Salammbô par M. Gustave Flaubert.
(Suite.)
Suite de l’analyse.
Le grand festin militaire, la grande orgie, a donc eu lieu. Salammbô s’est montrée ; elle aussi, d’un coup d’œil, elle a versé l’ivresse ; et voilà ces chefs ambitieux, avares ou cupides, qui vont être déterminés dans leur conduite future par l’amour que ce simple coup d’œil leur a mis au cœur. Cela est-il bien conforme au caractère présumé des chefs signalés par Polybe et au génie de ces guerres violentes ? — On obtient des Mercenaires, après ce festin, qu’ils sortent de Carthage moyennant une pièce d’or distribuée à chacun, et qu’ils aillent camper à Sicca, à quelques journées de la capitale. On assiste au défilé des troupes et à cette cohue du départ, fort savamment étudiée dans sa confusion. Puis on a leur marche à travers la campagne, qui n’est pas tout d’abord un désert. Spendius, pendant la route, s’attache à Mâtho et ne le quitte plus. Ce fils d’un rhéteur grec et d’une fille campanienne sent tout le parti qu’il peut tirer de cet Africain robuste, brutal, superstitieux et brave ; lui, il est lâche à l’action, mais hardi partout ailleurs, fertile en idées, l’homme aux expédients : tous deux ils se doublent et se complètent. Mâtho et Spendius, unis ensemble et associés, c’est l’alliance de Figaro et du Cyclope.
Le paysage, avec tous ses accidents, est très-bien décrit. La passion aussi fait son chemin. Mâtho se sent dévoré d’un mal secret : ce grand corps de géant est abattu et comme anéanti. Dès que l’armée est installée dans la plaine de Sicca, il passe des journées entières à vagabonder, ou bien il reste immobile, étendu sur le sable. Qu’a-t-il ?
« Il consulta l’un après l’autre tous les devins de l’armée, ceux qui observent la marche des serpents, ceux qui lisent dans les étoiles, ceux qui soufflent sur la cendre des morts. Il avala du galbanum, du seseli et du venin de vipère qui glace le cœur ; des femmes nègres, en chantant au clair de lune des paroles barbares, lui piquèrent la peau du front avec des stylets d’or ; il se chargeait de colliers et d’amulettes ; il invoqua tour à tour Baal-Kamon, Moloch, les sept Cabires, Tanit et la Vénus des Grecs. Il grava un nom sur une plaque de cuivre, et il l’enfouit dans le sable au seuil de sa tente… »
C’est ingénieux, mais comme c’est artificiel ! On sent le procédé composite. — Bref, la fille d’Hamilcar le tient au cœur : il la veut. Narr’Havas aussi, qui s’est faufilé dans l’armée avec un dessein suspect, a l’œil sur Mâtho comme sur un rival, et il est évident qu’il ne demanderait pas mieux que de se débarrasser de lui ; il en cherche l’occasion, et il se la procurerait, si Spendius, plus avisé que Mâtho, ne veillait sur celui dont il va faire son instrument.
Hannon le suffète arrive un jour à ce camp de Sicca pour régler la dette et payer une mince partie de la solde. Cet Hannon est hideux à voir et grotesque ; il est couvert par tout le corps d’une lèpre pâle, d’une sorte d’éléphantiasis ; lui, son appareil et son cortège, sont décrits de point en point : sa maladie surtout tient une grande place. De plus, Hannon se conduit comme un être à peu près stupide, avec une aveugle imprudence ; la partie logique, ici comme ailleurs dans l’ouvrage, est très-faible, tandis que la partie pittoresque et qui parle aux yeux prend toute l’attention et prédomine.
Spendius, qui sera la cheville ouvrière du roman, joue Hannon sous jambe ; il se constitue son truchement et fait accroire à l’armée ce qu’il veut : elle commence à s’agiter. Un homme arrive sur le temps, comme tout exprès : c’est un fugitif, le seul échappé de trois cents frondeurs baléares, débarqués les derniers à Carthage, et qui, n’ayant pas été avertis du départ de l’armée, ont tous été massacrés par les Carthaginois. On peut juger si les soldats, déjà excités par Spendius, s’indignent à ce récit. L’émeute éclate : on pille les bagages d’Hannon ; celui-ci se sauve à grand’peine, monté sur un âne, et les Mercenaires, guidés par Spendius encore plus que par Mâtho, se mettent en marche pour Carthage.
Si le raisonnement, en tout ceci, était aussi serré et aussi rigoureux que la peinture veut l’être, il y aurait à se demander comment et pourquoi les Carthaginois ont massacré ces trois cents Baléares ; pourquoi, après cette extermination dont la nouvelle peut d’un moment à l’autre arriver au camp, Hannon va se mettre de lui-même à la merci de cette armée et dans la gueule du lion ; comment enfin, au milieu de cette fureur d’une soldatesque déchaînée contre lui et que dirigent des habiles, il parvient à s’échapper sur un âne. Quand on veut tout montrer au physique, il faudrait aussi tout justifier au moral. Passons.
Le troisième tableau nous montre Salammbô la nuit sur sa terrasse, faisant ses
adorations aux étoiles et à la lune, — cette lune à laquelle elle est vouée et dont elle
subit les phases inégales. Elle cause avec sa nourrice, elle lui confie ses vagues
ennuis, ses oppressions étouffées, ses langueurs. Elle cherche, elle rêve, elle appelle
je ne sais quoi d’inconnu. C’est la situation de plus d’une fille d’Ève, carthaginoise
ou non ; c’était un peu celle de Mme Bovary au début, les jours où
elle s’ennuyait trop et où elle s’en allait solitaire à la hêtrée de Banneville :
« Il lui arrivait parfois des rafales de vent, des brises de la mer qui,
roulant d’un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient jusqu’au loin dans
les champs une fraîcheur salée… »
On se rappelle ce charmant passage. Eh
bien ! la pauvre Salammbô éprouve, à
sa manière, le même sentiment de vague
aspiration et d’accablant désir. L’auteur a seulement transposé, avec beaucoup d’art, et
mythologisé cette sourde plainte du cœur et des sens. Salammbô, en
ces moments, envoie chercher le grand-prêtre de Tanit, Schahabarim, celui qui l’a élevée
et qui est comme son directeur. Elle s’imagine que de connaître les mystères de la
déesse la soulagerait ; elle voudrait surtout la contempler dans son secret sanctuaire,
voir de ses yeux la vieille idole couverte du manteau magnifique, du voile sacré d’où
dépendent les destinées de Carthage ; il lui semble que ce voile défendu et dont le seul
contact fait mourir, s’il lui était permis du moins de le considérer, lui communiquerait
quelque chose de sa vertu. Schahabarim, qui sait d’Hamilcar que Salammbô ne doit pas
être prêtresse et qu’elle peut d’un jour à l’autre devenir épouse, résiste à son curieux
désir que ce refus ne fait qu’irriter. Il y a bien, au fond, un peu du souvenir de Mâtho
dans ces redoublements d’inquiétude et d’exaltation de la jeune fille, qui se croit,
comme beaucoup de ses pareilles, plus idéale et plus mystique qu’elle ne l’est : il y a
pour elle, derrière le voile si ardemment invoqué, autre chose encore que la déesse.
Toute cette traduction à la carthaginoise des signes avant-coureurs de l’amour, tout ce
tatouage, un peu renouvelé d’Atala et de Velléda, est habilement exécuté.
Le chapitre quatrième, intitulé : Sous les murs de Carthage, nous montre l’armée des Mercenaires arrivée de Sicca et menaçante. Mâtho, qui n’a qu’une idée fixe, passe d’abord son temps à rôder comme un fou autour des murs, à monter dans les arbres pour chercher à voir de plus loin, ou encore à nager le long des falaises et à essayer d’y grimper ; car Carthage, bâtie dans un isthme, entre la mer et des lacs salés, était défendue par les eaux autant que par ses murailles. Mâtho cherche partout une brèche, un passage, pour pénétrer dans cette ville ennemie qui renferme son trésor :
« Son impuissance l’exaspérait. Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô, comme de quelqu’un qui l’aurait possédée. Ses énervements l’abandonnèrent, et ce fut une ardeur d’action folle et continuelle. La joue en feu, les yeux irrités, la voix rauque, il se promenait d’un pas rapide à travers le camp ; ou bien, assis sur le rivage, il frottait avec du sable sa grande épée. Il lançait des flèches aux vautours qui passaient. Son cœur débordait en paroles furieuses… »
Qui serait étonné de voir ce qu’est devenu son Mâtho ou Mathos ? ce serait Polybe assurément. On s’est depuis longtemps raillé de ces romans ou tragi-comédies d’autrefois, où l’on montrait Alexandre amoureux, Porus amoureux, Cyrus amoureux, Genseric amoureux ; mais Mâtho amoureux, ce Goliath africain faisant toutes ces folies et ces enfantillages en vue de Salammbô, ne me paraît pas moins faux ; il est aussi hors de la nature que de l’histoire. Il est vrai que l’auteur, au lieu de faire Mâtho doucereux, s’est appliqué à garder à son amour un caractère animal et un peu féroce. Mais toute la différence de lui aux autres héros de roman ne sera que dans cette forme donnée à un amour, également invraisemblable d’ailleurs comme mobile et comme ressort principal. Tout ce rôle de Mâtho est du Polybe visiblement romancé et travesti.
Spendius, cependant, a un peu rappelé Mâtho à la raison ; celui-ci se remet à commander les troupes et à les faire manœuvrer dans l’attente d’une action. Les membres du grand Conseil de Carthage essayent de conjurer le péril et de négocier ; après bien des allées et venues, on propose Giscon pour arbitre ; les Barbares acceptent son entremise. Par lui le payement de la solde commence à s’effectuer ; mais ce qui devait arriver arrive : avant que l’opération soit terminée, les cupidités, les récriminations, la colère des Baléares dont les frères ont été égorgés, les intrigues de Spendius, rompent le semblant d’accord. Giscon, sur un ordre de Mâtho, est arrêté, lié, jeté avec les siens dans une fosse immonde ; les mutilations viendront plus tard.
C’est alors que Spendius, l’homme de ressource, offre tout à coup à Mâtho de l’introduire nuitamment dans Carthage. En effet, il a observé les jours précédents l’aqueduc qui conduit les eaux douces dans la ville : il décide Mâtho à s’y enfoncer avec lui, et après des prodiges de dextérité et de bonheur, tantôt nageant, tantôt rampant, ils s’introduisent dans la ville. A peine sortis du conduit ténébreux, Mâtho croit que Spendius va l’accompagner à la maison d’Hamilcar pour y voir Salammbô ; mais Spendius, qui a fait jurer à Mâtho, avant de tenter l’entreprise, de lui obéir en tout aveuglément, le contient dans son désir et se dirige avec lui vers le temple de la déesse Tanit.
Ici on est dans l’invraisemblable jusqu’au cou. Cette entrée dans Carthage par l’aqueduc n’est apparemment qu’une occasion détournée de nous mieux décrire cet aqueduc important, lequel reviendra encore plus tard. On s’aperçoit à cet endroit qu’il manque au livre de M. Flaubert, pour l’éclaircir et pour orienter les curieux, un instrument indispensable, une carte de Carthage, un plan de l’isthme, des localités et des monuments tels que l’auteur les a conçus : toute une partie estimable du livre y gagnerait. A d’autres endroits on regrette aussi le manque d’un lexique final, dans lequel les mots étranges qu’on rencontre pour la première fois seraient définis et expliqués avec précision. Quand on est archéologue et antiquaire à ce degré, il ne faut dédaigner rien de ce qui peut aider le lecteur à nous suivre. Il y a même de ces lecteurs ombrageux et susceptibles dans leur ignorance, qui, lorsqu’on ne les aide pas suffisamment, s’imaginent qu’on se plaît à les dérouter.
L’idée de Spendius est de se servir de Mâtho, plus fort et plus hardi que lui, pour enlever du temple de la déesse le voile sacré qui est comme le palladium de Carthage : il a de la peine, toutefois, à le décider, car Mâtho craint les dieux, et il est sérieusement persuadé de la vertu divine de l’objet ; il a peur de commettre un sacrilège. Spendius, qui méprise les dieux étrangers et qui ne croit qu’à l’oracle de son pays, lui persuade qu’une fois maître du mystérieux péplum, il deviendra presque immortel et invincible, et par conséquent possesseur aussi de Salammbô. On entre à ce moment dans un dédale d’avenues, de portiques, de cours, de corridors, de chambres ; cela n’en finit pas. Bref, Mâtho, toujours poussé par les épaules, après avoir traversé en tremblant des scènes de fantasmagorie bizarre dignes de la franc-maçonnerie, se saisit du voile impossible appelé Zaïmph, que Spendius a osé décrocher le premier et qu’il a jeté à terre. Mâtho qui le ramasse, une fois revêtu de ce diable de manteau dont il avait tant peur, se sent plus fort et comme transformé : tant il est vrai que c’est la foi qui fait tout ! Il traverserait maintenant les flammes, dit-il ; — et, pour commencer, il se dirige tout droit, sans vouloir rien entendre, vers la maison d’Hamilcar, bien résolu de voir Salammbô.
Il parvient, après bien des pas et des détours, jusqu’à la chambre haute où repose la jeune fille, et qui nous est décrite dans son demi-jour galant et mystique, avec toutes ses raretés et ses bibelots carthaginois ; c’est d’une chinoiserie exquise. Il trouve Salammbô endormie dans une espèce de hamac ; il s’approche, elle s’éveille à la clarté trop vive d’une gaze qui prend feu et s’éteint au même instant ; elle croit d’abord à quelque apparition céleste : ce voile si rêvé, si désiré d’elle, Mâtho, comme s’il avait deviné sa pensée, le lui apporte, le lui montre dans sa splendeur ; il est tout près de l’en envelopper. Mais elle revient à elle ; elle frappe, et appelle ses suivantes, ses serviteurs, en criant au secours ! au sacrilège ! Mâtho, revêtu du voile rayonnant, les effraye, passe au travers d’eux tous, personne ne se risquant à l’approcher ni à le toucher ; il s’éloigne et traverse ainsi la ville, que le bruit de son audace et de son crime a éveillée et soulevée. Les menaces, les imprécations le poursuivent ; mais toujours revêtu de l’inviolable étole, s’en servant comme d’un bouclier, bravant les traits qu’on n’ose lui lancer que de loin et en tremblant, il arrive à l’une des portes principales, parvient à l’ouvrir par un tour de main digne de Samson, et, à la vue de tous, sort sans trop se presser, majestueux et triomphant, emportant avec lui la fortune de Carthage. Spendius le furet, et qui n’est jamais embarrassé de sa personne, s’est sauvé par quelque autre issue : il a couru, il a sauté, il a glissé, il s’est jeté à la nage.
Il y a un certain effet, incontestablement, dans cette sortie de Mâtho, splendide et
comme miraculeuse ; mais c’est bien de l’extraordinaire et du théâtral, on l’avouera,
pour un tableau qui vise à la réalité. Un de mes amis, qui n’est pas Français, il est
vrai, et qui est sévère pour notre littérature, me disait à ce propos :
« N’avez-vous pas remarqué ? il y a toujours de l’Opéra dans tout ce que font
les Français, même ceux qui se piquent de réel ; il y a la décoration, et aussi les
coulasses ; du solennel, et un peu de libertin. »
Nous venons de voir le
solennel dans tout son beau et son radieux.
Nous entrons dans des chapitres pénibles. Les opérations de la guerre commencent.
Mâtho, général en chef ou à peu près, a le principal commandement, et se concerte avec
Spendius, Narr’Havas, et aussi un Gaulois Autharite. Emmenant le gros de ses forces, il
va assiéger Utique. Autharite, avec un corps d’armée,
reste devant Tunis.
Les localités, à défaut d’une carte précise qui les dessine, nous sont figurées en de
vives images : Carthage, « galère ancrée sur le sable lybique »
, est
soulevée, ballottée, et semble en péril aux moindres tempêtes. Tunis, la vieille ennemie
de Carthage et plus vieille que la métropole, se tient là en face d’elle et de ses murs,
« accroupie dans la fange au bord de l’eau, comme une bête venimeuse qui la
regarde »
, et qui lui veut mal de mort. On ne saurait mieux dire. Les ennuis
du général gaulois durant ce siège insipide de Tunis, son dégoût de cette armée de
nègres imbéciles qu’il commande, son regret de n’avoir pas déserté aux Romains avec ses
compagnons en Sicile, son découragement moral et physique et son mal du pays, nous sont
rendus également avec des couleurs et une harmonie fort savantes. Lisez tout haut le
paragraphe qui suit, en le scandant comme une prose poétique, et vous serez frappé du
ton et du nombre :
« Souvent, au milieu du jour, le soleil perdait ses rayons tout à coup. Alors, le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu. Un nuage de poussière brune, perpendiculairement étalé, accourait en tourbillonnant ; les palmiers se courbaient, le ciel disparaissait, on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois, les lèvres collées contre les trous de sa tente, râlait d’épuisement et de mélancolie. Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d’automne, à des flocons de neige, aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard, et, fermant ses paupières, il croyait apercevoir les feux des longues cabanes, couvertes de paille, trembler sur les marais, au fond des bois. »
C’est la contrepartie et comme la revanche de ce beau passage des Martyrs ou l’on voit le Grec Eudore, dans le camp romain, à la lisière
de la Gaule et de la Germanie, regretter les paysages éclatants de la Grèce et s’ennuyer
sous « ce ciel sans lumière, qui semble vous écraser sous sa voûte
abaissée. »
Ici c’est le Gaulois qui a trop de lumière et trop de midi,
c’est le Normand qui, sous le ciel africain et surtout quand règne le sirocco, regrette
sa Normandie d’alors, ses horizons boisés et ses agrestes pâturages. Eh bien ! lui
dirons-nous, qu’il déserte et qu’il y revienne. Car c’est dommage que de si beaux effets
de talent (et il y en a en mainte et mainte page) soient comme perdus dans une œuvre
ardue que toute cette application de détail ne saurait animer. Je me laisse aller à
faire de la rhétorique à propos d’un livre qui y provoque, et j’allais oublier
l’action.
L’incapable et grotesque Hannon, qui se décide enfin à marcher au secours d’Utique, victorieux dans une première rencontre, est ensuite battu. Spendius, peu brave de sa personne, se rattrape par les stratagèmes ; il a fait des siennes en cette dernière circonstance, et moyennant un troupeau de porcs enduits de bitume et auxquels il a mis le feu, il a effrayé et culbuté les éléphants du vainqueur. Bizarre ! étrange ! pas plus étrange pourtant que le stratagème de Samson qui lie trois cents renards par la queue après avoir attaché à chaque queue un flambeau, et qui met le feu à tout cela pour brûler les Philistins. Mieux vaut, ce me semble, laisser ces sortes d’histoires où on les trouve.
Carthage effrayée s’adresse, pour la sauver dans le péril, à l’expérience d’Hamilcar qui revient après une longue absence. Ce retour du grand amiral, cette rentrée dans le port sont décrits avec un parfait détail : occasion et prétexte de nous dessiner le port intérieur et les bassins. A peine arrivé à sa maison, un vieil esclave déguisé en négresse lui apporte des nouvelles du petit Hannibal qu’on élève clandestinement, et qui est déjà un enfant terrible :
« Il invente des pièges pour les bêtes farouches. L’autre lune, croirais-tu ? il a surpris un aigle ; il le traînait, et le sang de l’oiseau et le sang de l’enfant s’éparpillaient dans l’air en larges gouttes, telles que des roses emportées. La bête furieuse l’enveloppait du battement de ses ailes ; il l’étreignait contre sa poitrine, et à mesure qu’elle agonisait, ses rires redoublaient, éclatants et superbes comme des chocs d’épées. »
Est-ce donc que le génie d’Hannibal appelle avec lui l’idée d’une si fabuleuse enfance ? On sent trop que c’est fait exprès. Là encore la veine est forcée. C’est plutôt l’enfance d’Hercule que celle d’Hannibal.
Hamilcar se rend de nuit au Conseil des Anciens mystérieusement convoqués, et l’on
rentre ici dans une série de scènes quasi maçonniques. Après les premières cérémonies
d’usage et la première étiquette observée, un tumulte éclate : on assiste à une séance
d’objurgations et d’injures, indigne d’une grave assemblée politique. Où donc l’auteur
a-t-il pris une pareille idée des Conseils de Carthage ? n’a-t-il donc pas lu Aristote,
parlant de la sagesse de cette Constitution qu’il compare
à celle de
Lacédémone et au gouvernement de Crète, et qui les trouve tous trois supérieurs à tous
les gouvernements connus : « Les Carthaginois en particulier, dit-il, possèdent
des institutions excellentes, et ce qui prouve bien la sagesse de leur Constitution,
c’est que, malgré la part de pouvoir qu’elle accorde au peuple, on n’a jamais vu à
Carthage, chose remarquable ! ni d’émeute, ni de tyran. »
D’un tel éloge
accordé aux compatriotes d’Hamilcar et d’Hannon par le maître de la science politique
dans l’Antiquité, il n’y a, ni de près ni de loin, aucun moyen de conclure à cette scène
de forcenés et de sicaires, dans laquelle Hannon hurle, et où chacun, par précaution, a
apporté son couteau dans sa manche.
C’est au sortir de là qu’Hamilcar se met à visiter sa maison qu’il a depuis si
longtemps quittée, et ses magasins, ses entrepôts, ses cachettes secrètes, les caveaux
où gisent accumulées des richesses de toute sorte qui nous sont énumérées avec la
minutie et l’exactitude d’un inventaire : exactitude est trop peu dire, car nous avons
affaire ici à un commissaire-priseur qui s’amuse, et qui, dans le caveau des pierreries,
se plaira, par exemple, à nous dénombrer toutes les merveilles minéralogiques
imaginables, et jusqu’à des escarboucles « formées par l’urine des
lynx. »
C’est passer la mesure et laisser trop voir le bout de l’oreille du
dilettante mystificateur. Dans toute cette visite à des magasins souterrains, le but de
l’auteur n’est pas de montrer le caractère d’Hamilcar, il n’a voulu que montrer les
magasins. Mais ils ont beau renfermer des couloirs, des
portes masquées, des
surprises sans nombre, comme il paraît qu’on en rencontre dans les sépulcres des rois à
Jérusalem, l’architecture, même avec tous ses dédales, ne saurait être un ressort de
roman ni de poème. Hamilcar, le grand homme d’État, le père d’Hannibal, ne gagne pas à
cette visite où il est présenté comme un violent et un cupide, ne se possédant pas, à
tout moment hors de lui-même. Si l’on voulait personnifier en lui le type du grand
marchand très-dur, il ne fallait pas que ce côté fût pris et taillé en charge aux dépens
du reste du caractère.
Hamilcar a pourtant accepté le commandement qu’on lui offre, et il gagne la bataille du
Macar. Elle est bien décrite, mais elle paraît longue comme toutes les batailles. Et
puis c’est une plaisanterie trop forte que de nous dire à un endroit, en nous parlant de
la disposition de l’armée carthaginoise, que, « grosse de onze mille trois cent quatre-vingt-seize hommes, elle semblait à peine les contenir, car
elle formait un carré long, etc. »
Que dites-vous de ce chiffre excédant de
trois cent quatre-vingt-seize hommes, ni plus ni moins ? C’est là
une ironie et une malice qui nous fait plus simples que nous ne le sommes, et qui compte
trop sur le béotisme des lecteurs ; c’est aller contre son but ; cela avertirait, si
l’on n’y pensait pas, de faire à l’auteur une question à laquelle son détail infini nous
provoque sans cesse, et de lui demander : D’où le savez-vous ? qui vous l’a
dit ?
Spendius, à qui le cœur fait défaut le jour de la bataille et devant l’ennemi, est dans l’habitude de réparer cette faiblesse le lendemain par ses expédients. Il le prouve, une fois de plus, en cette circonstance ; et l’on parvient à neutraliser l’effet de la victoire d’Hamilcar qui bientôt, rencontrant réunies toutes les forces des Barbares, est réduit à se tenir enfermé dans son camp et à s’y retrancher.
On retombe dans le merveilleux. Les Carthaginois attribuent ces nouveaux échecs à la perte du voile, et s’en prennent à la fille d’Hamilcar qui passe pour y avoir participé. L’idée d’une immolation d’enfant, pour apaiser Moloch, circule parmi le peuple. De son côté Salammbô, excitée par son propre désir de revoir Mâtho et cédant aux suggestions du vieux prêtre eunuque à imagination libertine, Schahabarim, qui d’ailleurs, à moitié sceptique, à moitié croyant, n’est pas fâché de mettre à l’épreuve la puissance de sa déesse, se résout à aller jusque dans le camp des Barbares chercher le voile. Il y a, à cet endroit, une peinture du Python ou serpent familier, qui est très-caressée par l’auteur : sans y chercher malice autant qu’on le pourrait, je me demande si c’était bien la peine d’aller nous ressusciter tout exprès une sœur d’Hannibal pour nous la montrer batifolant de la sorte, dans son belvédère, avec son serpent. Et puisqu’il s’agit de serpent, remémorons, à titre de peinture, celui du Génie du Christianisme, qui est aussi malin et plus convenable que celui de Salammbô. On est au cœur d’une œuvre sérieuse ; on est, si l’on se rend bien compte de la composition et de la construction du livre, à ce point central, intérieur et élevé, qui, dans tout monument d’art, fait clef de voûte ; pourquoi un semblant de gaudriole s’y est-il glissé ? pourquoi aller choisir exprès cet endroit pour y loger un équivoque alléchant et insidieux ?
Ce qu’on excuse, ce qu’on attend ou même qu’on cherche dans un roman à la manière d’Apulée, est messéant dans une Iliade ou dans une Pharsale.
Il y a ce qu’on appelle l’âme d’une œuvre ; cette âme ne saurait être indifféremment et partout la même, n’importe l’œuvre ; mais surtout elle ne doit pas être toujours et uniquement, par préférence et par choix, le vice malicieux ou la bagatelle.
Le départ de Salammbô, son déguisement, son voyage, son entrée dans le camp des
Barbares, son tête-à-tête avec Mâtho sous la tente ont quelque intérêt. C’est l’endroit
brûlant. On a là, en définitive, le pendant de la scène d’Atala et de Chactas dans le
désert. Salammbô, comme Atala, succombe dans l’orage, au bruit du tonnerre, et il y a
même en sus un incendie, l’incendie du camp. L’auteur n’a rien négligé de ce qui pouvait
relever et accentuer la situation. Il y a même un mutilé aux jambes coupées, un tronçon
d’homme, le pauvre général Giscon, qui, rampant inaperçu jusque sous la tente, assiste à
la scène comme témoin. La volupté est à deux pas d’une atrocité. Une circonstance
particulière, celle de la chaînette qui se brise, est venue introduire une combinaison
de plus, un calcul et un artifice qui sent son Vulcain. Si Salammbô ne surpasse point, à
force de piquant, toutes les femmes et les amantes connues et ne les fait point paraître
pâles et fades, ce n’est pas la faute de l’auteur ; « Elle sentait,
dit-il, le miel, le poivre, l’encens, les roses »
, et je ne sais plus quoi
encore. Bon Dieu ! que de ragoûts !
Mais toute pimentée qu’elle est, et surexcitée dans ses moyens et dans sa marche, cette fable amoureuse ne semble pas moins tout à fait disproportionnée avec l’énorme machine qu’elle soulève et qu’elle traîne après soi. Grâce à Salammbô qui s’en revient avec sa conquête, Carthage a donc recouvré le voile sacré et a senti relever son espérance. La guerre, cependant, s’acharne et continue. Je me lasse insensiblement de cette analyse, et sans doute le lecteur aussi, d’autant plus que je n’y peux mettre les traits de talent et d’érudition originale ou bizarre que l’auteur y sème à chaque pas ; car tout ce livre est pavé, non-seulement de belles intentions, mais de cailloux de toute couleur et de pierres précieuses.
Un homme de goût, que les questions archéologiques intéressent, me disait en sortant de
cette lecture : « C’est plus fatigant qu’ennuyeux. »
Le mot me paraît
très-bien résumer l’impression des plus sérieux lecteurs.
Il reste encore quatre grands chapitres ; il les faut traverser en indiquant les points les plus saillants. Narr’Havas, avec ses Numides, en tournant brusquement du côté d’Hamilcar, a décidé une victoire de celui-ci, qui fait un grand carnage des Mercenaires. Mais pourquoi supposer que la perte du voile et son effet sur le moral des Mercenaires, de ce ramas de bandits et de vieux routiers mécréants, sont pour quelque chose dans cette défaite ? J’ai même grand peine à me figurer que ces durs Carthaginois, que nous connaissons pour les avoir vus en Italie sous la conduite d’Hannibal, missent tant d’importance, un jour de bataille, à une guenille sacrée. C’est du mysticisme hors de propos. Tout à côté le réalisme reparaît ; il triomphe. On assiste au champ de bataille où gisent les cadavres, on les compte : le chirurgien semble tenir le pinceau ; on reconnaît toutes les formes de plaies et de blessures à l’arme blanche ; on observe aussi toutes les formes et toutes les nuances de corruption, de décomposition cadavéreuse, selon les races. L’homme du Nord ne pourrit pas comme l’homme du Midi. Puis chaque peuple est enseveli selon ses rites : tout ce passage atteste un grand talent de peinture érudite ; une harmonie lugubre distingue chaque paragraphe qui, lu à haute voix, est comme un couplet funèbre tristement cadencé ; celui-ci, par exemple :
« Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts ; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant ; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux ; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de bœuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu’ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Mais les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans des urnes ; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots… »
C’est une scène de funérailles très-bien étudiée, scrupuleusement rendue : l’auteur a ainsi voulu qu’il y eût dans son livre un tableau de toutes les scènes que l’archéologie peut fournir.
Mais que dis-je ? il passe outre à l’archéologie incontinent ; il invente, sur la fin de ces funérailles, des supplices, des mutilations de cadavres, des horreurs singulières, raffinées, immondes. Une pointe d’imagination sadique se mêle à ces descriptions, déjà bien assez fortes dans leur réalité. Il y a là un travers qu’il faut absolument oser signaler. Si j’avais affaire à un auteur mort, je dirais qu’il y a peut-être chez lui un défaut de l’âme ; mais comme nous connaissons tous M. Flaubert très-vivant, que nous l’aimons et qu’il nous aime, qu’il est cordial, généreux, bon, une des meilleures et des plus droites natures qui existent, je dis hardiment : Il y a là un défaut de goût et un vice d’école. La peur de la sensiblerie, de la pleurnicherie bourgeoise l’a jeté, de parti pris, dans l’excès contraire : il cultive l’atrocité. L’homme est bon, excellent, le livre est cruel. Il croit que c’est une preuve de force que de paraître inhumain dans ses livres.
De grosses questions d’art sont engagées en tout ceci ; je ne veux pas les éluder plus longtemps, ni les étrangler non plus. Qu’on me permette de m’étendre et de dire, une bonne fois, comment j’entends qu’on soit vrai dans l’art, et comment, selon moi, on peut cesser de l’être en y visant trop.
J’aurai peut-être à discuter, à ce propos, l’opinion de quelqu’un de mes confrères en critique, qui a parlé de l’ouvrage. Il y a tant de batailles dans Salammbô que l’envie me prend aussi d’en livrer une.
Que si je semble disposé, cette fois, à ne rien passer à un auteur si distingué et qui est de mes amis, c’est qu’il n’est pas de ces talents dont on a dès longtemps fait son deuil pour leurs défauts, et qu’on prend tels quels, en bloc, sans plus espérer désormais de les modifier. Son talent, à lui, est dans toute sa vigueur, dans son cours de développement ; il est en voie d’œuvres nouvelles et a devant lui l’avenir. S’il lui arrivait seulement de tenir compte, dans un livre futur, d’une ou deux observations essentielles que nous lui aurions faites avec tout un public ami, ce serait un résultat.
Et enfin, fût-elle en pure perte, cette insistance de la critique, même lorsqu’elle n’approuve pas, est encore une manière d’hommage rendu à un livre d’un ordre élevé, et dont il restera des fragments.
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