode de Maynard À Alcippe, quatre pièces de plus en tout, et l’on aurait droit de dire : Voilà ce que Malherbe a fait ou fait faire, voilà l’œuvre de Malherbe au complet dans sa première sève et sa floraison.