(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. » pp. 31-51
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Salammbô par M. Gustave Flaubert. » pp. 31-51

Salammbô par M. Gustave Flaubert8.

Ce livre si attendu, et qui a occupé M. Flaubert depuis plusieurs années, paraît enfin. Nous oublierons notre liaison avec l’auteur, notre amitié même pour lui, et nous rendrons à son talent le plus grand témoignage d’estime qui se puisse accorder, celui d’un jugement attentif, impartial et dégagé de toute complaisance.

I. L’auteur.

Après le succès de Madame Bovary, après tout le bruit qu’avait fait ce remarquable roman et les éloges mêlés d’objections qu’il avait excités, il semblait que tout le monde fût d’accord et unanime pour demander à M. Flaubert d’en recommencer aussitôt un autre, qui fît pendant au premier et en partie contraste. On aurait voulu que cette vigueur de pinceau, cette habileté à tout sonder, cette hardiesse à tout dire, il les eût transportées et appliquées à un autre sujet également actuel, également vivant, mais moins circonscrit, moins cantonné et resserré entre un petit nombre de personnages peu estimables ou peu aimables. La nature humaine n’est peut-être pas toute plate, basse ou perfide ; il y a de l’honnêteté, de l’élévation, de la tendresse ou du charme en de certains caractères : pourquoi ne pas s’arranger pour en rencontrer quelques-uns, — ne fût-ce qu’un seul, — au milieu des inévitables bêtises, des méchancetés ou des ridicules ? On disait cela à l’auteur de Madame Bovary ; on le pressait de recommencer sans précisément récidiver, d’assurer son précédent succès par un autre un peu différent, mais sur ce même terrain encore de la réalité et de la vie moderne. Il avait soulevé quantité de questions et de disputes ; on était en train de se combattre en son nom. Ceux qui admiraient son art et sa force sentaient pourtant quelques-uns de ses défauts, cette description trop continue, cette tension perpétuelle qui faisait que chaque objet venait saillir au premier plan et tirer le regard ; on aurait voulu aussi que, sans renoncer à aucune hardiesse, à aucun droit de l’artiste sincère, il purgeât son œuvre prochaine de tout soupçon d’érotisme et de combinaison trop maligne en ce genre : l’artiste a bien des droits, y compris celui même des nudités ; mais il est besoin qu’un certain sérieux, la passion, la franchise de l’intention et la force du vrai l’absolvent et l’autorisent.

Depuis que Madame Bovary avait paru, la question du réalisme revenait perpétuellement sur le tapis ; on se demandait entre critiques si la vérité était tout, s’il ne fallait pas choisir, et puisqu’on ne pouvait tout montrer indistinctement, où donc il convenait de s’arrêter. De pareilles questions théoriques sont insolubles, interminables : il n’y a rien de tel que des œuvres, — et non pas les anciennes, les froides ou refroidies, mais des œuvres présentes et palpitantes, — pour apporter dans le débat leur exemple sensible à tous, un succès décisif et triomphant. On demandait à M. Flaubert une telle œuvre : le siècle a, depuis des années, besoin d’un grand artiste nouveau, il le réclame ; de désespoir il se montre parfois tout prêt à l’inventer. Un écrivain de talent, mais d’un talent moindre, venu après M. Flaubert et sur ses traces, parut un moment recueillir tout cet orage de bruit et de clameurs qu’avait soulevé le premier. Il se livra autour du nom de M. Feydeau un combat très-vif qui aurait dû, plus légitimement, s’engager autour d’une œuvre nouvelle de M. Flaubert ; mais, celle-ci manquant et se faisant attendre, la critique et le public excités se jetèrent, à son défaut, sur ce qui se présentait en sa place et se substituait à elle en quelque sorte. Que faisait donc pendant tout ce temps M. Flaubert ? Pourquoi ne répondait-il pas à l’appel et ne paraissait-il pas au rendez-vous que lui assignait la voix générale, celle de la curiosité à la fois et de la bienveillance ? On se le demandait, et bientôt on sut qu’en artiste ironique et fier, qui prétend ne pas dépendre du public ni de son propre succès, résistant à tout conseil et à toute insinuation, opiniâtre et inflexible, il laissait de côté pour un temps le roman moderne où il avait, une première fois, presque excellé, et qu’il se transportait ailleurs avec ses goûts, ses prédilections, ses ambitions secrètes ; voyageur en Orient, il voulait revoir quelques-unes des contrées qu’il avait traversées et les étudier de nouveau pour les mieux peindre ; antiquaire, il s’éprenait d’une civilisation perdue, anéantie, et ne visait à rien moins qu’à la ressusciter, à la recréer tout entière. Que d’autres aillent s’amuser et s’éterniser dans ces vieilles contrées usées de Rome, de la Grèce ou de Byzance, lui il était allé choisir exprès un pays de monstres et de ruines, l’Afrique, — non pas l’Égypte trop décrite déjà, trop civilisée, trop connue, mais une cité dont l’emplacement même a longtemps fait doute parmi les savants, une nation éteinte dont le langage lui-même est aboli, et dans les fastes de cette nation un événement qui ne réveille aucun souvenir illustre, et qui fait partie de la plus ingrate histoire. Voilà quel était son nouveau sujet, étrange, reculé, sauvage, hérissé, presque inaccessible ; l’impossible, et pas autre chose, le tentait : on l’attendait sur le pré chez nous, quelque part en Touraine, en Picardie ou en Normandie encore : bonnes gens, vous en êtes pour vos frais, il était parti pour Carthage.

II. Le sujet.

Respectons la volonté de l’artiste, son caprice, et après avoir exhalé notre léger murmure, laissons-nous docilement conduire où il lui plaît de nous mener. Mais sachons du moins de quels éléments il disposait à l’origine, afin d’être à même de juger ce qu’il en a fait et ce qu’il y a ajouté de son propre fonds.

L’an de Rome 507, de Carthage 605, et avant Jésus-Christ 241, la première guerre punique étant terminée, les Carthaginois, qui avaient été contraints, par leurs dernières défaites, de signer avec les Romains un traité désavantageux, eurent à soutenir une autre guerre contre leurs propres soldats, les Mercenaires, qui avaient servi sous leurs généraux en Sicile. C’est cette guerre qui ne dura pas moins de trois ans et demi et qui fut marquée par des cruautés sans exemple, même en ces âges cruels, cruautés surpassées et couronnées elles-mêmes à la fin par une vaste scène d’anthropophagie, que l’auteur de Salammbô a prise pour base et pour canevas de son ouvrage, roman ou espèce de poème en prose.

Polybe est ici notre guide principal. Il a cru devoir insister sur cette guerre atroce, que quelques-uns avaient qualifiée d’inexpiable, et il en a tiré une leçon politique sur les dangers qu’il y a pour un État à se servir de troupes étrangères, surtout quand elles sont comme celles-ci, confuses et ramassées de toutes parts.

Giscon, général carthaginois, gouverneur de Lilybée, chargé du commandement après la démission du général en chef Hamilcar, avait prévu le danger, et, pour le conjurer, il n’avait renvoyé de Sicile en Afrique les troupes étrangères, qu’on allait licencier, que partie à partie et par détachements ; mais les Carthaginois, au lieu de payer ces nouveaux arrivants au fur et à mesure, et de les éloigner avant qu’ils fussent en nombre, avaient retardé le paiement de la solde sous plusieurs prétextes ; et bientôt ces étrangers, se trouvant concentrés dans Carthage, y commirent des désordres qui forcèrent de prendre un parti. C’est alors qu’après un léger à-compte payé, on obtint de leurs officiers de les emmener à Sicca, à quelques journées de marche dans l’intérieur ; mais, au lieu de garder à Carthage même, comme d’ailleurs les Mercenaires le demandaient, leurs femmes, leurs enfants et leur butin, ce qui eût pu servir ensuite de garantie et d’otages, on expulsa du même coup et on leur fit emporter tout ce qui leur appartenait. Il y eut par suite à Sicca un rassemblement inusité, qui ressemblait à une halte de tout un ramas de peuples en voyage. Se voyant de loisir et complètement livrés à eux-mêmes, comptant leurs forces et sentant croître leurs besoins, ils s’exaltèrent dans leurs prétentions ; la masse fermenta, des chefs ambitieux soufflèrent l’esprit de sédition, et lorsque Hannon, qui commandait pour les Carthaginois en Afrique, se fut rendu à Sicca et qu’au lieu de payer la totalité de la solde promise, il parla de réductions et de sacrifier une partie de la dette, on peut imaginer comme il fut reçu. Les propositions mêmes d’Hannon, si peu faites déjà pour satisfaire les intéressés, étaient encore dénaturées par des truchements infidèles qui les rapportaient en toutes sortes de langues à cette multitude bigarrée, composée d’Espagnols, de Gaulois, de Liguriens, de Baléares, de Grecs de la pire espèce, et surtout d’Africains ; c’était bien là le cas de dire que la plupart de ceux qui traduisaient, trahissaient. Dans le mouvement de fureur dont ils furent saisis en entendant ces propositions d’Hannon, ainsi frauduleusement transmises, les Mercenaires se mirent en marche au nombre de vingt mille, et, pour appuyer leurs menaces, ils vinrent camper au rivage de Tunis en vue de Carthage, à une lieue environ. Les Carthaginois effrayés leur envoyèrent des vivres ; le Sénat leur dépêchait chaque jour de nouveaux parlementaires et cédait en détail à toutes leurs demandes : pour régler le gros de l’affaire, on convint de s’en remettre à Giscon, ce même général qui avait commandé les étrangers en Sicile, qui savait, aussi bien qu’Hamilcar, leurs services et leurs exploits, et qui avait plus de prise sur eux qu’Hannon général de l’intérieur.

Giscon était près de réussir dans la composition qui se négociait, lorsque deux hommes dont l’histoire a conservé les noms se jetèrent à la traverse : un certain Campanien nommé Spendius, autrefois esclave chez les Romains, homme fort et hardi jusqu’à la témérité, et qui craignait, si les affaires s’arrangeaient, d’être rendu à son maître comme fugitif ; et un certain Mathos, Africain, qui, engagé dans la première sédition, avait tout intérêt à pousser les choses à l’extrémité. Ces deux hommes s’opposent à l’accommodement et agitent en tous sens les foules. Les officiers sont impuissants à maintenir l’ordre ; plusieurs y périssent : dans ces cohues d’étrangers de toute nation, il n’y avait, nous dit Polybe, que le mot frappe qui fût entendu de tous indistinctement et qui semblât de toute langue, parce qu’il était sans cesse en usage et pratiqué. Giscon se voit arrêté au milieu de ses opérations d’arbitre ; son trésor est pillé, et lui-même avec ceux de sa suite jeté en prison après toutes sortes de traitements indignes. La guerre commence, la plus abominable des guerres.

Les Mercenaires, tout étrangers qu’ils étaient à Cartilage, renfermaient dans leurs rangs beaucoup d’Africains ; ils trouvèrent moyen d’intéresser les provinces d’Afrique à leur ressentiment. On entrevoit très-bien, par la facilité qu’ils eurent de faire soulever des villes et des provinces entières, que les Carthaginois proprement dits étaient des colons conquérants qui s’étaient établis principalement sur les côtes, mais qui ne s’étaient pas fondus avec les populations autochtones, qui les dominaient, les pressuraient au besoin, et qui n’étaient pas bien vus d’elles. Aussi eurent-ils là, comme les Romains, leur guerre sociale, et en partie leur guerre servile.

Cette guerre interne, ainsi menée traîtreusement contre Carthage par Mathos et Spendius, un Africain et un esclave, fut marquée par toutes sortes de vicissitudes. Hannon, général carthaginois peu capable et qui n’eût été bon qu’à être un munitionnaire, mit les choses à deux doigts de leur perte. On nomma à sa place Hamilcar Barca, le père d’Hannibal, aussi habile capitaine qu’homme d’État ferme et vigoureux. Il eut une première victoire brillante, gagnée à la faveur d’une marche imprévue et hardie à travers l’embouchure d’un fleuve, le Macar, qui n’était ensablé et guéable que par de certains vents : Hamilcar, qui avait remarqué cette circonstance singulière, en usa pour tourner et surprendre l’ennemi. Sa réputation, la haute estime qu’il inspirait, lui attirèrent l’alliance d’un certain chef numide nommé Naravase, qui était d’abord avec les révoltés, mais qui, faisant subitement défection, vint s’offrir à lui avec ses cavaliers. Hamilcar, voyant l’enthousiasme et l’ingénuité de ce jeune homme, promit de lui donner sa fille en mariage, à la condition qu’il demeurerait fidèle aux Carthaginois.

Malgré ses premiers succès, Hamilcar s’étant joint avec Hannon, puis avec le général qui succédait à ce dernier, reperdit ses avantages et la supériorité qu’il avait d’abord acquise sur les ennemis. Les deux villes restées jusqu’alors fidèles à Carthage, Utique et Hippone-Zaryte, se livrèrent aux étrangers. Carthage elle-même se vit assiégée, serrée de près. Cependant Hamilcar, sans qu’on s’explique trop comment, reprit encore une fois le dessus, et après une suite de marches et d’actions habilement ménagées, il fit si bien qu’il enferma les étrangers dans un lieu, dans une espèce de champ clos appelé La Hache, parce que le terrain offrait assez la forme de cet instrument ; il les y réduisit d’abord à une telle famine qu’ils se virent contraints de se dévorer les uns les autres ; et finalement, après s’être saisi de la personne de leurs chefs, qui étaient venus parlementer auprès de lui, il écrasa avec ses éléphants ou tailla en pièces toute cette armée, dont pas un soldat ne réchappa : elle n’était pas moindre que de quarante mille hommes.

Mathos n’était pas avec cette armée ; on l’alla assiéger dans Tunis, et pour l’avertir du sort qui l’attendait, on mit en croix Spendius et les autres chefs captifs à la vue des assiégés. Mathos eut là encore un retour de fortune ; il battit dans une sortie le collègue d’Hamilcar, et l’ayant pris, lui fit subir le même supplice qu’on avait infligé à Spendius, en l’attachant ignominieusement à la même croix. Hamilcar cependant eut raison, une dernière fois, de Mathos qui s’était remis en campagne, et, l’ayant fait prisonnier, il le livra à la fureur des Carthaginois qui, le jour du triomphe, assouvirent sur lui leur vengeance par mille cruautés.

Telle fut en résumé cette guerre horrible entre toutes les autres, et de laquelle Polybe a dit qu’il n’en savait aucune où l’on eût porté plus loin la barbarie et l’impiété.

C’est celle que M. Flaubert a choisie pour fond et pour sujet de son récit, et qu’il a voulu peindre dans tout le détail de ses atrocités, l’offrant comme une espèce de type de la guerre chez les Anciens ou du moins chez les peuples d’Afrique. On pourrait croire que les raffinements de cruauté qui s’y exercèrent l’ont tenté, et qu’il y a vu une suite de scènes appétissantes pour un pinceau que la réalité, quelle qu’elle soit, attire, mais qui, tout en cherchant, en poursuivant partout le vrai, paraît l’aimer surtout et le choyer s’il le rencontre affreux et dur.

III. Analyse du livre.

Cependant il fallait animer, entourer, motiver tout cela : il y fallait mettre un couronnement, une flamme, un prestige. C’est ici que la tentative de M. Flaubert se dessine nettement à nous. Tout en aimant la réalité, il n’avait pour base et pour texte authentique qu’un récit de quelques pages ; il lui fallait inventer ou retrouver tous les détails, tous les accessoires. Il y vit une occasion toute naturelle et nécessaire de ressusciter Carthage et ses ruines si abattues depuis le temps de Marius. L’archéologie est à la mode ; elle est devenue non plus une auxiliaire, mais, si l’on n’y prend garde, une maîtresse de l’histoire. Elle s’impose. Une médaille, une inscription, un pan de mur découvert, une poterie quelconque, sont choses désormais respectables et presque sacrées : des savants ingénieux sont arrivés à tirer de ces fragments, en apparence si mutilés et si secs, des conséquences de tout genre et d’un grand prix. Il ne faut rien s’exagérer pourtant, et lorsque du détail d’une civilisation on ne sait guère que ce qu’en apprennent les fouilles, et que ces fouilles ont rendu aussi peu qu’elles l’ont fait jusqu’ici sur le sol de Carthage, on se trouve bien en peine, malgré les travaux des Beulé et des Falbe, pour tout remettre sur pied et pour tout restituer. Néanmoins M. Flaubert, voyageur en Orient, en Syrie, en Egypte et dans le nord de l’Afrique, a cru pouvoir, à l’aide du paysage où il sait si bien lire, à l’aide des mœurs et des physionomies de race plus persistantes là qu’ailleurs, et moyennant des inductions applicables aux peuples de même souche et aux civilisations de même origine, rapprocher et grouper dans un même cadre une masse de faits, de notions, de conjectures, et il s’est flatté d’animer cet ensemble qu’il appellerait Carthage, de manière à nous intéresser en même temps qu’à nous initier à la vie punique si évanouie, et qui n’a laissé d’elle-même aucun témoignage direct. Je crois avoir défini la tâche qu’il s’est proposée, dans tout ce qu’elle a de complexe et d’horriblement difficile.

Il n’existe pas d’historien ni de poète carthaginois. On n’a que le récit de la navigation autour de l’Afrique, le Périple de cet Hannon de qui Montesquieu a dit si magnifiquement : « C’est un beau morceau de l’Antiquité que la Relation d’Hannon : le même homme qui a exécuté a écrit ; il ne met aucune ostentation dans ses récits. Les grands capitaines écrivent leurs actions avec simplicité, parce qu’ils sont plus glorieux de ce qu’ils ont fait que de ce qu’ils ont dit. Les choses sont comme le style. Il ne donne point dans le merveilleux… » Remarquons bien, en passant, que ce seul monument qu’on ait de la littérature carthaginoise est simple, nullement étrange ni emphatique. Hors de là, on n’a sur les Carthaginois de témoignages un peu rapprochés que ceux d’Aristote et de Polybe, deux hommes souverainement raisonnables, et qui ne nous transmettent également sur eux que des idées saines ; on vivait et l’on dormait en paix là-dessus. A vrai dire, on ne s’intéresse plus guère à l’antique Carthage que par deux choses diversement immortelles, l’une vraie et l’autre mensongère : Hannibal et Didon ; celle-ci, la création la plus touchante que nous ait laissée la poésie des Anciens ; celui-là, à cause des obstacles de toute nature qu’il rencontrait sur sa route glorieuse et du génie qu’il mit à les vaincre, offrant « le plus beau spectacle que nous ait fourni l’Antiquité » : c’est encore Montesquieu qui dit cela. A part ces deux grands noms, des plus beaux, il est vrai, et des plus présents entre tous ceux de la poésie et de l’histoire, on sait très-peu et l’on s’inquiète peu aussi de Carthage et de son intérieur. L’ignorance même où l’on est de la vie habituelle et du tous les jours de ce peuple laissait d’autant plus le champ libre à M. Flaubert. Il en a usé largement ; il a créé de toutes pièces sa cité et ses habitants ; et, chose piquante ! en nous développant et en nous peignant à plaisir des personnages et des mœurs si étranges, si semblables de tout point à des monstruosités, à force de s’y enfermer et d’y vivre, il croira n’être que vrai, réel, et ne faire que reproduire une image exacte ou équivalente de ce qui se passait ou qui existait en effet. Mais j’ajourne toute réflexion, et j’en viens à l’analyse de Salammbô.

Le récit, qui se divise en quinze chapitres ou tableaux, commence au moment où les Mercenaires accumulés dans Carthage inquiètent la population et les magistrats. Ils sont attablés à un grand festin pour célébrer l’anniversaire d’une de leurs victoires en Sicile, et on leur a livré pour cette orgie soldatesque les jardins même d’Hamilcar leur ancien général, alors absent de Carthage et pour le moment peu en faveur auprès de ses concitoyens. Le festin est vivement décrit, avec ses gradations de gaieté, d’ivresse, d’exaltation et de délire. Chaque espèce et chaque nation de soldats est dépeinte avec son air, ses gestes, ses armures. Dans un moment de fermentation, on délivre les esclaves d’Hamilcar. Spendius, qui sera un des futurs généraux des Mercenaires, est du nombre. A peine introduit dans l’assemblée, et après avoir remercié ses libérateurs, il souffle autour de lui le feu et l’esprit de rixe, en remarquant qu’on n’a pas donné aux Mercenaires pour le festin les coupes réservées à la légion sacrée : c’était une légion de jeunes patriciens. Les soldats aussitôt, se croyant méprisés, envoient demander ces coupes d’honneur qui sont conservées dans un temple, et qu’on leur refuse. Giscon, le général carthaginois, est obligé de venir en personne, à cette heure de nuit, leur donner des explications qui ne font que les irriter. De dépit et hors d’eux-mêmes, ils se jettent alors sur les jardins réservés d’Hamilcar et pénètrent dans l’enceinte où étaient de petits bassins peuplés des poissons de la famille Barca, ayant des pierreries et des anneaux à la gueule ; espèces de dieux lares, de pénates aquatiques. Les Barbares s’amusent à prendre et à tuer ces poissons. C’est alors qu’avertie par le tumulte, la fille d’Hamilcar, Salammbô, descend de l’étage supérieur qu’elle habite dans le palais. Salammbô, cette sœur ou demi-sœur d’Hannibal, — une sœur de père, — est une vierge qui vit dans les pratiques sacrées. Elle n’est pourtant qu’à demi prêtresse ou plutôt elle n’est que dévote et, comme qui dirait, ayant le petit voile ; elle a été nourrie et a vécu jusque-là dans la contemplation, dans le culte de la déesse Tanit, l’éternelle Vénus, le principe femelle, de même que Moloch est le principe mâle. Habitant à côté des prêtres eunuques consacrés à la déesse et qu’elle convoque souvent dans sa maison, Salammbô s’est tenue isolée et s’est fait un asile tout particulier de rêverie, d’innocence et de mysticisme. Elle n’adore la déesse voluptueuse et féconde que sous sa forme la plus éthérée, la plus pure, celle de la lune ; c’est une Elvire sentimentale, qui a un pied dans le Sacré-Cœur :

« Personne encore ne la connaissait. On savait seulement qu’elle vivait retirée dans des pratiques pieuses. Des soldats l’avaient aperçue la nuit, sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles, entre les tourbillons des cassolettes allumées. C’était la lune qui l’avait rendue si pâle, et quelque chose des dieux l’enveloppait comme une vapeur subtile. Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres. Elle marchait en inclinant la tête, et tenait à sa main droite une petite lyre d’ébène. »

Elle descend donc au milieu des Barbares, marchant à pas réglés et même un peu gênés à cause de je ne sais quelle chaînette d’or qu’elle traîne entre ses pieds, suivie d’un cortège de prêtres imberbes et efféminés qui chantent d’une voix aiguë un hymne à la déesse, et elle-même déplore la perte de ses poissons sacrés. Elle menace, si le désordre continue, d’emporter avec elle le Génie de la maison, le serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus : « Je sifflerai, il me suivra, et, si je monte en galère, il courra dans le sillage de mon navire, sur l’écume des flots. »

Tout ce qu’elle chante est harmonieux ; elle s’exprime dans un vieil idiome chananéen que n’entendent pas les Barbares ; ils n’en sont que plus étonnés. Cette langue qui, apparemment, était celle de la religion punique, est, comme le latin liturgique du Moyen-Age ou comme le sanscrit dans l’Inde, une langue sacrée inintelligible au vulgaire. Quoi qu’il en soit, dès que Salammbô se présente, on a aussitôt reconnu, à sa démarche et à tout son air, moins une sœur d’Hannibal qu’une sœur de la vierge gauloise Velléda, transposée, dépaysée, mais évidemment de la même famille sous son déguisement.

M. Flaubert, dans ce livre d’un art laborieux, n’a fait que reprendre en effet et recommencer sur la civilisation punique la même entreprise épique que Chateaubriand a tentée, il y a plus de quarante ans, dans les Martyrs, pour l’ancienne civilisation gréco-romaine aux prises avec le Christianisme. Il renouvelle à son tour ce grand effort, dans des conditions particulières, bien moins avantageuses à ne considérer que les sources, la matière et l’intérêt, et cependant avec une intention et une prétention plus marquée, plus formelle, de tout restaurer du passé. A la manière dont il appuie sur chaque détail, sur chaque point environnant, il semble n’avoir pas voulu faire un poème, mais plutôt un tableau vrai, réel. Or, je demande déjà (et chacun en est juge) si introduire et répandre sur le petit nombre de faits positifs donnés par Polybe et répétés par d’autres historiens un élément religieux et mystique de cette nouveauté conjecturale, et bientôt un élément de passion amoureuse et tout à fait romanesque, ce n’est pas faire un poème, une invention au premier chef. — Mais je continue d’exposer.

Salammbô qui n’est comprise, dans ses psalmodies, que des prêtres débiles et tremblants qui l’accompagnent, n’en séduit pas moins les Barbares ou du moins quelques-uns. Un jeune chef numide semble surtout la dévorer des yeux : c’est ce même Naravase (ici Narr’Havas), que le bon Rollin, qui n’y regardait pas de si près, appelle « un jeune seigneur », et que Polybe a nommé comme un des prochains auxiliaires d’Hamilcar, lequel lui promettra sa fille en mariage. Mathos le Lybien (ici Mâtho) se dessine également dès cette première scène. A un moment, Salammbô, qui en a fini de ses chants mystiques, se met à interpeller directement les Barbares :

« Salammbô n’en était plus au rythme sacré : elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares, délicatesse de femme pour attendrir leur colère. Aux Grecs elle parlait grec, puis elle se tournait vers les Ligures, vers les Campanéens, vers les Nègres, et chacun en l’écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie. Emportée par les souvenirs de Carthage, elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient. Elle s’enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait les bras ouverts. Sa lyre tomba, elle se tut ; — et, pressant son cœur à deux mains, elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l’agitation de tous ces hommes. »

C’est alors que l’Africain Mâtho se penche involontairement vers elle. Par un mouvement rapide, et entraînée vers lui elle-même, elle lui verse du vin dans une coupe d’or pour se réconcilier avec l’armée, et lui dit : Bois ! Mais un Gaulois présent, et qui, comme tous les Gaulois et les zouaves de tous les temps, est un peu loustic et ne voit partout que prétexte à la gaudriole, se met à plaisanter en langage de son pays. Mâtho veut savoir ce qu’il a dit : Spendius le Grec, l’homme de toutes les langues, le lui explique. Cela voulait dire : A quand les noces ? Et pourquoi ?

« C’est que chez nous, disait le Gaulois, lorsqu’une femme fait boire un soldat, elle lui offre par là même sa couche. »

A peine la phrase est-elle finie que Narr’Havas, amoureux déjà et jaloux comme un tigre, bondit, et, tirant un javelot de sa ceinture, le lance contre Mâtho, dont il cloue le bras sur la table. Mâtho arrache le javelot ; une rixe s’engage. Salammbô disparaît. Mâtho, tout blessé qu’il est, et comme si de rien n’était, dirigé par Spendius qui connaît les êtres du palais pour y avoir été esclave, se lance à la recherche de Salammbô sans la trouver et sans l’atteindre. A ces fureurs et à cette poursuite, la nuit entière est passée. Du haut d’une des terrasses élevées du palais, Spendius et Mâtho (mais celui-ci trop absorbé déjà pour être attentif à autre chose qu’à l’idée fixe de son amour) voient tout à coup l’aube blanchir à l’horizon, et bientôt le soleil émerger et se lever sur Carthage. La description est belle, très-belle : il y a un tel encombrement et une telle continuité de descriptions dans ce volume qu’elles gagnent certainement à être découpées et détachées. Je donnerai celle-ci comme un premier spécimen :

« Ils étaient sur la dernière terrasse. Une masse d’ombre énorme s’étalait devant eux, et qui semblait contenir de vagues amoncellements, pareils aux flots gigantesques d’un océan noir pétrifié.

Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient ; à gauche, tout en bas, les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu, se découpaient sur la pâleur de l’aube, et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture d’écume blanche oscillait, tandis que la mer, couleur d’émeraude, semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. Puis, à mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermœum commençait à pâlir. Tout au haut de l’Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d’Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil. »

Puis, après l’aube, l’aurore, Carthage s’éveille ;

« Tout s’agitait dans une rougeur épandue, car le Dieu, comme se déchirant, versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d’or de ses veines. Les éperons des galères étincelaient, le toit de Khamon paraissait tout en flammes, et l’on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s’ouvraient. Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues. Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes. Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques, des cigognes s’envolèrent, des voiles blanches palpitaient. On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrées ; et, à la pointe des Mappales, les fourneaux pour cuire les cercueils d’argile commençaient à fumer. »

J’admire la conscience et le pinceau du paysagiste : mais de même que Salammbô m’a rappelé Velléda, je me rappelle inévitablement ici tant de belles descriptions de l’Itinéraire, et particulièrement Athènes contemplée du haut de la citadelle au lever du soleil : « J’ai vu du haut de l’Acropolis le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette… » Le panorama de Carthage vue de la terrasse d’Hamilcar est un paysage historique de la même école, et qui accuse le même procédé ; ce qui ne veut pas dire qu’il ne soit pris également sur nature, du moins en ce qui est des lignes principales. Et puis, comme le Gaulois est né malin et qu’il y en a dans l’armée des Mercenaires, je ne fais qu’imiter leur exemple en y mêlant, vaille que vaille, le souvenir de cette gaie parodie chantante, Paris à cinq heures du matin :

L’ombre s’évapore,
Et déjà l’aurore
De ses rayons dore, etc.

Il faut bien rompre, de temps en temps, le trop de solennité et de monotonie par une chanson.

Je continuerai cette analyse de Salammbô, et j’y ajouterai un jugement et quelques doutes sur le système embrassé par l’auteur, et que tout son talent et tout son effort, également visibles, n’ont pu me faire accepter.