(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Mémoire de Foucault. Intendant sous Louis XIV »

Mémoire de Foucault
Intendant sous Louis XIV

Publiés par M. Baudry
(Suite et fin.)

I.
Foucault en Béarn

Pour être juste, il faut convenir que la mission de Foucault, arrivant en Béarn, était difficile : ce pays, autrefois converti en masse au calvinisme par Jeanne d’Albret, et, depuis sa réunion à la France, reconquis à la religion catholique, moyennant expédition militaire, par Louis XIII et son ministre de Luynes, en 1620, n’avait jamais été régulièrement administré ; le Parlement de Pau avait exercé l’autorité jusqu’à l’année 1682, qu’on y avait envoyé pour la première fois un intendant, Du Bois-Baillet. Ce M. Du Bois ayant excité les plaintes de tous les Ordres de la province et n’ayant réussi qu’à cabrer les esprits, on le mit à Montauban, par manière de récompense, à la place de Foucault, et celui-ci alla en Béarn, dont il fut le deuxième intendant.

Il y a dans son Journal une histoire assez amusante, qui marque bien le désordre et le laisser aller où l’on vivait dans cette contrée natale du bon Henri. Le procureur général près le Parlement de Pau était un sieur de Cazaux, homme des plus légers et qui était le premier à entretenir le désordre dans le Palais, « n’y venant que pour troubler les bureaux pendant l’instruction des procès, passant continuellement d’une Chambre à l’autre sans y être appelé, et seulement pour distraire les juges avec des discours frivoles ou en leur offrant du tabac », Notez que dans le Parlement de Pau, à ce même moment, le premier président, M. de La Vie, était relégué à Fontenay, en bas Poitou, depuis une année, pour malversations commises dans l’exercice de sa charge et pour s’être laissé corrompre par des présents. Sur trois présidents de Chambre il n’y en avait qu’un qui pût siéger, des deux autres l’un étant trop vieux, et l’autre trop jeune. La justice était sans aucune direction. M. de Cazaux avait donc beau jeu pour troubler tout dans le Palais ; et de plus il vivait publiquement avec la fille d’un avocat qu’il avait retirée chez lui. Or, il y avait dans la province un évêque des plus singuliers lui-même, et aussi extraordinaire en son genre que M. de Cazaux l’était dans le sien, M. Descîaux de Mesplées, évêque de Lescar ; il vivait tantôt bien, tantôt mal, avec le procureur général. Un jour qu’il était en veine de querelle avec lui, il vint trouver M. l’intendant et lui dit : « Qu’il y avait longtemps que sa conscience lui reprochait sa condescendance pour le procureur général, sur la vie scandaleuse qu’il menait, n’ayant pu l’obliger à mettre hors de chez lui la fille qu’il entretenait au vu et au su de tous ; qu’il était résolu, avant d’en venir aux monitions canoniques, d’avoir recours au Parlement, et de demander l’assemblée des Chambres pour se disculper envers la Compagnie, s’il était obligé d’agir par les voies ecclésiastiques. »

« Je crus donc, ajoute Foucault, devoir profiter de la conjoncture de leur brouillerie pour le bien de la justice et de l’ordre, et approuvait résolution de M. de Lescar, en lui disant qu’il ne pouvait trop tôt la mettre à exécution.

« Les Chambres s’étant assemblées deux jours après, M. de Lescar adressa la parole, moi présent, à M. de Cazaux, et, autant peut-être pour le mortifier que pour le corriger, lui fit un narré de tous les désordres de sa vie et conclut par supplier la Compagnie de trouver bon qu’en cas que M. de Cazaux ne rendît pas cette fille à son père, il se servît des voies canoniques dont l’Église se sert contre les adultères publics.

« M. de Cazaux, après avoir entendu patiemment et paisiblement M. de Lescar, se leva en pied, et, après l’avoir remercié des égards qu’il avait eus pour lui et de ses prudents et charitables avis, il lui promettait de renvoyer cette fille à son père, pourvu qu’il s’engageât par serment, devant la Compagnie, de ne la point prendre pour lui.

« Cette réponse excita l’indignation des graves magistrats et la risée de la jeunesse. Ainsi finit cette scène à Pau, mais elle eut du retentissement à la Cour ; car l’ayant mandé à M. le chancelier, il en fit rire le roi ; mais en même temps il y eut un ordre expédié, portant que M. de Cazaux viendrait rendre compte.au roi de ses actions. »

Nous ne pouvons que faire comme Louis XIV, et, tout en blâmant le sieur de Gazaux, rire aussi de sa facétie gasconne et de cette riposte à brûle-pourpoint au coup de pistolet à bout portant de l’évêque.

Tout n’est pas sombre dans ces pages des Mémoires de Foucault. Voulez-vous savoir ce que c’est au juste qu’une algarade, non pas dans le sens général figuré et comme celle qu’on vient de voir de prélat à magistrat, mais dans le sens propre et primitif ? Le mot est tiré de l’espagnol et de l’arabe, et il en est venu à exprimer un simulacre, une démonstration d’attaque, d’incursion, une insulte brusque, plus fastueuse que réelle, et où il entre, malgré tout, une nuance de ridicule. Foucault nous en a donné la meilleure définition en action, dans un récit qu’il a fait d’une expédition ou pointe du maréchal de Bellefonds jusqu’à Roncevaux. Le maréchal y alla avec 2,000 hommes, « par ordre du roi qui lui avait mandé d’aller faire une algarade aux Espagnols. » Louis XIV ne disait sans doute pas le mot en plaisantant, mais on va voir qu’en dehors de lui le sourire-se mêlait déjà à la chose. Aussitôt l’ordre reçu, le maréchal en transmet avis à l’intendant, et le prie de lui amener le plus de gentilshommes qu’il pourra. Foucault lui en amène deux cents ; et voilà tout ce monde en marche, sans s’être bien assuré qu’il n’y savait point de neige par les passages : le gentilhomme que le maréchal avait envoyé en reconnaissance s’était contenté de faire une demi-lieue, et était revenu dire que rien n’empêchait d’aller et que-les chemins jusqu’à Roncevaux étaient praticables.

« Cependant, nous dit Foucault, étant partie le lendemain de Saint-Jean-Pied-de-Port à quatre heures du matin, notre petite troupe n’arriva qu’à dix-heures du soir, ayant trouvé trois pieds de neige à deux lieues de Roncevaux. J’y arrivai le premier par un accident : je montais un cheval d’Espagne fort vigoureux et qui souffrait impatiemment la neige qu’il avait jusques au ventre, et je craignais, par les efforts qu’il faisait pour en sortir, qu’il ne se jetât dans le précipice qui était sur notre droite, car nous étions fort serrés par la montagne sur la gauche, le chemin n’ayant pas plus de quatre pieds de large. Je jugeai donc à propos de descendre de cheval, et je n’eus pas plutôt mis pied à terre que le cheval, sans hésiter, se jeta dans le penchant du précipice et descendit jusques au fond, en sorte que je fus obligé de faire à pied une lieue de chemin dans la neige. Il y avait vingt soldats commandés pour ranger la neige et faciliter le chemin. J’avançai jusques à eux pour les faire diligenter, et il ne nous parut sur les hauteurs que quelques pelotons de paysans armés de fusils, qui auraient pu, s’ils avaient osé, nous disputer le passage ; mais ils se contentèrent d’être spectateurs de notre marche. Vingt hommes auraient pu nous empêcher de passer. Le plus grand obstacle qui s’y trouva fut M. de La Valade, lieutenant du roi de Navarrenx, qui, étant d’une prodigieuse grosseur et hors d’état de se donner de lui-même et sans aide aucun mouvement, avait cru de son honneur d’être du voyage, quoi que M. le maréchal et tous ses amis eussent pu lui dire ; il s’était fait porter, par des Suisses de la garnison de Navarrenx qui se relayaient, et, comme ils allaient très-doucement et faisaient de temps en temps des pauses, cela retarda notre marche, et on le fit partir au retour deux heures avant le jour pour,éviter un pareil inconvénient. »

Il est grotesque, ce M. de La Valade qui se fait porter à l’algarade à bras d’hommes ; il parodie d’avance le mot de Bossuet, et veut montrer, lui aussi, « qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. » Foucault lui-même, qui ne rit guère, sent le comique de l’expédition ; et cela ne cesse pas pendant tout le temps. À la nouvelle de l’approche des Français, la Junte de Navarre, assemblée à Pampelune, s’empresse d’envoyer offrir les clefs de la ville ; mais le maréchal de Bellefonds qui, sur la fin de sa carrière militaire, n’en faisait jamais plus qu’il ne fallait, n’avait pas ordre d’ailleurs de pousser sa visite jusque-là ; on se contenta d’occuper l’abbaye de Roncevaux et d’y souper. Foucault à pied y entra en tête de l’avant-garde.

«  J’arrivai le premier à Roncevaux, où je trouvai les religieux de l’abbaye qui sortaient de l’église, où ils avaient été remercier Dieu de ce que les Français n’avaient pu passer à Roncevaux ; ils furent donc dans une grande surprise de nous voir. Je leur fis entendre en latin que nous venions les visiter, par ordre du roi, comme ses sujets, et pour leur offrir toute protection ; qu’ils avaient pour fondateur un roi de France, et qu’ils n’avaient aucun sujet de rien appréhender pour notre venue. Ils se rassurèrent donc et donnèrent ordre, autant que la précipitation de notre arrivée le put permettre, à la réception de M. le maréchal et à notre logement. M. de Bellefonds étant arrivé, leur confirma ce que je leur avais dit. Il trouva un mauvais souper, préparé chez le prieur où il était logé, de volaille étique et qui venait d’être tuée, avec un assaisonnement d’ail et de safran, dont personne ne mangea. Heureusement j’avais fait charger sur des mulets des pâtés, langues, et bonne provision de viandes froides, qui vinrent fort à propos et qui furent bientôt expédiées ; mais ce qui parut le plus extraordinaire et en même temps le plus agréable, c’est que nous fûmes servis à table par une demi-douzaine de très-belles filles, qui s’acquittèrent de très-bonne grâce de leur emploi. Je logeai chez le sous-prieur, chez lequel je vis une très-jolie fille qui disparut un moment après que-je fus arrivé. Ce bon sous-prieur fit garde toute la nuit à la porte de la chambre où je couchais, qui était la sienne, et où apparemment il avait son trésor. »

Le lendemain, après avoir entendu la messe dans l’église de cette abbaye à la Rabelais, où se voyaient les armes de Roland, on se mit en marche dès sept heures du matin pour rentrer en France ; on prit un autre chemin qu’en allant et où il n’y avait pas de neige :

« Tous les soldats étaient chargés de jambons et de barricots de vin, que leurs hôtes leur avaient donnés, car c’est le pays des jambons ; et je ne reçus aucune plainte d’exactions des soldats. »

Foucault ne manque pas d’écrire aussitôt à M. de Louvois pour rendre compte de l’expédition et assurer le roi du zèle de ses sujets de par-delà les Pyrénées, et de la bonne volonté des Navarrais espagnols à rentrer sous son obéissance comme étant leur prince légitime, successeur de Charlemagne. Et voilà comment se conduisait et comment finissait gaiement cette boutade de guerre, cette visite à main armée avec ou sans violons, une algarade !

Si Foucault n’avait fait que des expéditions de ce genre, suivies de légers mensonges pour chatouiller l’orgueil du maître, péché bien véniel, — s’il n’avait eu pour l’ordinaire qu’à s’occuper du règlement de la justice, de sa distribution équitable et intègre (ainsi qu’il le fit) et d’autres mesures de ce genre conformes aux vrais principes et à l’Ordonnance de 1667, nous le louerions comme un digne et fidèle élève de Colbert et de Pussort. Par malheur. Il avait charge de convertir les gens bon gré, mal-gré, et de justifier ce mot du roi répondant à M. de Croissy qui le proposait vers ce temps pour l’ambassade de Constantinople : « Il sera plus utile à mon service, dans la conjoncture des affaires de la religion, en France qu’à Constantinople. »

II.
Les conversions

Il faut convenir que l’histoire est difficile à écrire et que le vrai, à distance, est bien délicat à démêler au milieu des témoignages les plus divers et, à première vue, contradictoires.

Que lit-on, en effet, dans l’Éloge officiel de Foucault par M. de Boze, Éloge prononcé au sein de l’Académie des inscriptions dont il était membre honoraire ? Qu’y est-il sur cette partie si peu aisée à traiter, ce semble, de sa vie publique ?

« M. Foucault, nous dit sans aucun embarras le panégyriste académique, fut le seul intendant qui ne demanda point de troupes réglées : il aimait beaucoup mieux pouvoir concerter avec les missionnaires qu’ils avaient principalement à traiter dans leurs controverses, se chargeant de prêcher en son particulier les raisons d’État, et de procurer aux ministres de quelque mérite et à la noblesse indigente des grâces convenables. Ces ménagements lui réussirent au point que les villes, les bourgs et les cantons se convertissaient en corps et demandaient à démolir de leurs propres mains des temples que leurs pères avaient bâtis. Exemple trop unique, même au gré de celui à qui la gloire en était due ! »

Et comme on est à l’Académie des inscriptions, on n’oublie pas de citer la médaille frappée en l’honneur de Foucault par décision des États du Béarn, au revers de laquelle étaient représentés les députés venant en foule signer, à la face des autels, l’abjuration de leurs erreurs, avec une légende latine qui signifiait : « La Religion catholique rétablie dans le Béarn par des délibérations publiques de toutes les villes. »

Au contraire, j’ouvre l’ouvrage d’Élie Benoît Histoire de l’Édit de Nantes, à la date de 1685 : qu’y vois-je ? Une des pages les plus sanglantes, un des plus hideux tableaux de conversions par violence. Il y est dit, entre autres griefs, que Foucault se servait, pour la conversion du menu peuple, d’un homme de néant nommé Archambaud, que cet Archambaud menait des gens de sa sorte au cabaret et trouvait le moyen de les enivrer ; que le lendemain, lorsqu’ils étaient revenus à eux-mêmes, il leur allait dire, ou qu’ils avaient promis d’aller à la messe, et que s’ils prétendaient s’en dédire, il les ferait traiter comme des relaps ; ou qu’ils avaient mal parlé du gouvernement et des mystères catholiques, et que le seul moyen de se racheter d’une sévère punition était de se ranger à la religion romaine ; que l’affaire, ainsi amorcée et entamée sur des gens du commun, se poursuivit ensuite sur ceux d’une condition supérieure ; qu’en général l’artifice de l’intendant était de faire faire aux réformés, sous quelque prétexte, un premier acte extérieur qui pût être interprété pour une adhésion à la communion romaine, comme d’assister à un sermon, par curiosité ou par intimidation, et qu’ensuite, moyennant la peur d’être déclarés relaps et traités comme tels, il avait raison de son monde ; que, sans avoir eu besoin de demander des troupes, il s’était servi de celles qu’on faisait filer alors sur la frontière de l’Espagne et que commandait le marquis de Boufflers, et qu’il avait été commis par ces troupes, lui les dirigeant et les conduisant de ville en ville, de village en village, de véritables horreurs et cruautés. Et ces cruautés exercées comme des gentillesses par d’indignes soldats nous sont décrites de point en point, j’en fais grâce :

« C’était là, nous dit la Relation protestante, le plus fort de leur étude et de leur application que de trouver des tourments qui fussent douloureux sans être mortels, et de faire éprouver à ces malheureux objets de leur fureur tout ce que le corps humain peut endurer sans mourir. »

Je fais la part des exagérations et des invectives vengeresses chez des âmes ulcérées, et pourtant on n’invente pas absolument de pareils actes dans leur détail et avec toutes leurs circonstances. M. Cousin, qui traite avec tant de dédain les Relations d’Elie Benoît pour des époques antérieures, et qui, du haut de son esprit, a déclaré cet utile et modeste historien « une très-médiocre intelligence », serait obligé ici de convenir qu’il doit y avoir quelque chose de très-vrai dans ce fonds d’horreurs où un intéressé seul pouvait nous faire pénétrer77 : c’est chose si désagréable en effet que d’avoir à s’appesantir sur des atrocités ; cela même semble contraire au bon ton et au respect qu’on a pour soi et pour ses lecteurs. Aussi le chancelier d’Aguesseau s’est-il contenté, dans sa manière mesurée et polie, d’imputer à Foucault, sans aucun détail, le triste honneur d’avoir appliqué le premier en grand la méthode militaire des conversions :

« Je ne nommerai point, nous dit cet honnête homme timide, l’intendant qui, par une distinction peu honorable pour lui, fut chargé de faire le premier essai d’une méthode si nouvelle pour la conversion des hérétiques. Il était des amis de mon père et des miens, homme d’un esprit doux, aimable dans la société, orné de plusieurs connaissances et ayant du goût pour les lettres comme pour ceux qui les cultivent ; mais, soit par un dévouement trop ordinaire aux intendants pour les ordres de la Cour, soit parce qu’il croyait, comme bien d’autres, qu’il ne restait plus dans le parti protestant qu’une opiniâtreté qu’il fallait vaincre ou plutôt écraser par le poids de l’autorité, il eut le malheur de donner au reste du royaume un exemple qui n’y fut que trop suivi et dont le succès surpassa d’abord les espérances même de ceux qui le faisaient agir. Il n’eut besoin que de montrer les troupes, en déclarant que le roi ne voulait plus souffrir qu’une seule religion dans ses États ; et l’hérésie parut tomber à ses pieds. Les abjurations ne se faisaient plus une à une ; des Corps et des Communautés entières se convertissaient par délibération et par des résultats de leurs assemblées, tant la crainte avait fait d’impression sur les esprits, ou plutôt, comme l’événement l’a bien fait voir, tant ils comptaient peu tenir ce qu’ils, promettaient avec tant de facilité ! »

Mais cette crainte était-elle donc-venue d’elle-même ? et n’y avait-il pas eu de premiers faits, grossis, je le veux, exagérés peut-être, mais enfin des faits, odieux qui l’avaient partout propagée et répandue populations ?

Rulhière, d’après d’Aguesseau, n’en doute pas ; ce sage Rulhière, excellent historien de la Révocation, judicieux appréciateur de Louis XIV, dont il a tracé le plus ressemblant portrait à cette triste date, accorde à Foucault le rang et l’initiative d’application qui lui appartiennent. Il avait sous, les yeux, en écrivant, l’original même de la Relation de Foucault faite pour être mise sous les yeux du roi : « Il n’y est parlé ni de violences ni de dragonnades ; on n’y entrevoit pas qu’il y ait un seul soldat en Béarn : la conversion générale paraît produite par la Grâce-divine. » Foucault, dans ses Mémoires, est plus explicite, et je dois dire que tout ce qu’on y lit à ce sujet est fait pour confirmer bien plus que pour réfuter les reproches de ses accusateurs. Il en dit plus qu’il n’en disait au roi, et le restant du sous entendu se laisse très-aisément deviner.

Dans un voyage et séjour de cinq mois à Paris, pendant lequel il alla prendre souvent l’air de Versailles, il commença par se bien pénétrer des intentions du roi et de ses désirs ; il exposa à Louis XIV, dans une audience particulière, et lui fit agréer toute la partie ostensible et séduisante de son plan ; il ne parla que de l’amour, de la vénération des Béarnais pour la mémoire de Henri IV, sentiments qui avaient passé à son petit-fils. De rigueurs, il n’en fut un moment question que pour en rejeter aussitôt l’idée, et Foucault se fit fort d’arriver au but par une tout autre méthode que celle de son prédécesseur, laquelle avait si mal réussi. Le roi l’en loue ; puis on en vient au premier détail du plan proposé pour, faciliter les conversions :

« Je lui montrai, dit Foucault, la carte que j’avais fait faire du Béarn, avec la situation des villes et des bourgs où il y avait des temples ; je lui fis voir qu’il y en avait, un trop grand nombre et qu’ils étaient trop proches les uns des autres, qu’il suffirait d’en laisser cinq, et j’affectai de ne laisser subsister que les temples, justement au nombre de cinq, dans lesquels les ministres étaient tombés dans des contraventions qui emportaient la peine de la démolition du temple, dont la connaissance était renvoyée au Parlement, en sorte que, par ce moyen, il ne devait plus rester de temples en Béarn. Le roi approuva donc le retranchement des temples et la réduction à cinq. »

Foucault ne dit point s’il avertît le roi de cette ruse et de cette arrière-pensée insidieuse qui consistait, en réduisant les temples de la province de vingt à cinq, à ne désigner tout exprès, comme devant subsister, que ceux qui, par suite de contraventions déjà connues de lui, allaient tomber le lendemain sous le coup de la loi et être eux-mêmes démolis. Il est très-probable qu’il n’en souffla mot ; la probité de Louis XIV, on aime à le croire, n’aurait point consenti à une telle supercherie envers ses sujets.

De retour en Béarn (22 février 1685), Foucault, sûr désormais de son fait, se met à l’œuvre, et la conquête des âmes commence. On procède aussitôt à la démolition des quinze temples condamnés, qui est exécutée avec soumission, bien qu’à la consternation des réformés. C’est alors seulement que le stratagème se démasque :

« Après la démolition de ces quinze temples, nous dit Foucault, je fis attaquer les cinq restants par le procureur général, pour contravention aux édits et arrêts du Conseil. Leur procès fut bientôt fait, et les arrêts qui en ordonnèrent l’exécution furent exécutés sans perdre de temps, en sorte qu’en moins de six semaines il ne resta pas un temple dans tout le Béarn. Leur démolition engagea les ministres de sortir de la province, et, par leur désertion, ces faux pasteurs me laissèrent le champ libre aux conversions. »

Qu’en dites-vous ? et ne sentez-vous pas que, maître ainsi du terrain et ayant ses coudées franches, il va ne se refuser aucun moyen. Je dois dire que nulle part, ni avant ni après le voyage de Paris, le misérable embaucheur Archambaud, dénoncé par Élie Benoît comme l’agent subalterne des conversions parmi le peuple, n’est nommé dans ce Journal de Foucault ; mais cela ne prouve rien : il y a de ces agents qu’on emploie, qu’on paye, et qu’on rougirait de nommer. Quoi qu’il en soit, les conversions marchent vite ; Foucault en marque le chiffre croissant de mois en mois, presque de semaine en semaine. Il a l’idée heureuse d’employer des troupes qui sont sous sa main, celles du marquis de Boufflers, sans en demander exprès ; il n’a besoin que d’avoir toute latitude pour en user à son choix, avec discrétion. Ainsi ménagée, la douce pression militaire se fait sentir et opère tantôt de près, tantôt à distance. Croira qui voudra qu’il a tenu la main, comme il en prenait l’engagement, à ce qu’il n’y eut aucune violence :

« Le 18 avril 1685, j’ai demandé à M. de Louvois des ordres en blanc pour faire loger une ou plusieurs compagnies dans les villes remplies de religionnaires, étant certain que la seule approche des troupes produira un grand nombre de conversions ; que je tiendrai si bien la main à ce que les soldats ne fassent aucune violence, que je me rendrai responsable des plaintes qu’il en pourrait recevoir. Il est à observer que le roi n’avait pas envoyé des troupes en Béarn par rapport aux affaires de la religion, mais pour former le camp que Sa Majesté avait résolu d’établir sur la frontière d’Espagne. M. de Louvois m’ayant envoyé plusieurs ordres en blanc, il s’est converti six cents personnes dans cinq villes ou bourgs, sur le simple avis que les compagnies étaient en marche. »

Tous les articles qui suivent dans le Journal seraient à citer comme aveu naïf des inventions, ruses, douces contraintes, moyens de toutes sortes employés ; l’effroi, l’intérêt, les pensions, — même les livres de Bossuet et de l’abbé Fleury. Hélas ! que viennent faire les livres en pareille bagarre ? Foucault a en main bien d’autres moyens de persuasion. Il n’est pas gêné d’outre-passer les ordres de la Cour ou même de les supprimer, pour peu qu’ils puissent ralentir sa marche :

« M. de Torcy m’a envoyé, au mois de juillet, un arrêt du Conseil portant rétablissement d’un ministre pour baptiser les enfants de la Religion prétendue réformée, mais je n’ai pas jugé à propos de l’exécuter. »

À quoi bon songer à baptiser des nouveau-nés, quand on est en train, de supprimer d’emblée tout le peuple dissident, d’abolir la secte tout entière ?

« Depuis le 22 février que j’ai été de retour de Paris à Pau, jusques au mois d’août, il s’est converti, plus de quinze mille âmes. (Tout à l’heure il précisera mieux ce chiffre.) Il y en a eu beaucoup qui, à l’approche des gens de guerre, ont abjuré sans les avoir vus. (Mais quant à ceux qui les ont vus, il ne dit pas ce qui s’est passé.) La distribution d’argent en a aussi beaucoup attiré à l’Église. Le Béarnais a l’esprit léger, et l’on peut dire qu’avec la même ; facilité, que la reine Jeanne les avait pervertis, ils sont revenus à la religion, de leurs pères. »

Il y a des assemblées de gentilshommes, des villes entières qui demandent le temps de la réflexion, un répit d’une quinzaine, d’une huitaine de jours ; Foucault le leur refuse et les fait capituler à heure dite, montre en main :

« La ville d’Orthez a été la dernière à se convertir. J’y ai envoyé des gens de guerre, qui les ont réduits. (Voilà un aveu formel de la violence.).Ils m’avaient demandé quinze jours pour se faire instruire, mais c’était pour attendre le retour d’un courrier, qu’ils avaient envoyé à la Cour pour demander la liberté de faire l’exercice de leur religion. Ce terme expiré, ils me demandèrent encore huit jours pour donner le temps à leur courrier d’arriver. Je leur refusai, et de quatre mille religionnaires qu’il y avait à Orthez, il s’en convertit deux mille avant l’arrivée des troupes, en sorte que pendant le séjour que j’y fis avec des missionnaires ; ils se convertirent tous, à la réserve de vingt familles opiniâtres. »

Foucault ; là encore, parle bien de ce qui se fit avant l’arrivée des troupes ; il glisse, et coule sur ce qui se fit après. A ces odieux, procédés, il mêle parfois des airs d’honnête homme, des semblants de sentiment ; il joue le bon apôtre :

« Le sieur d’Audrehon, ministre de Lembeye, m’étant venu voir ; me dit qu’il sentait de grands mouvements dans son cœur pour embrasser la religion catholique ; mais qu’il avait encore besoin d’un, mois pour prendre sa résolution ; sur quoi, l’ayant fait entrer dans la chapelle du château de Pau, où M. l’évêque d’Oléron recevait l’abjuration d’un ancien avocat de Pau et où il y avait beaucoup de monde, je lui demandai s’il ne sentait rien dans son cœur qui le sollicitât, à la vue de son véritable pasteur, de s’aller jeter entre ses bras. Il m’avoua qu’il se sentait ému, et dans le moment je le pris par le bras et le conduisis vers l’autel, où il se mit à genoux devant M. l’évêque, qui lui donna l’absolution. Cette action fut d’une grande édification. »

Enfin tout le monde y passe : Foucault, triomphe ; il en a appelé au près du roi en personne du mauvais vouloir de Le Tellier et de Louvois :

« Le 1er juillet 1685, le Père de La Chaise m’a demandé que le roi prenait plaisir à lire mes Relations et mes lettres concernant les conversions du Béarn, et même que Sa Majesté les gardait. »

Voilà le fin mot de tant de zèle. Dans les deux mois qui suivent, Foucault se surpasse : de vingt-deux mille religionnaires qu’il y avait en Béarn, il s’en était converti, dit-il, vingt et un mille fin de juillet. Le mois suivant, tout est converti, sauf trois ou quatre cents qui restaient encore à ramener, à son départ de la province. Foucault quitte le Béarn en effet ; il a regagné ses éperons ; il retrouve une grande intendance, et est envoyé à Poitiers (septembre 1685).

Mais l’on comprend très-bien, après cette merveilleuse campagne et cette sorte de pêche miraculeuse à laquelle on vient d’assister, et qui faisait de Foucault l’intendant modèle, celui qui était proposé à l’émulation de tous les autres, que Louis XIV, trop bien servi et trompé dans le sens même de ses désirs, ait cru pouvoir changer de système ; qu’il ait renoncé à l’emploi et au maintien des Édits gradués, précédemment rendus dans la supposition que les conversions traîneraient en longueur, et que, persuadé qu’il n’y avait plus à donner, comme on dit vulgairement, que le coup de pouce (tant pis pour le grand roi, s’il n’est pas content de l’expression, mais je n’en sais pas de plus juste), il se soit déterminé à révoquer formellement l’Édit de Nantes. On lui avait tant dit et répété dans les mois précédents : Tout est fait, tout est quasi fait, qu’il le crut.

III.
Foucault à Caen en honnête homme

Ce serait par trop sortir de mon cadre étroit que de suivre Foucault dans la nouvelle intendance où il arrive tout prêt à déployer le même zèle, mais où il est contrecarré par Louvois de qui dépendait directement cette province du Poitou. Foucault y est gêné dans ses allures ; il ne peut procéder avec la même liberté que dans le Béarn ; il y a près de lui un nouveau converti, devenu lui-même ardent convertisseur, le marquis de Vérac, que Louvois a nommé lieutenant de roi du haut Poitou, et qui est en fréquent conflit d’autorité avec l’intendant. Celui-ci, par moments, semble tenté de redevenir modéré : c’est qu’il a à ses côtés un plus violent que lui et qui en a l’honneur. Foucault pourtant se permet encore, çà et là, de bien étranges choses ; il soutient la réputation terrible qu’il s’est faite, et, si quelquefois il critique en paroles, il n’est jamais homme à adoucir dans l’exécution les ordres qu’il reçoit. En fait de paroles, il commet un bien singulier Discours adressé aux gentilshommes du haut Poitou qu’il a fait assembler à Poitiers pour les exhorter à se convertir. L’Édit de Révocation venait enfin d’être lancé (octobre 1685), et c’était le thème sur lequel Foucault prêchait à ces gentilshommes d’un ton impératif la plus absolue doctrine de religion politique et administrative, cette grande erreur du temps et de plus d’un temps. Les historiens de notre époque, qui voudront être complets et définitifs sur cette branche religieuse du règne de Louis XIV, auront ici souvent à consulter Foucault pour montrer par plusieurs faits qu’il constate, à quelles absurdités et à quelles, impossibilités, l’on est conduit, quand on veut tenir un royaume comme le curé d’une paroisse tient un catéchisme de persévérance. Après plus de trois années, de toute manière assez peu glorieuses, où il avait eu à essuyer bien des disgrâces, et des dégoûts en récompense de son attachement connu à la mémoire et à la famille de Colbert, Foucault demanda instamment à M. de Seignelay, de le tirer de la dépendance, de Louvois, et il obtint de passer intendant à Caen, en janvier 1689.

Dès lors sa vie change, et n’étant, plus condamné à l’injustice, il redevient l’administrateur exact, ferme et assez aimable, qui va se faire une seconde et dernière réputation. Il fut témoin, en ces années d’intendance de Normandie, de deux événements sur lesquels son témoignage doit compter dans l’histoire. Il eut l’honneur, en juillet 1690, de recevoir et de régaler à son passage le roi Jacques détrôné et fugitif, qui avait pris sa route par Caen : il fut très-frappé de l’air indifférent, passif, de ce roi opiniâtre,« qui paraissait aussi insensible au mauvais état de ses affaires que si elles ne le regardaient point ; qui racontait ce qu’il en savait en riant et sans aucune altération. » Le roi Jacques se flattait à cette date, que « le peuple anglais était entièrement dans ses intérêts » ; et il imputait tout le mal au prince d’Orange et aux troupes étrangères que l’usurpateur avait fait passer en Angleterre. « Ce pauvre prince, nous dit Foucault parlant du roi Jacques et ne revenant pas de ses airs riants, croit que ses sujets l’aiment encore. » Illusion et forme de consolation propre à ces vieux souverains déchus ! Deux ans après Foucault fut témoin de ce qui se passa au combat naval de La Hogue, et du brûlement de nos vaisseaux : une narration confidentielle et sincère qu’il en adressa à M. de Ponchartrain sur la demande de ce ministre, jette un grand jour sur l’impéritie, le désordre, le peu de concert et d’activité des principaux chefs qui commandaient, et sur la part de torts qui revient à chacun.

Foucault, tout en vieillissant dans cette douce intendance, avait un secret désir et quelque vague espoir de devenir ministre, surtout quand il vit son ami Chamillart contrôleur général, M. de Ponchartrain, un autre ami, étant chancelier. Il attendit vainement, et, après avoir cédé par faveur spéciale son intendance de Caen à ce fils trop peu digne qui ne sut pas la garder, il dut se résigner à n’être finalement que conseiller d’État, et de plus chef du Conseil de Madame, mère du Régent : ce furent ses derniers honneurs. Académicien, il se délassait tantôt dans sa jolie maison d’Athis, tantôt dans son hôtel rue Neuve-Saint-Paul, au milieu de ses belles collections et dans la compagnie des savants. L’année où il mourut (1721), M. de Boze, secrétaire de l’Académie, fit son éloge78. De son vivant, il avait recueilli les plus flatteurs témoignages, et qui nous ont été conservés, — entre autres, de l’ancien évêque Huet, son ami particulier, dont il avait pris soin de rassembler les vers français épars, — de l’abbé Fraguier, qui, sur une découverte de ruines antiques faite autrefois près de Caen par M. Foucault, l’avait comparé en pleine Académie à Cicéron, questeur en Sicile, découvrant aux portes de Syracuse le tombeau d’Archimède. Ces beaux esprits gréco-latins, à force de vouloir tout orner, déguisent et transforment tout.

On a de Foucault un beau portrait gravé par Van Schuppen, peint par Largillière en 1698. Il était encore intendant de Caen à cette date, et âgé pour lors de cinquante-cinq ans. Il porte une ample perruque qui dérobe un peu la mesure du front. L’œil, le sourcil, le nez, tout le haut du visage, annoncent l’homme ferme, net et résolu. L’œil est ouvert et dur ; le nez tendineux et sec ; le menton est arrêté. Cependant l’ensemble, l’air de la physionomie semble assez riant. La bouche et le sourire sont aux gens de lettres : le reste est bien de l’administrateur et de l’intendant, même de celui du Béarn.

Fin du tome troisième