(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite.) »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français (suite.) »

Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc,
et à ce propos de l’ancien théâtre français68 (suite.)

Je voudrais, avant de continuer, qu’on eut bien présentes ces origines de notre ancien théâtre telles qu’on les peut surprendre en remontant aussi haut que possible dans le moyen âge. Même dans le cadre resserré où je me suis tenu ; on a  pu saisir parfaitement la marche et le progrès naturel du Mystère ou jeu dialogué, et par personnages, des sujets religieux et sacrés. D’abord il se passe dans le sanctuaire et dans l’église, et est tout latin ;

Puis, dans son premier mélange, à l’état de drame farci, c’est-à-dire dans son latin entrelardé de français, il se tient dans l’église encore ;

Puis, tout en français, mais encore timide, s’écartant peu des textes, sacrés et, pour ainsi dire, attenant, à l’église, il se joue tout contre et devant.

C’est cette dernière forme dont la pièce : d’Adam nous ai offert un premier exemple ; j’en ai indiqué les mérites bien commençant, bien élémentaires, rudes et grossiers encore. Cette pièce, assurément, n’était pas la seule en son genre ; il y en eut sans aucun doute plus d’une sur le même sujet depuis, le xiie  siècle, et chaque fois qu’on y revenait ( on peut le conjecturer sans crainte) le sujet était traité avec un développement croissant, était poussé plus loin. Peu à peu tout l’Ancien et le Nouveau Testament y passèrent et y défilèrent, mis et traduits en scènes et en personnages ; et les Vies des Saints, et les Miracles de la Vierge également. On brodait, on amplifiait, on y introduisait des légendes et des traditions de toutes mains ; on y intercalait des scènes vulgaires, d’une vérité et d’une copie contemporaine, attachante. Le théâtre s’élargissait en tout sens ; il envahissait la place publique. Selon une très heureuse expression pittoresque, on aurait dit, à de certains jours, que ces centaines de statues et de figures qui peuplaient les portails et les vitraux des cathédrales descendaient de leurs niches et de leurs verrières pour jouer en personne leur histoire devant le peuple69. Cela était devenu, au xve  siècle, un genre dramatique régnant, débordant, universel ; le xve  siècle, dans toute sa durée, fut l’âge florissant des Mystères. Il y a ainsi, pour les divers genres littéraires, des heures plus ou moins favorables et comme des tours de rôle : après des années de retard et d’attente, tel genre qui était primé par d’autres passe à son tour sur le premier plan et se donne toute carrière. Les Mystères qui avaient mis deux siècles à croître et à se former eurent ainsi leur promotion finale : le bas moyen âge est l’époque de leur entière célébrité et de leur triomphe. Est-ce à dire que nous allions trouver quelque œuvre qui soit un monument ?

Ah ! si l’on fait pareille étude sur les origines du Théâtre des Grecs, on est sûr d’y trouver son compte, d’être bientôt récompensé de la sécheresse des débuts. On a devant soi, et comme échelonnés de distance en distance, Eschyle, Sophocle, Euripide. Jusque dans les portions arides et tout en gravissant les premières pentes raboteuses, on a de loin en vue d’admirables temples, des colonnes de marbre pur se détachant sur une mer bleue, se découpant dans un ciel serein.

Ici rien de tel : nos perspectives, en avançant dans cette voie des Mystères, ne sont que des entassements de foule plus ou moins endimanchée et de confus échafauds. La cathédrale devant laquelle on joue peut être belle ; l’échafaudage, malgré les tentures et les magnificences d’un jour, n’est pas beau, — ni les masques non plus. Les grands et immortels drames de Polyeucte, d’Esther, d’Athalie, ne sont pas la suite et la continuation de ce premier mouvement et de cette production dramatique religieuse qui a fini sous les risées au xvie  siècle, il y eut interruption totale, et il fallut tout recommencer.

Dans le genre de la Farce et de la Comédie, ç’a été bien différent : Molière avec ses chefs-d’œuvre, au moins avec quelques-unes de ses pièces les plus gaies, est au bout de la comédie même du moyen âge et du xve  siècle : en attendant le grand homme et la grande comédie, la petite pièce a des récréations charmantes à offrir chemin faisant, presque à toutes les étapes. Il y a, dans le genre des farces et des soties, dans les genres gais, d’autres perles encore que cette jolie farce de Pathelin, la plus connue. Par malheur, pour l’art sérieux, il n’en est pas ainsi ; et, si le poëme épique du moyen âge, en France, n’a pas abouti, ne s’est pas réalisé en un chef-d’œuvre, il est bien plus vrai encore de dire que le Mystère, le drame religieux et sacré, ne s’est finalement résumé et épanoui chez nous dans aucune œuvre vraiment belle et digne de mémoire.

Quand je parle de beauté, je m’entends, et je m’adresse à ceux qui savent de quoi il s’agit, lorsqu’ils prononcent ce mot. Il peut y avoir dans un ouvrage de l’habileté, des parties passables et même assez bonnes, qui font dire : Ce n’est pas trop mal, des situations touchantes, des dialogues assez vifs et assez naturels, d’heureuses reparties et d’heureuses rencontres, des hasards ou des commencements de talent plus, ou moins de main d’œuvre et de métier (la plupart de nos mélodrames actuels ont de tout cela), sans qu’il y ait véritablement beauté. Il faut absolument, s’entendre au préalable là-dessus. Relisez un chant d’Homère, une scène de Sophocle, un chœur d’Euripide, un livre de Virgile ! grandeur ou flamme du sentiment, éclat de l’expression et, s’il se peut, harmonie de composition et d’ensemble (et s’il n’y A pas de composition proprement dite dans Homère, il y a une flamme perpétuelle, un feu et un torrent de poésie qui rachète tout), — ce sont là quelques-uns des traits et des conditions de cette beauté plus aisée à sentir qu’à définir. Ne la cherchons pas, ne nous y attendons pas ici, dans notre xve  siècle, nous serions déçus. Elle n’a brillé dans ses parfaits exemplaires, cette incomparable beauté, qu’une seule fois ou peut être deux fois sous le soleil. Il y a certes des beautés de différentes sortes et de différents degrés ; les manifestations de la vie et de l’âme humaine sont infinies. Accueillons-les toutes ; mais n’oublions pourtant jamais, nous tous qui l’avons vue ou entrevue, la beauté véritable ; gardons-en fidèlement la haute et délicate image au dedans de nous, ne fût-ce que pour n’en pas prodiguer à tout propos et n’en jamais profaner le nom, comme je le vois faire à d’estimables travailleurs qui ont beaucoup paperassé sur le moyen âge et qui ne connaissent que cela. Qu’on me dise que c’est curieux tant qu’on le voudra, — oui ; — mais que c’est beau, — non.

Maintenant je suis prêt à accepter de grand cœur tout ce que je vais rencontrer de caractéristique et d’intéressant.

I.

Pour type des Mystères à leur moment de grande célébrité et de solennité, il est naturel de prendre le plus important de tous, celui qui a donné son nom aux Confrères mêmes, fondateurs de notre ancien Théâtre régulier ; le Mystère de la Passion, et on n’a rien de mieux à faire que de le lire, dans sa version la plus étendue, tel qu’il a été imprimé avec les arrangements et additions du nommé Jean Michel, — que dis-je ? du « très-éloquent et scientifique docteur, maître Jehan Michel », ainsi qu’il est qualifié.

Qu’était-ce que ce Jean Michel, qui florissait vers 1480 ? Une grande discussion s’est émue à ce sujet entre les érudits. Était-il le très-excellent docteur en médecine et premier médecin de Charles VIII, ou bien était-ce un autre Jean Michel qui fut évêque d’Angers ? Les deux frères érudits, M. Paulin Paris et M. Louis Paris, diffèrent d’opinion sur cette question et se combattent. Pour moi, je me garderai de conclure70.

Ce qui est certain, c’est que ce Jean Michel, quel qu’il fût, n’avait fait qu’étendre et remanier un mystère antérieur auquel on a donné beaucoup d’éloges en ces dernières années et qui, par malheur, est resté jusqu’à présent manuscrit et inédit. C’est fâcheux, car ce serait le meilleur exemple à nous offrir de ces sortes de compositions dramatiques, si tant est que les érudits en telle matière ne se trompent pas en nous le déclarant le plus parfait en son genre. L’auteur, Arnoul Gresban, était un notable bachelier en théologie, chanoine de l’église du Mans, du temps de Louis XI. Il avait un frère également homme d’église, poëte et auteur dramatique. « Les deux Gresban au bien résonnant style », a dit Marot. D’après ceux qui goûtent le plus, ce mystère inédit d’Arnoul Gresban sur la Passion, il y aurait de jolies ou même de belles scènes dans la première journée qui remontait à la Création du monde ou du moins au lendemain de la Chute. J’attends toujours qu’on me les montre.

Et d’abord une Introduction, qui ne devait pas être jouée, exposait en 1,500 vers la Création, la chute des Anges et celle de l’homme, le meurtre d’Abel et la mort d’Adam, c’est-à-dire les préliminaires et les antécédents du sujet. Après cette Introduction, un prologue annonçait l’objet du véritable mystère : en quels termes ?

Au Limbe nous commencerons,
Et puis après nous traiterons
La hautaine narration,
Pour venir à la Passion
De notre Sauveur Jésus-Christ ;
Après la Résurrection,
Et l’admirable Ascension,
Et mission du Saint-Esprit.

Il me semble, dès à présent, que quelque chose ici fera défaut, ne fut-ce que la langue ; il serait fort singulier, on en conviendra, qu’un chef-d’œuvre commençât de la sorte.

Décidément les érudits se sont fort monté la tête sur ce drame non publié. Dès la seconde scène, Dieu le Père y est montré sur son trône, entouré de ses Anges et présidant à un débat que se livrent ses divers attributs personnifiés en plusieurs Dames, d’un côté la Paix et la Miséricorde, de l’autre la Justice et la Vérité. Il y a aussi la Sapience qui fut la cinquième Dame. La Miséricorde l’emporte, et il est décrété que le Créateur donnera son propre fils pour le salut des hommes. L’Enfer à peine informé s’en émeut ; Lucifer fait appel aux diables ses confrères et s’écrie :

Diables d’Enfer horribles et cornus,
Gros et menus, aux regards basiliques,
Infâmes chiens, qu’êtes-vous devenus ?
Saillez tout nus, vieux, jeunes et charnus,
Bossus, tortus, serpents diaboliques,
Aspidiques, etc., etc.

En avez-vous assez ? Eh bien ! il y a des gens qui admirent cela :

« Comment, s’écrie M. Onésime Le Roy71, tout émerveillé de cet appel, comment n’être pas frappé du contraste qu’offre l’imposant spectacle de la première scène avec tous ces damnés inopinément vomis par l’Enfer, avec ce feu roulant de malédictions et d’outrages ? Athalie n’a rien d’aussi tranché… »

Je le crois bien que les chœurs d’Athalie n’ont rien d’aussi tranché ! Et ils n’en valent pas moins pour cela.

M. Paulin Paris, un autre érudit des plus recommandables, qui n’hésite pas à trouver très-judicieuse cette admiration de M. O. Le Roy72, s’émerveille à son tour d’une assez jolie scène qui se passe entre des bergers.

En voici l’occasion : Joachim, le père futur de la Vierge, n’a pas d’enfants ; il est marié depuis vingt ans avec Anne qui semble condamnée à la stérilité. Les deux époux s’en plaignent ; Joachim surtout, dont l’offrande a été refusée au temple, en est tout mortifié. Il s’en va aux champs parmi ses bergers, qui ne peuvent lui arracher que des demi-mots et ne parviennent pas à le distraire. Mais bientôt, quand Dieu a pris en pitié et en gré les époux et qu’on apprend qu’Anne est enceinte, ces mêmes bergers expriment leur joie et se promettent de grandes réjouissances :

Melchi, l’un des bergers.

Que feront, tandis, brebiettes,
Que les pastoureaux repaîtront73 ?

Achin, un autre berger.

A l’ombre sous les épinettes
Et à la senteur des herbettes
Doucement se reposeront.

Melchi

Les pastourelles chanteront.

Achin.

Pastoureaux jetteront œillades.

Melchi.

Les Nymphes les écouteront,
Et les Dryades danseront
Avec les gentes Oréades.

Achin.

Pan viendra faire des gambades ;
Revenant des Champs-Élysées
Orphéus fera ses sonnades, etc.

Et tout cela pour la nativité de la Vierge Marie. Admirez la convenance !

Cet endroit, qui est en partie de l’arrangeur Jean Michel, nous est cependant signalé comme une addition et une variation bucolique fort heureuse. « On dira que voilà des bergers bien savants », s’écrie M. Paulin Paris ; « mais de quel droit l’auraient-ils été moins que ceux de Virgile et de Théocrite ? » Les bergers de Virgile peuvent, à la rigueur, être dits savants, mais ceux de Théocrite ne le sont pas ; M. P. Paris parle en homme qui a peu lu Théocrite. C’est précisément ce dont je me plains : plusieurs de ces érudits en moyen âge, et de ceux qui se sont les premiers lancés dans cette voie, n’avaient pas et n’ont pas en eux tous les termes voulus de comparaison.

Il est même piquant de voir comme, quand on sait une littérature, on en ignore volontiers une autre. Ainsi M. Louis Paris, frère du précédent, parlant sévèrement de Boileau, dans ses utiles études sur les Mystères, écrira tout couramment : « On ne nous accusera pas d’irrévérence quand nous dirons que le législateur du Parnasse, l’ami de Racine et de Quinault, n’avait pas lu le théâtre qu’il condamnait…..74 » Boileau, l’ami de Quinault ! Mais cela ferait supposer que vous-même vous n’avez jamais lu Boileau !

Je ne tiens pas à prendre en défaut mes savants confrères qui ont tant à me renseigner sur ces sujets un peu ingrats, où notre légèreté se rebute aisément ; mais eux-mêmes, je le leur demande, n’ont-ils pas commencé à me faire querelle tout les premiers, en me reprochant d’anciens jugements un peu trop absolus peut-être, que je crois vrais pourtant dans le fond, et que je suis prêt d’ailleurs à modifier, à amender, autant que mon goût mieux informé pourra y consentir ?

Laissant donc le mystère inédit dont on ne peut juger sur parole, je m’en tiens à celui que j’ai sous les yeux, imprimé, et qui a pour sujet la Passion de Notre-Seigneur. Une analyse détaillée pourrait seule en avoir raison ; mais qu’on n’attende pas que je l’entreprenne : M. L. Paris, qui s’en est acquitté, n’y a pas consacré moins d’un volume in-4°. Le mystère est précédé d’un sermon, adressé par l’auteur au public, une sorte de prône qui roule tout entier sur quatre mots de l’Évangile : « Verbum caro factum est, le Verbe s’est fait chair », et qui n’a guère moins de 1,000 vers. On pense bien que cet avertissement n’était pas débité en public. Mais un second sermon, qui commençait effectivement la pièce, est une prédication de saint Jean-Baptiste sur ce texte d’Isaïe : « Parate viam domini… Préparez la voie du Seigneur… » Ce sermon, grâce à Dieu, a moins de 300 vers dans sa première partie.

Et ceci est une remarque essentielle et tient à la forme même dont il s’agit, forme qui en est une à peine et qui n’exigeait de la part des auteurs aucuns frais d’invention. L’œuvre de Jean Michel au complet, les deux mystères, Nativité et Passion, ont un peu moins de 50,000 vers : excusez du peu. Mais, en revanche, l’ouvrage d’Arnoul Gresban, qui est la souche, n’en a, dit-on, que 27,000, comme si c’était peu de chose. En général, l’infini, ou l’indéfini, l’interminable, est le cachet de ces œuvres sans art. On pouvait les grossir et les étendre à volonté. Le mystère de la Passion, joué à Valenciennes, se divisait en 25 journées ; un seul rôle, celui du Christ, pouvait contenir plus de 3,400 vers. Le répertoire des noms contenus au jeu des Actes des Apôtres accuse 485 personnages, ce qui a fait dire que « la moitié d’une ville était occupée à amuser l’autre. » Ces gens-là ont la passion du long. ; ils n’ont pas l’idée du groupe, ni de la proportion et de la mesure. Tout se déroule, rien ne se noue.

Après la prédication de saint Jean, l’action (si action il y a) commence. On a sous les yeux une suite de scènes qui devaient avoir beaucoup d’intérêt pour des spectateurs nourris de ces sujets saints, et dont toute la vie se passait au sein des croyances, au milieu de tout ce qui les retraçait. Le Conseil des Juifs, Caïphe en tête, s’assemble, tout ému de la prédication véhémente du Précurseur qui a proclamé la naissance du Messie. Ce Messie, attendu depuis si longtemps, est-il donc né ? les temps annoncés, et dont les signes ont été prédits, seraient-ils venus ? Un des docteurs le croit, un autre en doute ; on discute, on ne s’entend pas. Jean-Baptiste serait-il lui-même ce Messie ? Un des scribes ouvre l’avis d’aller s’en enquérir auprès de lui tout directement. Quatre députés sont donc envoyés Vers saint Jean, afin de l’interroger. La scène suivante nous le montre reprenant ou continuant son prêchement prophétique et invitant le peuple au baptême. À la question qui lui est faite, s’il n’est pas réellement le Messie saint Jean répond :

Non suis, je ne suis pas Christus,
Mais dessous lui je m’humilie.

Ici, changement de décoration : sur une autre partie du théâtre se voyait Jésus avec sa mère, et l’ange Gabriel présent. Il fallait qu’il y eût bien des compartiments à ce théâtre, ou bien les mêmes compartiments servaient à plus d’une scène. Jésus expose en rimes des plus compliquées et des plus alambiquées, dont il me serait impossible de donner ici le moindre échantillon (tant c’est bizarre et inintelligible !), sa mission sur la terre et déclare que, pour lui, le temps d’agir, de sauver et de régénérer le monde, est venu. Il a ses 29 ans accomplis et entre dans sa trentième année. Il ira d’abord rendre témoignage à son propre Précurseur en se faisant baptiser par lui. Notre-Dame s’incline et se soumet : Fils, votre vouloir est le mien. Jésus quitte sa mère une première fois. Toute scène de Jésus-Christ avec sa mère avait quelque chose de touchant dans ces vieux mystères. Le sujet porte de soi-même. La scène la plus pathétique de toute la pièce, et qui se fera un peu attendre, est une de celles-là.

On revoit saint Jean baptisant et prêchant au bord du Jourdain, et Jésus accompagné de l’ange Gabriel, qui vient demander à être baptisé par lui. Saint Jean obéit. Jésus se dépouille, et l’ange Gabriel lui aide à défaire ses vêtements : pendant lequel temps Dieu le Père parle du haut du Paradis, et l’archange saint Michel après lui. La cérémonie du baptême accomplie, au sortir du Jourdain, Jésus s’agenouille tout nu devant le Paradis, espèce de balcon. Le Saint-Esprit descend sur sa tête sous forme de colombe. Cependant Dieu le Père parle de nouveau, mêlant un peu de latin au français :

Hic est filius meus dilectus
In quo mihi bene complacui.
Celui-ci est mon fils Jésus
Qui bien me plaît : ma plaisance est en lui…

Ces mots latins, ce sont les restes d’attache du vieux, drame liturgique et sacré, même lorsqu’il est devenu tout profane et populaire. Le livret (car il y en a un ici également, dont les indications sont jointes aux scènes), nous avertit que tout ce que dit Dieu le Père, toute sa loquence doit se prononcer d’une manière claire et distincte à l’oreille, et est récité ou chanté en trois voix, à cause de la Trinité ; à savoir : un haut-dessus, une haute-contre et une basse-contre, le tout allant d’accord et avec harmonie. Bientôt, et pendant que Jésus, aidé de Gabriel et de saint Jean, se rhabille, les Chérubins et Séraphins s’en mêlent et chantent un Silete en Paradis. Saint Jean et Jésus se quittent après quelques paroles, et Notre-Seigneur s’en va au désert pour y jeûner quarante jours, l’ange Gabriel se séparant de lui et retournant vers Notre-Dame, à laquelle il est comme attaché. — Chacune de ces petites scènes distinctes et successives qui, lorsqu’elles viennent bien, sont comme des vignettes animées et des enluminures de l’Évangile, pouvait durer d’un quart d’heure environ à une demi-heure.

Les contrastes ne manquent pas ; à peine Jésus est-il au désert que deux diables y viennent rôder et l’espionner. Ils s’entretiennent à l’entrée du désert et à la fois à l’entrée de l’Enfer dont une des portes ou des ouvertures devait être figurée un peu au-dessous, avec vue jusque dans la profondeur. Satan et Bérith (ce sont leurs noms) causent donc entre eux de Jésus et des craintes qu’il leur inspire. Satan ici n’est qu’un démon secondaire ; c’est Lucifer qui est le roi. Ni lui ni son camarade n’ont osé s’attaquer à Jésus, tant il leur a inspiré de vénération et d’effroi ! Ils s’en vont rendre compte à Lucifer de leur embarras et de leur déconvenue. Pour leur peine, tout en arrivant, ils sont battus ; frottés, torchonnés de la belle manière et passés au feu par Astaroth et Belzébuth et tous les diables ameutés. Satan crie grâce et élève clameur de Haro : Haro, Lucifer ! Ainsi tancé, averti et rôti, il est renvoyé pour tenter de meilleure sorte Jésus au désert. Toute cette scène de diablerie, qui devait faire beaucoup rire, est basse, triviale, ignoble.

La scène suivante ne l’est pas moins. Pilate apparaît richement habillé, avec Barraquin, son second, et ses quatre tyrans, espèces de valets de bourreau. Braiart, Drillart, Claquedent et Griffon. Pilate annonce qu’il est envoyé par l’empereur romain, pour être en Judée, — en l’évêché de Judée, comme il dit, — son prévôt et juge, son lieutenant criminel ; il fera donc de gré ou de force payer des impôts et obligera un chacun à saluer l’image auguste. Là dessus ses agents et suppôts se mettent en campagne ; non sans emporter avec eux couteaux et cordes, et comme dit l’un deux, Claque-dent :

Volontiers entre nous bourreaux
Nous n’allons point sans nos outils.

II.

Assez ! assez je me hâte, car l’impatience me prend. Ces analyses, pour peu qu’elles soient fidèles, courent risque de ne pas supprimer ces deux ingrédients de toute lecture prolongée des Mystères, le dégoût et l’ennui. La scène suivante est la première où Judas paraît. Ici l’on a affaire à une légende du moins un peu plus dramatique : c’est toute une histoire inventée pour rendre ce traître plus horrible. Judas est né à Jérusalem d’un homme appelé Ruben et de Cyborée sa femme : celle-ci a rêvé une nuit qu’il naîtrait d’elle un enfant qui commettrait toutes sortes de crimes, meurtres, trahisons, qui tuerait son père, épouserait sa mère et finirait par livrer le Sauveur. À la suite de ce songe, et quand l’enfant vient au monde, les époux, n’osant l’étouffer, l’exposent sur mer dans une nacelle et l’abandonnent. L’enfant est porté par les îlots vers une île appelée Scarioth ; il y est recueilli : et adopté par la reine du pays, qui n’avait pas d’enfant. Quelque temps après, cependant, elle met au monde un fils, auprès de qui Judas grandit, toujours élevé dans la maison ; mais bientôt la jalousie engendre la haine. Un jour, que les deux jeûnes gens jouaient ensemble aux échecs, Judas triche, une querelle s’engage ; Judas tue le fils du roi. Après ce coup il se sauve de Scarioth et vient chercher fortune en Judée. Il connaît Pilate de réputation : « Pilate aime les gens hardis et rusés ; je serai son homme », se dit Judas. Il se présente à lui et lui offre ses services qui sont acceptés. Le voilà admis sur le pied de gentilhomme et devenu le maître d’hôtel de Pilate. Bientôt il se trouve en conflit avec son père Ruben sans le savoir. Pilate passait devant un jardin ; il voit de belles pommes et en a envie ; singulière envie pour un gouverneur de Judée ! Judas, resté en arrière, se met à lui en abattre. Le propriétaire accourt, furieux qu’on lui ébranche son arbre ; on comptait bien d’abord payer les pommes, et c’était l’intention de Pilate ; mais, la querelle s’engageant, Judas qui a le sang chaud et la main prompte daube sur le maître du jardin et l’assomme d’un coup à la tête. Judas est bien soupçonné de ce meurtre, mais la chose n’est pas prouvée. Pour le tirer d’affaire et le mettre au-dessus du soupçon, Pilate n’imagine rien de mieux que de lui faire épouser la veuve de ce Ruben, femme d’honneur et qui a du bien ; on brusque les choses, on passe sur la différence des âges ; c’est comme un mariage d’intérêt et d’argent. Et voilà Judas devenu un autre Œdipe. Il est donc tout naturel qu’à l’occasion d’une des scènes qui suivent, — une scène de reconnaissance entre Judas et sa mère, devenue sa femme, quand elle découvre avec horreur qu’il est son fils, — M. Louis Paris ait rappelé le souvenir de l’Œdipe-Roi de Sophocle ; mais, ce qui est moins naturel, il s’est mis, à force de vouloir admirer la scène du mystère, à la préférer presque à la situation et à la conception de l’antique :

«  La seule différence dans le sujet, dit-il, consiste dans la continuelle innocence d’Œdipe : ses crimes sont involontaires ; écrasé sous le poids de la fatalité, le malheureux Œdipe ne cesse d’être vertueux. Judas, au contraire, bien qu’ignorant les liens qui l’attachent à Ruben, ne l’en tue pas moins avec tout l’instinct sanguinaire d’un scélérat ; et quand il épouse Cyborée, il sait parfaitement qu’elle est la veuve de sa victime. Que l’auteur du mystère ait ou non connu Sophocle, il a fait preuve de goût et d’habileté en donnant à Judas une autre position qu’au héros grec. Il ne faut pas que les crimes du meurtrier de Ruben, de l’assassin du prince d’Iscarioth, puissent être imputés à la seule fatalité : le Ciel ne doit pas être complice du traître qui livra Jésus. »

Je ne nie pas que, pour des spectateurs du xve  siècle, une telle scène de Judas reconnu par sa mère, succédant à ces autres scènes où on l’avait vu meurtrier, parricide, incestueux, ne dût produire le plus grand effet, et que l’horreur contre le traître ne fût au comble, même avant son crime du déicide. Il ne s’agit pas de l’émotion actuelle, momentanée, produite sur les gens d’alors par ce colloque émouvant de la mère et du fils. Certes, le moment où Cyborée, après une suite de questions qu’elle a adressées à Judas et de lamentations encore obscures qui lui échappent, pressée par lui, s’écrie : Vous êtes mon fils !était un moment terrible et qui devait ébranler tout l’auditoire. Une grande actrice eût pu faire de ce cri quelque chose de déchirant. Mais ce que je nie, même après le plaidoyer de MM. les frères Paris, c’est que l’art ait passé par là, par le travail de l’auteur : il n’y a là dedans qu’un talent de faiseur, une certaine habileté incontestable, et tout à fait comparable à celle d’un de nos dramaturges du boulevard, entendus et rompus au métier.

Et d’abord, l’idée d’avoir voulu donner à Judas de mauvais antécédents, pour préparer et justifier sa trahison, est une idée ordinaire et même vulgaire. Il eût été plus neuf et plus vrai de le montrer jusqu’alors probe et assez austère, mais poussé au crime par le seul sentiment d’envie, en le compliquant, s’il le fallait, d’avarice, deux sentiments qui ne sont pas incompatibles avec des qualités sèches et sévères.

Trouver à dire à l’innocence de l’antique Œdipe et préférer la situation d’un Judas né brutal, méchant, violent, d’un Judas tout d’une pièce, qui a mérité, si l’on peut dire, de tuer son père et d’épouser sa mère, c’est louer à côté et méconnaître la source la plus élevée de l’émotion. L’intérêt du sujet d’Œdipe en général, c’est précisément le crime innocent, involontaire, et (une fois la mythologie admise) de voir le pauvre mortel la proie et le jouet du sort, sous la main des Dieux ; et l’intérêt de l’Œdipe-Roi, en particulier, c’est la découverte par degrés, la gradation admirablement ménagée dans la révélation du crime, c’est le voile qui se lève lentement, péniblement, peu à peu, dans l’âme d’Œdipe, dans l’âme de Jocaste, jusqu’à ce qu’il soit entièrement déchiré et que l’affreuse vérité éclate aux yeux des coupables involontaires et aux yeux de tous. Là est le nœud, là est l’action, là dans la composition se manifeste le génie du maître. Cette résistance, désespérée d’Œdipe, même quand toutes les preuves l’assiègent, déjà, à vouloir admettre qu’il est coupable, coupable surtout du dernier des crimes, est le comble de l’art.

Il n’existe rien de cette gradation dans l’esprit de Judas, qui reste dans l’ignorance jusqu’au moment où il apprend tout ; et en ce qui est de Cyborée, la gradation est très-courte et de peu d’intérêt.

Je rougis, en vérité, d’insister ainsi et d’accepter si longtemps la comparaison qui ne peut porter que sur des faits matériels, extérieurs. Faut-il donc rappeler qu’il n’y a rien dans ce misérable parricide et incestueux que nous offre le mystère, rien de cette grandeur, de cette noblesse de caractère qui fait qu’on s’intéresse à Œdipe, tout malheureux qu’il est ? Œdipe, même après qu’il s’est arraché les yeux, est encore un être respectable et sacré ; une victime à la fois odieuse et lamentable.

N’allons pas, par imprudence, nous briser contre ces marbres, contre ces groupes immortels. Relisons la belle page de Guillaume Schlegel dans laquelle il compare les chefs-d’œuvre de la tragédie antique aux groupes du Laocoon et de la Niobé : voilà les images qui conviennent à cet ordre de beautés nobles, sublimes ou tendres. Et puisque M. Louis Paris m’a forcé d’y revenir, j’en profiterai pour trouver de mon côte, par une sorte d’émulation et par contraste, les images et les comparaisons naturelles qui rendent pour moi l’effet produit par cette série de scènes et de journées, mises bouta bout, dont l’assemblage constitue un Mystère. Ces mystères (et particulièrement celui dont je m’occupe en ce moment), je le sais et j’en conviens, ne sont plus une ébauche : c’est le dernier développement d’une forme bien élémentaire, incomplète, mais enfin c’en est la perfection et l’épanouissement. Eh bien ! quelle est-elle ? comment se la figurer, cette forme, en la prenant dans son plein et dans son beau ?

Je ne saurais mieux comparer ces grands et longs mystères qu’à une série de bas-reliefs assez habilement et naïvement sculptés sur bois, représentant chacun une scène, mais une scène détachée, qui ne se lie pas nécessairement avec la précédente ni avec la suivante, et de cette série de compartiments juxtaposés, de scènes à tiroir continuées à bâtons rompus, résulte une œuvre interminable, bigarrée, morcelée, vivement historiée dans le détail, mais à laquelle ne présidait aucune vue d’ensemble.

C’était une grande lanterne magique au naturel, l’amusement des hommes de ce temps-là, c’est-à-dire de grands enfants.

Cela semble fait pour des gens qui ne restent pas jusque la fin, qui n’en auront pas le temps, pour des artisans et des gens de métier. Ils en emportent ce qu’ils peuvent : ils auront vu au moins quelques scènes. Si j’osais être très-familier (et pourquoi pas ?), je dirais ; c’est comme une immense galette qui se débite en plein vent et dans laquelle la curiosité du passant se taille un morceau à son appétit : ce qu’il a est complet en soi, et il en reste toujours pour les arrivants.

Dans tous les cas, et pour revenir à une image plus honorable, ne comparons jamais une suite de sculptures en bois, régnant autour des murs d’un chapitre ou d’un réfectoire, au groupe du Laocoon. De grâce, ne comparons pas Jean Michel ni même les frères Gresban à Sophocle. « Quiconque, me disait un de nos maîtres, a lu Sophocle dans le texte est à jamais préservé de ces éclipses ou de ces aberrations du goût. »

Tel est, en toute sincérité, le contraste que me paraît offrir cette forme très-inférieure (même lorsque le vieil auteur et l’ouvrier y serait habile) avec la noble forme antique. C’est encore, pour tout dire, comme si l’on comparait tel ou tel lambeau ou segment de ces vieilles tapisseries ou toiles peintes retrouvées à Reims avec un chef-d’œuvre de Paros : matière et art, tout diffère.

J’ai tenu à rétablir les vrais termes et à fixer nos mesures, pour en finir, une bonne fois, avec ces rapprochements et avec ces défis que nous jettent de temps en temps à la tête les moins prudents parmi les estimables érudits qui se sont occupés de ces rapsodies curieuses. Je ne demande pas mieux d’oublier la Grèce quand on me parle du moyen âge. Mais qu’on ne vienne pas soi-même provoquer la comparaison par des préférences ou des vanteries injustifiables. Le bon roi René, de béate mémoire, était, on le sait, le grand protecteur et admirateur des Mystères : rendons au roi René ce qui est au roi René, et à Périclès ce qui est à Périclès.

Mais, en m’arrêtant là, je serais injuste. Il y a quelque chose dans le Mystère de la Passion : il y a toute une branche ou un épisode entrelacé qui peut réellement nous intéresser comme tableau de mœurs et de genre, Marie-Madeleine, ou, si l’on veut, une grande coquette, une élégante du xve  siècle avant et après sa conversion. Il y a de plus une belle scène, — très-belle par le sentiment, — entre Jésus et sa mère. Je les dois à nos lecteurs, avec un mot sur la Jeanne d’Arc, occasion ou prétexte de tout ceci.

Qu’on ne se plaigne pas de la longueur ; ces choses, autrefois nôtres et depuis si oubliées, n’ont pas encore été dites et exposées de cette façon, je le crois, à la généralité du public lettré.