Poésies d’André Chénier
Édition critique
Voilà un de nos vœux les plus anciens et les plus chers qui est exaucé, et de manière à
surpasser nos espérances. Tout avait été dit sur André Chénier, tout ce que le goût et une
vivacité délicate et passionnée peuvent inspirer à une simple lecture ; il restait un
travail à faire et d’un détail infini, qui demandait une longue patience, un savoir
ingénieux et sagace : c’était de traiter André Chénier comme un ancien, comme un classique
qu’il est, de fixer son texte, d’éclaircir tout ce qui se passe de voilé ou de transparent
dans ses poésies, de les rattacher avec précision aux diverses circonstances connues de sa
vie, de rassembler autour de lui toutes ses sources et ses origines littéraires,
d’indiquer toutes les fleurs où il est allé butiner, toutes les ruches ou il est allé
piller son miel. Un jeune admirateur de Chénier s’est de bonne heure voué à cette tâche
qui suppose une piété toute filiale et qui apporte avec elle bien des délices. M. Becq de
Fouquières, jeune officier, avait conçu cette idée d’homme de goût et d’érudit dans le
temps où, « un André Chénier à la main, il trompait les longues oisivetés de la vie
militaire »
; devenu libre, il s’est empressé de se mettre à l’œuvre, et,
d’abord, de se pourvoir de tous les instruments indispensables à l’exécution, parmi
lesquels il faut compter au premier rang une connaissance des plus fines de la langue
grecque. Pour reconnaître, sans en laisser échapper aucune, toutes les imitations d’André
Chénier, il a dû commencer par lire tous les poëtes grecs et la plupart des poëtes
latins : savez-vous que le chemin vaut bien le but ? Il ne s’en est pas tenu là :
recherches, questions, renseignements glanés de toutes parts, il n’a rien négligé, et il
nous arrive aujourd’hui avec une édition modèle qui réalise pour le dernier en date des
classiques ce que d’autres entreprennent et exécutent en ce même moment avec un zèle égal,
mais non pas plus heureux, pour les grands écrivains du xviie
siècle. L’André Chénier et le Malherbe, dans leurs deux éditions
critiques, paraissent à la fois : les deux chefs d’école ont les mêmes honneurs.
Que de choses M. B. de Fouquières nous apprend dans un sujet sur lequel on croyait tout
savoir ! Que de grosses ou petites erreurs il rectifie ! Et dans la Vie d’abord : il
établit très bien qu’André Chénier n’a pas été un inconnu, un jeune poëte ignoré dont il
était réservé à notre siècle de découvrir le génie. Fils de parents mêlés au monde,
« lié de bonne heure avec tout ce que les arts, les sciences, la politique,
avaient de noms éminents, André Chénier fut un homme considéré à son époque, et presque
considérable. Un moment, il fut, sans l’avoir recherché, la tête d’un parti et l’organe
de l’opinion publique. »
C’est ainsi qu’il était compté dans les rangs de la
majorité constitutionnelle en 1792, avant le 10 août. Poëte, il n’était connu et deviné
que de quelques-uns : homme de doctrine et de combat, écrivain politique et publiciste
courageux, il était apprécié de tout ce que la société avait alors d’énergiquement
modéré.
« À l’âge d’homme, nous dit son nouveau biographe, nous le peignant sans fausse complaisance, il était de taille moyenne ; ses cheveux châtain foncé frisaient naturellement à partir des oreilles, surtout derrière la tête ; il les portait courts. Son front était vaste et complètement chauve. Ses yeux étaient gris bleu, petits, mais très vifs. Mme la comtesse Hocquart, qui l’avait beaucoup connu (morte depuis peu d’années), disait qu’il était à la fois rempli de charme et fort laid, avec de gros traits et une tête énorme. »
Il n’avait que trente-deux ans à l’époque de sa mort ; il paraissait plus que son âge.
Il s’était, en quelque sorte, intercalé chez lui, entre le poëte aimable et jeune qu’on
se figure et le poëte iambique et vengeur de la fin, un citoyen énergique, armé sur ses
droits, gardant de la candeur, mais y joignant fierté, âpreté, de l’indignation, un
Vauvenargues en colère. Quand on parla ensuite de lui, dans des notes et notices
incomplètes, comme d’un jeune poëte riant, presque blond, idyllique, printanier, l’ami
d’Abel, resté sur son mois de mai et donnant de belles espérances, c’était un contresens
ou du moins c’était une nuance arriérée et un anachronisme. Il était loin sans doute
d’avoir donné sa mesure quand il fut immolé, mais en tout, il était mûr et en pleine
virilité. Ce n’était pas un jeune cygne au tendre duvet, et duquel on pouvait dire avec
sentimentalité ou plutôt sensiblerie : « Il est si beau de mourir jeune ! Il est si
beau d’offrir à ses ennemis une victime sans tache, et de rendre au Dieu qui nous juge
une vie encore pleine d’illusions59 ! »
Il y avait longtemps pour lui que les illusions
s’étaient envolées ; son âme avait connu toutes les passions, toutes les ardeurs, Némésis
elle-même et les Euménides, j’entends celles de la vertu.
Écrivain, la réflexion a de bonne heure accompagné et assisté sa muse. Sachant le grec
dès l’enfance et comme sa langue maternelle, il étudie le français, et il s’y applique
« avec le soin et l’exactitude qu’on met à approfondir une langue
ancienne. »
Il commente Malherbe, il possède à fond son Montaigne, son
Rabelais ; il ignore Ronsard, et ce ne fut pas un malheur, car s’il doit renouveler à
quelques égards la tentative de Ronsard, ce sera sans fausse réminiscence et « avec
le goût pur de Racine. »
M. B. de Fouquières, qui a étudié de près le
vocabulaire de Chénier et dressé un Lexique de sa langue, fait cette
remarque que « son vocabulaire est riche, non pas à la façon des poëtes modernes,
mais riche en mots justes et précis. Nous étonnerons peut-être, ajoute le savant
éditeur, en disant qu’il n’y a pas dans toutes ses œuvres un seul néologisme. L’emploi
de mots nouveaux était un abus qu’il blâmait beaucoup chez Mirabeau. Il se trompe
rarement lui-même dans l’emploi d’un mot ; il en connaît la portée, la valeur, non
seulement dans l’usage accoutumé, mais à l’origine. Il aime à redonner à un mot son sens
primitif, qui souvent s’est oublié et perdu de vue dans l’acception figurée, et à lui
rendre tous les sens qu’il avait en passant de la langue latine dans la nôtre, et que
nos vieux écrivains lui avaient conservés. En résumé, sa préoccupation constante
est d’enrichir la langue française de ses propres richesses. »
— On ne saurait
mieux voir ni mieux dire.
La date des voyages d’André nous est donnée pour la première fois avec précision. Il
n’est pas à croire qu’il ait visité Londres en 1782 ; on était alors en guerre avec
l’Angleterre. Les vers qu’on avait mis à la date de 1782 doivent très probablement se
rapporter à 1787. Les noms des amies chantées par André Chénier dans ses
Élégies sont maintenant connus, du moins presque tous : il n’était pas de
ceux qui se choisissent des « maîtresses poétiques »
, et qui font des
élégies en l’air. Camille, on le savait déjà, c’est Mme de Bonneuil, « belle et spirituelle personne dont la fille épousa depuis
Regnault de Saint-Jean-d’Angely. »
Au lieu d’une Daphné,
inventée par M. de Latouche qui avait mal lu ou voulu mal lire le chiffre à demi
mystérieux, Dr., il faut lire d’Arcy ; l’honneur d’avoir deviné le tendre hiéroglyphe
revient à M. B. de Fouquières. Mme Gouy d’Arcy, qui peut-être ne sut
jamais bien elle-même toute la vivacité du sentiment qu’elle inspira un moment, faisait
partie de la brillante société de Luciennes. Enfin, une autre jeune femme de la même
société, Fanny, la dernière, la plus noble et la plus idéale des
passions du poëte et celle où le cœur se fait tout à fait sentir, n’est autre que Mme Laurent Le Coulteux, née Pourrat, sœur de la belle Mme Hocquart, et belle elle-même d’une beauté très-fine. Nous avons vu de cette
jolie personne un portrait d’une extrême délicatesse. Quant aux Glycère,
Rose, Amélie, elles n’ont pas d’autres noms et ne méritent pas d’être reconnues.
Nous apprenons aussi que Chénier était, avec ses amis les Trudaine, des soupers de La
Reynière, où il y avait compagnie amusante et fort mêlée, et c’est à cette rencontre que
l’on doit de le retrouver, non sans quelque étonnement, mentionné et nommé dans les œuvres
dernières de cet ignoble Rétif de La Bretonne. Il vivait, après tout, de la vie de son
temps, réservant sa muse pour lui et pour un petit nombre d’amis dans le mystère.
Ce qui nous paraît d’un intérêt supérieur aux particularités biographiques que
M. B. de Fouquières est venu ajouter à ce qu’on savait déjà d’André Chénier, c’est
l’appréciation bien nette et plus entière de son talent et de son œuvre. En même temps
qu’il a été si soigneux de rattacher à chaque page, à chaque vers, tout ce qui s’y
rapporte directement ou indirectement chez les Anciens ou même chez les modernes, le
nouvel éditeur ne tire point trop son auteur du côté des textes et des commentaires, et il
ne prétend point le ranger au nombre des poëtes purement d’art et d’étude ; il relève avec
un soin pareil, il sent avec une vivacité égale et il nous montre le côté tout moderne en
lui, et comme quoi il vit et ne cesse d’être présent, de tendre une main cordiale et
chaude aux générations de l’avenir : « Chénier, remarque-t-il très justement, ne se
fait l’imitateur des Anciens que pour devenir leur rival. »
À Homère, à
Théocrite, à Virgile, à Horace, il essaye de dérober la langue riche et pleine d’images,
la diction poétique, la forme, de la concilier avec la suavité d’un Racine, et quand il en
est suffisamment maître, c’est uniquement pour y verser et ses vrais sentiments à lui, et
les sentiments et les pensées et les espérances du siècle éclairé qui aspire à un plus
grand affranchissement des hommes.
« Dans chaque genre qu’il aborde, nous dit M. B. de Fouquières, sa préoccupation constante est donc contrairement à ce qu’on a pu croire dans le principe, de se dégager des Anciens, à mesure que, dans les luttes qu’il leur livre, il sent ses reins s’assouplir et ses forces s’accroître. C’est pourquoi il ne faut point voir dans la tentative d’André Chénier une renaissance gréco-latine ; c’est véritablement une renaissance française, conséquence des xvie et xviie siècles, avec cette différence que le xvie siècle avait vu la Grèce à travers l’afféterie italienne ; le xviie , à travers le faste de Louis xiv ; tandis qu’André Chénier a, dans l’âme de sa mère, respiré la Grèce tout entière ; il parle la même langue que Racine, mais trempée d’une grâce byzantine, attique même, naturelle et innée, et dans laquelle se fondent heureusement l’ingéniosité grecque et la franchise gauloise. »
Certes, André Chénier n’a pas réussi partout ; plus d’une pièce de lui trahit des inexpériences sensibles ; il y a des différences d’âge entre ses poésies ; mais celles de sa dernière manière, les élégies lyriques à Fanny, à la Jeune Captive, l’ode à Charlotte Corday, les Iambes, ne laissent rien à désirer. Le grand poëte s’y montre et s’y manifeste dans toute sa grâce ou sa puissance, armé et formé tout entier.
M. B. de Fouquières aura l’honneur d’avoir désormais attaché son nom d’une façon inséparable à la destinée d’un jeune dieu. Quelques défauts dans sa manière de dire et dans son expression, à laquelle on voudrait parfois plus de légèreté et d’élégance simple, — une phrase ou deux que je voudrais absolument retrancher, car elles détonent60, — une ou deux critiques hasardées, dont il aurait pu se dispenser61, — ne nuisent en rien au bon sens général et à la rectitude habituelle de ses jugements. Et puis, c’est rarement en son nom qu’il parle : c’est au nom des maîtres, de ces poëtes divins et délicats dont il est plein et dont il nous sert les exquises reliques. Que de plaisir pour les friands d’érudition de retrouver au bas des pages tous ces vers d’Homère, de Théocrite, de Mimnerme, de Méléagre, des poëtes anthologiques, tous ces reliefs et toutes ces miettes des antiques festins ! Le nouvel éditeur a su être pour André Chénier presque ce qu’a été Orelli pour Horace.
Le voilà donc dans toute sa gloire et sa pureté, dressé sur son piédestal de marbre,
entouré de toutes les inscriptions et de tous les bas-reliefs qui lui conviennent, ce
charmant poëte florissant de jeunesse, ce dernier de nos classiques, tout entier restauré
et reconquis. Il a fallu bien des années, bien des efforts et des bégayements de
l’admiration et de la critique pour arriver à le refaire et à le compléter ainsi ; mais
ces efforts n’ont pas été vains, mais on ne s’était point trompé dans un premier élan
d’enthousiasme et de sympathie filiale ou fraternelle ; on ne l’avait point porté trop
haut, et l’étude attentive, approfondie, n’a fait que justifier les désirs du cœur et
confirmer les pressentiments du goût. André Chénier est un poëte vivant. Ce fils et cet
héritier des Grecs n’est point un Callimaque de moins de génie que d’art ; ce n’est point
un Properce toujours difficile à lire, et qui, même dans ses nobles ardeurs, les complique
et les masque de trop de doctes lectures : plus que Platen et comme Leopardi, il est de
ceux dont l’âme moderne se laisse voir tout ardente à travers même les dépouilles de
l’Antiquité dont elle s’enrichit ; il ne confond jamais l’érudition qu’il possède et qu’il
maîtrise, avec la poésie dont il est possédé. Il dira, en parlant de l’illustre critique
hollandais : « le grand Valckenaer »
, mais en même temps il applaudira le
grand Mirabeau ; il palpite pour la liberté qu’il ne sépare point, une fois gagnée et
reconquise, de l’ordre et du respect pour les lois. Il est philosophe, il est moraliste ;
il a en lui les lumières et la foi en tous les progrès ; la barbarie, sous quelque forme
qu’elle ose reparaître, l’indigne et fait bouillonner son sang. Il a créé la satire du
poëte honnête homme dans les temps de révolution. Immolé pour la justice et la
civilisation, ses accents répondront toujours à quelque fibre immortelle. André Chénier,
en un mot, n’est pas le dernier d’une race : c’est aussi un précurseur.
Mais une anthologie nous mène à l’autre. Toutes ces fleurs de la Grèce rassemblées autour du monument d’André Chénier nous avertissent qu’un Recueil considérable, entrepris depuis plusieurs années, et consacré à un choix des poëtes français, vient d’être terminé avec succès et mérite d’être recommandé au public ami des études.