Entretiens de Gœthe et d’Eckermann (suite et fin.)
Gœthe, tout en jouissant des primeurs de la nouvelle littérature française, s’apercevait
bien, avons-nous dit, qu’on repassait à quelques égards par les mêmes chemins qu’avait
récemment traversés le romantisme allemand. Gœthe, ne l’oublions jamais, n’était pas romantique dans le sens spécial du mot. Après avoir, par ses premières
œuvres, payé sa dette à la patrie allemande en vrai fils du Nord, il était allé
« s’asseoir au banquet des Grecs »
, et il ne s’en était plus guère
écarté. Malgré son Gœtz de Berlichingen, Gœthe n’était point par goût et
par choix dans le sens et l’esprit du moyen âge ; il n’aimait aucunement, même dans le
mirage du lointain, la barbarie ni rien de ce qui y ressemblait :
« De cette ancienne et ténébreuse Allemagne, disait-il un jour à propos d’une production de La Motte-Fouqué, il y a pour nous à tirer aussi peu que des chants serbes et des autres poésies barbares du même genre. On lit cela, on s’y intéresse bien un certain temps, mais seulement pour en avoir fini et pour le laisser de côté. L’homme, en général, est assez attristé par ses propres passions et ses propres vicissitudes, sans avoir besoin de s’attrister encore par les sombres tableaux d’un passé barbare. Il a besoin de clarté, d’idées rassérénantes, et il faut pour cela qu’il se tourne vers ces époques artistiques et littéraires, pendant lesquelles les hommes supérieurs, étant arrivés à un développement parfait, se sentaient bien avec eux-mêmes et pouvaient verser dans les âmes la félicité que leur donnait leur science. »
Il fallut Walter Scott, son Ivanhoë et tant de délicieux romans, pour le réconcilier, un moment du moins, avec ces temps anciens et durs : nos essais français en ce genre n’y auraient réussi qu’imparfaitement. Parlant donc des œuvres de la jeune école française qui lui arrivaient en masse, il y faisait la part des excès et celle des progrès. Selon lui, cette révolution poétique qui s’accomplissait alors serait extrêmement favorable à la littérature elle-même, bien que nuisible aux écrivains qui y prenaient la plus grande part. C’est le cas de toute révolution : les individus en souffrent, l’ensemble y gagne.
« Les Français, dans leur révolution poétique actuelle, disait Gœthe, ne demandaient rien autre chose d’abord qu’une forme plus libre ; mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme. On commence à déclarer ennuyeuse l’exposition de pensées et d’actions nobles ; on s’essaye à traiter toutes les folies. À la place des belles figures de la mythologie grecque, on voit des diables, des sorcières, des vampires, et les nobles héros du temps passé doivent céder la place à des escrocs et à des galériens. Ce sont des choses piquantes ! cela fait de l’effet ! Mais quand le public a une fois goûté à ces mets fortement épicés et en a pris l’habitude, il veut toujours des ragoûts de plus en plus forts. Un jeune talent qui veut exercer de l’influence et être connu cherche à renchérir sur ses prédécesseurs… Dans cette chasse à l’effet extérieur, toute étude profonde, tout développement intime et régulier de l’homme est oublié. C’est là le plus grand malheur qui puisse arriver au talent ; mais cependant la littérature dans son ensemble y gagnera… »
Le bon Eckermann avait quelque peine pourtant à se figurer comment ce qui nuisait à chaque talent, considéré en particulier, pouvait servir à la littérature en général, et il demandait des explications. Gœthe répondait :
« Les extrêmes et les déviations dont je parlais disparaissent peu à peu, et il ne reste que l’avantage d’avoir conquis et une forme plus libre et un fonds plus riche et plus varié ; on n’excluera plus les sujets comme anti-poétiques, on pourra les prendre partout dans le monde et dans la vie. Je compare l’état actuel de la littérature à une forte fièvre qui en elle-même n’est ni bonne ni désirable, mais qui a pour heureuse conséquence une meilleure santé. Ces folies qui maintenant remplissent tout un poëme n’entreront dans les œuvres de l’avenir que comme assaisonnement utile, et même la noblesse, la pureté qui sont maintenant bannies, seront bientôt rappelées avec d’autant plus d’enthousiasme. »
Et cela ainsi entendu, et toutes réserves faites, il revenait avec plaisir sur Mérimée de
qui il disait : « C’est vraiment un rude gaillard »
; et sur Béranger qu’il
ne sépare jamais de lui54, et dont il saisit, dont il analyse tout,
jusqu’aux moindres finesses, sans en rien perdre. Gœthe n’était point, en général, l’ami
de la poésie politique, mais il faisait une notable exception pour Béranger. L’entretien
s’animant à ce sujet, et continuant de parler de cette sorte de chanson et de son
influence électrique sur les nations à certaines heures, Gœthe disait qu’il fallait pour
cela qu’une nation n’eût qu’une tête et qu’un cœur et, à un moment donné, qu’une seule
voix : « Mais, ajoutait-il, une poésie politique n’est aussi que l’œuvre d’une
certaine situation momentanée qui passe et qui ôte à la poésie la valeur même qu’elle
lui a donnée. »
Il reconnaissait qu’il y avait seize ans, même dans cette
Allemagne si divisée, mais unie alors dans un sentiment commun contre l’étranger, un poëte
politique aurait pu exercer aussi son influence sur le pays tout entier, et il
ajoutait :
« Mais ce poëte était inutile : le mal universel et le sentiment général de honte avaient, comme un démon, saisi la nation ; le feu de l’inspiration qui aurait pu enflammer le poëte brûlait déjà partout de lui-même. Cependant je ne veux pas nier que Arndt, Kœrner et Rückert ont eu quelque action. »
Ici le bon Eckermann eut une distraction, et sans trop y penser, mettant le doigt sur un
point délicat, il dit à Gœthe : « On vous a reproché de ne pas avoir aussi pris les
armes à cette époque, ou du moins de n’avoir pas agi comme poëte. »
Gœthe,
touché à un endroit sensible, tressaillit un peu, et, tout ému, il trouva, pour répondre,
de bien belles et hautes paroles :
« Laissons cela, mon bon ! lui dit-il. Le monde est absurde, il ne sait ce qu’il veut, il faut le laisser dire et faire ce qu’il veut. Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine ? et comment aurais-je pu haïr sans jeunesse ? Si cet événement était arrivé dans ma vingtième année, je ne serais pas resté le dernier, mais j’avais déjà plus de soixante ans. D’ailleurs nous ne pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de son mieux, suivant ce que Dieu lui a réparti. Je me suis donné assez de tourments pendant un demi-siècle ; je peux dire que, pour travailler à ce que la nature m’avait donné comme œuvre de mes jours, je ne me suis reposé ni jour ni nuit ; je ne me suis permis aucune distraction ; j’ai toujours marché en avant, toujours cherché, toujours agi aussi bien et autant que je pouvais. Si chacun peut dire de soi la même chose, alors tout ira bien. »
Et retournant l’épine de la calomnie qui tant de fois l’avait blessé et qu’Eckermann avait remuée sans le savoir, il agitait en tout sens l’amertume de ses pensées :
« Je ne peux pas dire ce que je pense, murmurait-il. Derrière ce verbiage (le reproche politique) se cache plus de mauvaise volonté contre moi que vous ne le savez. Je ressens là, sous une nouvelle forme, la vieille haine dont on me poursuit depuis des années et qui cherche à s’approcher tout doucement de moi. Je le sais bien, il y a beaucoup de gens à qui je suis comme une épine dans l’œil ; ils aimeraient bien être débarrassés de moi, et comme on ne peut plus maintenant attaquer mon talent, on s’en prend à mon caractère. Tantôt je suis fier, tantôt égoïste, tantôt plein d’envie contre les jeunes-talents, tantôt enfoncé dans la sensualité, tantôt sans christianisme, et enfin sans aucun amour pour ma patrie et pour mes chers Allemands. Vous, me connaissez depuis des années, et vous savez tout ce qu’il en est. Mais voulez-vous savoir ce que j’ai souffert ? lisez mes Xénies… Écrivain allemand, martyr allemand ! oui, mon bon ! vous ne trouverez rien autre chose. Moi je peux à peine me plaindre ; tous les autres ont eu le même sort, même un sort pire ; et c’est en Angleterre, en France tout comme chez nous. Quelles souffrances n’a pas endurées Molière ! et Rousseau et Voltaire ! Byron a été chassé d’Angleterre par les mauvaises langues, et il aurait fui enfin à l’extrémité du monde si une mort prématurée ne l’avait délivré des Philistins et de leur haine.
Et encore si les hommes supérieurs n’avaient à souffrir que les attaques de la masse des gens bornés ! Mais non, les hommes de talent s’attaquent entre eux ; Platen tourmente Heine, et Heine Platen ; chacun cherche à se rendre odieux aux autres, et pourtant le monde est assez grand, assez vaste pour que chacun, puisse vivre et travailler en paix, et chacun a déjà dans son propre talent un ennemi qui l’inquiète assez55 ».
Savez-vous qu’un Gœthe ainsi souffrant sous sa pourpre et laissant échapper, à défaut de larmes, quelques gouttes de son sang, nous va mieux qu’un Gœthe demi-dieu et impassible ! — Et revenant sur ce chapitre des chants de guerre qu’on lui aurait voulu voir composer dans sa chambre et au coin de son feu en 1813, il souriait de pitié :
« Écrire au bivouac, où la nuit l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure ! ah ! j’aurais aimé cela ! Mais cette vie ne m’était pas possible ; ce n’était pas là mon rôle, c’était celui de Théodore Kœrner. Les chansons guerrières lui vont parfaitement. Mais pour moi, qui ne suis pas une nature guerrière, qui n’ai aucun goût pour la guerre, les chants guerriers n’auraient été qu’un masque qui se serait fort mal appliqué sur mon visage.
Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Ce qui ne m’arrivait pas dans la vie, ce qui ne me brûlait pas les ongles, ce qui ne me tourmentait pas, je ne le mettais pas en vers, je ne l’exprimais pas. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais. Comment aurais-je pu écrire des chants de haine sans haine ? Et entre nous, je ne haïssais pas les Français, quoique je remercie Dieu de nous en avoir délivrés. Comment, moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ?
La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente. Mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit ; on est là, pour ainsi dire, au-dessus des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et, longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fermement établi. »
Acceptons cette généreuse déclaration pour la France, et, au lieu de faire chorus avec les détracteurs, honorons le sentiment élevé qui l’a dictée. Et ce sentiment se reproduisait encore avec bien de l’ampleur et de l’énergie dans ces paroles, lorsqu’il disait dans son aversion pour la politique étroite :
« Dès qu’un poëte veut avoir une influence politique, il faut qu’il se donne à un parti, et, dès qu’il agit ainsi, il est perdu comme poëte ; il faut qu’il dise adieu à la liberté de son esprit, de son coup d’œil : il se tire jusque par-dessus les oreilles la chape de l’étroitesse d’esprit et de l’aveugle haine. Le poëte, comme homme, comme citoyen, doit aimer sa patrie ; mais la patrie de sa puissance poétique, de son influence poétique, c’est le Bon, le Noble, le Beau, qui n’appartiennent à aucune province spéciale, à aucun pays spécial, et qu’il saisit et développe là où il les trouve. Il ressemble en cela à l’aigle dont le regard plane librement au-dessus des diverses contrées, et à qui il est indifférent que le lièvre sur lequel il se précipite coure en Prusse ou en Saxe. »
C’est ainsi que Gœthe entendait le patriotisme sublime, le patriotisme du poëte. Je ne conseillerais pas à tous de l’imiter ; mais que cela lui soit permis, à lui !
On a, au sujet des opinions exprimées par Gœthe sur les jeunes poëtes français de 1830,
insinué contre lui une singulière accusation : comme le jugement qu’il porte sur Victor
Hugo n’est pas complètement d’accord avec celui que professent les éditeurs des
Entretiens et beaucoup d’autres avec eux, on l’a tout simplement
soupçonné d’envie. Mais qu’on veuille y réfléchir : je le demande, Gœthe étant ce qu’il
était par sa nature, par ses tendances, par la région élevée où habitait sa pensée,
pouvait-il avoir une autre opinion sur le jeune et brillant poëte, dont il reconnaît
d’ailleurs en maint endroit le grand talent d’imagination et la puissance ? Je pourrais
(si c’était le lieu) mettre ici la suite de ses jugements ou de ses impressions sur Hugo
et ses divers ouvrages jusqu’à Notre-Dame de Paris inclusivement56, et l’on
verrait, sans avoir besoin d’entrer dans aucune discussion du fond, qu’en parlant de la
sorte il n’était que conséquent avec lui-même et sincère. Comment voudriez-vous en
conscience que Gœthe acceptât Quasimodo, lui qui, même quand il a fait
son diable, Méphistophélès, l’a présenté beau encore et élégant ? Nulle
part, même chez Manzoni, que d’ailleurs il goûtait et prisait tant, Gœthe n’aime ce qu’il
appelle « les abominations »
; et, à ce titre, la peste du roman des
Fiancés lui déplaisait. Il n’aimait pas la littérature qui fait dresser
les cheveux sur la tête. Tel il était par nature et par art, mais bien véridiquement :
« comme philosophe, apôtre de la félicité ; comme poëte, organe et interprète de
la jouissance large et pure, complète et honnête. »
Et avec Byron, est-ce donc qu’il a été jaloux et envieux, comme je vois aussi qu’on l’a dit ? Ces sortes de petits jugements mesquins et faux, glissés au bas d’un texte, font tache dans un livre ; ils font injure au grand esprit qu’on a l’honneur d’introduire à l’étranger. Non, il n’est pas jaloux de Byron, quoiqu’il ait dit de lui un jour, faisant remarquer que ce grand révolté n’observait de règle que celle des unités dans ses tragédies :
« Cette limite qu’il se posait en observant les trois unités convenait d’ailleurs à son naturel, qui tendait toujours à franchir toutes limites. Que n’a-t-il su aussi se poser des bornes morales ! C’est pour ne pas avoir eu cette puissance qu’il s’est égaré, et on peut dire avec justesse qu’il s’est perdu faute d’un frein. — Il s’ignorait trop lui-même. Sa vie était tout entière dans la passion de chaque jour, et il ne savait pas ce qu’il faisait. Se permettant tout et n’accordant rien aux autres, il devait se perdre et soulever le monde contre lui. Dès le commencement, avec les Bardes anglais et les Critiques écossais ; il blessa les meilleurs écrivains… Loin de reculer, dans son ouvrage suivant il continue son opposition et ses blâmes, il touche l’État et l’Église. Cette manière de n’avoir égard à rien l’a poussé hors d’Angleterre et l’aurait, avec le temps, poussé aussi hors de l’Europe. Il était partout à l’étroit ; il jouissait de la liberté personnelle la plus illimitée, et il se sentait oppressé ; le monde lui était une prison. Son départ pour la Grèce n’a pas été une décision prise volontairement ; elle lui a été imposée par sa mésintelligence avec le monde. — En se déclarant affranchi de toute tradition, de toute patrie, il a d’abord causé sa propre perte, et la perte d’un pareil être est immense ! Mais de plus, par suite de cette agitation continuelle de l’âme, conséquence de ses goûts révolutionnaires, il n’a pas permis à son talent de prendre son complet développement. Ce sentiment éternel d’opposition et de mécontentement a extrêmement nui à ses œuvres ; car non seulement le malaise du poëte se communique au lecteur, mais toute œuvre d’opposition est une œuvre négative, et la négation, c’est le néant. Quand j’ai nommé le mauvais mauvais, ai-je beaucoup gagné par-là ? Mais si, par hasard, j’ai nommé le bon mauvais, j’ai fait un grand mal. — Celui qui veut exercer une influence utile ne doit jamais rien insulter ; qu’il ne s’inquiète pas de ce qui est absurde, et que toute son activité soit consacrée à faire naître des biens nouveaux. Il ne faut pas renverser, il faut bâtir ; élevons des édifices où l’humanité viendra goûter des joies pures. »
Ce sont là de bien nobles querelles faites à Byron, et que j’oserai dire magnanimes ; et.si les admirateurs du grand barde n’en sont pas satisfaits, que peuvent-ils demander de plus que de voir Gœthe revenir sans cesse sur son jugement et le modifier ?
« (Mercredi, 8 octobre 1826.) Gœthe a encore parlé aujourd’hui avec admiration de lord Byron : « J’ai encore lu, m’a-t-il dit, son Deformed transformed, et je dois dire que son talent me semble toujours plus grand. Son diable est issu de mon Méphistophélès, mais ce n’est pas une imitation ; tout est entièrement original, nouveau, et tout est serré, solide et spirituel. Il n’y a pas un passage faible ; il n’y a pas un endroit grand comme la tête d’une épingle, où manquent l’invention et l’esprit. Sans l’hypocondrie et la négation, il serait aussi grand que Shakspeare et les Anciens. » — Je marquai de l’étonnement. — « Oui, dit Gœthe, vous pouvez me croire ; je l’ai de nouveau étudié, et je suis toujours forcé de lui accorder davantage. »
La nature de Gœthe était la plus opposée possible à cet étroit sentiment de rivalité et
de jalousie qu’on lui prête. Il n’était pas de ceux dont il s’est moqué quelque part, et
qui, lorsqu’un génie trébuche ou qu’un grand homme tombe, se sentent tout enchantés et
allégés, « comme si leur supérieur était mort et s’ils avaient reçu de
l’avancement. »
Une statue, érigée à Weimar, et due au talent de Reitschel, nous le montre rayonnant et heureux, imposant et doux, décernant la couronne à Schiller qui, debout à côté de lui, la reçoit de sa main presque sans y penser, le front inspiré et rêveur. Schiller a mérité la couronne, mais c’est Gœthe qui la lui donne ; et à quiconque la mérite il la donnera.
Comme il sent les larges natures ! comme il est loin des dénigrements des esprits inférieurs ! comme il va droit en tout ce qui embrasse et concilie ! On sait que Mirabeau avait bien des collaborateurs ; chacun lui aidait, lui apportait, qui une idée, qui une citation, un renseignement, un à-propos, et il pétrissait tout de sa puissante main, il animait tout de son souffle ardent, et vivifié, transformé, le jetait ensuite en pâture au monde. Dumont, de Genève, un des préparateurs de Mirabeau, publia ses Souvenirs en 1832 et raconta comment cela se passait autour du grand tribun, sans prétendre d’ailleurs le diminuer ; mais le cri en France fut presque unanime, comme si Dumont avait commis un sacrilège. Que dit Gœthe au contraire ?
« Je ne connais aucun livre plus riche en leçons que ces Mémoires ; par eux notre regard pénètre profondément dans les recoins les plus cachés de l’époque, et Mirabeau, ce miracle, devient un être naturel ; mais le héros ne perd rien cependant de sa grandeur. Les derniers critiques des journaux français pensent autrement. Les bonnes gens croient que l’auteur de ces Mémoires veut leur altérer leur Mirabeau, en révélant le secret de son activité surhumaine, et en revendiquant pour d’autres personnes une part des mérites que jusqu’à présent a absorbés exclusivement le nom de Mirabeau. Les Français voient dans Mirabeau leur Hercule, et ils ont parfaitement raison ; mais ils oublient qu’un colosse se compose de fragments, et que l’Hercule de l’Antiquité lui-même était un être collectif, qui réunissait sur son nom avec ses exploits les exploits d’autres héros. Au fond, que nous fassions comme nous voulons, nous sommes tous des êtres collectifs ; ce que nous pouvons appeler vraiment notre propriété, comme c’est peu de chose !… »
Ainsi parlait-il le 17 février 1832, moins de cinq semaines avant sa mort.
Et sur Napoléon, que dire de plus grand que ce qu’a dit Gœthe ? Il en comprend tout.
Lisant une des histoires quelconques de Napoléon qu’on publiait alors, il fait cette
remarque, si justifiée depuis : « Le héros n’en est pas diminué ; au contraire, il
grandit à mesure qu’il devient plus vrai. »
Il essaye de lire Bourrienne, et le
livre bientôt lui tombe des mains : « Cela », dit-il, « tiraille des brins à la
frange et aux broderies du manteau impérial, déposé d’hier, et cela croit par là devenir
quelque chose ! »
Je ne citerai qu’un de ses jugements entre dix sur Napoléon,
car il y revient souvent. Un jour donc, qu’il parlait de l’indécision des hommes, de leur
lenteur et de leur résistance à faire ce qu’ils savent même le meilleur et le plus utile,
— sur ce qu’il leur faudrait à chacun un démon toujours présent pour les guider, pour les
exciter, pour les empêcher, après un éclair de vue supérieure et nette, de retomber dans
le tâtonnement, dans le vague et l’obscurité :
« Napoléon, s’écrie-t-il tout à coup, c’était là un homme ! Toujours lumineux, toujours clair, décidé, ayant à toute heure assez d’énergie en lui pour mettre immédiatement à exécution ce qu’il avait reconnu avantageux et nécessaire. Sa vie fut celle d’un demi-dieu qui marchait de bataille en bataille et de victoire en victoire. On peut dire que, pour lui, la lumière qui illumine l’esprit ne s’est pas éteinte un instant. Voilà pourquoi sa destinée a eu cette splendeur que le monde n’avait pas vue avant lui, et qu’il ne reverra peut-être pas après lui. — Oui, oui, mon bon, c’était là un gaillard que nous ne pouvons pas imiter en cela ! »
Et Gœthe marchait à grands pas à travers la chambre, se parlant à lui-même. Le bon Eckermann, qui avait peur que la conversation ne changeât de cours, essaya de la ramener en disant :
« Je crois cependant que c’est surtout quand Napoléon était jeune, et tant que sa force grandissait, qu’il a joui de cette perpétuelle illumination intérieure : alors une protection divine semblait veiller sur lui ; à son coté restait fidèlement la fortune ; mais plus tard…
— Que voulez-vous ? interrompit Gœthe ; je n’ai pas non plus fait deux fois mes Chansons d’amour et mon Werther. Cette illumination divine, cause des œuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de la fécondité. Napoléon, en effet, a été un des hommes les plus féconds qui aient jamais vécu. Oui, oui, mon bon, ce n’est pas seulement en faisant des poésies et des pièces de théâtre que l’on est fécond ; il y a aussi une fécondité d’actions qui en maintes circonstances est la première de toutes… Génie et fécondité sont choses très-voisines… »
Et une fois lancé, il ne s’arrêtait pas dans cette veine d’idées ; il montrait dans tous les ordres la force fécondante comme le signe le plus caractéristique du génie : Mozart, Phidias et Raphaël, Dürer et Holbein, il les prenait tous, et celui qui a trouvé le premier la forme de l’architecture gothique, et qui a rendu possible par la suite des temps un munster de Strasbourg, un dôme de Cologne ; et Luther, ce génie de la grande race, et dont la force d’action sur l’avenir n’est pas épuisée. Puis, sur une nouvelle question d’Eckermann qui craint toujours que l’entretien ne finisse, et qui demande si le corps dans cette force d’action n’entre pas autant et plus que l’esprit, Gœthe répond :
« Le corps a du moins la plus grande influence. Il y a eu, il est vrai, un temps en Allemagne où l’on se représentait un génie comme petit ; faible, voire même bossu ; pour moi, j’aime un génie bien constitué aussi de corps. — Quand on a dit de Napoléon que c’était un homme de granit, le mot était juste, surtout de son corps. Que n’a-t-il pas exigé et pu exiger de lui ! Depuis les sables brûlants des déserts de Syrie jusqu’aux plaines de neige de Moscou, quelle infinité de marches, de batailles, de bivouacs nocturnes n’apercevons-nous pas et avec cela que de fatigues, que de privations corporelles n’a-t-il pas dû endurer ! Peu de sommeil, peu de nourriture, et, de plus, toujours une activité d’esprit extrême !… Quand on pèse tout ce que celui-là a fait et enduré, il semble qu’à quarante ans il devait être usé jusqu’au dernier atome ; mais pas du tout ; à cet âge, on le voyait s’avancer encore, toujours héros parfait. »
Qu’on se rappelle les magnifiques jugements de Gœthe sur Louis XIV, sur Voltaire, sur Molière, sur les hommes-types par qui la France est si grande, et qu’on y joigne celui-ci57.
Je m’arrête : j’ai fait résonner bien des touches, et, sur toutes, le génie de Gœthe a répondu comme un orgue immense. Le livre d’Eckermann est la meilleure biographie de Gœthe : celle de l’Anglais Lewes pour les faits, celle d’Eckermann pour le portrait du dedans et la physionomie. L’âme d’un grand homme y respire. Les dernières pages dans lesquelles on voit Eckermann visitant pour une dernière fois sur son lit mortuaire la forme expirée, mais encore belle, de celui qu’il a tant aimé et vénéré, font une conclusion digne et grandiose. Eckermann, homme d’un talent personnel qui, seul et de lui-même, ne pouvait atteindre bien haut, s’est choisi la bonne part. Il ne peut désormais mourir, il s’est lié d’un lien indissoluble avec un immortel. Élisée nous a conservé le manteau et l’esprit d’Élie, et il a gardé au front un rayon de sa flamme.