(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français »
/ 5837
(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc, et à ce propos de l’ancien théâtre français »

Le Mystère du Siège d’Orléans ou Jeanne d’Arc63,
et à ce propos de l’ancien théâtre français

Ce mystère (c’est ainsi qu’on appelait les pièces sérieuses et religieuses de notre ancien théâtre) est, à vrai dire, une sorte de drame historique dont Jeanne d’Arc est l’héroïne ; il a été composé et sans doute représenté à Orléans au xve  siècle, de 1429 à 1470. Les érudits en ces matières l’avaient signalé depuis quelques années comme particulier et peut-être unique en son genre : il offre, en effet, le premier exemple d’un genre de drame historique national, trop peu cultivé de tout temps, quoique si indiqué, dont les rares productions se comptent, et qui n’a eu son retour tardif qu’au xviiie siècle dans le Siège de Calais de du Belloy, et dans les Templiers de Raynouard, sous le premier Empire. Mais avant d’en dire quelque chose, il est indispensable de parler du genre même des Mystères, duquel il n’est, après-tout, qu’une variante ; et cela nous mène à expliquer ce qu’était notre ancien théâtre ; car tout s’y tient, et il n’est pas possible d’en prendre une juste idée sans remonter aux origines et le suivre dans ses progrès et son développement. Nous demandons, par conséquent, à faire ici un ou deux chapitres d’un cours de littérature. Si nous l’osions, si la patience de nos lecteurs nous y enhardissait, nous l’essayerions plus souvent.

Le théâtre français, dans sa partie sérieuse, émouvante et pathétique, dans ce qui n’est pas la comédie, a déjà eu une double existence bien distincte et qu’on peut dire accomplie. L’ancien théâtre, qui ne compte pas moins de trois siècles pleins, depuis le xvie jusqu’au xixe  siècle, a eu les Mystères : le théâtre classique, qui embrasse à peu près la même durée (un peu moins) du xve au xixe  siècle, a eu la tragédie. Ces deux formes si inégales ont éprouvé chez nous des destinées bien différentes : la dernière, une des plus nobles formes de l’art, une des créations choisies de l’esprit humain, a fourni d’immortels chefs-d’œuvre et a mis pour jamais en lumière les noms les plus glorieux de notre littérature et de notre poésie ; l’autre forme, au contraire, n’a promu à la célébrité (au moins chez nous) aucun nom d’auteur et de poëte, et n’a laissé, quoi qu’on s’efforce de faire aujourd’hui pour être juste, que des œuvres sans élévation, sans action durable et féconde. Les deux formes, la glorieuse et la triviale, ont pourtant cela de commun aujourd’hui d’être également mortes ; l’une l’est d’hier ou d’avant hier, l’autre l’est d’il y a trois siècles : peu importe, elles n’en sont pas moins expirées comme genre actuel et vivant. « Allons, disais-je l’autre jour à mon cher et spirituel confrère Viennet, qu’il y a toujours plaisir à lutiner, parce qu’il est en fonds de riposte et qu’il a plus d’une corde à son arc ; allons, il en faut prendre-son parti : la tragédie se meurt, la tragédie est morte. Il y a des genres qui s’en vont. La mer ne s’est-elle pas retirée d’Aigues-Mortes ? »

Peut-être un jour reviendrai-je sur la tragédie considérée dans son : ensemble, dans sa vie complète et sa carrière tant de fois recommencé et signalée par tant d’exploits, de grandes journées et de monuments. On aurait, pour cette sorte de biographie collective de tout un genre si considérable, à profiter et à s’aider d’un savant travail récent, d’un chapitre substantiel et complet de M. Édélestand du Méril64. On devrait tenir compte aussi des considérations ingénieuses, et fondées en raisons et en exemples, de M. Victor Fournel65. Mais aujourd’hui nous n’en sommes qu’aux Mystères, à ce qui tient lieu, jusqu’à un certain point, de la tragédie au moyen âge.

Là surtout de nombreux et excellents travaux critiques, d’abondantes publications qui datent de quelques années seulement, ont fort éclairci la question et ne laissent guère aux critiques amateurs et divulgateurs, comme nous, que le soin de les bien reproduire et de les résumer, sauf à y mêler chemin faisant un jugement et une réflexion.

I.

On sait les vers de Boileau ; je ne les rappellerai que pour dire à ceux qui y croient encore qu’ils ne sont plus, historiquement parlant, d’aucune valeur. Ce n’est pas un reproche qu’on fait à Boileau, lequel n’était pas obligé de savoir l’histoire littéraire mieux qu’on ne la connaissait de son temps :

Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière,
En public, à Paris, y monta la première,
Et sottement zélée en sa simplicité,
Joua les Saints, la Vierge et Dieu par piété.
Le savoir, à la fin, dissipant l’ignorance,
Fit voir de ce projet la dévote imprudence :
On chassa ces docteurs prêchant sans mission…

On ne sait de quels pèlerins veut parler Boileau. Les Confrères de la Passion, auxquels il semble faire allusion, n’étaient point des pèlerins. Ces Confrères, honnêtes bourgeois et paroissiens de la capitale, qui se réunissaient d’abord à Saint-Maur, près Paris, vers 1398, et qui se constituèrent ensuite à Paris même, en 1402, avec privilège de Charles VI, pour jouer, comme leur nom l’indiquait, la Passion et Résurrection de Notre-Seigneur, ne firent d’ailleurs qu’inaugurer et fonder l’époque régulière du théâtre ; il y avait avant eux des représentations dramatiques de plus d’un genre, extraordinaires, locales, à certains jours de fête et de solennité. C’est ce qui a été surabondamment démontré par les érudits modernes qui se sont occupés de ces questions.

Un de ces érudits, et des plus regrettables, qu’on vient de perdre et qui était à la fois un écrivain élégant, M. Magnin, va plus loin : dans ses ingénieuses recherches sur les origines du Théâtre moderne, il tendrait à admettre qu’il y a eu aussi peu d’interruption que possible dans l’exercice de cette faculté dramatique qui est inhérente à l’esprit humain, et il en recueille partout des vestiges. C’est ainsi que quelques pièces latines, composées à l’imitation de Térence, mais sur des sujets d’édification, par Hrotsvitha, une religieuse allemande du xe  siècle, du monastère de Gandersheim en Saxe, lui paraissent avoir dû être représentées en effet, et il y voit un fait considérable. Selon lui, cette abbaye de Gandersheim aurait été au xe  siècle comme la royale maison de Saint-Cyr au xviie , un théâtre de représentations dramatiques choisies ; il l’appelle un des glorieux berceaux de l’art des Lope de Vega, des Calderon et des Corneille. Au contraire, M. É. Du Méril estime que « les six légendes que Hrotsvitha a mises en dialogue sont sans doute de véritables essais dramatiques imités de Térence, mais d’une imitation toute littéraire, sans aucune pensée de représentation : c’est un livre qui ne s’adresse qu’à des savants. » Et il s’applique à démontrer cette opinion. M. Moland, de même, pense que ce sont des « exercices de rhétorique » qui pourraient bien n’avoir jamais été joués, et qui n’appartiennent pas aux origines de l’art moderne, mais à la décadence de l’art ancien.

En fait, les théâtres littéraires étaient, il y avait beau jour, fermés au xe  siècle. L’Église avait dès longtemps anathématisé le théâtre et l’avait dénoncé comme une école d’indécence et d’impureté : ce n’était pas pour le rétablir aussitôt après son triomphe et le tolérer sous une autre forme. Certaines fêtes populaires, certaines mascarades et débris de bacchanales, des déguisements en bêtes, avaient pourtant survécu en bien des lieux et résisté à toutes les défenses : c’étaient, si l’on veut, des représentations dramatiques sous leur forme la plus grossière. Il put y avoir de, la sorte, entre les anciens histrions et les modernes jongleurs, ou farceurs, une espèce de filiation non interrompue, de carrefour en carrefour, de taverne en taverne : « Ces rudiments du drame n’ont pas d’histoire publique et n’en pouvaient avoir aucune, leurs archives consistant surtout dans les prohibitions de l’autorité ecclésiastique. » Laissons ces choses de bas lieu dans leur poussière et dans leur fange, et attachons-nous, à ce qui compte véritablement, à ce qui recommence.

Le drame recommença au sein de l’Église sans que celle-ci, pour ainsi dire, s’en aperçût, et sans qu’elle s’avisât que c’était le drame qui renaissait. On revit là ce qui s’était déjà produit dans l’Antiquité aux origines de la tragédie : on le sait, la tragédie antique ne fut dans les premiers temps qu’une ode sacrée, toute simple, puis chantée par un double chœur qui tournait et retournait autour de l’autel ; le dialogue s’y introduisit subsidiairement et n’y fut d’abord que secondaire. Plutarque, convaincu de cette origine religieuse, allait même jusqu’à faire venir le mot de théâtre, θέατρον, du mot grec qui signifie Dieu, Θεός. Dans l’Église chrétienne, au moyen âge, les choses se passèrent d’une façon analogue. On a pu montrer, dans une analyse faite avec autant de gravité que de science, comment la messe au complet, dont la partie essentielle est la consécration, le sacrifice et la communion, avait été graduellement formée, agrandie, enrichie, constituée enfin dans toute sa pompe et sa majesté, de manière à devenir le drame sacré et liturgique par excellence.

A cette messe catholique, complète au moyen âge et d’une si magnifique solennité, se surajoutaient, aux jours de grandes fêtes ; toutes les sévères et intéressantes variétés de la vie chrétienne. Noël, la Passion, Pâques et la Résurrection, c’étaient autant de sujets de dialogues ou de petites scènes dramatiques admises dans la liturgie ou tout à côté. L’office de Pâques offrait notamment tout un drame complet. Et ce ne sont pas là de simples manières de dire ; dans les proses, liturgiques latines les plus-anciennes qui se chantaient et se chantent encore à Pâques, le chœur où les disciples s’adressent brusquement à Marie-Madeleine qui revient du sépulcre et qui ; la première, a vu Jésus ressuscité : « Dic nobis, Maria… Dis-nous, Marie, qu’as tu-vu sur le chemin ? » Et Marie est censée répondre : « J’ai vu le sépulcre du Christ vivant et de ressuscité dans sa gloire… » et tout ce qui suit. Cette prose dialogue et rimée était quelquefois mise en scène, comme on voit par un ancien manuscrit que cela se passait dans la cathédrale de Sens au xiie  siècle. Des clercs en chape blanche représentaient, les trois Maries, c’est-à-dire Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques, et une troisième Marie ; qui ne serait autre que Salomé. Des enfants, de chœur « vêtus de blanc, avec une étole violette et de grandes ailes » figuraient les Anges. Il y avait là un mystère en germe ; et, en effet, ce mot de mystère signifiait primitivement office ou service divin : un même mot pour deux choses très-voisines et encore unies qui se confondaient.

Ce petit drame dit des Trois Maries se retrouve à des degrés divers de développement, mais sous forme également liturgique et toute latine, dans des textes qui nous ont été conservés du moyen âge. De même, le mardi de Pâques, il y avait toute une représentation de Jésus-Christ apparaissant aux disciples d’Emmaüs, cette scène touchante et lumineuse qui a depuis inspiré de si grands peintres. Enfin, outre cette apparition aux saintes femmes et aux disciples, il y en avait une tout exprès pour saint Thomas l’incrédule, et qui se passait également sous les yeux des fidèles. C’étaient de véritables mystères de Pâques, des commencements et des velléités de pièces saintes.

Un jésuite très instruit, le Père Cahour, qui se livre à d’utiles travaux de littérature, vulgarisant et développant à son point de vue les résultats des premiers investigateurs, s’est attaché à faire valoir les mérites et l’espèce de pathétique grave et majestueux de cette sorte de drame primitif moderne qui était une annexe de l’office divin les jours de grandes fêtes, qui fleurissait et se déroulait dans le sanctuaire et avait sa racine jusque sous l’autel. L’Église, en autorisant ces variantes et ce luxe de la liturgie, recommençait, ai-je dit, le théâtre : il est donc tout naturel que de savants religieux de notre temps, tels que le Père Cahour et aussi l’un des Bénédictins de Solesmes, Dom Piolin, se soient occupés presque en critiques littéraires, et avec prédilection, de cette branche dramatique sacrée : quand tout se passe et se joue devant l’autel et que rien ne dépasse le jubé, les La Harpe, les Duviquet peuvent être très convenablement des clercs et des religieux ayant stalle au chœur. — Un autre écrivain très-versé en ces matières du moyen âge, et qui a même porté dans ses travaux sur les chants d’Église une sagacité originale et une investigation de première main, M. Félix Clément, a également insisté sur la grandeur, sur l’effet et la convenance de ces hymnes, de ces proses en action, de ces petits drames tout religieux qui se rapportaient au temps de l’Avent et aux fêtes de Noël, et en a rétabli le caractère. Il a même combattu, comme des esprits prévenus et préoccupés de trouver partout le ridicule et le grotesque, ceux qui ont ri plus qu’il ne fallait d’une fête des Fous, d’une fête de l’Âne, célébrées à l’époque de la Circoncision, et, qui, tout en se moquant, ont commis, à ce qu’il paraît, quelques bévues singulières ; et il a montré dans tous les cas que ces plaisanteries n’atteignaient pas le haut moyen âge66. Il y a eu incontestablement en ces siècles reculés une première époque assez simple et sévère, fervente, se suffisant à elle-même, et dont on peut retrouver à certain degré le sentiment, l’esprit d’édification et d’adoration, en se replaçant par la pensée en présence de cette liturgie vivante, à distance respectueuse de l’autel, au vrai point de vue des fidèles d’alors et des célébrants.

C’est le point de vue le plus opposé, sans doute, à l’esprit de la Renaissance des xve et xvie  siècles, à cet esprit à demi païen, à demi moderne, qui renouvelait l’alliance avec l’antiquité, pour partir de là d’un pied ferme et reconquérir le monde. Mais la première condition de l’esprit critique bien entendu est (sans cependant tout niveler dans son estime) de reprendre, chaque grand fleuve à sa source, chaque grande production et végétation humaine à sa racine, et de la suivre dans son vrai sens et comme de droit fil pour la bien posséder tout entière et être ensuite à même d’en juger tout à fait pertinemment, par comparaison avec d’autres, et en pleine connaissance de cause.

Daignons donc nous bien figurer l’effet que devaient produire de telles représentations, réglées en quelque sorte sur l’hymne, contenues au sanctuaire, graves, pathétiques, touchantes et toujours augustes, — je ne dis pas précisément sur le peuple, il ne comprenait que l’ensemble, le mouvement et la mimique en quelque sorte, l’image majestueuse des choses, il ne savait pas les langues savantes, — mais sur tout ce qui était clerc et lettré. Comme de telles représentations devaient alimenter et fortifier les âmes croyantes, remplir leur imagination, satisfaire à leur besoin de sensibilité ! Comme cela les accoutumait à ne jamais séparer en idée le beau et le tendre du saint ! Comme toutes les facultés humaines y trouvaient à la fois leur compte ; et que l’on conçoit bien que les saint Bernard, les saint Bonaventure et toutes ces âmes mystiques et ardentes qui nous sont personnifiées sous de tels noms, y trouvassent leur fête et leur complet rassasiement !

Ce témoignage sincèrement rendu à ce qu’on appelle le haut moyen âge, il faut voir le drame religieux se détachant par degrés de l’autel, traduit, délayé en langue vulgaire (et bien vulgaire en effet) ; il nous paraîtra déchu.

Cependant les idiomes modernes, tels quels, étaient nés, ils étaient sortis de leurs langes et faisaient de toutes parts leurs vives et gaies enfances, leurs premières jeunesses ; le commun des gens, le peuple, avait besoin de drames à lui, avait faim de spectacles également dévotieux et émouvants, qu’il entendît, dans lesquels il intervînt et eût sa large part. On avait déjà commencé de la lui faire dans les drames farcis : on appelle ainsi de petits drames dans lesquels, par égard pour l’auditoire et le populaire qui n’entendait pas le latin, on consentait, à introduire une part de français. C’était un premier degré de sécularisation, un premier pas vers le profane ; mais ce pas ne se fait pas encore hors de l’Église ; si l’on sort du sanctuaire, on ne sort pas de la nef. Il y a là une forme transitoire, intermédiaire. On a un exemple de ces petits drames farcis dans le mystère des Vierges sages et des Vierges folles ; elles y parlent en latin avec un refrain en roman ou provençal ; ailleurs, l’entrelardement devait être en français.

C’est ainsi que, par degrés, on en vient aux drames les plus anciens composés d’un bout à l’autre en langue vulgaire ; et, dès ce moment, on sort tout à fait du sanctuaire et même de l’église. En effet, s’il est certain, d’après la remarque de M. Magnin, qu’on a chanté dans un grand nombre d’églises et dans certaines processions, aux xiie et xiiie  siècles, des hymnes et cantiques en langue vulgaire, à la gloire des saints du lieu, ou bien encore la veille ou le jour des grandes fêtes ; si les exemples de ces chants particuliers qui n’étaient pas en latin, et qu’on tolérait malgré les canons, sont nombreux et irrécusables, on n’a pas jusqu’ici d’exemple avéré d’un mystère tout en français représenté dans l’intérieur d’une église. On les jouait dehors et devant, sur la place du parvis, aussi près que possible du saint lieu, mais non plus dedans ; — et voilà enfin le théâtre.

II.

Le premier et le plus ancien exemple qu’on ait d’une production dramatique en français, en dialecte anglo-normand, est celui d’Adam, publié pour la première fois en 1854 par M. Victor Luzarche, d’après un manuscrit de la bibliothèque de Tours. Ce drame, dont la composition remonte au xiie  siècle, est au premier rang parmi les très-rares échantillons que l’on possède du drame purement religieux, — ou hiératique comme disent les savants, — en vieille langue française. On n’avait jusque-là que des fragments.

Adam, c’est le drame à la fois extérieur à la liturgie et adhérent encore à l’Église, au moment où il va s’en détacher : si j’osais, en faveur de l’exactitude, usurper une image chirurgicale, je dirais que l’enfant tient encore à la mère, et que le cordon n’est pas encore coupé. Le théâtre est tout contre le portail ou la sacristie. L’acteur qui fait Dieu le Père sort de l’église et y rentre alternativement ; les ornements sacerdotaux sont employés dans la représentation ; l’église est à la fois coulisse, vestiaire. Les indications scéniques, les avis aux acteurs sont encore en latin, ce qui suppose qu’ils l’entendaient et qu’ils étaient clercs, plus ou moins prêtres.

M. Moland, à qui nous sommes heureux de rendre en ce moment toute justice pour les lumières qu’il a répandues à son tour sur ces questions littéraires du moyen âge, a donné une fort bonne analyse de ce drame et de toute la légende d’Adam, dont il a suivi les progrès ou altérations en ces siècles de crédulité active et d’invention sourde et continue67.

Adam, notre premier père, est le héros de ce premier drame retrouvé. Le sujet est le Paradis perdu et ses conséquences, le même sujet que celui de Milton. La scène représente d’abord le Paradis, et le livret donne à cet égard des indications précises :

« Que le Paradis soit établi sur un lieu élevé, nous dit l’auteur ou l’ordonnateur du jeu dans le cas prévu où nous voudrions monter la pièce ; qu’on tende tout autour des courtines et des étoffes de soie à une hauteur telle que les personnages qui seront dans le Paradis ne puissent être vus qu’à partir et au-dessus des épaules. Qu’on voie des fleurs odoriférantes et des feuillages ; qu’il y ait divers arbres et des fruits pendant aux branches, afin que ce lieu paraisse très agréable. Qu’alors vienne le Sauveur (Dieu) revêtu d’une dalmatique, et que devant lui se tiennent Adam et Ève. Qu’Adam soit vêtu d’une tunique rouge, mais Ève d’un vêtement de femme blanc, avec un voile de soie blanc, et que tous deux se tiennent debout devant la Figure (la Figure, c’est le nom par lequel Dieu est habituellement désigné dans le courant de la pièce), Adam plus rapproché pourtant, le visage respectueux, Ève la tête un peu plus inclinée. »

Tout ceci est pour la mise en scène ; ce qui suit est pour la récitation ; écoutez ! nos ancêtres n’étaient pas si novices, du premier coup, que nous nous plaisions à le croire :

« Qu’Adam lui-même soit bien enseigné pour donner à propos la réplique, et qu’il ne soit ni trop prompt ni trop lent à répondre. Et non-seulement lui, mais que tous les personnages soient également exercés à parler comme il convient, et qu’ils fassent le geste en rapport avec la chose dont ils parlent ; et que dans les rythmes (les vers) ils n’ajoutent ni ne retranchent une syllabe (cet avis du xiie  siècle n’aurait-il pas bien pu s’adresser encore à plus d’un tragédien ou d’une tragédienne que nous avons entendus ?), mais qu’ils prononcent tout avec fermeté, et que tout ce qui est à dire soit récité avec ordre et suite. Que tous ceux qui auront à nommer le Paradis le regardent et l’indiquent de la main. »

Ce n’est pas tout : indépendamment des acteurs proprement dits, il y a un lecteur et un chœur, comme, si l’on était dans l’église. Le lecteur lit de scène en scène, et en latin, les versets de la Bible qui correspondent au développement du drame, et le chœur, avec accompagnement de musique sans doute, chante les répons. Le drame va être ainsi une sorte de Bible historiée, le verset développé, paraphrasé, mis en action et en personnages. Et tout d’abord la lecture commence par le premier chapitre de la Bible : In principio creavit Deus cœlum et terram, qui est comme l’ouverture et le prologue du drame ; et le chœur chante aussi un ou plusieurs versets qui font, symphonie. Tout cela est encore indiqué dans le livret. Après quoi la Figure Dieu, qui vient de former le premier homme du limon, l’appelle par son nom Adam ; celui-ci répond : Sire ! et la première scène commence, un dialogue de Dieu avec Adam, puis avec Ève. Dieu les sermonne tous deux. Insistant avec Adam en particulier sur la félicité qui, lui est destinée, et lui montrant le jardin du Paradis, Dieu y introduit lui-même le couple humain. Puis on entend un nouveau chant du chœur, le verset latin de la Bible qui se rapporte à cette entrée dans le Paradis terrestre. Chaque verset ainsi chanté est comme le coup d’archet, le petit air de violon à nos théâtres du boulevard, qui signale la fin ou le commencement d’une scène.

On comprend très-bien que ce n’est plus ici le drame en langue vulgaire qui essaye d’entrer timidement dans l’église et de s’y faire tolérer en se faufilant tant bien que mal à travers le latin, c’est la liturgie cette fois qui sort du sanctuaire : pour, aller au-devant du drame, pour lui donner comme une première consécration, et bénédiction sur la place publique. Mais, en retour, le drame ainsi encadré dans un récitatif d’église n’est que la paraphrase dû texte sacré, il ne peut s’émanciper, il est à chaque instant, averti et retenu il est encore mené à la lisière.

Et de plus, en véritable petit enfant qu’il est, il ne fait que bégayer aussi. Cela est sensible. Dieu tout d’abord parle à Adam en ces termes :

« Écoute, Adam, et entends ma raison. — Je t’ai formé ; maintenant, je te donnerai tels dons : — toujours tu peux vivre, si tu tiens mon sermon, — et tu seras sain et ne sentiras pas le frisson (la fièvre) ; — tu n’auras faim, par besoin ne boiras ; — tu n’auras froid, ni chaud ne sentiras. — Tu seras en joie, et jamais ne te lasseras, — et en déduit, ni douleur ne sauras. — Je te le dis à toi, et je veux qu’Ève l’entende ; — si elle ne l’écoute, elle s’afoloie (elle fait folie). — De toute terre avez la seigneurie, — d’oiseaux, de bêtes et de toute la maisnie. — Peu vous souciez de qui vous porte envie, — car tout le monde vous sera enclin et soumis. — En votre corps (votre personne) je mets le bien et le mal ; — qui a tel don n’est pas lié à un pal (à un pieu, — c’est-à-dire est libre), etc., etc… »

On le voit, Dieu parle d’une manière bien enfantine : nous voilà tombés dans la rue et dans le populaire ; adieu la belle liturgie ! toute la gravité du latin a disparu. Mais, en revanche, le bourgeois qui comprend et qui s’apitoie sur le sort de nos premiers parents verse une larme qui aura plus d’une occasion de couler encore durant ce tableau parlant. Ce n’est plus cette liturgie dramatique du chœur et du sanctuaire où éclate en hymnes si richement rimées et comme en rosacés magnifiques le talent et le bel esprit d’un saint Bernard ; c’est déjà le régal et l’émotion de la foule. Le premier venu y prend sa part.

Je ne continuerai pas une analyse qui nous mènerait trop loin et qu’on trouve ailleurs. Le meilleur endroit de la pièce est le dialogue entre Ève et Satan ; et en général, dans cet Adam primitif, il y a le sentiment du dialogue, assez de rapidité, de brièveté :

« Je vais cherchant ton profit, ton honneur, dit Satan. — Ève : Que Dieu le donne ! — Satan : N’aie peur ; il y a longtemps que j’ai appris tous les conseils du Paradis ; je t’en dirai une partie. — Ève : Commence, et je t’écouterai. — Satan : M’écouteras-tu ? — Ève : Oui bien ; je ne te blâmerai de rien. — Satan : M’en garderas-tu le secret ? — Ève : Oui, par ma foi ! — Satan : Sera-t-il découvert ? — Ève : Non par moi. »

En diable qui sait son métier, il commence par lui dire un peu de mal de son mari ; car il a déjà essayé de le tenter, lui, mais inutilement :

« J’ai vu Adam, il est trop fol (trop bête). — Ève : Il est un peu dur. — Satan : Il s’amollira ; il est plus dur que n’est enfer. — Ève : Il est très-franc (libre). — Satan : Dis plutôt serf, esclave. Il ne veut prendre soin de lui ; il devrait le faire au moins pour toi. Tu est faiblette et tendre chose… »

Voici les compliments à la femme qui commencent, et ils sont très-délicats :

« Tu es plus fraîche que n’est rose ; tu es plus blanche que cristal, que neige qui tombe sur glace en val (dans un vallon). Le Créateur a fait là un triste couple ; tu es trop tendre, et lui trop dur. Mais tu es cependant plus sage : en grand sens il a mis ton courage (ton cœur) ; pour cela il fait bon s’adresser à toi. Je veux te parler… »

C’est assez vif, c’est sobre et assez fin : cela ne manque ni de grâce ni d’une naïveté assez heureuse. Ève est gagnée ; mais il s’agit d’Adam : il a vu le Diable causer avec elle, et il n’est pas content. Le voyant venir, Satan s’est éloigne et s’en est allé dans l’Enfer, qui est là figuré quelque part au bas de l’échafaud. Puis il revient presque aussitôt sous une autre, forme, sous celle d’un serpent qui monte à l’arbre, et ce n’est qu’après l’avoir écouté de nouveau et avoir fait mine de lui prêter l’oreille qu’Ève présente la pomme à Adam. On remarquera ce serpent artificiel (artificiose compositus) qui va de lui-même s’enrouler autour du tronc de l’arbre défendu. Il y avait dès lors des machines, des trucs qui étonnaient et attachaient les spectateurs.

Toute cette première partie du drame devait être assez touchante dans sa naïveté. Le fruit mangé, Adam sent à l’instant sa faute, et il se baisse contre terre. Et alors, « sans pouvoir être vu du peuple » il dépouille les beaux habits, qu’il avait, eus jusque-là, et il revêt de pauvres vêtements tissés de feuillages, commençant ses lamentations et ses hélas ! proférant ses invectives et ses récriminations contre Ève. Après un petit chant du chœur qui succède, Dieu ou la Figure paraît, revêtue d’une étole « Adam, ubi es ? Adam où es-tu ? » Alors tous deux comparaissent, non pas tout à fait droits et debout, mais, à cause de la honte de leur péché, tant soit peu courbés et fort tristes. Après les excuses qu’ils essayent de balbutier, Dieu fulmine les malédictions contre le serpent et lance contre eux les terribles menaces, les prédictions de malheur, en se réservant toutefois la pitié et la miséricorde :

« En enfer irez, sans répit ; ici les corps, auront exil, les âmes en enfer péril. Satan, vous aura en sa puissance ; il n’est homme qui vous vienne en aide, par qui vous soyez secourus, si, moi, je ne prends pitié de vous ! »

Voilà le dernier mot clément, qui laisse la porte ouverte à l’espérance ; et, selon la remarque de M. Moland, c’est cette même arrière-pensée de miséricorde, terminant la sentence divine qui-a-inspiré plus tard à Milton de faire descendre, pour juger l’homme déchu, non le Père, mais le Fils, le futur Rédempteur en personne, le « doux juge et intercesseur à la fois », venant porter la sentence avec une colère tranquille « plus fraîche que la brise du soir » ; et même temps qu’il condamnait les coupables en vertu de la loi de justice, les revêtant incontinent, corps et âme, dans leur nudité, les aidant en ami, et faisant auprès d’eux, par avance, l’office du bon serviteur, de celui qui lavera un jour les pieds de ses disciples : admirable et bien aimable anticipation du rachat évangélique et des promesses du salut !

Et ici, ce grand nom de Milton prononcé, laissons-nous reporter, comme contraste, au souvenir de ces premiers chants du Paradis qui assiègent notre pensée, depuis que nous lisons ces balbutiements informes du vieil auteur dramatique inconnu. Milton a donné à ce sujet biblique la seule invention, là seule profondeur, le seul recul possible, en remontant par-delà le commencement jusqu’à la chute des Anges, en nous transportant au milieu de ces démons précipités dont Satan est le roi, et qui, de loin, ont ouï parler confusément d’une nouvelle création, d’un nouvel être devenu le favori du Tout-Puissant. Le voyage de Satan dans l’espace, hors du chaos, à la découverte, son arrivée aux limites du monde nouvellement créé, son déguisement, son entrée furtive dans le Paradis, le spectacle de bonheur et de délices conjugales dont il est témoin et qui le navre d’envie, ce premier tableau divin et unique du bonheur dans le mariage, tout cela prépare, inquiète, intéresse, ouvre des horizons immenses, crée un fond, une perspective antérieure, donne à la scène tout son sens et toute sa portée, fait de la place à l’action qui va suivre. Mais, pour s’élever à une telle conception, il fallait, outre le génie d’abord et le don individuel, il fallait une poésie non contrôlée, non tenue en laisse ou conduite à la lisière par le prêtre de la paroisse lisant sa leçon entre deux scènes ; il fallait une poésie biblique émancipée doublement et par la Réforme et par la Renaissance, un poëte chrétien ayant lu Homère, ayant senti Luther, ayant connu Cromwell, ayant vu sortir déjà tous les fruits amers et féconds de l’arbre de science.

Ici, dans notre pauvre drame, rien, ou aussi peu que possible ; pas même de ces effets tout naturels que suggérait immédiatement le sujet. Ainsi, dans la seconde partie ou, comme nous dirions, dans l’acte suivant, lorsque Abel est tué par Caïn, notre vieil auteur lui avait compris que le premier crime, effet de la chute, étant celui de Caïn, il en devait faire son second tableau, a manqué cette idée si naturelle dans un drame d’Adam où l’on met en scène le meurtre d’Abel, de nous montrer notre premier père auprès du cadavre de son fils et contemplant avec effroi ce que c’est que cette mort que sa désobéissance a introduite dans sa race. Le vieil auteur, en étant si près d’un grand effet dramatique sans le saisir, a prouvé qu’il ne savait pas encore son métier.

Le métier ne viendra que plus tard et peu à peu ; il ne paraîtra au complet, dans tout son développement et son savoir-faire, qu’au xve  siècle, époque où est épanoui et a régné en plein le genre des Mystères. Le malheur est que, même alors, il n’y ait eu nulle part ni à aucun moment chef-d’œuvre dans l’ordre dramatique religieux. Non qu’il fût impossible qu’un poëte de talent et de génie naquît vers le xve  siècle et, moins gêné alors par les données et les règles de la tradition sacrée, ne marquât de son cachet une œuvre qui fût par quelque coin originale et d’un mérite encore appréciable aujourd’hui. Mais cette rencontre heureuse a manqué, n’en déplaise à ceux qui voudraient à toute force découvrir aujourd’hui ce génie absent. Cependant, et malgré cette lacune, il y a eu, à cet extrême déclin du moyen âge, un grand théâtre religieux qui compte historiquement et qui est un témoin considérable des mœurs et des goûts de l’époque. Cela complète la série des faits humains, sans que le trésor de l’esprit humain en soit augmenté. C’est ce que je chercherai à bien établir. Le point de vue du goût et le point de vue historique sont distincts : ne sacrifions pas l’un à l’autre, et ne les confondons pas non plus.