Les poëtes français.
Recueil des chefs-d’œuvre de la poésie française
Depuis les origines jusqu’à nos jours
Quoiqu’il y ait une Introduction de ma façon en tête de cet ouvrage, j’en puis parler avec convenance et indépendance, parce qu’en dehors de cette Introduction très-générale, je n’y ai pris aucune part, si ce n’est dans quelques conversations avec l’honorable directeur et avec un ou deux collaborateurs de mes amis.
L’ouvrage est de beaucoup le plus ample, le plus complet en ce genre qui ait été conçu et exécuté jusqu’ici chez nous. Les parties anciennes, qui ont pour sujet le moyen âge, font presque un cours de littérature qui ne se trouverait nulle part ailleurs. Je ne veux parler en ce moment que du quatrième et dernier volume récemment publié, et qui est tout entier rempli des poëtes contemporains et vivants, Lamartine ouvrant la marche et le cortège.
On ne saurait demander à un volume composé de tant d’extraits et de notices dues à des plumes différentes une unité qui est plus de décorum que d’utilité réelle ; mais ce qui vaut mieux, ici, la variété est infinie, et les choix ont été faits avec goût et conscience, même quand il s’y est mêlé un peu de caprice. Il était presque impossible de satisfaire tout le monde, dès qu’on touchait à des vivants. Il y a eu des exclusions ou plutôt des oublis ; je les regrette, et je les crois réparables. Les dernières pages, quoique clichées, ne sont peut-être pas immuables comme les tables d’airain. Mais jouissons avant tout de ce que nous avons.
Parmi les auteurs de notices qui ont contribué au Recueil pour une grande part, tant dans ce volume que dans les précédents, M. Hippolyte Babou est celui dont le nom revient le plus souvent, et qui a le plus donné : je lui ai, en ce qui me concerne, une obligation si entière pour la manière indulgente dont il a parlé du poëte en moi, que je pourrais être embarrassé désormais à qualifier et à définir sa critique. Rien pourtant ne saurait m’empêcher de dire que ses notices sont spirituelles, étudiées, exprimant des jugements ou des impressions qui sont bien à lui, et qui se revêtent d’un tour piquant. Il a trouvé sa forme, qu’il n’emprunte à personne, dans ce genre sobre et fin de la notice littéraire. M. Asselineau, avec lui, a été l’un des ouvriers les plus actifs de cette tour immense à tant d’étages qui n’est pas une Babel : esprit net et vif, plume dégagée, il a su apporter dans l’exercice de son rôle critique une conscience, un soin qui est déjà une bienveillance et qui est fait pour toucher le cœur des vieux poëtes : demandez plutôt à notre vieil ami, Ulric Guttinguer.
Le poëte sincère ne désire autre chose que de ne pas être oublié. Je ne puis citer tous les collaborateurs, auteurs de notices, et qui sont la plupart connus eux-mêmes en qualité de poëtes distingués, Léon de Wailly, Banville, Philoxène Boyer, Baudelaire, etc. ; mais j’ai remarqué, entre les noms que je connaissais moins, celui de M. Charles Alexandre, et sa notice sur l’aimable chansonnier Nadaud.
Parmi les poëtes dont les extraits font l’honneur et l’agrément du volume, il me prend envie d’en mentionner trois ou quatre à peu près au hasard : ce sera une occasion pour moi de citer d’eux quelques échantillons de rare et fine poésie.
— Soulary, de Lyon. — C’est un des poëtes qui ont le plus marqué dans
ces dernières années, je veux dire auprès des connaisseurs. Janin en a parlé ici le
premier, et chose merveilleuse ! il s’est mis à en parler en vers et comme s’il n’avait
jamais fait que cela toute sa vie. M. Joséphin Soulary habite Lyon ; il y est retenu moins
encore par quelque emploi administratif que par ses goûts, par son humeur casanière.
« Si l’âme est ardente, dit-il, la bête est paresseuse à l’excès. — Dieu, nous
dit-il encore, m’a fait mon petit nid au bord du Rhône, sur une balme plantée d’arbres
maladifs, mais d’où je vois le Mont-Blanc et les Alpes, et où m’arrivent les bruits de
Paris. »
Ces bruits lui suffisent ; je crois qu’il n’a jamais mis les pieds dans
la grande ville. À ses moments perdus, il cultive la muse, et la muse le lui rend. Il
s’est voué au sonnet, cette forme difficile, que Boileau avait presque interdite à force
de l’exalter, et il y excelle. Il y a jusqu’ici deux recueils de lui, Sonnets
humouristiques et les Figulines, toutes récentes (1862).
Les Figulines, — des sonnets également, — sont des petites poteries
ciselées à la Benvenuto Cellini. Tel de ces jolis sonnets est une œuvre d’art qui aurait
pu, en vérité, figurer sous vitrine au musée Campana, dans la partie moderne. Ajoutez que
ces petits volumes sont pour la typographie de vrais bijoux, sortis des presses de
Perrin : l’écrin vaut le diamant. M. Soulary possède à merveille la langue poétique de la
Renaissance, et, grâce à l’emploi d’un vocabulaire très-large, mais toujours choisi, il a
trouvé moyen de dire, en cette gêne du sonnet, tout ce qu’il sent, ce qu’il aime ou ce
qu’il n’aime pas, tout ce qui lui passe par le cœur, l’esprit ou l’humeur, son impression
de chaque jour, de chaque instant. Le plus souvent ce sont de petits drames, et, selon la
remarque de M. de Wailly, de petites compositions achevées qui sont parvenues, on ne sait
comment, à se loger dans cette fiole à étroite encolure. Il est difficile, dit-on
vulgairement, de faire entrer Paris dans une bouteille. Eh bien, ce tour de force, le
magicien Soulary l’accomplit, et il vous met en quatorze vers symétriquement contournés et
strangulés des mondes de pensées, de passions et de boutades ; le tout dans une stricte et
parfaite mesure. Il a comparé très joliment cette opération difficile de mettre dans un
sonnet un peu plus qu’il ne peut tenir, et sans pourtant le faire craquer, à cette
difficulté de toilette bien connue des dames et qui consiste à passer une robe juste et
collante. Voici ce sonnet, à la fois définition et modèle :
Le Sonnet.
« Je n’entrerai pas là, — dit la folle en riant,« Je vais faire éclater cette robe trop juste. »Puis elle enfle son sein, tord sa hanche robuste,Et prête à contresens un bras luxuriant.
J’aime ces doux combats, et je suis patient ;Dans l’étroit vêtement qu’à son beau corps j’ajuste,Là, serrant un atour, ici le déliant,J’ai fait passer enfin tête, épaules et buste.
Avec art maintenant dessinons sous ces plisLa forme bondissante et les contours polis.Voyez ! la robe flotte, et la beauté s’accuse.
Est-elle bien ou mal en ces simples dehors ?Rien de moins dans le cœur, rien de plus sur le corps,Ainsi j’aime la femme, ainsi j’aime la Muse.
Comme Voiture qui fait un rondeau, tout en disant qu’il n’en viendra jamais à bout, M. Soulary a fait son sonnet en commençant par dire : Je n’y entrerai pas !
Mais on conçoit pourtant, quand on voit ce travail et cette sueur pour entrer, que jamais les grands poëtes de ce temps-ci n’aient fait de sonnets. Ceux de Musset sont irréguliers. Lamartine ni Hugo n’en ont fait d’aucune sorte, Vigny non plus. Les cygnes et les aigles, à vouloir entrer dans cette cage, y auraient cassé leurs ailes. C’était affaire à nous autres, oiseaux de moins haut vol et de moins large envergure.
Certes, et je ne l’ai pas oublié, tous les grands poëtes de la Renaissance ont fait des sonnets : qui ne connaît ceux de Dante, de Shakspeare, de Milton ? C’était alors un genre à la mode, et chacun lui payait son tribut en passant, une fois au moins en sa vie. De nos jours le sonnet a été un genre restauré, légèrement artificiel, une gageure ou une gentillesse. Ceux de nos maîtres qui n’y étaient point intéressés par curiosité et par goût s’en sont passés, et n’ont eu que faire de cette prison. Je me flatte d’être le premier, chez nous, qui ait renouvelé l’exemple du sonnet en 1828 ; mais je n’en ai jamais fait que de temps à autre, par-ci par-là, et en entremêlant cette forme aux autres rythmes plus modernes. Depuis, quelques poëtes ont tenu à faire des recueils entiers tout en sonnets, Boulay-Paty le premier, qu’il ne faut pas oublier, puis M. de Gramont, M. Arnould, M. Soulary enfin, plus que personne : c’est proprement son coin et son domaine.
Voici, de M. Soulary, un autre sonnet qui renferme dans son bref espace, sans un mot de plus ni de moins (sauf une rime peut-être), un de ces petits drames dont nous parlions tout à l’heure :
Les Deux Cortèges.
Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.L’un est morne, — il conduit la bière d’un enfant.Une femme le suit, presque folle, étouffantDans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.
L’autre, c’est un baptême. — Au bras qui le défend,Un nourrisson bégaye une note indécise ;Sa mère lui tendant le doux sein qu’il épuise,L’embrasse tout entier d’un regard triomphant !
On baptise, on absout, et le temple se vide.Les deux femmes, alors se croisant sous l’abside,Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;
Et — merveilleux retour qu’inspire la prière, —La jeune mère pleure en regardant la bière,La femme qui pleurait sourit au nouveau-né !
Plus de mollesse parfois, non pas plus de flamme, c’est la seule chose que me laissent à désirer ces beaux sonnets un peu tardifs, nés dans la patrie de Louise Labé. Mais quiconque a pratiqué et goûté les vieux maîtres de notre xvie siècle ne saurait accorder trop d’estime à leur disciple original, à l’aimable et modeste poëte qui a eu de dures années de jeunesse et qui s’en dédommage aujourd’hui dans d’ingénieux loisirs ; qui aime la nature, la campagne, l’amour, l’amitié et toutes les belles et bonnes choses de l’art et de la vie.
— Le marquis de Belloy est un autre poëte dont le présent recueil nous donne des extraits. Cet homme de talent, modeste, lui aussi, autant que distingué, est connu au théâtre par de jolis actes en vers. Il a dès longtemps traduit Térence, en vers également, et il est encore à nous en faire jouir ; mais l’ouvrage manuscrit a obtenu bien des suffrages compétents, et les lectures que l’auteur en fait réussissent toujours. Il n’a manqué aux deux recueils de poésies qu’il a publiés en 1854 et 1855 que peu de chose, et je ne sais quel rayon venu à propos, pour être plus en vue et pour attirer l’attention. M. de Belloy est aussi un poëte de l’art ; il ne prodigue pas ses impressions et ses émotions, il ne les exhale pas au hasard ; il les enferme dans une forme exacte et pure. Trop plein de pudeur, et au lieu de parler en son nom à un siècle qui n’entend pas les vers à demi mot, il s’est déguisé ou enveloppé dans le carrick ou la douillette d’un certain chevalier d’Aï, dont il a mêlé la prétendue biographie à ses poésies mêmes. Cela a dérouté. Et pourtant il y a de charmantes pièces dans les recueils de M. de Belloy, notamment celle-ci, un petit chef-d’œuvre, que Brizeux savait par cœur et qu’il aimait à réciter. Il s’agit d’une de ces beautés à la mode qui baissent et qui savent encore réparer ; à force de toilette et d’art, les premières traces des années ; mais qu’une jeunesse toute simple passe dans sa fraîcheur à côté d’elles, et les voilà trahies, éclipsées. Vous toutes qui savez tout ce dont se composent les mille et un secret d’une toilette éblouissante et réparatrice, écoutez :
Art sublime d’un nœud, d’une tresse ou d’un pli,Corsages à la fois voluptueux et chastes,Toilettes d’un matin à défier l’oubli,Étoffes dont le goût assortit les contrastesOù tempère l’éclat, à dessein affaibli ;
Adorables chiffons, terribles bagatelles,D’inévitables traits arsenal chatoyant,Gazes, crêpe, rubans, guipures et dentelles.Moire, velours, damas, satin clair et bruyant,Brodés, glacés, brochés, lamés, nous disent-elles ;
Les fleurs, les diamants, ces soleils congelés,La topaze, d’où sort comme une haleine chaude,L’opale nuageuse aux doux rayons voilés,Le saphir, nom divin ! le rubis, l’émeraude,Dont ses bras et son front ruissellent étoilés ;
Tout ce que la nature a de riche et de frêle,Tout ce qu’a pu rêver le goût le plus hardi,Tout cet or répandu, tout cet art, tout ce zèle,Pour que Suzon l’efface en robe d’organdi,Ou qu’on dise : « Voyez comme elle est encor belle ! »
Pourquoi cette pièce a-t-elle été omise dans notre Anthologie, dont elle était si digne ? Je l’ignore. Celles qu’on a citées sont d’ailleurs fort bien, mais la précédente, ce me semble, est unique.
— Charles Coran est un poëte qui appartient à la famille de ceux dont je m’occupe aujourd’hui, et auxquels la nouvelle Anthologie a fait une place : c’est un poëte délicat. Aussi a-t-il eu contre lui le sort. On l’a oublié ; on n’a pas assez remarqué dans le temps et signalé au passage deux recueils de lui (1840, 1847), pleins de fines galanteries, de rares et voluptueuses élégances. Le poëte en a souffert et s’est découragé. Aussi s’est-il tu depuis quinze ans. Il nous le dit lui-même en de bien jolis vers : voyant qu’on ne voulait pas du vin qu’il offrait et qu’il tirait de sa vigne, il l’a mis et couché bien cacheté au fond du cellier : que si dans trente ans on le découvre, on accordera peut-être à la vieille bouteille ce qu’on a refusé à la neuve : de mon clairet, dit-il, on fera du mâcon. Quoiqu’on soit loin de la trentaine, et qu’il n’y ait guère que quinze ans de cela, je crois que le moment est venu de faire, goûter quelques-uns de ces jolis vers. Voici une pièce, par exemple (omise encore, je ne sais pourquoi, dans notre recueil), qui me semble exquise et parfaite à tous égards, et qui unit composition, grâce, malice. Cinq ou six chasseurs s’en reviennent un soir d’automne, après une journée de bonne chasse, et se rencontrent : l’un est fermier, l’autre marguillier, l’autre maire, un quatrième magister, se piquant de science et même d’astronomie. Mais avec eux il y a un poëte incognito, un amoureux. Cela s’intitule :
Une Flamme.
Chasseurs pris par la nuit, chasseurs lourds de gibier,Nous rentrons au pays par un même sentier.— Mais là-bas quelle flamme brille ?…
L’un de nous, fermier, dit : « — Au sommet du coteauC’est Lucas, le berger gardien de mon troupeau ;Dont le feu de sarment pétille. »
Un marguillier répond : « — Voisin, sans vous fâcher,C’est la lune qui frappe, au faîte du clocher,Notre coq perché sur l’aiguille. »
Le maire de l’endroit poursuit : « — C’est un brûlot ;C’est un brandon d’émeute, un signal de complot.Çà, gendarmes, qu’on les fusille ! »
« — Erreur, mes bons Messieurs, reprend un magister ;Regardez-le marcher ; c’est le grand Jupiter :L’astre errant à vos yeux scintille. »
Moi tout bas à mon cœur j’ai dit : — C’est un flambeau,C’est la cire qui brûle au balcon du château,Dans les mains de la jeune fille.
Le nocturne fanal, complice de l’amour,Annonce au gai chasseur qu’on l’attend au retour,Minuit sonnant, près de la grille.
Eh bien, qu’y manque-t-il ? quel poëte grec de l’Anthologie, quel Méléagre, quel Léonidas de Tarente, quel Agathias ferait mieux ? Mais aussi de quoi s’avisait M. Coran de jeter au vent ces rimes amoureuses et riantes en 1847, en pleine politique, à la veille des révolutions ?
— Un dernier souvenir à l’un de nos anciens amis ou du moins à l’une de nos connaissances de jeunesse. Félix Arvers, qui n’a pas toujours visé très-haut dans l’art, qui n’a pas réalisé toutes les espérances qu’avaient fait naître ses brillants débuts, ses succès universitaires, qui s’est un peu dispersé dans les petits théâtres et dans les plaisirs, a eu dans sa vie une bonne fortune ; il a éprouvé une fois un sentiment vrai, délicat, profond, et il l’a exprimé dans un sonnet adorable. Ce n’est pas un de ces sonnets savants, fortement pensés, habilement ciselés, comme Soulary sait les faire ; c’est un sonnet tendre et chaste : un souffle de Pétrarque y a passé. Si Arvers a beaucoup péché, il lui sera beaucoup pardonné pour ce sonnet-là :
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,Un amour éternel en un moment conçu :Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su
Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire ;Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,Elle suit son chemin, distraite, et sans entendreCe murmure d’amour élevé sur ses pas.
À l’austère devoir pieusement fidèle,Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle :Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
J’ai fait ma collecte de poésies. J’en suis revenu à ce qui fut longtemps mes amours. Nous tous qui portons des fardeaux, n’est-il pas naturel que le poids (fût-il le même) nous semble plus léger, si ce sont des roses ?